Les représentations du diable
Aspect psychanalytique
p. 97-112
Résumé
The representations appear in all types of mythology in forms which come more or less from the devil or demons but with constant features.
These mythic images are always linked with the limit of what can be symbolised in destruction.
Consequently these representations or even delerium of being possessed can almost always be seen in moments of alternation between psychosis and perversion.
If a pervert can sometimes have a behaviour which can be defined as «diabolic» in his impulsive hold on reality, the psychotic is not perverse, as he begins to symbolize this tendency by a conviction of possession or in a more structured way by the development of these representations.
The exorcist ritual goes towards an active symbolization in which body, words and relationship with others resituate themselves.
Psychoanalysis, which is sometimes compared to a sort of exorcism, does not have this dimension of action and suggestion. It is however confronted, often implicitly as any discipline in which the human being is questioning his suffering, with the notion of «evil» where the problems of «pathos» and the basis of an ethic strangely meet.
Texte intégral
1Dans les cures psychanalytiques les impressions et délires de possession sont plutôt rares, sporadiques, discrets et surgissent dans un contexte de grande fragilité narcissique. Dans les expertises, la conviction d’être possédé, ou que l’autre l’est, apparaît parfois au premier plan durant l’entretien. Elle peut être à l’origine d’un acte meurtrier dont la victime est le plus souvent un proche parent : enfant, père, grand-parent. Ceci évoque l’article 64 du code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister ». L’énoncé de cet article soulève un véritable problème, car quand il y a meurtre d’un proche, l’acte violent a été commis le plus souvent dans une impulsion incontrôlée : « Ca m’a pris, ça a été plus fort que moi », telles sont pourtant les expressions souvent utilisées par les inculpés cherchant vainement et parfois de façon obsessionnelle à comprendre le sens de leur geste. Certains évoquent une force démoniaque.
2Dans l’origine du mot démon, il y a daïmon, qui désigne une puissance divine que chacun porte en soi et qui n’est pas forcément une force maléfique, mais plutôt une voix intérieure.
3Nous pouvons aujourd’hui nous poser la question : pourquoi cette forte résurgence des représentations d’« êtres diaboliques », que ce soit dans les propos de certains malades, dans la publicité, dans les médias ?
1. Les représentations du diable
4Le mythe du diable et des démons persiste avec force dans l’inconscient, quelles que soient les cultures. Il se retrouve dans toutes les mythologies et textes religieux. Nous citerons en exemple le Coran1 :
5V. 28 lorsque Dieu dit aux anges : Je vais établir un vicaire sur la terre, les anges lui répondirent : Veux-tu établir un être qui commette des désordres et répande le sang pendant que nous célébrons tes louanges et que nous te sanctifions sans cesse ? Je sais - dit-il - ce que vous ne savez pas.
6V. 29. Dieu apprit à Adam le nom de tous les êtres, puis, les amenant devant les anges, il leur dit : Nommez-les-moi si vous êtes sincères.
7V. 30. Loué soit ton nom, répondirent les anges ; nous ne possédons d’autre science que celle que tu nous a enseignée ; tu es le savant, le sage.
8V. 32. Lorsque nous ordonnâmes aux anges d’adorer Adam, ils l’adorèrent tous, excepté Eblis ; celui-ci s’y refusa et s’enfla d’orgueil, et il fut au nombre des ingrats.
9V. 34. Satan a fait glisser leur pied (Adam et Eve) (Sourate II).
10Cette représentation est évidemment proche de la conception chrétienne de l’ange déchu, refusant de se soumettre à Dieu, de s’incliner devant l’homme. Dans le bouddhisme le dieu Mara est le grand démon tentateur qui commande une troupe de monstres. Dans le Bardo Thôdol ou Le livre des morts tibétains2, un accompagnateur récite les formules suivantes : « Puissè-je ne pas craindre les troupes des divinités paisibles et irritées qui sont mes propres formes pensées, une terne lueur gris fumée venue de l’enfer paraîtra à côté de la sagesse, semblable au miroir, viendra aussi. Aussi, par la force de la colère, tu sera surpris et effrayé par la lumière blanche et tu voudras fuir ; tu te sentiras attiré par la terne lueur de l’enfer, ne sois pas attiré par elle ».
11Puis au huitième jour apparaissent des divinités irritées et détentrices du savoir, les divinités buveuses de sang : « Ô fils noble, le Grand Glorieux Bouddha Heruka, de couleur brun foncé avec trois têtes, six mains et quatre pieds, son corps émettant des flammes brillantes, ses neuf yeux grand ouverts, d’une fixité terrifiante, ses sourcils, tremblant comme l’éclair, ses dents serrées et brillantes, proférant des cris sonores, ses cheveux jaune-roux dressés et émettant des rayons, des serpents noirs et des têtes humaines fraîchement coupées formant des guirlandes autour de lui, son corps enlacé par la mère Bouddha-Krotishaurima qui, de la main droite, tient son cou et de la gauche porte à sa bouche une coquille remplie de sang, elle pousse des cris fracassants, des cris déchirants et des grognements comme le tonnerre. Ne les crains pas ! Ne sois pas effrayé ! Reconnais cela pour être une forme corporelle de ton intellect. N’aie pas peur, car c’est en réalité le Bhagavan Vairochana, le père-mère ».
