Hybridités Culturelles, hybridités textuelles
p. 233-243
Texte intégral
1Par « hybridité culturelle », je fais référence au constat, aujourd’hui largement partagé, que les identités culturelles du monde contemporain sont à la fois multiples et complexes. Ceci est vrai non seulement pour les populations qui sont issues des déplacements de l’immigration, par exemple, mais également des groupes dont l’affiliation historique avec leur lieu d’habitation est très longue. Pour désigner différents aspects de cette complexité, certains diraient confusion des appartenances, j’aurais pu employer toute une série de termes : métissage, transculture, créolisation, culture migrante, etc. La prolifération de ces mots témoigne de la fin de l’ère où le préfixe dominant dans la description des relations entre les cultures était « inter » et le début de celle où prévaut la notion de « trans ». Qu’il y ait flottement et contestation dans l’usage de ces mots n’est pas étonnant : la réalité qu’ils tentent de désigner est encore trouble, des nouvelles figures identitaires encore en émergence.
2Que faut-il entendre par un texte hybride ? Il s’agit d’un texte qui interroge les imaginaires de l’appartenance, en faisant état de dissonances et d’interférences de diverses sortes. On peut dire que dans certains cas ces effets de dissonance sont le résultat d’un processus de traduction inachevée, une relation de transfert ou de passage qui n’aboutit pas à un produit naturalisé, acculturé, mais qui laisse des traces du premier texte dans le nouveau. Le texte hybride est donc un texte qui manifeste des « effets de traduction », par un vocabulaire disparate, une syntaxe inhabituelle, un dénuement déterritorialisant, des interférences linguistiques ou culturelles, une certaine ouverture ou faiblesse sur le plan de la maîtrise linguistique ou du tissu de références. Ces effets esthétiques sont le résultat de la situation de frontière que vit l’écrivain, qui par sa prise de conscience de la multiplicité choisit de créer un texte créolisé, selon l’expression d’Édouard Glissant, c’est-à-dire un texte où la confrontation des éléments disparates produit du nouveau, de l’imprévisible1.
3Au-delà de cette caractérisation très générale, la notion d’hybridité a-t-elle une utilité analytique ? Dans ce qui suit, je vais soutenir qu’en effet l’hybride sert à désigner et à décrire un certain nombre de phénomènes largement présents dans le roman contemporain et en particulier dans cette littérature que l’on peut appeler « écriture des frontières ». S’installant dans les zones entre les langues et les cultures, cette écriture exploite les possibilités expressives des frontières, qu’elle ne cesse de confronter.
4Le roman est-il le moyen d’expression priviliégié de l’hybride2 ? Bakhtine le croyait, et en a fait l’élément définitoire du genre. L’hybridité bakhtinienne est un principe transhistorique, l’essence même de l’écriture romanesque : « un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage » (Bakhtine, 1978 : p. 178). Tantôt implicite (ou organique), tantôt revendiquée par l’écrivain dans un effort conscient de subvertir « Tordre » des discours, l’hybridité, comme le carnavalesque et la polyglossie, reconnaît l’ancrage social du langage et mobilise cette charge historique et idéologique.
5Toutefois, chez Bakhtine, l’hybridité n’est pas seulement un concept descriptif. C’est aussi l’expression d’une valeur morale : elle affirme la multiplicité des identités, s’oppose au monopole de la Vérité unique. C’est davantage cet élément de la théorie bakhtinienne que Ton trouve dans les théories contemporaines de l’hybridité, chez un Homi Bhabha, par exemple, qui fait de cette notion la clé de voûte de sa théorie de la culture (Bhabha, 1994). L’hybridité est à la fois un état et un lieu, « le troisième espace », d’où la dynamique du pouvoir colonial peut être déjouée, mise en déroute. Il se produit dans cette zone de négociation, de contestation et d’échange, une « culture translationnelle » qui court-circuite les schémas de l’Altérité pour exprimer la dérive des identités contemporaines3. Les transactions « entre » ne prennent plus la forme du transfert et de la naturalisation des formes et des idées. Ce n’est plus la traduction, dans son sens conventionnel, qui décrit le plus adéquatement le rapport entre les cultures. Les zones interlinguistiques, l’espace « entre », devient un lieu de création culturelle, qui exprime le caractère inachevé et transitoire des identités.
