Chapitre II. Rapport à la mort
p. 83-121
Texte intégral
1La littérature n’a cessé au long de son histoire de recueillir les cris et les soupirs de l’être humain confronté au phénomène de l’inconnaissable même, la mort, mystère d’autant plus angoissant qu’il touche chaque individu. Et quand bien même la philosophie grecque déclarait déjà la question absolument insoluble et donc négligeable, des récits bibliques et homériques jusqu’aux errances narratives contemporaines, d’Antigone à Ivan Illich, de Hamlet à Joseph K., l’écriture apparaît comme intimement liée à cette interrogation.
2L’écriture est en effet manque ou plutôt manifestation d’un manque. Sinon pourquoi l’écrivain demanderait-il au langage d’encore produire, au-delà des besoins de la communication, dans une gratuité d’utilisation, une économie toujours en excédent ? La littérature est un surplus, répondant à une demande constante puisqu’elle parcourt même les siècles où mythes et religions suffisaient à taire les angoisses humaines. L’absurde que la littérature interroge ou qu’elle traduit ne date pas de notre modernité. L’écrivain a tissé ses offrandes de mots de tout temps. Pour quels dieux ? Le temps précisément. Et la mort qui apprend à l’homme qu’il n’aura jamais le temps d’être éternel, que tout s’achève, que tout a une fin, manque fondamental auquel l’homme tente de répondre avec ce qui le fait homme, c’est-à-dire le langage. L’écriture. Qui veut figer le temps, l’arrêter, le rendre éternel, immobile, qu’il ne passe plus. Elle va donc le choisir comme matériau privilégié, va le mêler à ses mots, comme on apprivoise le vent ou l’orage. L’écrivain, c’est Orphée, Faust, Don Juan, le courage de s’enfoncer dans la nuit, et le risque de s’y perdre. Ne plus revenir. Ce qui paradoxalement est la visée de toute écriture. Les mots tendent au silence car celui-ci marquerait l’arrêt du temps. D’où peut-être aussi la propension au suicide chez les écrivains. La mort ne fait pas peur : à trop combattre, on finit par être intime avec l’adversaire.
3Kafka écrit dans son Journal le 13 décembre 1914 :
4« Dernièrement chez Félix. Au retour, je dis à Max que, à supposer que mes souffrances ne soient pas trop grandes, je serai très satisfait de mourir. J’oubliai d’ajouter – et je l’ai omis à dessein par la suite – que ce que j’ai écrit de meilleur tient à cette capacité que j’ai de mourir content. »
5L’oubli et le silence ultérieur indiqués par Kafka ne signifient-ils pas que ce qui est dit là plonge au plus profond de l’expérience d’écriture ? Non seulement l’écriture est liée au commerce de la mort mais la jouissance de ce rapport est garante de la réussite de l’écriture : le désir d’écrire comme un désir de mort. Il a été montré comment dans la pensée freudienne le désir de mort occupe une place centrale dans l’économie psychique, éclairée par l’équilibre pulsion de vie/pulsion de mort, et comment à partir de cette théorisation il est possible de situer le désir d’écriture, face à la réalité et à son principe, du côté du travail de deuil et du processus mélancolique, s’accomplissant tous deux uniquement à travers le langage, (voir Menahem, 1988, pp. 29-48).
6Les personnages de Kafka semblent également mourir contents : nulle angoisse chez Gregor Samsa pas plus que chez Joseph K. Eux qui s’épuisaient dans des écrits vains (rapports, lettres, requêtes) reçoivent à l’instant de la mort une satisfaction évidente : le récit, au demeurant, ne leur survit pas.
7Blanchot (1981), dans un texte intitulé La mort contente (et faut-il prendre ce dernier mot comme verbe ou adjectif ?), explique que si l’art a partie liée avec la mort, c’est que celle-ci représente l’extrême, l’extrême absolu comme on dit le pouvoir absolu. La maîtriser serait combler ce manque paradigmatique que nous évoquions plus haut. Plus encore, pour Kafka, la mort apprivoisée, anticipée, pré-vécue, est ce qui permettrait l’écriture, sa possibilité, sa condition et son but. « Écrire pour pouvoir mourir – mourir pour pouvoir écrire », Blanchot grossit à dessein l’« exigence circulaire » des mots de Kafka pour les confronter à cette autre idée communément admise de l’art-contre-la-mort, de l’œuvre faite non pour la vie mais pour la survie, surmonter l’oubli des âges, le temps qui passe et efface, s’inscrire dans l’histoire et la mémoire. Proche de la réflexion sur l’agir de Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, Blanchot dénonce la prétention de cette survie individuelle face à la nécessité d’une action « vraie », accomplie anonymement dans le monde et pour la venue du monde « [qui] semble affirmer sur la mort un triomphe plus juste, plus sûr, du moins libre du misérable regret de n’être plus soi ». L’anonymat d’une telle écriture, loin d’être abaissement de l’individu, négation de son destin, en devient glorification et accomplissement, une histoire victorieuse du temps qui se hausse au-dessus d’une nature ignorant ce combat. Ainsi faut-il comprendre la phrase de Malraux (197 1, p. 60) : « Il n’est qu’un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort. » Et ce n’est pas du domaine de la mort que l’homme arrachera une quelconque victoire mais des mains de la mort. Celle-ci est concurrente, agissante, elle est mouvement, elle devient écriture.
8L’opposition des deux conceptions – écrire pour la mort, écrire contre la mort – n’est pas telle cependant qu’on n’en puisse tirer une conclusion commune : les deux affirment la relation quasi consubstantielle de la littérature et de la mort, et non sur le seul plan thématique. S’en étonnera-t-on ? Si l’aporie bien connue sur l’impossibilité d’expérimenter consciemment la mort et donc d’en parler la bannirait de pouvoir être sujet littéraire, une pirouette hégélienne peut la rétablir dans tous ses droits expressifs. En effet, puisque tout dire est suppression de l’objet en se substituant à sa réalité, il en ressort ce double postulat : on ne parle jamais de la mort puisqu’en en parlant, on l’efface, mais on ne fait qu’en parler puisqu’en parlant, on ne fait qu’effacer le réel.
9La citation de Kafka nous invite cependant à prendre conscience d’un changement majeur : alors qu’auparavant, distanciation mythologique de l’Antiquité, danse macabre du Moyen Age, fascination baroque ou effroi romantique, la mort était considérée dans son extériorité, dans sa menace, dans ce qu’elle fait peser de destin sur l’être humain, la conscience et l’écriture modernes l’intègrent dans l’aventure de l’intériorité individuelle. Elle demeure certes expérience qui par définition sera terme et achèvement incommunicables, mais l’écriture fait désormais de cette impossibilité même une visée qui la nourrit et la façonne. Le silence de la mort devient l’envers indissociable du projet littéraire. L’écriture de la mort rejoint la mort de l’écriture si l’on sait depuis Mallarmé et Kafka que c’est là ce à quoi tend toute écriture et ce en quoi elle s’inscrit dans notre modernité, elle qui a aussi fait de l’intégration du néant dans l’être et dans l’histoire le triste horizon du devenir humain.
10Dès lors, l’existence d’une production romanesque portant sur l’expérience fatale du sida apparaît comme le dernier avatar de cette modernité littéraire.
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11Il est possible de classifier le traitement de la mort en littérature selon trois grilles d’analyse :
121) La première s’attacherait à considérer si le phénomène est traité dans sa dimension collective ou son aspect individuel, chacune de ces perspectives entraînant une modalité d’écriture particulière. Dans la première catégorie entrent les récits de guerre, les épopées, les chroniques de la peste ou autres épidémies, et enfin les textes concernant les exterminations et génocides, notamment ce genre tragiquement né au XXe siècle qu’un critique américain, L.L. Langer, a pu baptiser « la littérature de l’atroce » pour désigner les récits nés de l’expérience des barbaries modernes (Shoah, Goulag, Hiroshima, Vietnam, Cambodge...). La seconde catégorie inclut les textes mettant l’accent sur l’individu face à la/sa mort, qu’elle soit naturelle, accidentelle, volontaire ou due à la maladie.
13Les deux catégories ne sont certes pas totalement distinctes. Des ouvrages comme Mort à Venise ou Le Pavillon des cancéreux s’inscrivent dans les deux perspectives. La question se pose également pour la fiction romanesque traitant du sida. Par ailleurs, si la dimension collective est privilégiée, le traitement symbolique et idéologique du thème place parfois notre corpus davantage dans le genre des récits d’extermination que des récits de maladie ou d’épidémie.
142) La deuxième approche s’attacherait à distinguer les textes où la mort n’est qu’un thème traité à l’intérieur d’un cadre formel et générique non spécifique et les textes dont l’événement de la mort génère la forme même. A ces derniers appartiennent les méditations sur le « memento mori », le testament, l’oraison funèbre, l’épitaphe et autres textes funéraires. L’analyse de notre corpus révélera que, dans plusieurs cas, la perspective fatale et le projet d’écriture sont identifiés comme même instance créatrice (Hervé Guibert ou Robert Ferro notamment).
153) La troisième grille étudie les divers énoncés thématiques du traitement littéraire de la mort. Ces énoncés peuvent répondre à une instance esthétique, philosophique ou affective mais ces perspectives étant souvent confondues, il apparaît peu pertinent de les distinguer. De même, les catégories que nous introduisons n’ont qu’une valeur classificatoire qui ne rend pas compte des richesses signifiantes des œuvres et nos exemples sont d’emblée donnés comme discutables. Dans ces représentations, la fascination se mêle à la répulsion et cette ambiguïté tient évidemment à la nature d’un phénomène toujours présent à la conscience humaine dont l’expérience, cependant, sera à jamais absente.
