Architecture et construction du rapport à la nature
L’exemple du baroque
p. 149-161
Texte intégral
1Pour introduire cette communication, j’aborderai rapidement la question de l’objet et de l’édifice qui est aussi un objet afin de comprendre comment ils peuvent être des formulations d’une conception du monde et en ce sens le reflet d’une représentation de la nature. Cela, je l’espère, nous permettra de saisir le rôle social dont ils sont investis à une époque donnée. Je présenterai ensuite l’architecture baroque que l’on appelle architecture coloniale au Brésil et la nature.
I – Art et architecture : une pensée en actes
2L’architecte, l’artiste élaborent des projets dans le cadre de sociétés auxquelles ils appartiennent. Ils en possèdent les modes de penser, les langages propres à leurs champs et produisent des objets qui s’inscrivent, la plupart du temps, dans l’espace de ces mêmes sociétés. Deux phrases de Nelson Goodman (Langages de l’art, Jacqueline Chambon, 1990 : 300) me paraissent devoir être citées ici : « Les œuvres d’art sont des messages qui véhiculent des faits, des pensées et des sentiments » et « L’art dépend de la société et contribue à la renforcer – il existe parce qu’aucun homme n’est une île et il contribue à nous en assurer ».
3Ces objets architecturaux se prêtent ensuite aux jugements d’un certain nombre de critiques et de citoyens, ils peuvent être à l’origine de débats et contribuer à la production d’espaces publics ou communs. Dans le cas où ces objets perdent de leur pertinence, voire de leur signification, ou bien deviennent dangereux pour le maintien du lien social, ils sont détruits et remplacés par de nouveaux objets. Ces objets s’insèrent dans un système plus vaste d’aménagement sous-tendu par un projet de société. Dès lors, ils ne sont que les éléments produits pour conforter ces sociétés dans leurs représentations de la nature à laquelle l’homme n’échappe jamais totalement, leurs représentations du social et d’un absolu immanent ou transcendant garant du sens.
4Je tiens à reprendre ici deux formules de John Dewey (Shusterman, L’Art à l’état vif, Minuit, 1991 : 27) : « L’art revivifie notre attitude à l’égard des circonstances et des exigences de l’expérience ordinaire » ou encore : « L’art garde ainsi vivant notre pouvoir d’appréhender le monde dans sa plénitude » (id). En effet, les objets, œuvres d’art ou d’architecture sont de véritables médias qui permettent qu’une culture soit partagée et mise en expérience dans la société. Ces objets qui se profilent le long des détours et des parcours des membres d’une société se trouvent pris dans des interactions dont ils sont les partenaires immobiles mais non inactifs.
5La confrontation des corps, des esprits avec la matière doit être comprise comme l’expérience faite des valeurs produites par une société. Ces valeurs ne sont pas seulement débattues par le biais du discours verbal ou écrit ; elles sont tout autant, sinon plus, ressenties, vécues à travers les expériences quotidiennes.
6À propos du théâtre, Jean-Marie Pradier, dans un article intitulé « La scène des sens ou Les voluptés du vivant » (Internationale de l’imaginaire, » Lieux et non lieux de l’imaginaire » no 2, 1994) parle d’une « osmose organique entre les totalités animées que sont acteurs-danseurs et spectateurs ». Sa notion « d’arts osmotiques dont les règles d’organisation visent à favoriser, à amplifier l’interpénétration » me semble pouvoir être utilisée à propos de l’architecture. La relation à l’objet n’est que rarement intellectuelle mais toujours sensible. Les modalités d’occupation de l’espace qui s’expriment par les formes, la taille, la silhouette, le « toucher » des matériaux, les couleurs, la lumière informent, forment et transforment celui et ceux qui le côtoient, de manière souvent bien involontaire.