6La prégnance de l’hybride dépasse ainsi l’expression du mélange et du disparate. L’hybride implique l’ouverture de nouveaux espaces d’énonciation, espaces qui viennent déranger la géométrie des relations culturelles et questionner les hiérarchies de pouvoir qui les soutiennent.
7Dans ce qui suit, je voudrais proposer une sorte de défense et illustration du texte hybride, à partir d’une exposition de trois modalités possibles de son expression. Dans un premier temps, je voudrais définir l’hybridité qui résulte d’une prolifération de références hétéroclites (à partir du texte d’un auteur québécois d’origine haïtienne, Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer) ; le second exemple mettra en valeur le plurilinguisme comme opérateur d’hybridité (dans Between de Christine Brooke-Rose, écrivaine anglaise de culture française). Enfin, une lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie proposera un inventaire des multiples éléments qui font de ce roman l’exemple par excellence de l’hybride contemporain. Il est question, en somme, de définir les différentes modalités par lesquelles l’hybride agit dans l’écriture romanesque contemporaine.
La disparité référentielle
8En 1985 a paru à Montréal le premier roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Sans être un chef d’œuvre éternel, ce livre a changé quelque chose dans la topographie littéraire québécoise, de par sa confrontation de références culturelles qui jusque-là ne s’étaient point côtoyées dans le contexte québécois. C’est l’histoire d’un apprenti-écrivain et jeune dragueur qui habite un appartement rue Saint-Denis, par un été très chaud, avec un sage qui s’appelle Bouba et qui se passionne pour le Coran, Freud et le jazz. Il défile dans l’appartement une série de jeunes filles westmontoises et la conversation tourne autour du primitivisme noir, des revendications des colonisés et de la revanche de l’opprimé – dans ses rapports au sexe. Ce livre est devenu en fait un best-seller, un succès populaire autant que critique. Pourquoi ? De par son sujet, bien sûr, la drague. De par son ton, décontracté, ironique, assez nouveau dans le roman québécois. Mais aussi par la rencontre de références tout à fait hétéroclites : d’une part, comme il a déjà été fait mention, le Coran, Freud et le jazz. Mais à côté de cela il est question d’écrivains et de milieux littéraires de tout acabit : à la fois Sylvia Plath, James Baldwin et Chester Himes, Denise Bombardier et la nouvelle barre du jour – c’est-à-dire des références très locales. C’est l’accumulation et la confrontation de ces noms, au cours d’une longue orgie onomastique, qui définit le milieu culturel totalement éclaté de notre « nègre métropolitain », selon l’expression d’Emile Olivier, ce migrant qui habite toutes les grandes métropoles du monde, sans y être véritablement ancré. Lire ce roman est une expérience déroutante : ce livre est évidemment « d’ici » – et fait des clins d’œil évidents au lecteur québécois – mais cet « ici » est tout en surface. La langue l’illustre bien. Il s’agit d’un français tout à fait déterritorialisé, ne contenant que peu d’expressions « locales ».
9L’hétérogénéité du monde culturel qu’habite le héros de Laferrière produit un choc à la lecture. C’est le même type de choc que l’on peut éprouver en lisant une traduction trop littérale ; il y a dissolution des repères familiers, désorientation. Cette désorientation reproduit celle du migrant qui a affaire à la surface des choses, et non à l’histoire qui les explique4.
10Le roman de Laferrière nous rappelle que l’identité, l’appartenance, est moins une réalité qui se définit par rapport à l’histoire, à la lignée, à la continuité verticale, qu’un tissu d’associations et de références matérielles qui s’étalent dans l’espace – et dans le présent. Cette identité est assurée non pas par des garanties de type racines ou généalogie, ni dans une ontologie de la possession, mais dans une accumulation de singularités, de surfaces, et dans l’énergie du désir.
