Récits sexuels : expérience des informateurs et « folk theory » ; expérience d’anthropologie et théorie académique
Étude d’un cas au Sud du Portugal
p. 75-86
Texte intégral
1L’objet de cette communication est de comparer deux ensembles distincts de discours sur la sexualité et l’identité sexuelle, prononcés par des informateurs masculins. Il ne s’agit pas de textes ni d’histoires écrites. Il ne s’agit pas de récits types comme dans le conte oral. Il s’agit de récits oraux tirés de l’expérience vécue. Ceux-ci constituent l’essentiel du travail anthropologique, de même que l’observation de l’interaction. Ces récits sont également interactifs et performatifs. Ils se constituent durant le procès de conversation avec l’anthropologue. Les attentes et théories de ce dernier sont négociées avec les discours culturels sur la sexualité et l’identité sexuelle des informateurs. Par conséquent, les informateurs ne se contentent pas de reproduire ces discours ; ils se négocient plutôt une identité, quelque part entre l’expérience vécue et l’hégémonie culturelle.
2Pour une part, les récits ont été recueillis chez des hommes de la classe ouvrière dans une petite ville de province. D’autre part, des récits ont été recueillis chez des couples homosexuels masculins dans la classe moyenne urbaine. J’essaierai de montrer comment les deux types d’informateurs négocient leurs identités sexuelles par rapport au modèle central de la masculinité hégémonique – qui peut être vue comme une construction narrative sans incorporation actuelle dans des hommes réels, individuels – et aussi par rapport aux modèles subordonnés et alternatifs qui circulent dans la culture globale culturellement complexe des temps modernes.
3La sexualité est seulement un terrain d’expérience et de relations sociales parmi d’autres, dans lesquels la masculinité se fonde. Elle est cependant l’un des terrains par excellence qui ne peut être empiriquement perçu par l’anthropologue. La même remarque est valable pour la recherche sur les couples homosexuels, chez lesquels la sexualité est, en fait, l’élément central qui définit l’identité.
4Les anthropologues racontent des histoires. La source de celles-ci est celle des informateurs. Dans le domaine de la sexualité, tout dépend très fortement de ce qui est raconté, la sexualité elle-même étant l’épitomé de la privacité. De nature discursive, la sexualité, au lieu d’être sublimée, s’exprime à travers toutes sortes de « signes » extérieurs, dont beaucoup s’ancrent dans les récits (mais également dans les gestes, les vêtements, l’incorporation, les pratiques). Ceux-ci sont impossibles à « vérifier », ainsi que leur plausibilité. Et même le témoignage lui-même. Les discours sur la sexualité constituent le sujet-même de ces discours : la sexualité.
5Quand les hommes du village racontent leurs histoires de sexe, ils le font en se référant au modèle hégémonique de la masculinité. Mais ils construisent également ce modèle en même temps qu’ils racontent leurs histoires. Les hommes homosexuels que j’ai interviewés racontent leurs histoires de sexe « contre » (ou, tout au moins, sans le perdre de vue) le modèle hégémonique dans lequel ils ont été socialisés et ils disent aussi comment ils l’ont combattu. En faisant cela, ils ne font pas que le reproduire (comme les hommes du village) ; ils utilisent également un autre modèle, alternatif (un modèle global, celui du « coming out » – découvrir et assumer) qu’ils constituent aussi pendant qu’ils racontent.
6Comparer des hommes hétérosexuels de la classe laborieuse, issus d’un milieu provincial, avec des hommes homosexuels de la classe moyenne issus d’un milieu urbain peut paraître une expérience plutôt futile, une expérience dont les conclusions semblent être tirées avant même le début de l’enquête. Je pense qu’il n’en est pas ainsi grâce à la sexualité : les hommes homosexuels que j’ai interviewés s’identifient eux-mêmes comme homosexuels ; les hommes que j’ai interviewés dans le village ne s’identifient même pas comme hétérosexuels : cette identité est donnée comme faisant de toute évidence partie de la masculinité hégémonique ; parmi les informateurs homosexuels, les récits négocient beaucoup plus ouvertement avec la masculinité hégémonique. Je vais donner quelques exemples de récits « typiques » autour de la sexualité, sans perdre de vue qu’ils sont le résultat de ma propre élaboration à partir de variations et de particularités. Je construis, moi aussi, un récit et suis en fait un narrateur avec une position très définie.