7Les produits de l’architecture et de l’art recèlent en eux les sensations, les impressions, les gestes de ceux qui les ont conçus. Merleau-Ponty écrit dans L’Œil et l’esprit (Gallimard, Folio, 1991 : 16) « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture » et je serais tenté de rajouter, par la peinture. L’œuvre n’est pas le résultat de la seule rationalité, le geste enrichit la pensée de tout un faisceau de sensations autant qu’il lui permet de s’exprimer. En effet, que serait l’imaginaire de l’architecte, de l’artiste, de l’écrivain sans le corps, sans le geste et que seraient leurs pensées, leurs projets ?
8Il me semble qu’il est préjudiciable à une bonne compréhension de ne retenir que l’aspect intellectuel des œuvres d’artistes et d’architectes. Et sans doute le grand intérêt que l’on porte en France à la linguistique conduit a interpréter l’expression « les arts sont des langages » sur le mode du discours plutôt que sur celui du langage non verbal. Pour l’anecdote, j’ai rencontré, il y a peu, un architecte qui s’intéressait à ce qu’il appelait l’art populaire d’Amérique latine. Il insistait sur l’importance du rôle que joue le croquis dans la compréhension d’un objet et des savoirs mis en œuvre lors de sa réalisation. Le dessinateur, par son geste instaure ici de l’empathie avec l’artisan. Le croquis joue un rôle non négligeable dans la pratique de l’architecture et c’est une aide essentielle à une bonne compréhension d’une œuvre que de voir un artiste en plein travail comme certains films nous le montrent.
9Je ne tiens pas à abandonner l’analyse des signes et des symboles, véritables véhicules de sens dans l’art. Il me paraît impossible de comprendre un courant artistique sans se prêter à la construction et à la déconstruction des systèmes symboliques, ce que Clifford Geertz appelle « l’histoire sociale de l’imagination ». Et pour cela, il me semble important de confronter l’art aux autres domaines de la société afin de ne pas tomber dans les pièges de ce que Nelson Goodman (Langages de l’art, Jacqueline Chambon, 1990) a appelé « le mythe absurde et embarrassant de l’insularité de l’expérience esthétique ». Pour conclure cette brève introduction, je citerai cette phrase de Clifford Geertz (« L’art en temps que système culturel », Savoir local, savoir global, PUF, 1986 : 150-151) : « Pour être vraiment utile dans l’histoire de l’art, la sémiotique doit dépasser la considération des signes comme moyen de communication, un code à déchiffrer, pour considérer ces signes comme des modes de penser, un idiome à interpréter ». Et pour préciser un peu plus, je dirai, à la façon de Marshal Salhins (Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980) : « la production est donc la reproduction de la culture dans un système d’objet ».
II – Art, architecture et nature à l’âge baroque
10Je vais maintenant en venir au thème proprement dit de mon intervention, c’est-à-dire la relation que l’on peut faire entre l’art et l’architecture et la représentation de la nature à l’âge baroque.
11Le XVIIe siècle est caractérisé par une reconstruction de la conception du monde et par diverses tentatives de remplacement du cosmos médiéval perdu. En effet, le cosmos unifié et très ordonné de l’époque médiévale s’est désintégré pendant la Renaissance.
12Au cours de la première moitié du XIVe siècle, Guillaume d’Ockham va jouer un rôle important en instituant la rupture avec l’ordre universel. L’homme se distingue alors nettement de la nature ; il n’est plus inclus dans l’ordre du Tout, au même niveau que l’ensemble des créations. Guillaume d’Ockham démontre que la nature universelle n’est qu’un concept sans aucune réalité. Ainsi le partage par toutes choses créées d’un principe essentiel qui fut invoqué pour sauver la réalité de l’universel apparaît dès lors comme une simple fiction : « La prétendue “chose universelle” est une en nombre, puisqu’elle ne se multiplie pas. Or une chose une en nombre, de quelque manière qu’on la prenne, ne peut être réellement dans plusieurs choses séparées » (cité par Pierre Alféri, Guillaume d’Ockham le singulier, Minuit, 1989 : 45). Le lien fondamental à l’origine de l’unité du monde n’est plus.
13Cette transformation se poursuit et, à la suite de Guillaume d’Ockham qui pensait le cosmos à la façon d’un ensemble clos par les limites du dernier ciel, intervient Nicolas de Cues (1401-1464) qui introduit la notion d’infini bien qu’il s’efforce de ne jamais parler d’infini – terme réservé à Dieu – mais d’absence de limites.