12Cette représentation du démon bisexuel, formé d’un démon homme et d’un démon femme en étreinte, a la particularité étonnante dans ce texte d’être reconnue comme étant une création directe de l’imagination du défunt. Nous sommes donc loin de la représentation d’un démon créé par un Dieu antérieur à l’homme, comme le Dieu chrétien ou musulman. Il est effrayant, destructeur mais il n’a pas les caractéristiques traditionnelles du diable, c’est-à-dire celles de l’ange déchu, l’accusateur, le tentateur et le séducteur, le fascinateur qui illusionne, le lucide qui tourne en dérision, le destructeur au-dessus des lois, le prince des ténèbres.
13Il existe de nombreuses images dérivées du « démon ». Ce sont d’abord « les démons » : leur domaine est l’enfer, dans les entrailles de la terre, ce sont des êtres monstrueux, androgynes marqués par la confusion, mélange caractéristique de créatures diverses, hommes et animaux, forces obscures de l’ombre, vivant dans les « entrailles de la terre ».
14Dans la Kabbale3 les puissances démoniaques, les klippoth, peuvent apparaître le jour du Sabbat, les démons sont enchaînés, mais ils doivent rejoindre l’abîme à la suite d’un hymne :
« J’installe, en direction du sud,
Le chandelier mystique, et vers le nord, la table
Sur laquelle reposent les pains.
Le vin dans la coupe et les branches de myrte
Sont dédiés aux fiancés
Et aux faibles pour leur donner des forces.
………………
Ainsi les forces impures sont affaiblies
Et désormais dispersées
Et les démons menaçants enchaînés ».
15Dans le Talmud4, les démons sont créés le vendredi soir au crépuscule sous forme d’esprits ayant perdu leur corps, ils recherchent donc le corps des hommes. Adam est poursuivi par les démons féminins, les Succubes, après le meurtre d’Abel. Lilith est leur reine ; elles veulent accomplir l’acte sexuel (Zohar). Les enfants illégitimes et sans corps que l’homme aura engendrés en « perdant » son sperme dans les pollutions, plus particulièrement dans l’onanisme, l’assaillent le jour de son enterrement et le tourmentent. Comme nous pouvons le retrouver dans d’autres traditions, le rite conjuratoire consiste à tourner sept fois autour du défunt. Les fils du défunt ne doivent pas accompagner le défunt à son tombeau, afin qu’ils ne soient pas tourmentés par ces puissances démoniaques. Le corps du mort doit être purifié avant que les enfants puissent pleurer leur père.
16Les magiciens reçoivent des démons les connaissances (la connaissance de la Merkaba ou l’ordre du monde) leur permettant de créer des êtres vivants à partir d’eau et de terre, le Golem est ainsi créé (Jezira). Il s’agit d’une création alchimique de l’homme que les hassidistes allemands du temps de Paracelse imaginaient pouvoir être réalisée dans une fiole. L’homme ainsi formé par l’homme lui-même devient son serviteur. Le serpent est une autre représentation fréquente du « démon » alternant avec un symbole positif d’énergie psychique. Dans le rituel d’exorcisme catholique5, il est appelé « le serpent antique ». Il est souvent associé ou confondu avec l’image du dragon. Il représente une figuration du mal ou d’une force ressentie comme étant incontrôlable, même pour des patients n’ayant pas une culture chrétienne. Une patiente qui avait eu un épisode quasi délirant de possession (elle me voyait ou se voyait alternativement comme l’incarnation du diable ou d’un ange) et qui avait eu dans son enfance une maladie rare de la peau donnant l’apparence de brûlures, m’a raconté le rêve suivant :
17« Je regarde le ciel, je vois un dragon enlacé par deux animaux sacrés que je ne distingue pas, je ne comprends pas, le dragon ressemble un peu à un serpent, il est devenu lui même sacré, je dois avoir une voie secrète en moi, que je ne connais pas ».
18Ces représentations oniriques du serpent dans les rêves des patients sont à mettre en relation avec une angoisse de castration, mais aussi avec une représentation de la pulsion qui peut leur paraître destructrice. Cette figuration de la pulsion se rapproche de celle de l’énergie vitale que nous retrouvons dans les textes sanscrits. Ainsi dans le yoga tantrique l’énergie vitale (la kundalini) est figurée sous la forme d’un serpent lové à la base de la colonne vertébrale. C’est le serpent de la colonne vertébrale : en elle, le canal médian est entouré d’Ida (courant à caractère féminin et lunaire) et Pingala (courant à caractère masculin et solaire). Ida et Pingala entourent un canal médian enlacés et se rejoignent au sommet du crâne. L’énergie féminine et masculine, du sacrum au sommet du crâne, s’actualise dans le symbole du caducée.