« Histoires sexuelles »
7Le modèle hégémonique de la masculinité dans le village participe des éléments principaux de ce que Giddens a décrit comme « les choses qui étaient » avant que les transformations fondamentales de l’intimité de la « modernité tardive » ne deviennent évidentes :
1. The domination of men over the public sphere; 2. The double standard; 3. The associated schism of women into pure... and impure; 4. The understanding of sexual difference as given by God, nature or biology; 5. The problematising of women as opaque or irrational in their desires and actions; 6. The sexual division of labour (Giddens, 1992: 111).
8Cela ne devrait pas être la même chose que de dire que ce village est un exemple d’un contexte pur d’« honneur et honte », de « société méditerranéenne » ou de village « pré-moderne ». C’est seulement en comparaison avec d’autres situations que la structure sociale du village fournit le cadre de ce modèle « pré-moderne ». L’intégration croissante – et qualitativement différente – dans l’économie et la culture nationale et globale a déclenché des contestations du modèle hégémonique. Ces contestations, cependant, sont faites en relation avec l’hégémonie et recourent généralement à d’autres modèles hégémoniques émergeants.
9Dans le village, les histoires racontées par les hommes sur eux-mêmes et les autres ont été recueillies à des temps et dans des espaces de loisir et de sociabilité masculines : les cafés locaux, les sorties au bal, les festivités, les lieux de prostitution, ainsi de suite. Mes informateurs étaient des hommes de la classe laborieuse, d’une très faible éducation scolaire. Ils travaillent dans les carrières locales de marbre, l’extraction du marbre étant la principale activité économique du village.
10Le passage de l’agriculture à l’exploitation de la carrière est le principal changement historique du siècle dans la vie sociale du village. Les vertus du travail, du sacrifice, de la hiérarchie, et l’obtention du respect à travers les positions morales et l’incorporation des vertus mâles sont toujours aussi efficaces pour la constitution de la masculinité qu’ils l’étaient dans la société rurale. Elles le sont peut-être même encore plus, le travail dans la carrière étant une activité strictement masculine, aux nuances prolétariennes.
11Toutes les histoires vécues des hommes sont différentes ainsi que leurs interprétations des événements en relation avec la sexualité. Cependant, tous les récits tournent autour du modèle hégémonique. Ils peuvent s’édifier ouvertement contre celui-ci, mais cela se produit rarement et seulement comme forme d’auto-dérision ; ils peuvent être des négociations en faveur de légères altérations à l’éventail des significations, attitude de plus en plus répandue, ou bien ils peuvent être des réitérations du modèle, ce qui est le plus courant (ou, en fait, les trois choses en même temps).
12Privé de la variation individuelle (c’est la stratégie conceptuelle que j’ai élaborée, ce n’est pas de l’ethnographie pure), le modèle hégémonique repose sur les éléments suivants : 1) la division entre mâle et femelle est essentialiste et naturalisée, confondant genre et sexe ; 2) cette division implique une asymétrie symbolique et des différentiels de pouvoir qui tournent autour de l’idée de la suprématie masculine, accordant à la femme la suprématie dans le domaine domestique (mais en la marquant comme inférieure dans l’espace public des hommes) ; 3) tous les hommes ne sont pas égaux – selon leur classe, leur statut, leur degré d’insertion dans le clientélisme, etc. mais la masculinité est bien par elle-même un attribut de la préséance sociale et peut compenser le manque de pouvoir sur d’autres terrains ; 4) la sexualité ressemble à un instinct hétérosexuel du corps, sans limites et prédateur, et le désir est provoqué par les femmes autres que mères, sœurs et femmes mariées.