14Dieu est désormais loin du monde et l’homme semble désemparé. Le foisonnement rituel apparaît aux XIVe, XVe et XVIe siècles comme un moyen de lutter contre le désordre, l’incertitude provoqués par cette absence de modèle apte à penser le monde. Et en citant Jacques Chiffoleau (« La religion flamboyante – vers 1320, vers 1520 – », in Histoire de la France Religieuse XIVe-XVIIIe siècle T.2 « Du christianisme flamboyant à l’aube des Lumières », sous la direction de J. Le Goff et R. Rémond, Le Seuil, 1988 : 127) je rajouterai que :
... chez les doctes comme chez les moins savants, l’accumulation de dévotions se fait d’ailleurs dans la peur de la mort, l’inquiétude de l’au-delà, l’obsession macabre, et semble parfois trahir la crainte de voir Dieu et ses saints s’éloigner irrémédiablement. Le Maniérisme est aussi une bonne illustration du doute qui s’est emparé des hommes au cours du XVIe siècle.
15En revanche, le baroque est l’image d’un nouveau modèle. La vision baroque du monde va développer une notion de la totalité, en quelque sorte fermée mais dont l’organisation intérieure va privilégier la relation et la construction en système. En effet chacun des éléments du réel s’inscrit effectivement dans une totalité mais ces éléments vont s’organiser, s’articuler les uns avec les autres.
16Ainsi, l’église comme édifice va devenir le centre de la cité, parfois du quartier, à partir duquel va se construire l’ensemble du tissu urbain. L’extension de la ville devient géométriquement déterminée et va tendre à la systématisation dans laquelle le bâtiment va perdre de son individualité plastique. La mise en scène propre à l’esprit baroque va conduire à organiser les espaces et les édifices afin de rendre plus convaincant leur rôle dans la transformation de la culture et de la société. La façade baroque n’est jamais isolée de l’ensemble urbain, qu’il s’agisse des autres façades, des rues ou des places monumentales.
17Dans la construction même de l’église, les différents éléments vont être organisés en système. Les espaces de l’édifice sont placés en interrelation. Ils se répondent en fonction des qualités dont ils sont investis.
18On assiste dès lors à un grand mouvement de reconstruction marqué par quatre grands principes :
l’isolement du bâtiment du reste du monde selon la distinction entre profane et sacré. Élévation par des marches, clôture du cimetière qui auparavant était un lieu ouvert, propice aux rencontres et signatures des contrats ;
la lumière doit pénétrer à l’intérieur de l’édifice. Dieu est dans le ciel. Des fenêtres sont percées, des coupoles sont construites, la dorure des retables retient la lumière ;
la taille de l’église doit permettre la présence de tous les parois siens, ainsi que tous les autels des confréries. Il faut désormais affirmer une vision unique du monde et concilier les différences ;
la hauteur de la nef a pour effet de rapprocher ce bâtiment de Dieu. La décoration participe de cette volonté en accentuant la courbure des voûtes. Certaines coupoles sont ornées de peintures qui représentent en spirale le lien qui existe entre Dieu au sommet, les saints et les anges.
19Le retable est l’image même de cette nouvelle conception du monde. Il ne s’agit pas d’une accumulation mais d’un projet de catéchèse qui est élaboré selon une construction rigoureuse. Si bien que comme l’écrit Bernard Teyssèdre en présentation de l’ouvrage de Heinrich Wolfflin Renaissance et baroque (Le Livre de poche, 1961,1989) « le baroque part de la synthèse : seul importe l’effet global, qui doit frapper au premier regard ; c’est au point que chaque détail, isolément, perd tout sens ». Seul le sens général va permettre de déterminer les significations particulières.
20Le lien entre le ciel et la terre est signifié par les colonnes et le cheminement depuis l’entrée de l’édifice jusqu’à Dieu qui se trouve représenté au sommet de cette œuvre sculptée.