19Dans les pratiques magiques taoïstes6, les maîtres fabriquent des talismans magiques protecteurs dont l’un des principaux, le « fou », consiste en la rédaction sur une tablette d’un contrat avec les bons esprits. Cette tablette est partagée en deux. Ils promettent de ne pas pécher, en retour ils sont protégés de la maladie. Ils doivent impérativement s’abstenir de pratiques masturbatoires, celles-ci étant considérées comme des relations sexuelles avec les fantômes et les démons. Ils peuvent aussi se protéger d’eux par des danses magiques qui se déroulent dans un mouvement en spirale. Tout le but de l’alchimie taoïste est de parvenir à l’immortalité par le rejet de l’âme « PO » (ou « âme sombre des passions »), du souterrain. Dans la culture chinoise7, « Kouei » représente l’âme inférieure attachée au sang et aux os pendant la vie. Elle quitte le corps après la mort, vagabonde et devient un revenant dangereux s’il n’y a pas eu rituel de deuil. Connaître les noms des démons permet d’avoir prise sur eux. Dans les rituels d’exorcisme du taoïsme, les démons sont les dieux du sol et de l’empire des morts, ils se manifestent dans la maladie. Ce sont des monstres avec des dents longues, ils vivent dans des marécages, vomissent des marécages putrides, lieux que l’homme ne peut ni cultiver ni habiter, lieux de la putréfaction, avides de chair humaines.
20Ainsi dans la mythologie chinoise, il existe une relation très directe entre l’absence du rituel de deuil, la maladie et l’apparition du démon qui vient tourmenter les vivants proches parents.
21Dans la théologie Zoroastrienne du dualisme (Avestas)8, Ahura Mazda, « désignant le bien, a créé à la fois le bonheur et le malheur » (yasna, LXV, 9). Dhalla, l’esprit mauvais, n’est pas l’adversaire du Dieu unique, mais seulement de l’esprit bienfaisant.
22Les paroles de conjuration s’expriment par l’« Acte de contrition » suivant :
23« O seigneur tout puissant, Ahura Mazdâ ! Puisse l’esprit du Mal être contenu ! Puisse-t-il être repoussé ! défait ! renvoyé bredouille ! Le mazdéen se protège jour et nuit de Daeva, le malin, par un cordon sacré contre ses entreprises, il doit réciter une prière particulière quand il le dénoue » (Avesta).
24« Quand le « diable » apparaît sous la forme d’un dragon, c’est alors « le monstre gardien du seuil, symbolisme de fermeture et d’arrêt, et de forces obscures qui assombrissent, affaiblissent la conscience et la font régresser vers l’indéterminé et l’ambivalent, le méchant qui grimace, le bouc avec ses deux cornes, ses pieds fourchus, des poils sur tout le corps, il n’est jamais à court d’apparence et peut se transformer en femme séductrice, mais toujours tentateur et bourreau ; la bête : il figure la chute de l’esprit ; déposséder l’homme de la grâce de Dieu pour le soumettre à sa propre soumission, il est la synthèse des forces désintégrantes de la personnalité, il est le diviseur : le diable, antithèse du symbole, régression vers le désordre, la division et la dissolution » (Y. Bonnefoy9).
25De nombreuses mythologies font ressortir le caractère hermaphrodite du diable : la bête avec un sexe d’homme et des seins proéminents. On peur s’interroger sur le sens de cette personnification.
26La représentation personnifiée du diable est une tentative de représentation, de symbolisation de pulsions destructrices se situant à la limite du refoulement. Ces représentations se retrouvent verbalisées surtout dans des délires à caractères mélancoliques, parfois schizophréniques. Elles permettent, au prix de grandes souffrances, d’endiguer les pulsions non organisées dans une structure. Cette représentation est à la limite de la perte d’âme dans l’urgence face à une désintégration de la capacité à rêver quand la conscience est aux prises avec la puissance d’une confusion dans le corps. Elle s’oppose à l’absence de la symbolisation et de la représentation chez les pervers.
27Cette représentation a la particularité d’émerger dans une articulation entre psychose et perversion ; elle surgit souvent dans le passage de l’une à l’autre. Ceci pose le problème de l’articulation entre ces deux positions psychiques, entre ce qui est une structure : la psychose, et ce qui est un fonctionnement : la perversion.
2. Entre psychose et perversion
28Dans la psychose, le délire de possession peut s’exprimer dans la conviction d’appartenir à quelqu’un d’autre. Ce sentiment peut aller de la simple impression d’être envahi, jusqu’à un véritable délire de possession. Nous avons pu constater dans l’anamnèse de ces patients qu’ils ont inconsciemment l’impression d’avoir à remplacer un mort. Soit qu’ils aient été conçus dans une période très proche de la mort d’un grand parent, soit que leur naissance coïncide avec la mort d’un proche, soit qu’ils soient appelés, dans l’inconscient familial, à combler un deuil impossible d’un parent ou grand parent. Le choix de leur prénom est souvent très révélateur de cette fonction de remplacement ; elle s’accompagne parfois même d’une recherche plus ou moins verbalisée d’une ressemblance physique, de traits de caractère entre l’enfant et le défunt. L’enfant aura ainsi à supporter le lourd poids d’une culpabilité et ambivalence qui à l’origine s’adressaient au défunt, mais qui sont désormais transférées sur lui. Ainsi, une ou même plusieurs personnes de l’entourage parviennent à opérer un véritable évitement d’un deuil ressenti comme trop douloureux ou inintégrable.
29Ce mécanisme peut être relativement conscient et verbalisé de la part de l’entourage. Son action pathogène est alors relativement limitée, et celui qui en est l’objet peut trouver des mécanismes compensatoires plus ou moins réparateurs, voire créatifs.