16La mort peut donc être perçue comme fatalité (naturalisme et réalisme), comme exemple de sacrifice ou d’héroïsme (récits de chevalerie), comme délivrance (romantisme allemand : Novalis, Jean-Paul, Kleist notamment), comme scandale (romantisme français : Hugo et Baudelaire notamment ; littérature russe), comme inspiration et aspiration (symbolisme et décadence : Huysmans, Rémy de Gourmont), comme révélation et/ou érotisme (Bataille, Mishima), comme signe de l’absurde à un niveau individuel et collectif (Camus, Wiesel), comme travail de la déconstruction et du silence à l’œuvre dans toute écriture (Blanchot), comme instrument de dérision (Marquez, Lowry), comme symbole de déclin (Thomas Mann, Joseph Roth). Évoquer Melville, Conrad ou Marguerite Duras suffira à exprimer la difficulté herméneutique et la fragilité méthodologique de la présente classification.
17Dans notre analyse du corpus romanesque portant sur le sida, nous avons emprunté aux questionnements des trois grilles précédemment décrites.
18A.N.
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Problématique de la mort
La mort elle-même, apparemment, avait reculé, redevenant l’abstraction qu’elle était pour la plupart des gens – pas réelle, pas imminente ; mourant peut-être, mais pas mort. (Second Son, p. 131)
Je ne mourrai jamais parce que je suis déjà mort. (Eighty-Sixed, p. 260)
19Ces deux formules illustrent sans doute la perspective dominante sur le mourir et la mort dans notre corpus. L’ensemble des données recueillies (représentations, conceptions et réactions face à la mort) mettent l’accent, dans l’appréhension du phénomène, non sur le terme qu’il représente mais sur le processus y conduisant : le mourir, ce que souligne l’amante du narrateur séropositif dans Les Nuits fauves :
– Je suis malade.
– Ça n’a pas d’importance. Ce qui est écrit, ça n’est pas ta mort, c’est la proximité de ta mort, son poids sur toi chaque jour multiplié. (Les Nuits fauves, p. 60)
20À la différence des représentations suscitées par les fléaux du Moyen Age (peste, choléra) ou par la syphilis, la fiction romanesque sur le sida ne présente qu’une faible élaboration symbolique de la figure de la mort. La mort ne revêt plus la dimension corporelle ou animée qu’elle a possédée depuis les mythologies antiques jusqu’aux courants romantiques et expressionnistes modernes. Comme l’a montré Vovelle (1983) dans son histoire de la mort, le Moyen Age est une période dans laquelle l’iconographie, le vocabulaire et les discours font de multiples références à l’au-delà, en particulier à l’enfer. C’est entre le XIIIe et le XVe siècles qu’apparaît la personnification de la mort. Le cadavre devient alors un thème majeur de l’art funéraire, tout comme les références au macabre et au triomphe de la mort représentée par un squelette de sexe masculin ou féminin. À partir de la Renaissance, l’expression religieuse s’effacera progressivement alors que la pensée humaniste prendra le dessus. Les images de l’enfer s’estompent et le discours rationaliste tend à occulter le rapport à la mort ou à le conceptualiser philosophiquement et scientifiquement. Les émotions et l’imaginaire cèdent alors la place aux idées. Au XIXe cependant, le romantisme réintroduira les thèmes rattachés à la mort, autour des représentations liées aux esprits, aux fantômes et au diabolique. Au XXe siècle, l’imaginaire de la mort s’exprimera en particulier dans la peinture expressionniste et surréaliste ainsi que dans le courant philosophique de l’absurde. La mort devient alors, comme le souligne Vovelle, le révélateur métaphorique du mal de vivre.
Personnification de la mort
21Si au Moyen Age la mort était représentée sous des formes allégoriques multiples (la camarde, les cavaliers de l’Apocalypse, le squelette, l’ange...) et essentiellement comme masque ou visage atteint dans le cas de l’infection syphilitique, elle est rarement figurée avec des attributs physiques dans notre corpus. Comme nous l’avons indiqué, dans les autres épidémies, la mort personnifiée apparaît dans l’expérience individuelle comme achèvement. Elle a donc un rôle et une place à part que sa figuration signifiera. Dans le sida, à l’opposé, la mort est un parcours qui suit le malade dès l’irruption de la maladie : sa force de figuration comme sa menace sont moindres. Cette faiblesse de symbolisation reçoit aussi d’autres explications : elle confirme d’abord l’aplatissement de l’imaginaire de la mort en Occident. En second lieu, elle peut être due à la nouveauté du phénomène limitant ainsi la durée nécessaire à une élaboration socio-symbolique. Le sida a également été dès son apparition articulé à un discours médical qui a empêché le processus fantasmatique à l’œuvre dans le passé. Enfin, la perception que la maladie atteint des groupes-cibles particuliers a pu favoriser la résistance de la société à l’intégrer dans son imaginaire collectif.
22La personnification de la mort dans notre corpus connaît des degrés d’élaboration symbolique divers. Au degré le plus abstrait où la mort n’est même pas nommée, on trouve une image signifiante en elle-même qui n’est pas sans rappeler la symbolique auto-référentielle de l’écriture expressionniste :
Chacune des chambres qu’il partagerait jamais avec Neil donnait sur un couloir carrelé rempli de doctoresses et d’infirmières. Il en avait toujours connu l’existence, mais aujourd’hui la porte d’accès en avait été brièvement ouverte. (L’Écharde, p. 140)
23À un second degré, la mort reçoit un traitement iconographique indirect, par exemple sous la forme d’images picturales aux référents mortuaires variés, un tableau italien du XIXe siècle par exemple, où le deuil se conjugue à la souffrance et à l’amour, signe de la mort-sida que Guibert décrit ainsi :
Le tableau s’intitulait : Après le duel, on y discernait en second, dans le bas à droite, une chemise d’homme souillée de sang en train de sécher, avec la marque de la main qui l’avait arrachée du corps [...] : le jeune modèle était-il l’assassin de la victime emportée hors du tableau ? ou le témoin ? était-il son frère ? son amant ? son fils ? (À l’ami..., p. 73 ; voir aussi Le Protocole compassionnel, p. 155)
24La représentation iconographique peut être médiatisée par la référence au décès d’une star de cinéma. Rock Hudson, qui par sa dimension spectaculaire offre l’image du tragique moderne. À un autre degré, la symbolisation tendra à l’allégorisation – au sens classique, à savoir le processus par lequel l’élément signifié est exprimé par une image codée et investie culturellement. Cependant ce processus peut-être réinterprété. On constate par exemple chez Guibert une dynamique d’hybridation (que certains voient comme une marque de post-modernisme), à savoir la citation d’une image culturelle traditionnelle mais traitée avec distanciation, un réagencement d’éléments symboliques, ne respectant pas l’ordre signifiant d’origine :
Cette ébauche de baise me semblait sur l’heure d’une tristesse intolérable, j’avais l’impression que Jules et moi nous étions égarés entre nos vies et notre mort, et que le point qui nous situait ensemble dans cet intervalle, d’ordinaire et par nécessité assez flou, était devenu atrocement net, que nous faisions le point, par cet enchaînement physique, sur le tableau macabre de deux squelettes sodomites. (À l’ami..., p. 156)
25Dans Les Nuits fauves, la symbolisation de la mort apparaît également hybride, dans la mesure où la visée abstraite se heurte à la présence du corporel, le sang et le sexe, signifiants privilégiés du sida que le narrateur associe :
Je sentais la mort s’approcher ; non pas avec les yeux de Laura, mais comme deux images mélangées : la mort abstraite, unie, et sur elle les yeux de Laura incrustés. Et cette mort n’était pas la mienne, même si son odeur me rappelait qu’elle m’attendait bras ouverts, sexe offert. Une fleur de sang sous ma peau. (Les Nuits fauves, p. 52 ; voir aussi p. 15)
26La mort peut abandonner toute figuration pour devenir un nom propre – procédé fréquent dans la littérature moderne qui cite des éléments mythologiques en faisant l’économie de leur représentation-, allant jusqu’à la simple identification par l’initiale : « le mot avec un M majuscule ». (Afterlife, p.222).
27De même qu’une lecture du post-modernisme interprète l’usage de citations tronquées ou infidèles comme le désir de se rattacher à une tradition tout en avouant son éloignement, on peut voir dans la faible symbolisation de notre corpus la difficulté de traiter la mort attachée au sida selon des modèles signifiants traditionnels sans toutefois pouvoir en nier la nécessité. La mort apparaîtra dans un rapport indirect comme une inquiétude, un soupçon, une menace dont les narrateurs ou les personnages s’attacheront à deviner l’ombre :
J’ai senti venir la mort dans le miroir, dans mon regard dans le miroir, bien avant qu’elle y ait vraiment pris position. Est-ce que je jetais déjà cette mort par mon regard dans les yeux des autres ? Je ne l’ai pas avoué à tous. Jusque-là, jusqu’au livre, je ne l’avais pas avoué à tous. (À l’ami..., p. 15)
T’as le choix : soit tu gagnes la vie, soit tu gagnes le précipice de la mort, c’est toi qui vois [...] Tout ce que je peux te dire, c’est que la mort est sur ton visage, [...] je la vois [...] (Les Nuits fauves, pp. 146-147)
« Je suis en train de mourir [...] Je le sens tous les jours [...] Elle vient dans la chambre quand je suis seul. Elle s’éclipse quand ils entrent [...] »
« Qui ça ? »
« La mort. Parfois je la vois dans les yeux des gens. Ils me regardent et c’est la mort qui pose son regard sur moi. » (Second Son, p. 167)
28Enfin, au degré de symbolisation le moins prononcé, la mort renvoie uniquement à un référent corporel, « sous forme d’une petite boule douce, comme celle que les femmes découvrent, un soir, un matin, ou dans leur bain, en se tâtant les seins » (Adieu l’amour, p. 157) ou bien à un jugement de valeur définitif qui en définit l’horreur absolue :
La mort est hideuse, il n’y a rien de plus à en dire, tout homme de cœur ne peut que la haïr avec la dernière énergie, cria-t-il [...] Ah ! tu m’énerves à la fin. Je suis sûr que tu n’as jamais visité le service sida dans un hôpital. (La Gloire du paria, pp. 99-100)
Destin et inéluctabilité de la mort
29Tout processus symbolique implique un processus de distanciation où le sujet situe son expérience dans le champ collectif. La littérature assure deux fonctions contradictoires dans son traitement de la mort. Expression humaine, d’une part, elle tend naturellement à nier le phénomène fatal en s’inscrivant par définition dans une dynamique de transmission, de continuité. Mais d’autre part, en tant que reflet de la condition humaine, elle ne peut qu’en proclamer l’inéluctabilité : « La Mort était le but de la vie, inéluctable et sans possibilité de l’adoucir. » (Gentle Warriors, p. 3) pose Gregg, le personnage principal de Gentle Warriors, dès le début du roman.