21La figuration de Dieu dans l’art n’apparaît que vers le Xe siècle. Au cours des dix premiers siècles, le christianisme s’est diffusé et fut vécu sans images de Dieu. Celles du Christ en tenaient lieu. Jésus-Christ symbolisait alors l’existence de Dieu : « Qui m’a vu a vu le Père ». C’est au XIIIe siècle que la nécessité d’une représentation anthropomorphique de Dieu prit réellement naissance. Le sentiment de l’éloignement de Dieu que nous avons constaté est contemporain d’une nouvelle attitude vis-à-vis de sa représentation artistique. Au XVIIe siècle, la multiplication de ces figurations est là pour signifier la réelle présence de Dieu dans l’église ou la chapelle.
22Les anges marquent le lien entre l’esprit et la matière parce qu’ils sont incorporels mais, malgré tout, inscrits dans les limites de l’espace et du temps. Ils apparaissent comme la preuve de l’esthétisme de l’Absolu ; ils entretiennent la beauté de la création divine et font que l’œuvre de Dieu est une véritable œuvre d’art. François de Sales les dit fortement concentrés dans l’église lors de la célébration de la messe. Ils sont là où demeure le sacré et l’illuminent.
23Les saints, parfois appelés « les colonnes de l’église », apparaissent aussi comme des personnages intermédiaires.
24Une grande importance est donnée au tabernacle, œuvre très souvent richement sculptée qui est à certaines heures de la journée illuminée du soleil pénétrant par l’une des ouvertures de l’édifice. Ce meuble renferme les hosties consacrées et l’église est ainsi un lieu sacré parce que le Christ est réellement présent.
25L’émotion que procure la vision du retable marque le lien à la nature par le biais de la compréhension – l’effet global – qui est une opération de la pensée permettant à l’individu d’organiser ses perceptions de l’environnement naturel et de la société où il évolue. Il peut ainsi s’approprier l’image que sa propre culture se fait du monde et s’intégrer dans le réel. Ainsi, pour François de Sales,
Quand on void une exquise beauté regardée avec grande ardeur, ou une excellente mélodie escoutée avec grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit que cette beauté-là tient collés sur soy les yeux des spectateurs, cette musique tient attachées les aureilles, et que ce discours ravit les cœurs des auditeurs (Traité de l’amour de Dieu, 2 vol., Imprimerie J. Nierat, 1894 : 1,7).
26Il s’agit de capture – au sens de captivant –, d’engagement et le spectateur, l’auditeur s’engloutissent dans le beau parce que le beau est « désirable, aymable et chérissable ». Mais, l’une des grandes facultés du beau est toujours selon François de Sales « qu’il fait que toutes choses soyent ramassées et serrées, rassemblants les dispersées [...] étant non seulement la souveraine unité, mays souverainement unissante » (1894 : 1,23).
27Perspective et mouvement sont hérités de la Renaissance. La perspective confirme la distinction entre l’homme et la nature. Le mouvement signifie le sens produit par l’action humaine aussi bien dans sa quête du divin que dans celle du salut.
28Les artistes n’agissent pas par eux-mêmes mais sur les directives des prêtres et des évêques. La décoration de l’église s’inscrit dans l’affirmation du rôle du catholicisme tel qu’il est redéfini lors du concile de Trente. Elle est l’expression d’une conception du monde qui oriente les rapports que l’homme entretient avec Dieu et la nature.
29La nature est définie au XVIIe comme étant la masse du monde, l’assemblage de tous les êtres et s’oppose à l’art en tant qu’artifice humain. Pierre de Bérulle (1575-1629) et le R.P. Pierre Le Brun (1661-1729) entre autres, s’interrogent sur les véritables lois de la nature, sur Dieu et sur les rapports qu’entretiennent sacré et profane tout en faisant preuve d’intransigeance vis-à-vis des superstitions. Il s’agit pour eux de rendre compte de la vérité et de replacer l’homme dans sa relation à Dieu et à la nature tout en sachant que la science naissante tend à s’opposer aux croyances. S’instaurent alors de nouvelles relations entre physique et métaphysique auxquelles les catholiques ne peuvent être étrangers. À eux de poser les bases fondamentales d’une nouvelle conception du monde.