30Nous pouvons citer, entre autres, Rembrandt, Van Gogh, Dali venus remplacer un frère mort. Mais leur fonction de remplacement était claire. Ainsi l’activité créative (où la préoccupation de l’ombre et de la couleur noire est au premier plan), leur a peut-être permis d’éviter un effondrement massif dans le délire. Leurs préoccupations mystiques étaient cependant obsédantes et douloureuses. Dans son article « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle »10, Freud met en relation les crises du peintre Haitzmann avec la mort de son père. Ce peintre souffrait d’une grave inhibition, se manifestant surtout dans une incapacité à travailler et à créer. Afin de surmonter cet état, il écrit deux pactes avec le diable en ces termes :
31« Moi, Christophe Haitzmann, je signe ici, me vouant à ce seigneur pour être son propre fils pour neuf ans ».
32Le deuxième pacte écrit avec du sang :
33« Christophe Haitzmann. Je m’engage par écrit à ce Satan, promettant d’être son propre fils et dans neuf ans de lui appartenir corps et âme ».
34Le diable apparaît comme un substitut paternel. Nous pouvons penser qu’il représente une image idéalisée en négatif du père. Freud dans son article ajoute que ce délire a aussi sa source dans une culpabilité d’après coup. Il décrit la genèse de ce délire en ces termes :
35« Il y a là un processus psychique qui nous est bien connu, la décomposition d’une représentation impliquant opposition et ambivalence en deux contraires violemment contrastés. Mais ces contradictions dans la nature primitive de Dieu sont un reflet de l’ambivalence qui domine des rapports de l’individu à son propre père. Si le Dieu juste et bon est substitut du père, comment s’étonner que l’attitude opposée, de haine, de crainte et de récrimination, se soit formulée dans la création de Satan ? Transformation due à un « mode névrotique du deuil », une « obéissance après coup ».
36Le diable lui apparaît une première fois sous la forme d’un honorable bourgeois. « Mais dès la fois suivante, le diable est nu, difforme et a deux mamelles de femmes... un énorme pénis se terminant en serpent ». Freud y voit « l’attitude féminine par rapport à ce père, attitude qui atteint son point culminant dans le fantasme d’accoucher d’un enfant de celui-ci ». « Cela résulte du rejet de l’attitude féminine qui est ainsi une lutte contre la castration, et il trouve régulièrement sa plus forte expression dans le fantasme contraire, châtrer le père lui même, faire de lui une femme ».
37Si certains créateurs ont conscience du poids du deuil, celui-ci peut avoir des effets dramatiques, pathogènes, quand il est dénié et non verbalisé par l’entourage. Une patiente dont le principal symptôme était la lutte contre une impulsion obsédante au suicide, qui se sentait poussée par une force « démoniaque et invincible » à se jeter par la fenêtre, vint un jour à sa séance prise par des violents malaises et dans un état de stupeur. Au cours de la séance elle me dit qu’elle venait juste de chez sa mère qui venait de lui révéler « un secret concernant sa naissance » : avant sa naissance, elle avait avorté volontairement. Quelques mois plus tard prise d’un sentiment de perte, de culpabilité, dans l’impossibilité d’opérer un deuil, elle sera obsédée par le désir de tenter de compenser cette perte par la naissance d’un autre enfant. L’autre enfant était ma patiente. Cependant l’enfant avorté était toujours l’objet d’une nostalgie ; il aurait sans doute été selon ses désirs un garçon blond, un enfant perpétuellement idéalisé par sa mère. La révélation de sa mère a eu un effet de choc libératoire ; les impulsions suicidaires ont disparu. Quelques mois plus tard ma patiente a commencé à peindre et à vivre en partie de ses créations.
38L’internalisation d’un conflit familial dénié prend au corps. Ce qui n’est pas verbalisé s’exprime dans et par le corps. L’enfant exprime l’angoisse indicible par des maux de ventre. Ce sont ces enfants dont on dit parfois qu’ils ont « le diable au corps » quand ils sont dépassés par leurs propres excitations.
39Quand il est dénié ou ignoré, l’inconscient prend toute sa force dans l’illusion d’un sens du destin. Le psychotique submergé par son inconscient se laisse porter par lui ; la clairvoyance du psychotique rejoint la clairvoyance tout court ou les phénomènes de télépathie. La clairvoyance est une perception directe d’inconscient à inconscient de l’autre, elle est une vision directe du déterminisme inconscient qui pousse la personne vers un « destin ». Ce « destin » est présent dans les phénomènes de répétition qui se révèlent dans ce qui est appelé à juste titre la « malédiction », avec sortie possible par la « bén – ou bonne – édiction ». Le « bien dire » par l’autre seul, permet de se désenclaver d’un mal inconnu, violent, par la force des mots justes, de l’interprétation juste, prononcés par autrui.
40Le pacte avec le diable intervient comme une tentative malheureuse de dialogue avec un autre inventé, imaginaire qui apparaît comme un double narcissique partiellement protecteur de soi même. Ce double idéalisé dans le négatif ne peut devenir que destructeur comme l’est toute relation narcissique.
41— « Comment peut on avoir plus mal que lorsque l’on ne peut plus souffrir ? » (signé D C).