30Du fait que le sida ne connaît pas encore de traitement, l’inéluctabilité de la mort est intrinsèquement associée à l’annonce de la maladie. Contracter le virus équivaut à sceller son destin par une mort certaine que le narrateur des Nuits fauves redoute : [...] ce téléphone ; surtout ce téléphone qui décide de la vie et de la mort, qui annonce les ravages de la maladie, la multiplication du virus. (Les Nuits fauves, p. 147)
31Deux réponses philosophiques sont alors envisageables : l’inéluctabilité investie négativement, subie passivement en y reconnaissant un sens indéchiffrable pour l’être humain (fatalité) et l’inéluctabilité investie positivement (destin) contre laquelle la liberté humaine peut se révolter pour lui donner et se donner un sens.
32Il semble que le premier modèle domine de façon marquée dans les textes de notre corpus. Cette perception peut s’accompagner d’une révolte impuissante :
Dieu n’était qu’un bûcheron fourbe qui profitait de ce que la terre devînt aveugle dans l’hiver pour avancer à pas feutrés et bâillonner par surprise, jusqu’à ce qu’ils expirent, les enfants qui continuaient à s’aimer dans le secret des forêts enneigées. (Les Quartiers d’hiver, pp. 44-45)
33La mort y est définie dans une perspective naturaliste comme un phénomène normal, la conséquence logique, inévitable de la maladie :
Avec le temps, les experts commencent à croire que tous ceux qui sont infectés développeront des symptômes et mourront » disait l’article. Ça fait bizarre de lire quelque chose sur sa propre mort en termes si généraux. (« The Times as it knows us », p. 100)
Dans le sida, la mort est inéluctable. Si tes personnages n’ont pas le sida, tu auras trompé ton public. S’ils l’ont, ce n’est pas la peine d’écrire une pièce. Sida égale mort. En trois mois ou en deux ans, par pourrissement, par étouffement, par asphyxie, par liquéfaction, de n’importe quelle façon mais toujours sans appel ni échappatoire. (La Gloire du paria, p. 99 ; voir aussi Afterlife, p. 149 ; Tangled Up in Blue, p. 143)
34La conception naturaliste va jusqu’à se confondre avec une attitude fataliste qui élimine toute forme d’espoir. Dans le même sens, elle peut s’effacer devant une conception iatrogénique où l’hyper-médicalisation devient source de mort au lieu de la prévenir, ce que Mark, le héros de Second Son, constate :
« C’est dangereux dans les hôpitaux, ces temps-ci. Tout le monde meurt. »
« Oui, c’est la nature de la maladie. »
« C’est la nature des hôpitaux, » insista-t-il. « Les médicaments sont tous trop forts. Trop dégueulasses. C’est comme ça depuis le début. Tout le monde meurt. » (Second Son, p. 151 ; voir aussi p. 167)
35Cette perception de l’inévitabilité introduit un changement paradigmatique quant à la conscience individuelle de la mort. Selon Ariès (1967), on peut dégager quatre étapes dans l’évolution des attitudes face à la mort en Occident. La « mort de tous » entre le VIe et le XIIe siècles est remplacée ensuite par la « mort de soi ». Entre le XVIe et le XIXe siècles, la mort des autres, ceux des êtres chers, débouche sur la « mort de toi ». Par contre, au XXe siècle, la mort est occultée, sauf dans la dimension spectaculaire de la violence. On peut ajouter à cette analyse que le XXe siècle insiste en revanche sur la mort du moi, autant dans un sens phénoménologique que métaphysique.
36Le sida, par son double aspect fatal et épidémique, réduirait la dimension d’altérité dans la perception de la mort et amènerait la conscience individuelle à la certitude de sa propre finitude dans la mesure où l’autre qui meurt ou va mourir, c’est déjà le même. La dimension micro-sociale du milieu atteint par le sida amplifie la preuve et la probabilité de la mort de l’individu dans une dialectique complexe entre la mort de soi, de moi, de toi et de tous :
[Ce] n’était pas tant l’agonie de mon ami que j’étais en train de décrire que l’agonie qui m’attendait, et qui serait identique, c’était désormais une certitude qu’en plus de l’amitié nous étions liés par un sort thanatologique commun. (À l’ami..., p. 102 ; voir aussi Les Nuits fauves, p. 140 ; Ève, p. 162)
Mais maintenant Marc a peur de le regarder. Il ne veut pas lire ses propres funérailles sur le visage de Ricardo. (The Ride Home, p. 314)
37L’inéluctabilité de la mort sera reçue par des attitudes et des conceptions divergentes qui vont de la mort comme instance totalement dénuée d’impact sur la conscience individuelle jusqu’à la mort considérée comme élection :
La mort était une marque d’élection alors que la vie donnait grossièrement en abondance tout ce qu’on voulait – plein de temps perdu et gaspillé-, incapable de délivrer tout ce qu’elle offrait et contenait : tout cet air qu’on n’avait pas respiré, toutes ces personnes, ces endroits, ces vies qu’on n’avait pas connus [...] (Second Son, p. 131 ; voir aussi L’Écharde, p. 89)
38Si la mort est une donnée de la vie, elle peut être aussi perçue comme ouvrant sur une dimension transcendante : foi en l’immortalité de l’âme (voir Second Son, p. 131, par exemple) ou mémorialisation de et par l’amour, ainsi que Dennis, un ami de B. J., le narrateur de Eighty-Sixed, l’indique :
Tout le monde meurt, B.J. Ça fait partie de la vie. Nous survivons dans le souvenir et dans l’amour. Pour moi, c’est inconcevable que l’esprit puisse disparaître. Je ne peux tout simplement pas l’accepter. (Eighty-Sixed, pp. 259-260)
39La mort peut être aussi perçue comme un phénomène dont l’acceptation ou le refus détermineront la nature normale ou scandaleuse, sans retour :
Avant on disait : « Comment peut-on vivre comme ça ? » Maintenant, la vraie question, c’est : « Comment peut-on mourir comme ça ? » (Horse Crazy, P. 98)
« Tout simplement, je ne pense pas qu’on devrait avoir peur de la mort. C’est tout à fait O.K. de mourir. »
« Peut-être pour toi, mais pas pour moi. Et je pense que tu es un vrai crétin de penser comme ça. Et je pense que tu risques de faire bien du tort en prêchant ce genre de merde. » (Plague, pp. 119-120)
[...] de la mort qui n’est pas une porte qui se ferme, elle s’ouvre pour laisser entrer ; de tout cela il devrait être question. (Ce sont amis..., p. 34)
40Elle pose aussi un défi qui appelle une réponse sociale dépassant la seule réaction primaire, émotionnelle et personnelle, ce que comprend James, un travailleur social, après avoir lu « des livres sur la peste, l’Holocauste, Hiroshima, l’esclavage, l’apartheid » et « tous les romans parus sur le sida » :
« Quand les gens sont face à la mort, » dit James, « surtout une mort délibérée, injustifiée, qu’on pourrait éviter, ils semblent avoir seulement deux réactions. Pourquoi moi ? et : je ne veux pas mourir. »
« Et les écrivains de l’Holocauste, comme Primo Levi par exemple ? »
« Eux, ce sont des survivants, » dit-il. « Je parle d’être face à la mort. La seule réaction qu’on puisse réellement avoir est banale parce que la mort est la dernière expérience de la vie. Ce n’est pas comme l’amour. On ne regarde pas en arrière. Le défi, c’est de transformer un vide personnel terrible en effort collectif pour essayer d’aider les autres à éviter le même sort. Mais cette réaction, pas habituelle, signifie qu’il faut lutter contre les réactions humaines ordinaires. » (People In Trouble, p. 147)
41Comme le souligne Guibert, cette mort « nouvelle, originale et terrible » (À l’ami..., p. 27) peut être vécue non comme un événement contingent mais s’illuminer des affects d’une fascination renouvelée qu’il s’attache à explorer. Encore une fois, la mort, plus qu’un phénomène, s’affirme comme une conscience : « [...] je n’avais plus besoin de son décorum mais d’une intimité plus grande avec elle [...] » (À l’ami..., pp. 149-150)
42La proximité de la mort et la culpabilité provoquée par le sida peuvent aussi raviver des croyances enfantines quant aux représentations de l’au-delà. Pat Stratford dans Plague, par exemple, les signale :
« Tu ne te réjouis pas d’aller au paradis, alors ? »
« Je ne suis pas sûr de croire que le paradis a un sens. Qui voudrait être un ange qui plane en jouant de la harpe ? De plus, c’est l’enfer qui m’inquiète. »
« Tu ne croirais pas au paradis mais tu croirais à l’enfer ? », demanda Blum incrédule.