30Ces auteurs vont développer une pensée qui n’est pas sans rappeler celle de Leibniz. Gilles Deleuze montre comment chez Leibniz ce système de représentation se structure selon un schéma vertical composé de deux étages. « En haut, les êtres individuels et les formes vraies ou forces primitives ; en bas, les masses et les formes dérivatives, figures et structures » (Le Pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988 : 139). Dans la partie haute, Dieu fait exister le monde et en bas, les corps mettent en action les intentions traduites par les âmes. » C’est par rapport au monde que l’univers matériel peut être dit expressif, autant que les âmes : les unes expriment en actualisant, l’autre, en réalisant » (142). Mais ces deux étages ne peuvent être tenus pour deux mondes distincts : « Il n’y a qu’un seul et même monde, exprimé d’une part par les âmes qui l’actualisent, d’autre part par les corps qui le réalisent, et qui n’existe pas lui-même hors de ces exprimants » (161). Dieu est hors du monde réel mais Dieu et le monde ne peuvent pas être sans relation. Toute la question va être de saisir l’articulation entre ces deux « étages » et de repenser la médiation afin de résoudre une crise des intermédiaires.
31Le cardinal de Bérulle (Œuvres, Par les soins du R.P. François Bourgoing, 2e ed., Paris, Séb. Huré et F. Léonard, 1657) insiste sur l’essentielle différence de nature entre Dieu et l’homme. Dieu n’est pas compréhensible par l’homme car « cet objet incréé est si distant et élevé par-dessus tout être créé ». La « bassesse du monde » ne peut atteindre la « grandeur de Dieu ». Dieu est le Principe dont dépendent toutes les créatures quelles que soient leurs qualités. Dieu est tout à la fois Unité, Pluralité et Société. Il est Un parce que Principe essentiel, Pluralité parce qu’infini et Société parce que cet infini dans la diversité est Un. « Société qui est le fondement et l’exemplaire de toute autre société divine et humaine » (1657 : 177). La communication entre les éléments de la diversité est seule garante de l’Unité.
32Le Révérend Père Pierre Le Brun, prêtre de l’Oratoire, écrit (Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants, Paris, G. Desprez et P.G. Carelier, 1ère éd. 1702, 1750 : 135) :
Il y a un Dieu Auteur de toutes choses, qui a créé deux sortes d’êtres ; des corps et des esprits. Les corps forment par leur assemblage le monde visible ; et Dieu leur a prescrit des loix qu’ils suivent inviolablement par une nécessité naturelle et aveugle. Car ils ne sont capables d’aucune connaissance et d’aucune volonté. Les esprits agissent avec connaissance, avec réflexion, avec liberté. Ils ne peuvent être contraints, ils ne sont point entraînés par aucune nécessité naturelle ; mais ils ont reçu de Dieu la puissance de produire eux-mêmes certains actes, dont ils sont les maîtres.
33Les esprits évoqués ici sont les âmes humaines, les anges et les démons. Si les anges restent soumis à Dieu, les démons, eux, se révoltent. Pierre Le Brun maintient Dieu comme principe universel et responsable du mouvement « qui produit la variété que nous remarquons dans le monde ». Les corps sont mis en mouvement par Dieu selon « une manière régulière, simple, digne de sa sagesse infinie, et qui soit à la portée de notre esprit » (1750 : 137138).
34Dieu est responsable des lois de la nature que l’homme peut discerner et nous assistons à une reconnaissance de la physique en tant qu’observation des effets des lois divines. Je cite Pierre Le Brun :
Rien de plus simple et de plus accommodé à la portée de notre esprit, que de voir l’action de Dieu déterminée par de telles causes ; et rien de plus varié, de plus étendu, et de plus beau que tout ce qui en résulte ; car ce sont ces loix, selon lesquelles tous les mouvements sont communiqués, qui font cet admirable méchanisme du monde, à qui l’on a donné le nom de nature (1750 : 138).