42Cet homme qui s’était voué au diable, invente des dialogues avec une femme démoniaque elle-même inventée, qu’il déclare être sa maîtresse, avec une telle insistance que son entourage croyait réellement à l’existence de celle-ci.
43Il lui fait répondre : « En scellant un pacte avec le mal pour pouvoir mieux s’offrir » (signé Sylvie). Quelques jours après il tuait son jeune enfant.
44La névrose traumatique peut, dans le contexte d’une structure trop fragile, se décompenser en psychose traumatique. Cette psychose traumatique est le lieu d’irruption de la perversion. La perversion a sa source dans l’inintégrable qui ne permet pas d’être. Le traumatisme violent, imprévisible, ponctuel est souvent inintégrable, car non représenté dans l’avant et l’après coup. En ce sens, il atteint l’horreur ; en cela, la perversion provoque la fascination même dans la répulsion. La fascination s’exerce toujours dans l’inintégrable de la perception et de la compréhension. Par exemple l’horreur de la perte d’un enfant peut provoquer la pétrification, c’est-à-dire la perte du mouvement par suite de la perte des affects. Tout comme en physiologie nous constatons que la douleur a son seuil de tolérance au delà de laquelle la personne atteinte « perd connaissance », la douleur psychique peut atteindre un seuil où il n’y a plus de circulation interne des affects ; c’est le gel des affects qui coupe de la réalité dans une sensation d’irréel. « Ce n’est pas vrai ! » entend-t-on à l’annonce d’une terrible nouvelle. La réalité est alors déniée, refusée globalement ; c’est le regard de la mère sur son enfant chez Van Gogh, le regard froid, figé.
45Le froid des affects caractérise la psychose blanche : c’est « la perte d’âme ». Même si le comportement garde une cohérence, le regard froid, le cœur froid, le rire discordant ne sont pas toujours loin de la dérision : « il laisse froid, son sourire est glaçant ». Dans les créations cinématographiques le diable a toujours une haleine froide, il provoque l’effroi et le froid, son sourire paralyse.
46Le psychotique se sent froid, diabolique ou possédé. Il ne l’est pas cependant, car dans cette représentation il évite la déreliction fondamentale du pervers qui, lui, est devenu « froid, diabolique, possédé » dans la perte de la représentation de ses affects, peut-être même de ses affects eux-mêmes. « J’étais fait de pierre et de glace, je deviens de laves et d’eau », m’a dit un jour un patient. Son rire sarcastique s’est transformé deux séances plus tard en sanglots spasmodiques.
47Le regard vide du psychotique devient aspirant et dévorateur chez le pervers. Le pervers a toujours une relation ambiguë et surinvestie par le regard.
48Dans l’univers sartrien fermé de Huis Clos, le regard est froid : « L’enfer c’est les autres »11. Ines déclare : « J’ai besoin de la souffrance des autres pour exister... Faites ce que vous voudrez, vous êtes les plus forts. Mais rappelez-vous, je suis là et je vous regarde. Je ne vous quitterai pas des yeux, Garcin ; il faudra que vous l’embrassiez sous mon regard... Je ne suis rien que ce regard qui te voit, cette pensée qui te pense ». Le tiers n’est plus médiateur, mais au contraire il clive, il divise pour régner. Son regard n’enveloppe pas, mais sépare. Le regard froid du psychotique devient dérision et rires sarcastiques chez le pervers. C’est un rire qui dépossède l’autre de son corps, détruit ses affects et sa capacité à penser. La dépression du pervers qui a atteint la détresse, est évacuée dans l’autre. L’autre vit alors la dépression à sa place et se trouve de ce fait détruit, psychiquement, voire physiquement, d’autant plus que la dépression évitée du pervers est un véritable gouffre, qui représente pour lui une menace vitale.
49Face à la psychose traumatique, le pervers passe à l’autre scène : le jeu n’est plus appréhendé dans une approche d’autrui, la réalité toute entière devient un jeu devant lui ; il essaie alors de manier les fils invisibles dans l’inconscient de ceux qu’il rencontre. Dans « cette autre scène », face au froid des affects, le pervers laisse surgir le brûlant des pulsions. C’est une sorte de mécanisme de survie où la personne reste connectée à la réalité grâce à la mise en acte des pulsions submergeantes : c’est l’enfer, la pulsion est évacuée, toute-puissante.
50Pour parvenir à cette survie, le pervers opère un clivage entre deux scènes : la réalité interne et la réalité externe. La réalité psychique interne de l’autre et de lui-même est déniée et réduite à une dimension quasi physiologique de plaisir. La réalité externe matérielle, au sens propre du terme, est surinvestie dans une relation ludique de manipulation. Le pervers présente la réalité extérieure à autrui telle qu’il la désire. C’est cette réalité ainsi reconstruite qu’il peut réinvestir, une réalité non frustrante, non inquiétante pour lui même, et parfois même séduisante pour l’autre ; c’est le sens de la tromperie ou du mensonge. Par dessus la réalité « objective », il plaque la réalité désirée où l’affect est agissant. Fasciné et soumis à une réalité insupportable, il essaie de fasciner l’autre par sa propre construction. Il peut voir la réalité seulement dans la distance de l’affect et le collage au corps sensoriel.