13Les récits de vies tournent autour de la constitution d’une identité masculine à travers l’engagement dans la vie active dès le jeune âge (le travail de cadre ou intellectuel étant considéré comme un privilège de classe ou une alternative efféminée), l’initiation dans des milieux de satisfaction sexuelle (boîtes, bordels, etc.) en compagnie d’autres hommes ; une relation où l’on courtise par amour la femme promise et qui se conclut par le mariage, relation contractuelle dans laquelle on prévoit que la sexualité s’affaiblira avec le temps.
14Les histoires des aventures sexuelles parlent d’un mâle collectif flânant à des endroits où l’on peut rencontrer d’autres femmes non mariables, de la manière dont la séduction est mise en œuvre et décrit les actes sexuels : la beauté ou le charme sexy des femmes, la façon dont la prestation de l’homme les a satisfaites puis les actes sexuels en eux-mêmes, en général ceux qui ne sont pas censés être acceptables dans la relation conjugale. Personne ne m’a jamais raconté d’histoire ayant à voir avec des fantasmes sexuels, des doutes sur le sexe, de l’objet du désir, des dysfonctionnements propres (mais on m’a beaucoup parlé de ceux des autres) ni des problèmes ayant trait aux conséquences sociales des actes sexuels, mises à part les histoires picaresques au sujet de femmes mariées découvrant l’adultère. Les histoires racontées dans une atmosphère de confiance mutuelle et auréolées de secret se rapportaient toutes à l’infidélité des femmes mariées, à leur fuite du village et au divorce en découlant.
15Les hommes du village racontent leurs histoires de vie et de sexe comme faisant partie d’un projet réflexif du « self » (Giddens, 1992). Ils le font cependant à l’intérieur d’un cadre de masculinité hégémonique qui prépare le terrain en vue d’un accord avec les normes sociales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait point de stratégies individuelles ni de dissidence. Le fait est que les récits sexuels ne sont pas vus comme le « lieu » où l’on peut manifester ces dernières. Le panorama est complètement différent dans le second contexte.
16Les hommes homosexuels ont été interviewés pendant un projet de recherche qui est encore en cours. Son but est de vérifier si les relations conjugales entre sexes identiques sont innovatrices ou non par rapport au modèle conjugal hétérosexuel, et en particulier la « relation pure » mise en évidence par Giddens :
... pure relationship (...) refers to a situation where a social relation is entered into for its own sake, for what can be derived by each person from a sustained association with another... It emerges in other contexts of sexuality besides heterosexual marriage; it is in some causally related ways parallel to the development of plastic sexuality. The romantic love complex helped carve open a way to the formation of pure relationships in the domain of sexuality... (Giddens, 1992: 58).
17La sexualité fait partie à la fois des relations conjugales dans le village et de celles des hommes homosexuels que j’ai interviewés. Dans le premier cas, cependant, la sexualité n’est pas la motivation première de la conjugalité (bien que cela soit en train d’évoluer : on peut y voir la « relation pure » émergeant au cœur des plus jeunes générations, et ce sont les femmes qui la stipulent le plus consciemment), tandis que dans le deuxième cas, la sexualité constitue l’essentiel de la définition des couples (homosexuels). Le fait qu’il comble simultanément les besoins émotionnels et sexuels (ceux-ci étant inséparables) semble être – au moins sur le plan idéologique – la justification d’un contrat conjugal, et le contraire la justification pour en finir avec ce contrat. Une citation de Giddens résume le principal problème de la recherche :
Gay women and men have preceded most heterosexuals in developing relationships, in the sense that term has come to assume today when applied to personal life. For they have had to «get along» without traditionally established frameworks of marriage, in conditions of relative equality between partners. «Sexualit» today... is something each of us « has », or cultivates, no longer a natural condition... a maleable feature of self, a prime connecting point between body, selfidentity and social norms (Giddens, 1992: 15).