« Est-ce que ce n’est pas ce que Jerry Falwell et ses amis disent tout le temps ? Je veux dire, plusieurs fois par semaine, j’entends dire à la télé que je vais aller en enfer parce que j’ai attrapé cette maladie, et bien sûr aussi parce que je suis pédé. » (Plague. p. 86)
43Plus rarement l’approche de la mort provoquera le retour à une expression de foi religieuse, les mots du « Je vous salue Marie », par exemple, surgissant sur des lèvres impies, retournement qui renoue avec une certaine tradition don-juaniste ou libertine des XVIIe et XVIIIe siècles :
Et ce fut ainsi que ce libertin, ce roué, cet homme éperdu de vices, et cette adolescente qui vivait son premier amour [...], serrés l’un contre l’autre sur cet étroit lit d’hôpital, réprouvés par la société, seuls au monde, se mirent à prier ensemble la Toute Miséricordieuse. (Harrison Plaza, p.234 ; voir aussi le personnage de Jœp dans Les Quartiers d’hiver).
44Peter, le héros de Bloodstream, refuse quant à lui les notions classiques de l’au-delà pour privilégier une perspective où la mort devient fusion et rajeunissement (p. 42), alors qu’Adam, dans Éve, fait l’expérience d’une vision mystique qui souligne l’immortalité de la ligne des gènes « royalement indifférente [...] et insensible » (p. 321) et dont le corps n’est que le porteur provisoire.
45La mort-sida en tant que catalyseur de transformations intérieures, à la fois acceptation et refus de la mort, devient initiation à une conscience supérieure. Assumée, acceptée dans le devenir de la maladie, elle s’énonce comme une « décision spirituelle » (Ce sont amis que vent emporte, p. 33). Comme dans les narrativités héroïques, le sujet, par le risque de sa mort, donne à l’expérience un surcroît de valeur. Encore une fois, la mort n’est pas considérée en elle-même mais dans sa puissance de transformation et de réconciliation :
« Du groupe initial, » répondit Lynn, « Chuck et Luis sont morts paisiblement au Centre. La mort de Chuck était particulièrement émouvante. Il était devenu tellement éclairé vers la fin. Même quand il était en train de mourir, il plaisantait sur le con qu’il avait été avant de tomber malade. En fait, il était comme reconnaissant à la maladie d’avoir transformé sa vie ». (Plague, p. 245)
Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir, et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie, [elle] faisait de nous des hommes pleinement conscients de leur vie, nous délivrait de notre ignorance. (À l’ami..., pp. 181-182)
46De même Yale tentera de convaincre Peter, tous deux personnages de sidéens, de la dimension morale propre à l’expérience du sida : « Le sida apprend l’humilité. Il enseigne aux gens narcissiques que leur existence n’a pas d’importance. » (Bloodstream, p. 105)
47La certitude de la mort, ici, redonne à la conscience individuelle le sens du temps que la maladie, que le temps médical et social lui ont ôté. Ainsi, la mort, fin de toute jouissance, procure dans son attente l’amplification du désir et du plaisir : elle propulse l’individu à la pointe de lui-même. D’une certaine manière, la proximité de la mort débouche sur une forme d’érotisme, quand elle n’en est pas le substitut. Bataille a déjà établi le lien entre la connaissance de la mort et la jouissance érotique : « C’est au contraire du fait que nous sommes humains, et que nous vivons dans la sombre perspective de la mort, que nous connaissons la violence exaspérée, la violence désespérée de l’érotisme. » (Les Larmes d’Eros, 1978, p. 62) Cette association est d’autant plus vraie dans le cas du sida où mort et érotisme sont très souvent liés de par les mécanismes de transmission. Ainsi tous les narrateurs dans les extraits suivants soulignent-ils le surcroît de vie que la mort apporte :
Je m’imagine voulant mourir par une nuit où la chaleur et l’humidité sont si fortes que chaque respiration est un effort, et que ton cœur bat si fort que tu vois ton pouls frapper aux toutes petites veines des tempes. Je veux quitter le monde par une de ces nuits-là, où il n’y a aucun doute dans mon esprit que je suis vivant. (The Blue Lady’s Hands, p. 12)
Tu venais d’accéder à la phase ultime de ton évolution face à la maladie : celle de l’acceptation. Non pas acceptation consciente, mais ouverture, ou plus exactement réouverture instinctive de tout ton être à la vie ; c’est-à-dire du même coup à la mort, son corollaire – contre laquelle il t’était devenu plus nuisible qu’utile de lutter – mais aussi et d’abord au plaisir, son principe. (À ceux qui l’ont aimé, p. 21-22)
Il fait beau comme jamais. Je suis vivant ; le monde n’est pas seulement une chose posée là, extérieure à moi-même : j’y participe. Il m’est offert. Je vais probablement mourir du sida, mais ce n’est plus ma vie : je suis dans la vie. (Les Nuits fauves, pp. 252-253)
Et ils sont là, dans le service, en train de mourir de ce qu’ils appellent « la vie ». Et comme la vie est une fête, à ce que chacun sait, ils rigolent [...] Quand ça ne fait pas mal ! (Adieu l’amour, p. 141)
Oui, il me faut bien l’avouer et je crois que c’est le sort commun de tous les grands malades, même si c’est pitoyable et ridicule, après avoir tant rêvé à la mort, dorénavant j’ai horriblement envie de vivre. (Le Protocole compassionnel, p. 167)
48La mort établissant ainsi de nouveaux critères de valorisation, la qualité et l’intensité de la vie deviennent plus importantes que sa durée :
« Mourir n’est pas la Malédiction suprême, tu sais, c’est loin d’être aussi tarte que de mener une vie à la con. Tu te rappelles quand on était gosses ? La plupart d’entre nous disions que nous voulions vivre pleinement et vite, et mourir jeunes. » (Plague, p. 61)
49L’affirmation de l’immanence et de l’expérientiel s’exprime en dépit de la dégradation de l’image corporelle. La mort devient le révélateur de la vérité de l’être et, comme dans les gravures romantiques, l’image du double adopte la figure de la mort :
Je suis content aujourd’hui que, exactement trois mois avant sa mort, Muzil ait eu l’occasion de faire connaissance avec ma tête de trente ans qui sera certainement, en un peu plus creusée, ma tête de mort. (À l’ami..., p. 90)
50La mort peut alors être un acte niant tout investissement religieux pour proclamer la révolte absolue de l’individu transformant la fatalité en destin ou encore un nihilisme désespéré :
Le choix d’un prêtre comme officiant tenait toujours bon, mais Gareth allait maintenant devoir garder par-devers lui cette déclaration à laquelle Charles avait conféré un grand poids, par des majuscules soulignées dans son journal : N’EST PAS MORT EN CROYANT. (L’Exécuteur, p. 40)
« Bob est en train de mourir, » dis-je à Dennis.