L’hybridité des langues
11Une deuxième modalité d’hybridité textuelle est mise en évidence dans Between, roman de Christine Brooke-Rose, écrit principalement en anglais, en 1968. Il est question dans Between d’une interprète de conférence (français-allemand) et le texte est en fait agencé à la manière d’un collage où différentes langues se rencontrent. Between présente une conscience éclatée au moyen d’une pluralité de langues et de discours. La trame narrative se résume à l’énumération de lieux et de situations qui se juxtaposent et se surimposent : congrès international de démographes à Copenhague, congrès sur l’écrivain et la communication à Prague, des archéologues à Istanbul, des sémiologues à Dubrovnik, des acuponcteurs en Italie, et ainsi de suite à Budapest, Sofia, Moscou, Amsterdam, Paris, Londres, New York... voyages d’affaires assortis d’excursions touristiques, en compagnie de Signor Ingegnere Giovanni-Battista di Qualcosa, Erich von Irgendtwas ou Comrade Pan Bogumil Somethingski. Les exigences de son métier l’obligent à voyager d’un lieu à l’autre, d’une langue à l’autre :
the eyes closed to watch the words as they pass through the distant brain way up, steadily in phrases well-formed almost in advance to hit the German nail on the French pinpoint. Unless alternatively concision shrinks the statistics like angels to a pinhead and the pinhead pricks the Gallic nuance which escapes like gas and lingers far behind the inklings of the few depending on the speaker’s nationality in French, Italian for instance, Polish or verbose, depending on the theme the time the place the climate, whether canyons create new problems as in politics and pamphlets full of Kulturstatten-Places of Cultural Interest – Curiosités culturelles – Curiosità Culturali – Centras culturales (p. 88).
12Dans Between, l’expérimentation repose sur un mélange de langues naturelles différentes (surtout l’anglais, le français et l’allemand, mais aussi le roumain, le grec, etc...), mais aussi sur les croisements de discours tels que les langages pseudo-scientifiques des congrès, les platitudes de la diplomatie internationale, le bavardage des voyageurs.
13Ecrit à la fin des années 60, Between est un roman expérimental, une construction étonnante et fantastique où le sol linguistique tremble à tout moment. Dans son caractère hétéroclite et sa volonté de déstabiliser le lecteur (une phrase débutant dans une langue et se terminant dans une autre), il annonce les nombreuses productions culturelles contemporaines qui se réclament du plurilinguisme : le théâtre d’avant-garde surtout. Son hybridité se veut provocatrice : elle veut déranger les habitudes de lecture.
L’hybridité débridée
14S’il y a un auteur dont l’écriture et le destin incarnent les enjeux de l’hybridité contemporaine, c’est bien Salman Rushdie. Tout en puisant largement dans les modalités d’hybridité déjà proposées (la disparité des références culturelles, le plurilinguisme) Rushdie y ajoute tout un ensemble d’autres mélanges : le mélange du mythe et du récit romanesque, de la critique politique et de la satire sociale, du texte sacré et du roman réaliste, et plus généralement un va-et-vient entre des formes, références et langues orientales et occidentales. Ce « mélange » est cependant ordonné par une série de déterminations qui donnent forme à l’esthétique de l’hybride chez Rushdie.
15La première des conditions qui guident et forment l’esthétique de Rushdie est celle du double lectorat. Rushdie écrit pour deux publics à la fois, celui du subcontinent et celui de l’Occident. Comment tenir compte des niveaux de compréhension différents de ces deux publics ? Il est évident que le public non-subcontinental ne saura pas que bien des événements racontés dans ces romans sont fondés sur des faits véridiques, ne capteront pas les références à toutes les vedettes du cinéma de Bombay, ne connaîtront pas les détails des intrigues politiques. Et il faut supposer que le public indien et pakistanais sera moins familier avec les références qui portent sur la vie londonienne. Ce qui est perçu comme du réalisme magique par un public sera davantage lu comme une épopée historique de l’autre ; là où certains éléments seront reçus comme « gossip », ils perdront la qualité d’« information » qu’ils jouaient pour l’autre public.