35La séparation des deux mondes est consommée, mais le divin détermine l’existence du naturel. Par l’observation du naturel, l’homme se plonge dans l’admiration de la création divine. Piero Camporesi (L’Officine des sens. Une anthropologie baroque, Hachette, Paris, 1989, éd. italienne 1985) retrace cet » atroce désir de savoir ».
Le corps, écrit-il, retrouvé à la Renaissance, fut emprisonné dans une dimension religieuse par la culture de la Contre-Réforme qui fit de l’anatomie un instrument subtil, servant la redécouverte de Dieu (72).
36Dieu incompréhensible est malgré tout perceptible à travers l’observation de son œuvre. Cette observation de la nature est possible parce que, lors de la création, l’homme s’est vu crédité des qualités qui font de lui un être intermédiaire.
37Malebranche met en évidence une apparente contradiction : Dieu est bon et tout-puissant et pourtant la nature produit des désordres. Est-il alors permis aux hommes de transformer la nature pour la rendre plus parfaite et, dans ce cas, qu’en est-il de leur relation à Dieu ? Dieu aurait pu mieux répartir les pluies sur la surface de la terre, par exemple, mais cela lui aurait demandé de modifier les lois de la nature, que Malebranche résume par la communication des mouvements. Un monde parfait aurait nécessairement été plus complexe et, en ce sens, contraire à la sagesse de Dieu qui se caractérise par la simplicité.
38De plus, Malebranche écrit à propos des désordres de la nature (Traité de morale, Vrin, 1966 : 27) : « Il ne paraît pas clairement que Dieu veuille positivement qu’on souffre cette incommodité particulière » et affirme qu’il est permis aux hommes de modifier la nature « non seulement lorsque ses effets peuvent leur donner la mort mais même lorsqu’ils les incommodent ou qu’ils leur déplaisent » (26). L’ordre de la nature n’est pas celui de l’homme qui doit se soumettre à l’Ordre de Dieu. Cet ordre appartient au monde des représentations et des valeurs et non à celui de la nature. L’homme respecte cet ordre par l’amour de Dieu et de la perfection. L’idée de l’ordre que l’homme doit avoir est la même que celle de Dieu. Et en ce sens le monde est parfait dans sa totalité, en tant que concept, loi générale et cette perfection n’est nullement remise en cause par les imperfections de détail que l’on peut observer dans la réalité.
39La nature est-elle tout entière le reflet de Dieu ? Le Révérend Père Le Brun s’attache à faire la part des choses dans son ouvrage Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants avec la méthode et les principes pour discerner les effets naturels d’avec ceux qui ne le sont pas. Distinguer ce qui est superstition, et qui en réalité répond aux lois de la nature, de ce qui est intervention des anges et des démons se révèle très utile dans la construction du rapport à la nature. Cet ouvrage, publié une première fois en 1702, et les nombreuses rééditions augmentées montrent bien l’importance d’une telle réflexion à cette époque. En effet, l’observation de la nature comme recherche de Dieu nécessite une définition rigoureuse de cette notion et le partage entre ce qui est de Dieu et ce qui est du démon.
40L’exemple le plus fameux que le R.P. Le Brun utilise pour distinguer ce qui relève de la physique de ce qui est vécu comme une intervention du surnaturel et qu’il qualifie de superstition est l’usage de la baguette. Selon sa définition, « On entend communément par la Baguette une petite branche fourchue, qui tenue des deux mains tourne sur l’eau, sur les métaux et sur plusieurs autres choses qu’on veut découvrir » (1750 : 318). Les débats sur la baguette sont nombreux. Le Père Le Bain s’est intéressé à la baguette dès 1689 à la demande du Cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, intrigué par l’usage répandu de cette technique dans son diocèse. Un fait divers va accroître l’intérêt porté à cette pratique. Le cinq juillet 1692, vers dix heures du soir, un vendeur de vin et sa femme furent égorgés à Lyon dans une cave ; et leur argent volé dans la boutique qui leur servait de chambre. Un spécialiste de la baguette, originaire de Saint-Vérand en Dauphiné, fut envoyé par le Procureur du Roi sur les lieux du crime. Là, celui-ci ressentit une étrange sensation, son corps se mit à trembler et guidé par la baguette, il se lance sur les traces des assassins et retrouve l’un d’eux.