« Je sais. C’est dur » dit-il [...] Lumières éteintes et c’est tout. Rien. Nada. Pas de trompettes, pas d’anges, pas de portes du paradis dessinées par Rodin, pas de fournaises, pas de neuvième cercle de l’enfer. Une boîte seulement. La fin du parcours. Puis, la poussière. Dennis, j’ai peur. J’aimerais pouvoir croire qu’il y a quelque chose. J’aimerais pouvoir espérer mais je ne peux pas. » (Eighty-Sixed, p. 259)
51Dans cette perspective, le choix du suicide peut s’imposer pour nier la dimension fatale de la mort, ce dont témoignent plusieurs occurrences du corpus. Au suicide, entrepris activement, s’apparente évidemment la forme plus passive du refus des médicaments (voir Ce sont amis..., p. 15 et 45). La mort volontaire apparaît une option possible, sinon inéluctable, vécue consciemment et sans dimension tragique, activement ou passivement, offrant l’accès à une fin plus sereine ou plus digne. Johnnie en rapporte un exemple à Crockett, son ex-amant :
Robyn McCullough nous a convaincus que la guérison par le comportement et les idées de Jon sur le « suicide » coïncident. Le nom de Twin Peaks [les deux sommets] était l’idée de Blum. Il expliqua que les deux sommets symbolisaient les deux résultats possibles lorsqu’on arrête le traitement principal et lorsqu’on choisit de confronter la mort dans une perspective spirituelle : soit tu te permets de mourir dans la dignité soit, comme c’est arrivé à Robyn et à bien d’autres, tu te rétablis toi-même. (Plague, p. 245 ; voir aussi À l’Ami.... p. 244 ; Le Grêle, p. 12 ; Tangled Up in Blue, p. 183)
52La littérature et la pensée occidentales retrouvent là une de ses figures familières, depuis le Phédon de Platon jusqu’à Flaubert, Sylvia Plath et Camus. La fatalité de la mort reçoit alors une charge inverse et accueille l’irruption de la liberté de l’individu dans le processus même du mourir, jusqu’à prendre l’aspect de la création chez Guibert :
Je dis au docteur Chandi qu’avant de me lancer dans la prise de ce médicament je souhaitais réfléchir. Sous-entendant : choisir entre le traitement et le suicide, un nouveau livre ou deux nouveaux livres sous traitement et grâce au sursis qu’il m’accordait, ou le suicide, également pour m’empêcher de les écrire, ces livres atroces. (À l’ami..., pp. 201-202)1
53Ce suicide peut aussi s’inscrire dans un rituel de mort où la personne atteinte mais aussi son compagnon choisissent la mort volontaire comme moyen d’échapper à la maladie, et plus encore, comme une forme de guérison. Il signifie aussi dans ce cas la force de la relation amoureuse qui transcende la fatalité, rejoignant l’un des thèmes les plus classiques de la conception de l’amour dans la littérature occidentale, de Tristan et Iseult jusqu’à Love Story. Dans La Gloire du paria, où Bernard et Marc son compagnon meurent ensemble, le recours aux cartes du ciel substitue une fatalité astrologique à une fatalité pathologique :
[...] La spéculation sur les astres l’envoûta complètement. Si les puissances du ciel avaient prédisposé la rencontre sur terre du Lion et du Cancer, l’union de leurs deux signes ne devait pas cesser avec leur vie, mais s’inscrire comme une constellation nouvelle au zénith du firmament. [...] (La Gloire du paria, pp. 143-145 ; voir aussi Ce sont amis..., p. 56)
54L’euthanasie se pose comme alternative au suicide dans la mesure où l’état de désorganisation physique due notamment à la médicamentation empêche le choix final :
C’était ça le problème : personne n’était responsable de ces décisions-là. Ted aurait dû s’occuper de ça plusieurs semaines auparavant, avant d’atteindre ce stade. Son cerveau est maintenant probablement tellement embrouillé par les médicaments que, même s’il voulait prendre la décision de mourir, il ne pourrait pas la garder assez longtemps à l’esprit pour faire quoi que ce soit. (Plague, p. 98)
55Cependant, les choix éthiques imposés par le sida n’interviennent pas que sur le plan individuel, ils se traduisent aussi au niveau social et posent la question, comme dans tous les cas d’exclusion, des limites du pouvoir politique, médico-politique ici. Le thème de l’euthanasie, surtout développé dans Plague2, fait l’objet de prises de position contradictoires qui prennent en compte, outre l’aspect moral, la dimension économique du débat :
« À long terme, » répondit Jon, « je pense qu’on doit donner plus de valeur à la vie qu’à l’argent. [...] Cette résistance à permettre à la mort d’être une partie naturelle de la vie, il me semble, provoque énormément de souffrance individuelle et coûte à la société excessivement cher en ressources. »
« Alors, qu’est-ce que tu proposes ? »
« Peut-être que les gens qui ont des maladies incurables, pas seulement le sida, soient soutenus quand ils cherchent à être en paix avec eux-mêmes et qu’ensuite ils soient autorisés à décider quand ils veulent arrêter leur traitement et mourir. » (Plague, p. 159)
Responsabilité et mort
56Si la mort est l’aboutissement inéluctable de la maladie du sida, le porteur de la maladie devient par le processus de transmission virale responsable de la mort des autres. Dans cette problématique de la responsabilité, la passation de la maladie répond à trois causes : manque inconscient de contrôle et de protection dans les comportements sexuels, désir obsessif et irrépressible de relations sexuelles, ou volonté de donner la mort et d’y entraîner les autres. Les réactions sont en fait ambivalentes, comme le rapportent les personnages suivants :
Laura a dix-huit ans, son corps est blessé à mort. Je porte un fardeau plus lourd que celui de la menace de ma propre mort. Pour la première fois de ma vie, un vrai crime me colle à la peau. (Les Nuits fauves, p. 163)
[...] c’est immoral de risquer la vie de quelqu’un d’autre au nom de sa propre libido qu’on ne peut pas contrôler. Ces folles, dit-il, je les vois partout, tout ce qu’elles ont à l’esprit apparemment, c’est de se fourrer quelque bite dans la bouche, c’est comme s’ils voulaient mourir et entraîner les autres avec eux. (Horse Crazy, p. 141 ; voir aussi pp. 172-173)
En cas d’une faute grave, on peut réparer en se donnant la mort, mais s’il avait rendu Allegra positive, [...] c’était un crime irréparable, une monstruosité sans remède que ni le repentir, ni le désespoir, ni le suicide ne pourraient jamais effacer. (Harrison Plaza, pp. 221-222)
57La notion de responsabilité dessine une dimension éthique illustrée par la thématique de la transgression, comme nous l’avons vu dans le chapitre sur la maladie. Pour le narrateur des Nuits fauves, la mort, perçue comme le résultat de la transgression, est investie d’une symbolique de sainteté. De même que la transgression est revêtue d’une valeur positive, la mort qui en est issue change de polarité et devient pleinement assumée :
On dit que le corps de certains saints exhale après leur mort une odeur très douce : l’odeur de sainteté. Je descends vers l’endroit où le parapet des fortifications et le mur du bâtiment du phare se rejoignent : le point le plus à l’ouest auquel on puisse accéder. Mais, à mesure que j’avance vers ce point, une odeur de plus en plus précise emplit l’air. Une odeur d’urine que le vent fort ne chasse pas. C’est l’odeur des nuits fauves. (Les Nuits fauves, p. 253)
58Si le désir, avec le risque de mort qui l’accompagne, peut être perçu comme une vocation vers la sainteté et acquiert une dimension mythique, il en est de même pour le sentiment amoureux. Èros et Thanatos sont plus que jamais liés : « La mort était dans l’amour. – La mort est toujours dans l’amour, dis-je en pensant soudain à Ida. » (Adieu l’amour, p. 142) ; « Il se rendit compte qu’il pensait de manière superstitieuse, que tant qu’il aurait un amant il vivrait : aimer et vivre étaient quasiment synonymes. (Les Palais et les Jours, p. 254) ; « [...] nous sommes vivants, nous sommes morts, nous sommes nous [...] » (Ce sont amis..., p. 106).
Aspects affectifs
59Dans son livre Les Derniers Instants de la vie (1975), Elisabeth Kübler-Ross a dégagé en une analyse devenue classique cinq réactions essentielles devant la mort : le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation. Dans la mesure où le sida relève d’une nouvelle phénoménologie de la mort, on peut se demander si ces réactions se retrouvent dans notre corpus. Il s’avère que dans l’ensemble, cette typologie est présente sans toutefois épuiser un registre psychologique plus complexe. Devant la mort des amis ou des amants, c’est souvent un sentiment d’impuissance qui domine :
C’était sans doute cela qui était le plus dur à supporter dans cette nouvelle ère du malheur qui nous tendait ses bras, c’était de sentir son ami, son frère, si démuni parce qu’il lui arrivait, c’était physiquement dégueulasse. (À l’ami... p. 148)
60Les conditions de dégradation physique qui marquent cette mort déclenchent en particulier un ensemble de manifestations de désespoir accompagnées de sentiments de rejet :
Tout le monde veut bien mourir, tout le monde s’y attend, tout le monde « doit » sa mort à la terre – mais pas comme ça.
Dans la déchéance.
Les humeurs pourries.
Les crachats sanguinolents. L’abjection et le dégoût surtout, le dégoût qu’on inspire à autrui.
Et qui fait qu’on ne nous aime plus, quand nous sommes mourants. (Adieu l’amour, p. 113)
61Pour ceux qui vont mourir, la souffrance corrélative à la maladie et l’encadrement médical trament l’appréhension d’une mort qui aurait pu être assumée avec plus d’indifférence ou de sérénité. Adam, le personnage de Hocquenghem, en témoigne :
Je ne crains pas la mort, je crains la souffrance. J’ai déjà beaucoup souffert, et je sais qu’il existe une limite au-delà de laquelle je ne veux pas aller. J’ai peur de l’acharnement thérapeutique ; mon corps, mon pauvre corps douloureux, crucifié, demandera la paix. Qu’on me laisse mourir en paix est une prière japonaise. Mon aphasie est une préparation au grand silence. (Ève, p. 264)
62Le traumatisme lié à l’approche de la mort déclenchera des réactions communes de panique suivie d’acceptation (voir Second Son, p. 130) ou se traduira par un ressentiment de type paranoïde qui cherche des agents responsables ou qui fustige l’indifférence de l’entourage. On le constate dans le personnage de Pat Stratford :
Merde de merde, je veux quelqu’un à blâmer. Je suis en colère après les médecins qui n’ont pas de médicaments à me donner. Et je suis en colère après les gens qui ne sont pas malades. Et je suis en colère après tous mes faux espoirs. Et, putain de merde, Jon, je suis en colère après toi qui restes si foutrement calme. Bon dieu, nous sommes en train de mourir de façon horrible et toi, tu es là assis calmement à faire des observations psychologiques. (Plague, p. 61)
63La peur peut aussi susciter une attitude détachée où le sujet observe le déroulement du phénomène :
– [...] Tu as lu Zorn ?
– Voui [...]
Ce Suisse qui raconte son cancer avant d’en mourir, c’est pas exactement la lecture que je lui aurais conseillée, s’il m’avait demandé.