18Ce qu’il m’a semblé jusqu’ici, c’est que les couples homosexuels sont fortement engagés dans ce que Giddens a défini comme une relation pure. Ils ont été interviewés à Lisbonne et dans les banlieues. Ce sont pour la plupart des employés de la classe moyenne, des cadres. Bien que la recherche vise la dynamique et la signification des relations conjugales, la plupart des histoires de vie et de sexe racontées lors des interviews ouvertes avaient trait aux aspects suivants : 1) l’histoire du « coming out » – prise de conscience assumée – de chaque membre du couple, y compris son introduction dans les milieux gays ; 2) l’histoire romantique du couple et 3) la présentation et la représentation du couple dans le monde extérieur.
19L’histoire du « coming out » raconte l’invariable difficulté et le douloureux procès de découvrir que l’on est différent à travers des fantasmes sexuels incorporés par des désirs physiques, puis le soulagement de finalement se dire que l’on est homosexuel et qu’il faut agir. La lutte est menée contre la masculinité hégémonique, par nature hétérosexuelle, et qui provoque les sentiments d’inadéquation et d’anormalité. Le sentiment d’être bien dans sa peau se conquiert au contact d’autres semblables et finalement dans le processus d’engagement sexuel et émotionnel avec des amants. L’engagement émotionnel est bien sûr un aspect nécessaire, étant donné que j’interrogeais des couples, mais certains d’entre eux tenaient à faire remarquer que de nombreux hommes homosexuels dissocient l’engagement émotionnel du sexe. Il était assez courant d’entendre l’histoire stéréotypée de l’homme marié qui a des liaisons homosexuelles, un conte exemplaire qui montre comment le « coming out » est également perçu comme une forme de maturité morale.
20La constitution du couple suit cependant le scénario de l’engagement romantique, avec la possibilité de choisir entre un mariage ouvert et la fidélité. Le « coming out » en famille et au travail est la partie la plus difficile dans l’histoire du couple. C’est également ce qui est le plus raconté sur le mode tragi-comique.
21L’homosexualité a tendance à être le sujet principal des histoires, laissant dans l’ombre et/ou de côté toutes les considérations sur la conjugalité, la communauté, les mouvements sociaux, etc. Cependant, une de leurs grandes préoccupations, en même temps que les informateurs se caractérisent eux-mêmes comme homosexuels, est de transmettre le sentiment d’être mâle, « des hommes comme les autres », et cela est affirmé en termes assez essentialistes, tout à fait comparables aux récits des hommes du village. La phrase suivante résume ce sentiment : « La seule différence est que nous aimons les gens de notre sexe ». Remarquons que le trait définissant devient la « seule différence ».
22Le genre, par conséquent, n’apparaît pas entamé par la sexualité dans l’optique des interviews, même si le simple fait de coucher avec quelqu’un du même sexe indique le contraire. Par exemple, la plupart des interviewés voient la dichotomie passif-actif comme dépassée : ils refusent de jouer le rôle des genres et montrent, plus qu’on ne pouvait s’y attendre, de l’aversion envers les hommes « efféminés », les travestis et les transsexuels. Ils sont en fait des homosexuels très « normales » (straight, i.e. hétérosexuels dans le jargon gay), mais la conscience d’appartenir à une identité sexuelle différente pour laquelle on doit lutter, justifiée et intégrée au sens de l’individu et du groupe, est la principale différence entre ces derniers et les hommes du village.
23Les histoires des couples insistent sur la notion que leur accord est « comme celui des couples hétérosexuels les plus modernes ». De la même manière, la justification de cette relation et sa légitimation au-dehors sont l’impératif de l’amour, ce que Giddens appelle « l’amour confluent » :
Romantic love is sexual love, but it brackets off the ars erotica (...) Confluent love for the first time introduces the ars erotica into the core of the conjugal relationship (...) [and it] has no specific connection to heterosexuality (Giddens, 1992: 62-3).