16On peut comparer cette réception double à celle que reçoivent d’autres romans qui sont fortement ancrés dans une réalité culturelle, Ulysse de Joyce par exemple. Là aussi, des éléments du contexte irlandais et dublinois seront connus du public local et inconnus des lecteurs d’ailleurs. Mais ce qui distingue Les Versets sataniques des multiples romans qui ont connu un lectorat international grâce au cosmopolitisme de leurs auteurs ainsi qu’à la déviation de la gloire, échappant du fait même à leurs lecteurs « premiers », c’est que la structure du double lectorat est inscrite, pour ainsi dire, dans le roman même. Il y a deux lectorats « d’origine » ; et les éléments de savoir et d’ignorance fonctionnent en miroir, le monde de l’Inde circulant constamment à l’intérieur de celui de la Grande-Bretagne et vice-versa. Alors, seuls les lecteurs qui connaissent ces deux mondes pourront effectuer les traductions qui s’imposent et comprendre, par exemple, que « Chamcha » veut dire « cuillère » et désigne ceux qui cherchent à profiter du régime colonial – et c’est pourquoi l’on appelle Chamcha « Spoono » ; que « 420 », le numéro de vol que Chamcha et Farishta ont pris de Bombay à Londres est le numéro de la clause du code criminel indien qui traite des méfaits d’argent dont a été très largement accusé le gouvernement d’Indira Gandhi ; que Farishta veut dire « ange », etc...5
17Ce dialogue est géographique ; il est aussi historique. Des personnages du monde moderne et du monde ancien (ou de « l’autre monde ») se trouvent compactés dans une même peau : Ghamcha est à la fois un personnage moderne (lâche, paresseux, sympathique) et le diable ; Farishta un fou séduisant et l’ange. Des types familiers de Londres contemporain ont les mêmes noms (Hind, par exemple) que des personnage mythologiques. C’est ainsi que le dialogue entre les éléments les plus chargés de l’histoire culturelle, le dialogue entre l’Occident et son Autre colonial, entre les valeurs séculières et l’intégrisme, se côtoient et se confondent. Dans l’histoire de Jahilia et le récit de Mahound, dans l’histoire d’Ayesha, il est question du pouvoir de la croyance, des épreuves de la foi, mais aussi de son revers carnavalesque, comme cet épisode où un groupe de prostituées fait fi des pouvoirs en place et « joue » les femmes de Mahound. Pour Sara Suleri, ce recours aux éléments historiquement et religieusement chargés ne constitue pas une provocation gratuite ; il exprime plutôt la dynamique structurante du roman de Rushdie qui est celle du blasphème6. Entendons-nous immédiatement sur le sens que Suleri donne à ce mot, mot que Suleri emprunte pour soutenir Rushdie contre ses adversaires et pour caractériser un travail qu’elle considère admirable et courageux. Ce qu’elle essaie de faire ressortir, au moyen de cette notion, c’est la loyauté envers l’islam et son histoire que Rushdie manifeste dans ce roman, même si cette loyauté est empreinte d’ambivalence. Il faut comprendre, souligne Suleri, que dans tout blasphème il y a hommage. Versets sataniques est un acte de dévotion envers un système culturel que Rushdie doit à la fois questionner et renouveler. Il faut donc le lire comme un acte de loyauté et d’affiliation, même si cette affiliation est problématisée.
Son texte choisit la déloyauté afin de dramatiser son obsession avec les métaphores que l’islam rend disponible à la sensibilité postcoloniale... Vu ainsi, Les Versets sataniques est plus outrageant à lui-même qu’au musulman le plus conservateur (Suleri : 223).
18Pour Suleri, le livre est davantage un hommage à la tradition musulmane qu’une insulte. Le roman est patiemment attentif à la matérialité de la culture indienne (le film indien, la ghazal urdu) ainsi qu’aux matérialités de la culture de l’islam dans son histoire.
19Le type de dialogue que Rushdie met en place, entre la foi et l’incroyance, s’ouvre cependant au danger de la « mésappréhension » culturelle, de la mauvaise lecture. C’est le cas de toute œuvre artistique à visée satirique qui intègre des discours et des images chargés d’un pouvoir historique ou culturel. Faut-il attribuer la fatwah contre Rushdie à la nature particulièrement provocatrice du roman et de la diversité des publics auxquels il est adressé ? La réponse est un non définitif. Il suffit de lire les comptes rendus de « l’affaire Rushdie » pour comprendre que la fatwah est une manœuvre qui tient plutôt du domaine politique que des considérations littéraires quelconques.