– Eh bien, je me sens dans la peau d’un nouveau Zorn ! J’observe, je note, peut-être vais-je enfin l’écrire, mon roman. Tu sais, celui avec lequel je te tanne depuis la seconde et mon premier 18/20 en français [...] (Adieu l’amour, p. 97)
64Dans ces mécanismes relevant de la psychologie profonde, il n’est pas étonnant de trouver un déni de la mort exprimé par des fantasmes d’évasion (« Je ne veux pas mourir sans voir Paris. Ou les pyramides. » (Afterlife, p. 153) ; « Eh, j’vais pas mourir. J’ai plein de projets pour l’an 2000. » (Id., p. 168)) ou un désir d’immortalité :
Il y avait Martha, elle était photographe et habitait dans un quartier résidentiel, une amie que je voyais rarement. Ces amitiés intermittentes et leur contenu illuminent comme des éclairs cette époque et laissent le reste dans l’obscurité. Bien que les gens commencent à tomber comme des mouches, nous faisions tous comme si nous allions vivre pour l’éternité. (Horse Crazy, p. 89)
65Le déni de la mort peut apparaître comme une esthétique de la mort fantasmée et désirée qui devient alors passage et transformation :
C’est ce que je lui ai conseillé, à ton petit copain, son truc ça ne devrait pas être une institution où l’on vient mourir, mais où l’on vient faire semblant de mourir. [...] il y aurait une petite porte dérobée tout au fond de cette clinique, peut-être derrière un de ces tableaux propres à faire rêver, dans la mélodie engourdissante du nirvana d’une piqûre, on se glisserait en douce derrière le tableau, et hop, on disparaîtrait, on serait mort aux yeux de tous, et on réapparaîtrait sans témoin de l’autre côté du mur, dans l’arrière-cour, sans bagage, sans rien dans les mains, sans nom, devant inventer sa nouvelle identité. (À l’ami..., p. 24)
66La réaction face à la mort peut aussi être un rejet d’une violence telle qu’il débouche sur le désir de la mort. Comme dans l’analyse freudienne, le désir de mort (celui qu’exprime Pat Stratford dans Plague) devient une tentative de la maîtriser :
« Je suis vachement en colère après moi-même de rester en vie. Pourquoi est-ce que je ne peux pas simplement mourir et en finir ? C’est l’enfer. Je serais mieux mort. » (Plague, p. 62)
67Alors qu’à un niveau communautaire la perte est ressentie comme une réduction du groupe social, nécessitant des processus de préservation et de mémorialisation, au niveau individuel, une autre forme de réaction se nourrit d’un sentiment d’inachèvement, de futilité ouvrant au cynisme. Il se renforce de la perspective d’un isolement et d’un oubli complets que le narrateur de Horse Crazy souligne :
Et si je meurs, tout de suite et pas plus tard, si, par exemple, je fais une analyse de sang et qu’elle est positive, jamais je ne finirai rien d’important, je ne laisserai rien derrière moi. Ou seulement quelques petites choses sans intérêt historique. Pour ce qui concerne l’immortalité, c’est l’échec certain, poussière redevenue poussière — et puis je n’ai pas d’assurance maladie, alors je serai à la charge de la ville et on me mettra dans un de ces services où les docteurs et les infirmières te fuient de peur de l’attraper, et aucun de tes amis ne vient à l’hôpital. (Horse Crazy, pp. 42-43 ; voir aussi Everybody Loves You, p. 232)
68Si pour beaucoup la proximité de la mort réveille nostalgiquement les images du passé (voir Gentle Warriors, p.259), pour Peter, cet inachèvement est considéré comme un déshonneur (Bloodstream, p.43).
69L’humour, enfin, est une forme classique de désamorçage qui affranchit le sujet du fardeau pesant de sa vie en confrontant, par exemple, le sérieux de ses préoccupations avec les jeux liés à l’enfance. Cette stratégie participe encore de la dynamique de déplacement régressif que nous avons souvent repérée dans ce corpus :
J’ai marché jusqu’à la grille, et j’ai éclaté de rire, car sur la façade des pompes funèbres, installées délicatement au sortir de l’hôpital comme un charognard près d’un mouroir, était inscrit le nom du propriétaire : « Gay, caveaux et pierres tombales ». Voilà un humour involontaire qui est désopilant. (Eve, p. 276)
Aspects rituels
70La mort s’entoure de pratiques sociales et rituelles, dont l’accompagnement des malades et des mourants constitue l’une des formes les plus primordiales. Ce thème se trouve notamment traité dans The Bunny Book, dans Time as it knows us, Ce sont amis..., À ceux qui l’ont aimé et L’Exécuteur. Le compagnon ou l’ami demeurent au chevet du mourant – le plus souvent à l’hôpital – assurant jusqu’au décès un bien-être physique et physiologique. Le moment de l’agonie est particulièrement significatif. Le lien se dénoue sur le plan individuel en même temps que ce face à face final permet de réaffirmer, dans une dynamique de continuité, l’identité amicale ou amoureuse :
[...] Était-ce lâcheté que d’éviter de rester seul dans la chambre avec un mourant, celui-ci n’était pas vraiment mort ? Ou bien, était-il courageux de la part de l’un ou de l’autre de sortir, et de manquer ainsi toute possibilité d’assister Charles à l’instant du passage fatal ? (L’Exécuteur, pp. 42-43 ; voir aussi Gentle Warriors, p. 37)
71Dennis décrit ainsi à B.J. Rosenthal la mort de Ed, un de leurs amis communs :
De toute façon, la dernière fois, nous étions tous là autour de son lit d’hôpital, jeudi dernier. [...] Ed ne voyait plus clair. Il pesait moins de cinquante kilos ; tu voyais qu’il était au plus bas. Eh bien, Andrew entra dans la chambre et Morgan commença à lire un beau passage, un passage spirituel sur la façon de se rendre dans l’autre monde. C’était long, doux et ça coulait bien. Puis, à la fin, il dit à Ed que c’était O.K. de laisser faire. À ce moment-là, Ed s’assit dans le lit, regardant droit devant lui, une larme coula sur sa joue. Puis, il mourut. (Eighty-Sixed, p. 271)
72A d’autres occasions, en revanche, la présence des amis les plus proches est déconseillée ou empêchée, l’assistance aux derniers moments de l’agonisant étant réservée pour les seuls membres de la famille (voir À l’ami..., p. 106).
73Sans être, dans la plupart des cas, investies d’une dimension religieuse, certaines pratiques funéraires sont néanmoins adoptées et prennent des formes plus ou moins élaborées (L’exécuteur), plus ou moins idiosyncrasiques. Leur fonction n’est cependant pas toujours garante de l’accomplissement du travail de deuil :
Je l’ai coiffé, je lui ai nettoyé la bouche, je l’ai embrassé sur les lèvres, j’avais les lèvres plus froides que les siennes. Rite, je me suis douché, rasé de près, habillé de blanc. (Ce sont amis..., p. 139)
Il y avait une forte tendance chez ceux qui mouraient jeunes de demander qu’il n’y ait pas d’enterrement, pas de veillée funèbre, seulement une messe de souvenir un mois ou deux après leur mort. Cette mode ne prenait pas en considération les besoins des vivants ; ça ne les aidait pas dans leur deuil. C’était comme être obligé de ressentir la perte longtemps après que le deuil ne soit plus qu’un souvenir. Même deux mois après le décès, le temps a un peu atténué la douleur ; la mort a été acceptée, le mort parti à tout jamais. (Succor, pp. 124-125)
Tout le service funèbre était à l’image de Jeff, sentimental, posé et loufoque. Un drapeau pour la libération des gays, aux couleurs de l’arc-en-ciel, enveloppait son cercueil, il y avait des fraises et des figues fraîches pour tout le monde. Il y avait des photos de lui, idiotes, collées aux murs pour que les gens puissent marcher en se rappelant ceci ou cela. Puis plusieurs amis parlèrent de banalités : sa recette des strudels, la fois qu’il s’était teint les cheveux en bleu, comme il jouait mal de la clarinette. (People in Trouble, p. 93)
74Les rituels d’enterrement présentent des formes diverses dont évidemment l’inhumation (À l’ami..., Le Protocole compassionnel, L’exécuteur) mais nous retrouvons fréquemment exprimée dans notre corpus la volonté d’une incinération suivie de l’éparpillement des cendres dans un lieu chargé d’affect. Le choix de l’incinération est significatif : on peut avancer l’hypothèse que ce mode funéraire, loin d’être une dynamique de purification rattachée à la symbolique du feu comme il l’est habituellement, correspondrait à une tentative de hâter le processus de la décomposition qui intervient normalement après la mise en terre. L’état de dissolution corporelle avancée que la maladie entraîne suffirait à signifier le terme de la vie. La sacralité du corps, par ailleurs, souvent revendiquée dans l’homoérotisme, étant affectée par la maladie, le corps mort n’est plus porteur d’aucune valeur. L’éparpillement des cendres indiquerait enfin une volonté régressive de retour à la terre et à l’univers indifférencié :
Seul, [Peter] pensait encore à sa probable mort à lui : j’aimerais que quelqu’un qui m’aime m’allonge sur une table en ciment de préférence, pensa-t-il, dans les bois, m’asperge d’essence et ensuite mette le feu. Avec un peu de chance, je brûlerais complètement, pour que même mon squelette se transforme en cendres. Mais comme c’est peut-être trop espérer, mon ami serait obligé de prendre un maillet pour broyer mes os. Là, ils auraient besoin d’un tamis. Quand enfin mes cendres seront de vraies cendres, fines et lisses comme un tas de cocaïne, j’aimerais que ma mère les emmène à la plage et les laisse en tas pour qu’une grosse vague les emporte. (Bloodstream, pp.152-153)
Dans mon testament, j’exprimai le désir d’être brûlé, non pas en tant qu’hérétique, mais à l’instar des hindous, au bord de l’eau, de façon à laisser mes cendres se disperser au-dessus des vagues et partir vers d’autres continents, vers d’autres contrées. Durant mon sida immobile, je pris goût aux voyages. (La Chute de Babylone, p. 36-37 ; voir aussi Succor, p. 143 ; Afterlife, p. 208)
75À noter que le narrateur de La Chute de Babylone avoue aussi le sentiment exactement contraire lorsqu’il exprime la crainte que sa mort ne soit l’objet d’aucun rituel et que « la fosse commune [soit] son dernier asile » (p. 38), son appartement désinfecté et scellé, ses affaires brûlées. Le fantasme du feu et de la purification est ici dénoncé : il est ressenti négativement comme une menace à l’égard des sidéens. Dans Le Feu sacré, la « punition des cendres » (p. 439) qui réfère à la dispersion des cendres après l’incinération, sert de moyen de sanction pénale contre ceux qui ne respectent pas les lois visant à contrôler l’épidémie.