24Le choix de poursuivre un certain mode de vie est vu comme constitutif du « récit réflexif du self » (Giddens, 1992 : 74-5). Les épisodes narratifs du « coming out » auprès de la famille et des amis soulignent cette notion d’auto-satisfaction, de poursuite du bonheur, et la source métaphorique pour expliquer aux autres le « réel » de sa relation est de « tomber amoureux ». Ici encore, ce discours n’est utilisé que rarement par les hommes du village et seulement quand ils font référence à l’époque où ils courtisaient leurs fiancées.
25La masculinité hégémonique est contestée par les hommes homosexuels en ce qui concerne son caractère hétérosexuel typique. La conjugalité homosexuelle met entre parenthèses le fait d’être du même sexe, vu comme accessoire et non déterminant, et préconise la « relation pure » et libre dans les secteurs « modernes » de la société. Aucun de ces facteurs ne change non plus pour de nombreux autres aspects de la masculinité hégémonique, nommément la perception d’une différence de genre essentialiste, des formes de misogynie, et une vision de la nature sexuelle mâle comme enracinée dans les métaphores de l’activité, de la prédation et du pouvoir. Malgré cela, l’expérience incorporée de l’homosexualité, ainsi que celle de la victimisation sociale, à certains niveaux, « ouvre » la conscience d’un plein champ de possibilités, mais elles ne sont pas forcément transférées dans une critique consciente du genre et des constructions sexuelles.
Récit, sexualité, anthropologie
26Inutile de dire que mes conclusions et spéculations sont entièrement basées sur la valeur apparente de ce que m’ont dit ces hommes. Il y a peu d’actions à recenser ici, bien qu’au village j’aie assisté à de nombreuses situations performatives et interactives dans lesquelles la pratique et le discours vont parfois ensemble mais quelquefois ne s’accordent pas. Cependant, les situations d’interview avec les hommes homosexuels ne sont pas seulement faites d’écoute passive, mais également de représentations et d’interactions. Je tiens à souligner le fait que les récits sexuels, ou les narrations basées sur la sexualité sont l’épitomé de ce que j’appellerais le « paradoxe narratif ». Roland Barthes s’exprime ainsi à ce sujet :
La narration ne peut en effet recevoir son sens que du monde qui en use : au-delà du niveau narrationel, commence le monde, c’est-à-dire d’autres systèmes (sociaux, économiques, idéologiques), dont les termes ne sont plus seulement les récits, mais des éléments d’une autre substance (faits historiques, déterminations, comportements, etc.). De mène que la linguistique s’arrête à la phrase, l’analyse du récit s’arrête au discours : il faut ensuite passer à une autre sémiotique (Barthes, 1981 (1966) : 28).
27Je pense que cette « autre sémiotique », c’est ce que font les anthropologues. Cela a trait à cette frontière que les linguistes appellent une « situation ». Barthes dit que tout récit est tributaire d’une « situation de récit », d’un ensemble de protocoles selon lesquels le récit est consommé. Si nous parlons de récits oraux tels que ceux que j’utilise, le protocole au village est le scénario de la masculinité hégémonique. Celui de mes interviewés homosexuels est celui d’une masculinité subordonnée qui, dans le but de s’opposer à la masculinité hégémonique, utilise des modèles « modernes » d’orientation sexuelle, de conjugalité et d’amour. Dans les deux cas, il s’agit de constructions narratives, d’histoires qui en alimentent d’autres. De nombreuses prouesses sexuelles, au village, se répètent d’un individu à l’autre (c’est le privilège de l’anthropologue de le percevoir), et de nombreux événements de « coming out » de la part d’homosexuels entrent dans des schémas divulgués par les médias et dans la culture gay globale.