20De plus, le roman de Rushdie n’est que partiellement régi par la structure du blasphème, c’est-à-dire par une convocation et un rejet du sacré, par le dialogue entre contraires. Il entre également dans l’univers de Rushdie une autre figure, celle de la transformation, qui bouleverse les structures d’altérité mises en place. C’est que, tout en convoquant les figures les plus chargées de l’altérité, il introduit également des figures interstitielles du mélangé, du transformé, de l’hybride. C’est d’ailleurs là l’un des grands thèmes du roman : la chute des personnages de Saladin et de Gibreel dans « Babylondon », le Londres bigarré, métissé et conflictuel des années 80.
21Alors que dans La Honte la figure de la frontière et celle de la traduction sont centrales, Les Versets sataniques propose la figure de la transformation. Les deux principaux personnages se transforment sans cesse : Saladin Chamcha se transforme en diable, Gibreel Farishta en ange. Mais dans leur vie professionnelle, ils prêtent aussi leurs corps et leurs voix à une infinité de personnages, Farishta est comédien de cinéma « théologique » et prend les attributs de déités indiennes, Chamcha est virtuose de la voix empruntée. Il est question aussi d’identités usurpées (les prostituées qui se transforment en femmes de Mahound).
22Cela ne veut pas dire que tous les personnages ont le même rapport à la transformation. Chamcha est victime de sa métamorphose en diable, mais ne serait-il pas celui qui a toujours cherché à se fondre dans la peau des autres, dans la bienséance britannique ? Il a cherché à se réinventer (p. 427). Gibreel a plutôt désiré la continuité, l’état d’un être non-traduit, attaché et en continuité avec son passé. La désagrégation des frontières entre le rêve et sa vie diurne, il la vit dans la terreur. Le rapport au changement, à l’hybridité, à l’impureté provoque toutes les réactions possibles, depuis la résignation ou la joie jusqu’à la terreur.
23Dans Les Versets sataniques, on se promène sans avertissement d’un registre narratif à un autre, du rêve au réel, de l’épopée à la critique sociale, de la culture populaire indienne à la culture britannique, du fantastique à l’hyper-réel. Les métamorphoses corporelles de Gibreel et de Saladin miment ces transformations textuelles – et font de l’hybride le thème et la matière du roman. C’est l’expérience migrante, légère et grave, qui est explorée dans toutes ses dimensions – depuis les querelles politiques entre les différentes communautés installées sur le sol britannique jusqu’aux imaginaires du passé britannique et indien. Son syncrétisme se réalise jusque dans les expressions empruntées à de nombreuses langues : turc, perse, égyptien, indien et arabe. « Ce polymorphisme linguistique semble réaliser ce que La Honte ne faisait que promettre », commente Timothy Brennan, « le sentiment d’un véritable panislamisme, surtout des peuples non-arabes » (Brennan, 1989 : p. 153).
24La Honte, roman qui décrit les conflits politiques du Pakistan, est obsédé par la notion de frontière. Le protagoniste du roman s’appelle Omar Khayyam, le poète qui, selon Rushdie, « existe principalement sous forme de traduction ». Ce poète perse n’a jamais été très populaire de son temps ; c’est en traduction, sous la plume d’Edward Fitzgerland et en traduction très infidèle, qu’il a fait fureur en Occident. Preuve que la traduction n’est pas toujours le lieu d’une perte, dit le narrateur, mais peut également produire des gains. Parce qu’il est un être traduit, Omar Khayyam ne sera jamais « chez lui » dans les lieux qui se définissent par la frontière. « La ville et la frontière sont des mondes incompatibles », conclut-il (p. 144) ; pour avoir choisi la ville sur la frontière, Khayyam renonce à ses origines et devient un métropolitain, un cosmopolite. « La ville est un camp de réfugiés », dit le texte.