51Le pervers est « diable » ou « diabolique ». Diable tire son origine du mot grec signifiant « couper en deux » et « jeter de deux côtés », ce qui s’oppose au symbole de rassembler. Il agit donc comme tel, en ce sens que, s’il ne se sent pas possédé, s’il ne délire pas, il s’adapte à toutes situations en clivant et en maîtrisant autrui. Quand le pervers sort de son fonctionnement ou quand son fonctionnement est mis en échec, il se met à délirer. Décompensation et alternance entre psychose et perversion sont fréquentes chez les pervers incarcérés, ce qui ne facilite pas la tache des experts. La sortie du fonctionnement pervers s’effectue le plus souvent dans des sanglots spasmodiques, une dépression massive, parfois gravissime avec risque important de suicide, quand le corps ne peut être réinvesti. Dans sa tentation d’un désespoir muet, Judas se suicide.
52Dans le conte d’Andersen, « La reine des neiges »12, le petit Kay joue avec amitié avec son amie Gerda, mais un jour il reçoit dans l’oeil un morceau du miroir du diable. Il devient glacé, et possède alors la capacité de tout voir autour de lui avec une parfaite lucidité, tout ce et ceux qui l’entourent perdent leur importance. Le morceau du miroir diabolique partira avec des larmes. Le diable est aussi dans certains textes nommé « le grand accusateur ».
53L’arbre de la connaissance rend perspicace. Le regard du diable est perspicace et accusateur : il perçoit directement la faille chez l’autre, le point de fracture, il la dénonce. Cette façon de révéler la faille de l’autre est à la fois une manière de denier sa propre faille ou clivage, et de la projeter, de l’installer littéralement en autrui. La révélation de la vérité énoncée sans amour est destructrice. Le regard et le discours deviennent de ce fait accusateurs ou déréalisants.
54Le fonctionnement pervers se reconnaît dans l’impossibilité de créer ; l’arbre ne porte pas de fruit et se dessèche. Le fonctionnement pervers est le négatif du processus de création. Le pervers ne peut pas engendrer et transmettre, il ne peut que soumettre.
55La soumission imposée à autrui reflète sa propre soumission dans sa seule possibilité d’un investissement exclusif de la pulsion.
56Dans le même article sur « Un cas de possession démoniaque », Freud affirme : « Pour nous les démons sont des désirs mauvais, réprouvés, découlant d’impulsions repoussées, refoulées ».
57En fait, le pacte avec le diable semble aussi être le retournement du désir sur lui même, de la pulsion sur elle-même. C’est l’investissement inconditionnel de ces pulsions auxquelles le malade se soumet et ne peut plus résister.
58Dans son désespoir, il se soumet à l’emprise de la pulsion, ce qui de surcroît lui donne l’illusion d’être libéré. Cette « libération » est un déni d’une grave blessure narcissique qui provient d’un échec radical des processus de refoulement.
59« Quand on ne peut rien être, on veut tout avoir, tout posséder » m’a dit un jour un patient. Ce mouvement d’emprise de la pulsion sur la réalité externe ou le désir de puissance va jusque dans le désir de posséder le corps de l’autre et son « âme », l’emprise de son appareil psychique et, de là, sa capacité à penser, une « âme » de substitution à jamais insaisissable. L’investissement de la pulsion domine l’appareil psychique et sa fonction se rétrécit dans une emprise sur le réel qui fait fi de la réalité interne d’autrui. Le rapport au corps de l’autre se situe alors dans une dimension de possession : « Le corps de ma fille, c’est moi qui l’ai fait, alors c’est normal qu’il m’appartienne, que je la possède, qu’il me donne du plaisir et que je lui donne du plaisir », tel est l’argument étonnant, mais fréquent, de pères incestueux.
60Le pervers ne peut investir qu’un corps physiologique qui révèle son intériorité par des spasmes. Il en va de même pour le corps de l’autre. Le corps de la victime devient contenant, le pervers ne s’y projette pas, mais l’envahit. Il y aurait là une distinction importante entre le mécanisme de projection et l’envahissement interne d’autrui.
61Le surinvestissement de la pulsion trouve ainsi son acmé dans la pulsion génitale. Elle devient le feu dévorant des excitations, il lui faut trouver la vie dans le corps de l’autre qu’elle vide de son sang, de sa « substance psychique », à la façon du vampire.
62L’absence de structuration, d’ordonnancement dans les pulsions mène à la confusion des pulsions. Le « ça » a été plus fort que le « moi ».
63Le « démon » est une représentation fragile qui tente d’unifier dans une image le chaos des pulsions non victorieuses dans un sens ; la vie paraît dès lors dénuée de sens, absurde, vouée entièrement à la mort. La possession, si elle ne permet pas l’accès à un sens de vie, a une fonction de contenant de vie, provisoire certes.
64Je vais maintenant évoquer le problème particulier de l’épilepsie à partir de trois observations :
la première est celle d’une patiente suivie en psychodrame : jeune adolescente, elle a été victime d’abus sexuels de la part de son frère ; « J’ai été possédée par mon frère », disait-elle.
les deux autres sont des jeunes garçons vus en expertise, eux aussi victimes d’abus sexuels. Ainsi, en l’absence d’atteintes somatiques reconnues, l’épilepsie serait-elle une sorte d’envahissement non pas vraiment pulsionnelle, mais une rupture du système de parexcitation ? Dans les trois cas, il y a eu perte massive de l’activité onirique, le refoulement perdant sa fonction de filtre, mais se cristallisant massivement dans un mouvement d’oblitération total. Aucun ne présentait de fonctionnement pervers, de structure psychotique ; il n’y avait donc pas de risque de décompensation notoire. L’épilepsie pourrait donc être la résultante du chaos d’excitations inintégrables.