28Nous savons que les événements narrés et les événements narratifs sont interdépendants. Jakobson dit que « ... les récits sont à la fois rivés aux événements dans lesquels ils sont racontés et à ceux qu’ils racontent, aux événements narratifs et aux événements narrés » (Jakobson, 1971) et Benjamin, d’un autre côté, affirme que « le conteur tire ce qu’il raconte de l’expérience – la sienne propre ou bien celle rapportée par d’autres ; et en un instant il en fait l’expérience de ceux qui écoutent son conte » (Benjamin, 1969 : 87). Mes informateurs ne sont pas des conteurs au sens technique du terme. Mais ils racontent effectivement des histoires, et ils le font dans des situations particulières d’interaction, dans des situations sociales, même dans le cas extrême que constitue la situation d’interview.
29Cela étant connu, les récits sont le plus souvent perçus comme les icônes verbales des événements ; Bauman (1989) dit que
une conception alternative est que ces événements ne sont pas les matériaux bruts externes à partir desquels les récits sont construits, mais plutôt l’inverse : les événements sont des abstractions issues du récit. Ce sont les structures de la signification dans le récit qui rendent les événements cohérents pour notre compréhension... (Bauman, 1989 : 5).
30Les épisodes contés par mes informateurs ne sont pas les seuls à acquérir du sens au moment de la narration ; les modèles qui leur donnent forme (masculinité hégémonique, récits de « coming out », histoires d’amour, etc.) s’organisent au cours du récit, en négociant des consensus avec les auditeurs.
31Le récit oral est une chose, comment on en fait un texte – ici, l’anthropologue – en est une autre. C’est pour moi une habitude, ainsi qu’une exigence méthodologique, d’envoyer à mes informateurs homosexuels les transcriptions du premier interview effectué avec chacun d’eux. Leurs premières réactions à la lecture sont toujours d’étonnement : ils « ne peuvent pas croire » qu’ils ont dit ce qui est écrit, en particulier quand il s’agit de la reproduction de stéréotypes (un informateur, par exemple, a été choqué par sa propre misogynie, politiquement incorrecte).
32Il y a eu un grand nombre d’auto-spéculations autour des implications politiques de la poétique de l’écriture ethnographique depuis la parution de l’ouvrage dirigé par Clifford (1986). Je ne vais pas en parler. Mais dans ce mouvement vers la critique en anthropologie, il y a une similitude avec les débats au sujet de l’autonomie du texte narratif. Dans la critique du « reader-response », par exemple, l’accent a été mis sur le rôle du lecteur, qui n’est plus vu comme un passif récepteur de sens. Mais que dire à propos de l’anthropologie ? Bauman, encore lui, dit que
in anthropology, too, there are signs of a new interest in storytelling, stimulated by an emergent reorientation... away from conceptions of society and culture as abstract, normative, collective structures and toward an understanding of social and cultural life as forms of symbolic production, the situated social accomplishments of people engaged in the practices of social life. (...) one finds... people telling stories to each other, as a means of giving cognitive and emotional coherence to experience, constructing and negotiating social identity (Herzfeld, 1985 ; Myerhoff, 1978) (...) Narrative here is not merely the reflexion of culture, or the external charter of social institutions, or the cognitive arena for sorting out the logic of cultural codes, but is constitutive of social life in the act of storytelling (Bauman, 1989 : 113).
33Donc, nous parlons des récits qui constituent l’essentiel de ce dont ils parlent. Nous parlons de discours. La distinction de Ricœur entre langage et discours peut être évoquée ici. Pour lui, le discours est toujours réalisé temporellement et dans un présent donné : il se rapporte au sujet parlant/auteur et donc auto-référentiel ; il se rapporte à un monde qu’il prétend décrire, exprimer ou représenter ; et, finalement, le discours est le monde dans lequel les messages sont échangés et par conséquent, non seulement il se crée lui-même mais aussi il crée un « autre », un « interlocuteur » (Ricœur, 1971 : 75).