25La Honte, roman qui raconte « l’histoire » du Pakistan contemporain (pays issu de la partition de l’Inde coloniale en 1947), joue de la frontière – la frontière où par exemple Omar Khayyam fait l’amour avec Farah au moyen de l’hypnose. Où le père fou de Farah occupe le poste de garde-frontière, se mettant tout nu sur les bornes et criant au silence qui l’entoure. Dans Les Versets sataniques, par contraste, la nation est fragmentée, réduite à des bribes de savoir culturel qui sont toujours en mouvement et la frontière est difficile à localiser. Quand Chamcha et Farishta entrent en Grande-Bretagne, ils ne franchissent pas la barrière de la douane, ils ne font aucune traversée des territoires. Ils font l’expérience d’une chute verticale, d’une entrée magique dans « l’autre » monde (le monde derrière le miroir) des transformations. Du fait même, ils n’habitent plus le monde du transfert, de la traduction des cultures, mais pénètrent dans un univers de simultanéités, de jeux de mots bilingues, de cultures hybridisées – nous entraînant du même coup vers une relation nouvelle avec le monde qui nous entoure.
26Les Versets sataniques est en effet le roman qui de nos jours s’approche le plus de l’esthétique de la simultanéité et de la transformation de Finnegans Wake, qui lui aussi emprunte la figure de la chute et de la transformation pour engager un dialogue avec la vérité et l’absolu. Si le calembour polyglotte est l’élément de base de l’œuvre de Joyce, les clins d’œil plurilingues et le recyclage des éléments culturels véridiques (fragments d’histoire, lieux réels, personnages authentiques) jouent un rôle similaire chez Rushdie.
27Après la fatwah contre Salman Rushdie, il ne peut plus être question de célébrer l’hybride sans tenir compte des dangers qui l’habitent. Ce n’est pas sans risque que l’on verse dans l’hybride. Rushdie n’avait-il pas déjà entrevu certains de ces risques dans La Honte (Shame, 1984) où il avait été question non pas de textes sacrés mais de l’autorité du narrateur par rapport à un savoir « national », la vérité politique du Pakistan ? « Etranger ! Transgresseur ! Tu n’as aucun droit de parler de ce sujet ! » (p. 70) Rushdie est hautement conscient des enjeux de l’appartenance pour l’écrivain, de la fragilité et de la nécessité de son autorité.
28L’hybride, qui définit de plus en plus les univers que nous habitons, prenant un statut d’évidence, est traversé de forces antagoniques. Il s’agit du fait même d’un espace de négociation et de création qu’il faut défendre. C’est là que se créent les idiomes qui nous permettront, selon Rushdie, de nous réinventer.
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Edouard Glissant explique sa préférence pour la notion de créolisation sur celle de métissage en fonction de deux critères : la créolisation est une relation d’échange entre éléments culturels de valeur égale (et non pas l’imposition d’un système sur un autre) ; la créolisation produit de l’inattendu – contrairement au métissage (ou, on suppose, à l’hybridation) où l’on peut prévoir les résultats d’un mélange scientifiquement planifié.
« La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation “s’intervalorisent”, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage ? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage... » (Introduction à une Poétique du Divers. Presses de l’Université de Montréal, 1995).
2 Les premiers romans, on s’en souvient, ont été écrits en « roman », une langue elle-même mixte et instable.
3 Pour la notion de l’hybridité chez Homi Bhabha, voir The Location of Culture. Routledge, 1994. Pour un développement en français, voir mon article, “La culture transnationale en question : visées de la traduction chez Homi Bhabha et Gayatri Spivak”, Etudes françaises, « Politique à l’œuvre », 31-3, 1995.
4 Le roman En Famille de Marie Ndiaye crée des effets semblables de désorientation. Sauf que le processus ici est inversé : il n’y a presque pas de noms propres dans le roman, seulement un jeu insoutenable entre un « ici » devenu soudainement étranger.
5 Pour une explication de ces références, voir Srinivas Aravamudan, “Being God’s Postman is no Fun, Yaar”, Reading Rushdie. Perspectives on the Fiction of Salman Rushdie, ed. M.D. Fletcher, Amsterdam, Rodopi, 1994.
6 Sara Suleri, “Contraband Histories : Salman Rushdie and the Embodiment of Blasphemy”, dans M.D. Fletcher, ed. op.cit., p. 221-235.
Auteur
Université Concordia
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