76La régression dans l’espace que constitue l’éparpillement des cendres correspond à une remontée dans le temps : l’endroit d’avant est aussi le temps d’avant, celui de l’initiation sexuelle, comme dans les rituels de passage. Mark le demande ainsi à Steven :
Alors, tu vas m’éparpiller. Je pensais aux bois derrière le gymnase du lycée, puisque c’était là que j’avais taillé une pipe pour la première fois, mais les bois ont probablement disparu maintenant. Ton idée est meilleure. Big Sur peut-être, ou Puerto Vallarta. Où est-ce que tu voudrais aller ? (Afterlife, p. 208)
77Dans Second Son, les choix du crépuscule comme instant propice à l’éparpillement des cendres et de l’eau comme élément d’accueil sont révélateurs de la double portée symbolique de la crémation : elle est à la fois reconnaissance d’une fin, d’un déclin mais aussi l’affirmation d’une promesse, à l’image du cycle naturel. La mort-sida s’affirme alors comme un devenir et non comme un terme, déjà intégrée, au demeurant, dans le processus de la maladie :
Il le montra à Mark. « C’est Fred », dit-il. « Il voulait être éparpillé sur le lac. » [...] Bill pensa que ça devrait avoir lieu au crépuscule, quand les esprits sont suspendus, endormis, au-dessus de la surface, puis qu’ils se réveillent tout doucement ; pas à l’aube, parce que l’aube était froide et pas réceptive, la brume matinale sur le lac étant la vapeur qui restait d’un médium habité pendant la nuit, et qui, au lever du soleil, s’évaporait en volutes. (Second Son, p. 137)
78Dans L’Exécuteur, le mourant a laissé des dernières volontés stipulant que ses objets personnels les plus précieux soient distribués à qui en apprécierait la nature. Le geste ici est similaire à l’éparpillement des cendres : passant à l’ordre du symbolique, l’inscription dans le continu um du monde. Pour l’exécuteur testamentaire, cependant, cet acte, clairement investi d’une dimension rituelle ainsi que le montre le lexique, est assombri par l’investissement affectif. Le sens de l’acte reste ambigu (comme l’indique le titre de la nouvelle), quoique toujours interprété dans un registre thanatologique :
« Dites-moi quand vous voulez prendre ces trucs. Mais dites-lui bien [...] »
[...]
Il n’acheva pas la phrase. Il comprenait à présent que toute tentative d’imprimer à ce geste le sens qu’il lui donnait à l’exclusion de tout autre, relevait davantage d’un meurtre que d’une résurrection. (L’Exécuteur, p. 76)
79Les rituels de mort revêtent également un aspect textuel illustré notamment par la rédaction des notices nécrologiques dont un personnage de Barnett rapporte les transformations :
« Ça ne leur a rien coûté, » dis-je. En effet, le Times venait de commencer à employer le mot gay à la place du terme plus clinique d’homosexuel, bond sémantique qui coïncidait avec l’adoption de Ms au lieu de Mademoiselle/Madame, et de la publication des photographies des deux mariés à la page des faire-part de mariage le dimanche. Et dans les rubriques nécrologiques, on avait finalement accepté de mentionner l’amant d’un gay comme l’un de ses survivants. (The Times as it knows us, p. 65)
80Les erreurs typographiques dans ces avis ne manquent pas d’être révélatrices de la réception et de la perception de la maladie fatale :
Je lui montrai l’article sur la mort d’un metteur en scène iconoclaste, qui débutait en première page du Times. « Regarde, il y a une coquille. Ils disent qu’il est mort d’un nymphome associé au sida. » (Ibid., p. 103)
81La rhétorique habituelle de ces écritures n’est cependant plus apte à rendre compte du phénomène de la mort-sida. Pour certains, les catégories habituelles du langage ne suffiraient plus à nommer l’événement, phénomène analogue à celui rapporté dans le cas des génocides. En revanche, pour d’autres, le recours à des formes littéraires traditionnelles rendra possible l’écriture d’un discours liant les morts et les vivants :
Mais il y avait chaque semaine plus d’annonces nécrologiques et les nécrologies devenaient de plus en plus cavalières. Que la mort eût apposé son sceau sur une vie longue et utile, ou qu’elle eût tranché une jeune existence pleine de promesses dans la fleur de l’âge, les conventions relatives à la manière de rédiger une nécrologie commençaient d’en être ébranlées maintenant que l’intempestif était devenu la règle. [...] Les morts n’étaient pas prêts à mourir. Les nécrologistes n’étaient pas prêts à rédiger leurs nécrologies. (L’Écharde, pp. 97-98)
Marc Aurèle, comme me l’apprit Muzil en me donnant l’exemplaire de ses Pensées, avait entrepris leur rédaction par une suite d’hommages dédiés à ses aînés, aux différents membres de sa famille, à ses maîtres, remerciant spécifiquement chacun, les morts en premier, pour ce qu’ils lui avaient appris et apporté de favorable pour la suite de son existence. Muzil, qui allait mourir quelques mois plus tard, me dit alors qu’il comptait prochainement rédiger, dans ce sens, un éloge qui me serait consacré, à moi qui sans doute n’avais rien pu lui apprendre. (À l’ami..., p. 76)
82Devant la disparition du groupe et de l’identification individuelle à celui-ci, la mort peut même être chantée, devenant une source poétique d’effusion lyrique qui retisse les liens défaits3. Cette écriture élégiaque participe évidemment d’une inspiration romantique qui, de Lamartine à Whitman, élit la fin de toutes choses ici-bas parmi ses objets de méditation favoris. La mort de la nature est associée à celle des individus dans une double célébration : la mort ne signifie donc pas la disparition et l’oubli mais la fusion cosmique. À la différence des sensibilités panthéistes, nulle promesse de résurrection n’est cependant affirmée, comme il ressort de ce poème écrit par le narrateur de The Blue Lady’s Hands :
83MORT À L’AUTOMNE
Magique, ce spectacle
de la mort des feuilles.
Elles avalent le feu du soleil
les mois d’été
automne devenu transparent
crache leur sang brûlant
sous nos yeux
un spectacle de mort rouge
gris brun de Sienne
les cendres, cendres
qui recouvrent le sol.
Pas comme nous.
Pas comme les amants que nous avons perdus,
enlevés dans la nuit
tandis que la lune bouche bée regardait,
la lune à l’œil rond
tenant son ventre creux, hurlant
son chant blanc et silencieux.
Matthew, dont les poumons se dégonflèrent
dans un sommeil empoisonné,
Joseph, qui glissa et disparut,
et James, qui s’ouvrit le ventre
pour tuer sa maladie d’hématomes.
[...] (The Blue Lady’s Hands, pp. 49-50)
Le réseau social
Si quelqu’un est connu et qu’on ne le voit pas pendant quelque temps, la rumeur court qu’il est en train de mourir du sida, qu’il est toxicomane, qu’il vit dans un autre pays ou qu’il est mort. Voilà les bavardages futiles de New York et particulièrement de Manhattan. (Horse Crazy, p. 9)
Gareth souffla sur son thé, pas vraiment parce qu’il était trop chaud mais parce qu’il ne savait pas quoi dire. Égoïstement, il refusa d’élargir le champ à partir de la seule mort de Charles pour englober d’autres vies et d’autres morts, et il fut un petit moment avant d’assimiler ce qu’avait dit l’infirmière. (L’Exécuteur, p. 48)
Ça commence comme une petite pluie fine. Juste une goutte pour chaque maladie, chaque mort. Puis, chaque jour qui passe, ça empire. Maintenant, c’est une averse. Maintenant un torrent. Et aucune possibilité que ça s’arrête un jour. (Eighty-Sixed, p. 326)
84Les répercussions de la maladie et de la mort les plus évidentes sont associées au statut épidémiologie du phénomène qui, atteignant un nombre important d’individus, ébranle les fondements même des communautés homosexuelles. Par ailleurs, par sa nature sélective, le sida renforce le sentiment de l’appartenance communautaire et d’une identité sociale spécifique. Cela n’est pas sans conséquences sur le bien-être socio-psychologique des survivants. Notre corpus témoigne du climat dépressif généralisé créé par les deuils répétés :
Une fois, il avait dit à quelqu’un qui avait grossi de vingt kilos après avoir commencé l’AZT, « Si tu t’alourdis encore, je ne porterai pas ton cercueil. » Il en avait connu des tas d’autres qui étaient morts avant et après Miguel, il avait participé à l’organisation des enterrements et des veillées funèbres. Mais on commençait à le murer dans un silo de chagrin, comme les pierres des murs des vieilles églises qui portent les noms des morts. (« The Times as it knows us », p. 67 ; voir aussi Les Palais et les Jours, p. 233, Gentle Warriors, p. 202)
85Ces pertes nombreuses sont affrontées par le recours à des mécanismes de protection qui prennent le masque de l’indifférence et de l’inaction :
Personne n’arrête de faire ce qu’il fait [...]. Nous allons aux funérailles et nous restons vivants. (Everybody Loves You, p. 218)
Je pris la dernière section du journal et m’arrêtai à la rubrique nécrologique.
« Mon dieu, il y en a des morts aujourd’hui ! » dis-je.
« Tu lis les faire-part de décès tous les jours, » dit Nils.