3. L’exorcisme
65Quels peuvent être le sens et la fonction des rituels d’exorcisme ?
66Dans le taoïsme, le rituel d’exorcisme s’accompagne de recettes diverses, basées sur des formules et danses magiques, talismans ; les prêtres taoïstes convoquent des armées transcendantes qui accourent du ciel ou qu’ils extraient de leur propre corps. Ils utilisent des pas spéciaux, des masques, des lances, marques sur les portes pour protéger les foyers au nouvel an.
67Dans l’Egypte ancienne l’incarnation du mal absolu est le démon Apopi, le dragon de l’abîme et des ténèbres, l’ennemi de Râ. La théologie mazdéenne dans la lutte de la lumière et des ténèbres fut transmise à l’Egypte par Hermès Trismégiste13. Voici quelques incantations de rituel d’exorcisme :
68Incantation pour repousser le démon Apopi :
« Pars ! recule ! Va-t’en, ô démon Apopi ; sinon tu seras noyé dansles profondeurs du Lac du Ciel,
Là où ton Père céleste avait ordonné ton massacre.
……………………………
En vérité, en l’attaquant, en le massacrant, j’accomplis tes volontés, ô Râ !
……………………………
Emasculé, tu seras à jamais, toi, Apopi, ennemi de Râ ! Jamais plus tu ne connaîtras les joies de l’amour !
……………………………
Tantôt tu t’arrêtes, tantôt tu reprends ton voyage ;
Et ton Oeil avance, lui aussi, irrésistiblement
Puissé-je ne jamais entendre aucun jugement défavorable de ta bouche!
……………………………
Voici Nut qui, parlant de moi, dit au plus doux des dieux :
« Regarde ! Il avance ! Il cherche et trouve sa Voie ! »
(Livre des morts des anciens Egyptiens).
69Dans les différentes formes d’exorcisme, nous retrouvons les données suivantes : la demande de secours à l’exorciste, l’appel à autrui formulé par le possède ou son entourage, la reconnaissance institutionnelle, le recours à un rituel, la mise en mots, le recours à des formules magiques, plus ou moins tenues secrètes.
70La fonction du rituel réside dans la reliaison du corps avec une représentation, verbalisée par autrui. Cette fonction symbolique restitue une place au préconscient médiateur entre le conscient et l’inconscient : elle s’opère par une libération par les mots, la demande à l’autre, la reconnaissance dans une institution.
71La répétition de « saintes formules » peut constituer une forme d’obsessionnalisation qui permet une intégration progressive. La répétition de mots n’est jamais vraiment répétition, car les affects sont présents dans l’intonation. Cette mise en mots est aussi « mise en scène » par l’exorciste de la violence présente chez le possédé, ce rituel autorise une verbalisation de la violence présente.
72Dans les injonctions au démon, l’exorciste intime l’ordre de partir et sortir du corps. Dans les préliminaires du rituel, l’exorciste revêt une tenue de cérémonie. Dans l’Orient mésopotamien, l’exorciste est une sorte de magicien ; pour le rituel il revêt un uniforme rituel sur lequel sont cousues des écailles, il trace un cercle magique sur le sol. Magicien signifie aussi « celui qui entoure ».
73De nombreux rituels débutent par l’évocation du monde infernal, par un bruit assourdissant, chaotique. Dans le chamanisme, le chaman s’identifie lui-même au « possédé » et répète ses gestes : il grogne, jette des cris perçants et des rires moqueurs.
74Le rituel religieux catholique transcrit dans le texte « De exorcisandis Obsessis a daemonio »1 comporte un certain nombre de consignes : l’exorciste doit se conformer strictement à ce texte, ne pas l’agrémenter de propos, remarques ou réflexions personnelles. Il doit avoir une vertu sans reproche, ne pas croire facilement en la possession, savoir reconnaître un état pathologique et au besoin confier le postulant à l’exorcisme aux médecins. De même, il laisse aux médecins le soin de donner des remèdes. Il doit toujours se méfier des ruses du démon pour le tromper. Sa principale ruse est de faire croire qu’il n’existe pas. Il faut se méfier des rémissions apparentes. Le démon peut laisser le malade dans une guérison simulée, il peut prendre l’aspect même du Christ ou même prétendre être l’âme d’un Saint ou d’un défunt. L’exorciste ne doit pas avoir recours aux sorcières, à toutes pratiques magiques ou de superstition. Dans une période préliminaire à la séance d’exorcisme elle-même, il doit observer une période de jeûne, de prières, demander l’aide divine. Le possédé lui-même doit se soumettre à cette même période préparatoire. L’exorciste doit demander l’aide d’une assistance insensible aux charmes féminins si la personne possédée est une femme. Le rituel doit avoir lieu dans une église ou un lieu privé « honnête. », où l’on place un crucifix, des reliques de saints et de l’eau bénite.