41Comment interpréter cette réussite ? Un médecin propose une explication d’ordre biologique : la baguette serait sensible aux corpuscules sortis du corps avec la transpiration. Ces corpuscules sont identifiables parce que chimiquement transformés par l’acte criminel et différents de ceux laissés par de simples passants. Le R.P. Le Brun se livre à une série d’expériences et de contre-expériences plutôt défavorables à la baguette et il opte pour l’intervention « des esprits intelligents et libres qui abusent ceux qui sont trop crédules » (J. Beaude, Contribution à l’histoire de l’idée de nature. L’« Histoire critique des pratiques superstitieuses du R.P. Le Brun » (1661-1729), Thèse dactylographiée, 1969 : 53). Deux types d’explication du phénomène s’affrontent : l’une biologique, l’autre théologique. Pierre Le Brun ne peut reconnaître de pouvoir miraculeux à la baguette parce qu’elle contredit la constance des lois divines de la nature. Elle participe du démon parce que tout ce qu’elle produit est « désordre du mensonge ». Mensonge qui ne peut être imputé au sourcier, comme l’ont montré les expérimentations, mais mensonge du diable. Pierre Le Brun pose un certain nombre de définitions pour aider à faire la distinction entre nature et surnature. Effet naturel : « tout ce qui est donc produit par les loix de la méchanique du monde ». Effet surnaturel : « est appelé effet surnaturel effet qui ne dépend point de la méchanique du monde. On l’appelle aussi miracle ». Superstition : « on appelle superstition, ce qui met du dérèglement dans le culte qui est du à Dieu [...] un culte qui n’est pas dans l’ordre » (1750 : 138-141). Le diabolique est désordre. Et le censeur de rajouter en marge : « Cette idée bien entendue ne fait aucun tort au culte des Saints ». Précaution importante en cette époque où les Réformés qualifiaient le culte des saints de superstition et d’idolâtrie.
42Il importe à cette époque de bien marquer la frontière qui sépare les deux niveaux de l’univers : sacré et profane. Le sacré est manifestement hors du monde mais, malgré tout, présent sur terre dans les lieux consacrés. Il s’agit dès lors de penser une forme d’articulation qui donne toute sa dimension aux intermédiaires et instaure l’élévation comme modèle de comportement. L’art et l’architecture sont investis d’un rôle social important. Ils s’opposent aux désordres de la nature mais prennent pour modèle la mécanique du monde. Les œuvres servent à représenter l’ordre divin. L’architecture n’est alors pensée qu’en lien avec l’urbanisme en tant que projet totalisant. Il s’agit bien de rendre visible la perfection de l’abstraction à travers l’articulation harmonieuse des espaces et des édifices au sein d’un système fermé dans lequel sont déjà inscrites les modalités d’extension. Ces œuvres devaient aussi former l’imaginaire des habitants des villes et des paroissiens par le biais de la vision des images et le parcours des espaces. On assiste à une volonté de transfigurer les sens qui appartiennent au monde des corps afin de les extraire de leur réalité bien imparfaite. Cette imperfection est représentée dans les vanités, ces natures mortes dont les fruits les plus éclatants portent toujours la trace de leur corruption.
Auteur
Maître de conférences à l’université Lumière-Lyon 2.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Défi magique, volume 1
Ésotérisme, occultisme, spiritisme
François Laplantine et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1994
Le Défi magique, volume 2
Satanisme, sorcellerie
Massimo Introvigne et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1994
Architecture et nature
Contribution à une anthropologie du patrimoine
François Laplantine et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1996
Usages sociaux de la mémoire et de l'imaginaire au Brésil et en France
François Laplantine, Jean-Baptiste Martin et Ismael Pordeus (dir.)
2001
Littérature orale : paroles vivantes et mouvantes
Jean-Baptiste Martin et Nadine Decourt (dir.)
2003