34Cette approche devient claire dans les travaux de Stewart sur les Appalaches. Stewart assure que raconter des histoires c’est donner une interprétation, la présence du passé frôlant la narration du présent. De cette façon, les histoires transforment « toute distinction entre vision objective et vision subjective, ou entre fait et imagination, en une relation entre événement et interprétation. Et, finalement, tout est alors ouvert au commentaire » (Stewart, 1986 : 9).
35Dans une autre optique, plus axée sur l’action, le commentaire de Bruner est utile :
It is generally acknowledged that if the narrative focus is to be useful for anthropologists, stories cannot be viewed simply as abstract plot structures isolated from their cultural context. We know that stories must be seen as rooted in society and as experienced and performed by individuals in cultural settings (...) the meanings of a story are the constructions placed on it in a particular telling by socially positioned persons at given historical moments. We have moved quite far (...) from the notion of an abstract story that reflects societal values, or from the notion that meaning is inherent in the text (Bruner, 1984: 5).
36Ce que Bruner nous transmet, c’est le sens de l’actualisation de l’expérience dans les récits oraux. Raconter une histoire implique réflexivité, qu’on établisse des relations entre l’expérience standardisée (événements culturellement codifiés) et l’expérience personnelle. Par conséquent, les individus réfléchissent non seulement sur eux-mêmes mais également sur les usages de l’histoire. Les récits culturels deviennent des récits personnels (Bruner, 1984 : 7). Puisque raconter une histoire se situe à un moment de la vie du conteur, il y a une relation entre le conte et l’autobiographie. Les récits autobiographiques sont donc également (ré)interprétations. Et cela est vrai aussi bien pour les hommes du village que pour les couples homosexuels de Lisbonne.
37Foucault a dit que le sexe devenait l’axe d’un confessionnal moderne. On croit que l’accès aux secrets du sexe révèle « la vérité », donc que la sexualité est fondamentale pour le « régime de vérité » caractéristique de la modernité. Malgré certains désaccords, c’est en gros ce que Giddens veut dire en disant que la sexualité est essentielle dans le projet de réflexion sur soi. Ce projet est actualisé par le récit, dans son sens « immédiat » de « raconter des histoires » (à un anthropologue). En faisant cela, les narrateurs utilisent des textes qui sont disponibles dans la culture ambiante : un modèle spécifique de masculinité hégémonique dans le village, joint aux récits de « coming out » global dans le cas des interviewés homosexuels. Ce sont des discours disponibles dans la société. Quand on en arrive au récit des « histoires sexuelles » particulières – je n’en ai pas donné ici d’exemples pour ne pas attenter à la pudeur – ce n’est pas tellement la véracité de celles-ci qui importe. On suppose qu’elles relèvent du domaine intime ; par conséquent on ne peut les vérifier. Ce qui compte, ce sont les moules qu’elles adoptent, ce qu’elles tentent de légitimer ou de rendre illégitime, comment elles définissent les contours des constructions de l’hétéro et de l’homosexualité.
38Il est paradoxal que la sexualité – domaine de l’incorporation par excellence, jonction entre normes et discours sociaux, auto-identité, et expérience incorporée – devienne le domaine où nous sommes les plus dépendants des histoires racontées pour atteindre la connaissance. À moins que, bien sûr, nous cessions de regarder les récits comme des produits mentaux logocentriques et ne commencions à les voir comme des événements interactifs où les identités et les significations – et donc la « culture » – sont progressivement fabriquées.
39Note
Par exemple, l’un de mes informateurs était un célibataire, situation normalement perçue comme statut rabaissant et déclenchant la suspicion d’homosexualité. Il a donné un nouveau sens à sa situation en incorporant un modèle masculin sorti de la culture pop globale : celui du jeune homme « cool », libre, prédateur, rocker.
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Auteur
Université de Lisbonne
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