75Au cours de la cérémonie, l’exorciste interroge le « possédé » sur les causes et les origines de son obsession. Il fait le signe de croix. Lorsque le démon s’agite dans le possédé, l’exorciste répète particulièrement les paroles qui troublent le démon dans le corps du « possédé ». Il pose sur son cou une étole violette (le violet étant symbole de la mort). Il récite et fait réciter par le « possédé » des psaumes et prières. Il s’adresse au démon, en le nommant de différentes façons, notamment de « serpent antique », en le qualifiant d’« origine de tous les maux et de la douleur ».
76Ce rituel reconnaît la possibilité d’une dimension pathologique dans les crises du « possédé ». Si la psychanalyse a parfois été rapprochée, avec un peu d’humour, des pratiques d’exorcisme, elle s’en différencie certes profondément. Mais nous retrouvons cependant l’énonciation du refus de la perte et du manque. « Je suis venue en analyse pour avoir le droit d’exister, le droit de penser, le droit d’avoir des projets, le serpent que l’on veut empêcher de vivre devient violent ! » a dit un jour une patiente.
77Le patient libéré de ses peurs et du poids de son passé a la liberté de refuser la vie qui s’ouvre devant lui. Mais le refus qui s’énonce à autrui n’est déjà plus un refus, dans le sens où l’énonciation elle-même porte en elle le germe d’une reconnaissance de l’autre.
78La tentation de l’analyse est de s’arrêter sur la « lyse » sans prolonger son processus par l’accompagnement du patient qui se trouve alors confronté dans sa recherche de sens dans un projet (sens d’une convergence de ses désirs personnels restructurés et vectorisés). L’apparition d’un « Dieu intérieur » qui s’anime : voilà ce que recherche peut-être vainement le psychotique dans le rythme de ses balancements.
79Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas dans la psychanalyse une sorte d’idéologie cachée derrière l’éternel débat du clivage de la pulsion en pulsion de vie et pulsion de mort. Cette conception dualiste de la pulsion semble sous-tendue par une croyance dans une forme de pulsion de destruction entièrement indépendante d’une autre forme de pulsion tournée vers la vie, la construction.
80Cette conception rejoint celle de la philosophie de Zarathustra qui pose en principe l’existence indépendante du mal. Il ne s’agit pas d’une négation du Bien, ni d’une corruption ou d’un inachèvement de celui-ci mais d’une entité, une puissance active qui est l’ennemie du bien ; il existerait un conflit permanent. Dans cette conception religieuse, l’homme combat avec Spenta Mainyu, l’esprit bienfaisant : la vie est une croisade contre les puissances du mal ; la création entière, elle-même, doit s’élever, lutter pour aller vers la perfection en opposition irréductible au mauvais esprit : la puissance du mal personnifiée par Angra Mainyu introduit la discorde et la mort.
« Or à l’origine les deux esprits qui se sont connus comme jumeaux
Sont l’un le mieux, l’autre, le mal
En Pensée, parole, action. Et entre eux deux,
Les intelligents choisissent le bien, non les sots.
Et lorsque ces deux esprits se rencontrèrent,
Ils établirent à l’origine la vie »
(Yasna 30, strophe 3 à 5)
81La pulsion devient pulsion destructrice quand elle ne peut s’extérioriser et s’orienter dans un sens de reliaison, du « religare » et du dépassement d’un clivage intérieur. La science elle-même perd son sens quand elle approche le corps comme un objet dénué d’intériorité, vide d’affect.
82Dans ce sens le « mal » est le « bien » qui ne peut advenir. La pulsion de vie passe par la reconnaissance du corps dans sa sensorialité, médiatisées dans le préconscient par la représentation. Elle est la source de la capacité de la transformation du réel dans le sens de la création.
Notes de bas de page
1 Le Coran, Ed. Gallimard. 1985.
2 Le Bardo Thödol : Le livre des morts tibétains, Trad. française par M. La Fuente. Ed. Maisonneuve, 1972.
3 Le Zohar. Trad. J. de Pauly. Ed. Maisonneuve et Larose, 1970.
4 Le Thalmud de Jérusalem, Trad. Schwab. Ed. Maisonneuve, 1932.
5 Sir WOODROFFE J., La Puissance du serpent. Ed. Dervy, 1977.
6 DORE H. Recherches sur les superstitions en Chine. Lao Tseu et le Taoïsme. T.XVII
7 BONNEFOY Y., Dictionnaire de la Mythologie, Ed. Flammarion, 1981.
8 DARMESTETER J., L’Avesta, Ed. Maisonneuve, 1892.
9 BONNEFOY Y., Dictionnaire de la Mythologie.
10 FREUD S., « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle », In Essais de psychanalyse, Ed. Gallimard, 1976.
11 SARTRE J.-P., Huis dos, Ed. Gallimard, 1947.
12 ANDERSEN C., La Reine des neiges, Ed. Gallimard.
13 Le livre des morts des anciens Egyptiens, Trad. Kolpaktchy, Ed. Dervy, 1983.
Notes de fin
1 Je remercie vivement Vincent Coiffet qui a bien voulu me traduire le texte « De Exorcisandis Obsessis a daemonio ».
Auteur
Université Catholique de Lyon.
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