« J’en étais sûr. »
« Nous le faisons tous, » dit Stark, « ensuite, nous faisons les mots-croisés. » (The Times as it knows us, p. 69 ; voir aussi p. 64 ; People in Trouble, p. 228)
86Comme dans les temps de crise, les rumeurs qui circulent exagèrent les pertes et compliquent le fonctionnement du réseau. Celui-ci demeure cependant un des vecteurs indispensables à la transmission de l’information dans ces petites communautés, même s’il tient à la fois de la nécessité et de l’épreuve (voir « The Times as it knows us », p. 70). Le narrateur de Horse Crazy en décrit la circulation :
Tu entends dire par exemple que X est mort pendant le week-end mais personne ne peut confirmer ou infirmer la rumeur. Tu ne demandes pas à quelqu’un de vraiment proche de X parce que, si c’est vrai, tu t’immiscerais dans son chagrin, et si ça ne l’est pas, il pourrait paniquer à l’idée que ce soit vrai et que pour une raison quelconque, il ne Tait pas su. Ensuite, tu peux en parler à quelqu’un qui croyait que X était mort depuis des mois. Et comme tu concluais justement que ce n’était qu’une rumeur, il s’avérait que X était réellement mort. Ou, juste au moment où tu avais une confirmation absolument certaine, tu allais à une surprise-partie et tu trouvais X là. (Horse Crazy, p. 89)
87Cette conscience communautaire va certes développer des réflexes de solidarité propres aux moments d’épreuve (voir Plague, p. 160) mais le décompte des morts qui semble interminable, comme le constate un des personnages de Eighty-Sixed, s’ouvre sur le sentiment désespéré d’une extinction de la communauté :
Puis les coups de fil commencèrent. Untel était en train de mourir. Tu te rappelles Tommy du Ice Palace ? Parti en un mois. T’as entendu parler de Fred ces derniers temps ? Retourné dans l’Iowa pour mourir dans sa famille. Ça n’arrête pas, je te dis, ça n’arrête pas. Je n’en vois pas la fin. Je ne te dis pas ce que ça fait à la communauté. Bientôt, il ne restera plus rien. La persistance du plus apte. Merde. Persistance du célibataire. [...] Tout le monde a un ami en train de mourir. (Eighty-Sixed, pp. 264-266 ; voir aussi Plague, p. 226)
88La menace pesant sur le réseau est perçue avec d’autant plus d’acuité que les forces vives de cette communauté sont atteintes, mettant en péril son maintien. Le jeune âge des disparus est souvent mis en avant dans la mention des décès et tient pratiquement lieu d’épitaphe (voir, par exemple, Afterlife, pp. 16-17 ; Spontaneous Combustion, p. 110).
89Le caractère épidémique du phénomène donne un éclairage tragiquement nouveau à l’éclatement du réseau socio-sexuel en établissant un lien quasi généalogique entre les vivants et les morts. B.J. Rosenthal dégage l’ampleur du mouvement par la citation parodique d’une célèbre assertion de la psychanalyse :
D’après Freud, à chaque rapport sexuel, au moins quatre personnes sont présentes : toi et ton partenaire, plus ton père et ta mère. Ces temps-ci, quand tu couches avec quelqu’un, tu couches avec chacun de ses partenaires des cinq dernières années, ce qui fait une belle orgie dans mon livre – si on considère que vraisemblablement certains des partenaires passés sont maintenant morts. (Eighty-Sixed, p. 318)
90Le sida crée véritablement une notion de communauté qui dépasse la simple association entre vivants pour englober les disparus alors que, paradoxalement, les mourants, eux, restent souvent isolés. En ce sens la nature épidémique du sida change de polarité puisqu’elle devient fondatrice d’une histoire et d’une mémoire d’autant plus fragiles qu’il n’y pas de génération génitrice sacrifiée, mais que la mort risque de toucher tous les membres de cette communauté :
Aucun des trois ne s’était jamais rencontré avant la salle d’attente du neuvième étage, où chacun était venu voir la fin du monde. Victor était dans la chambre 904, Marcus dans la 91, Ellsworth dans la 921. Les amantsveilleurs des mourants devinrent rapidement une sorte d’unité de combat, entrant et sortant en chancelant de leurs différentes chambres des horreurs, surenchérissant à qui mieux mieux en détails morbides. Et lorsque ce fut fini, Marcus le mardi, Victor le jeudi, Ellsworth à minuit le vendredi, les veufs se connaissaient mieux que quiconque. Ou du moins ils savaient comment ils pleuraient et prenaient leur café. (Afterlife, p. 6)
91Le resserrement des liens communautaires est également dû au fait que l’expansion de l’épidémie rend plus immédiat ce qui pouvait sembler à première vue un phénomène lointain et indifférent :
Au début, les gens qui mouraient étaient des gens que je connaissais à peine, ou des gens du passé qui étaient venus dans la plupart des mêmes lieux, leurs morts étaient déconcertantes mais semblaient survenir sur une lointaine planète. (Horse Crazy. pp. 36-37)
92Cette fragilité sociale, en l’absence de rituels élaborés de préservation, explique le recours à l’écriture mais aussi à la confection d’un objet mémoriel tel qu’une courte-pointe, confiant à une instance symbolique le soin de dessiner la trame communautaire menacée (voir Afterlife, p. 145). Le lâcher de ballons et l’allumage des bougies sont autant de moyens de signifier la multitude des morts tout en assurant une fonction rituelle :
Il y avait des ballons blancs avec des ficelles, un pour chaque ami mort. Au début de la procession, les gens distribuaient des marqueurs pour que chacun puisse écrire le nom de ses amis sur les ballons. [...] Quelques-uns étaient soigneusement inscrits en détail comme « Thomas Ho 1957-1987. » D’autres disaient simplement « Ray ». Les gens tenaient aussi des bougies blanches, ce qui donnait aux angoissés quelque chose à faire, la maintenir allumée ou attraper la cire. (People in Trouble, p. 44)
93À un niveau plus individuel, la prière sur la tombe ou la plantation d’un arbuste servent à signifier la perte (voir À ceux qui l’ont aimé).
94La métaphore guerrière qui dans le livre de Dreuilhe, Corps à corps, était employée pour représenter le combat du patient contre la maladie, sert aussi à symboliser la fraternité de sang et de destin. La destruction du réseau social est analogue aux pertes de guerre. L’importance de cette dimension est telle qu’elle constitue l’axe majeur d’un livre tel que Gentle Warriors où le héros principal, Gregg, compare les morts disparus au combat et ceux décimés par la maladie :
L’un des cierges s’éteignit en vacillant, et une ombre profonde s’installa dans un coin du grand mur. Après la rencontre, il savait que Jim allait ajouter de la cire à la bougie ; elles brûlaient jour et nuit, malgré l’obscurité, témoignage d’une foi, de rêves qu’on ne laisserait jamais mourir. Malgré les ombres, Gregg pouvait encore lire les noms :
RON KRAUS
JAMES MINCEY
RICK GRASSO
[...] Il se trouva au cœur d’une quête de chaleur, d’un échange entre gens formidables, entre frères. (Gentle Warriors, pp. 20-21)
95L’énumération des noms des disparus remplit une fonction à la fois rituelle et psychologique qui accomplit un travail de deuil tout en manifestant la socialité du réseau communautaire :
Lonnie était mort./Seymour était mort./Howard était mort./Bob était mort./Charles était mort./William était mort./Gordon était mort. (Spontaneous Combustion, p. 174)
Et maintenant, amis, amants, aventures d’un soir, maintenant la plupart sont morts, sont mourants, vont mourir sous peu. Mort, Angel. Mort, Anton. Mort Arno. Morts, Jean, Jacques, Pierre, Paul et Louis... (Les Souliers rouges de la duchesse, p. 80)
96La résurgence du lien communautaire est telle qu’il en devient facteur de vie ; encore une fois la mort n’est pas le signe d’une rupture ou d’une disparition mais le catalyseur d’un processus de continuité :
[...] surprises-parties, emportées dans la turbulence extasiée qui créait un tourbillon de rencontres où ils se retrouvaient sans cesse, frères de cette côte olympienne de Vancouver à San Francisco. C’est ainsi qu’il avait rencontré Brian, Ken, beaucoup d’autres, trop nombreux pour se souvenir de leurs noms, bien que leurs âmes ne seraient pas oubliées. Des larmes coulaient sur le visage de Sam. Il l’entendait maintenant ; Jim et lui descendaient avec de la bière fraîche, et quelqu’un dans la salle de jeux braillait et hurlait comme s’il venait tout juste de naître, comme si la vie avait fini par avoir un sens. (Gentle Warriors, pp. 36-37).
97Cette atteinte aux forces vives de la communauté peut expliquer aussi le recours récurrent à l’analogie avec le génocide hitlérien : « Je commence à me sentir comme un Juif dans l’Allemagne nazie. » (Eighty-Sixed, p. 255 ; voir aussi Gentle Warriors, p. 133, Les Souliers rouges de la duchesse, p. 11 et Le Feu sacré, p. 491) ; « Nous sommes au milieu d’un holocauste, je n’ai pas besoin de te le rappeler. » (Spontaneous Combustion, p. 178) ; « [...] un cadavre sidéen réduit en cendres, non par un incinérateur ordinaire [...] mais par un majestueux four crématoire » (La Chute de Babylone, p. 76). Le lien avec le génocide (ainsi qu’avec la guerre du Viet-Nam) est récurrent dans Adieu l’amour : « Les enfants du sida sont tout aussi innocents que les enfants juifs, tout aussi menacés, tout aussi douloureux et tout autant choisis par le hasard. » (p. 130 ; voir aussi pp. 112, 115, 117, 126, 129). Il est aussi marqué ironiquement par le compagnon du narrateur du Protocole qui l’appelle « Bébé-Auschwitz » (Le Protocole compassionnel, p. 110).
98La cohésion intra-communautaire, née du travail de la mort, dépasse les différences de classes, d’idéologie et de style de vie homosexuelle pour exprimer la révolte face aux autorités et à leur démission devant l’épidémie :
La foule était mélangée, incroyablement mélangée, parce que chaque membre de la communauté, des A-gays des Pacific Heights aux gays punk du Haight, en passant par les folles moustachues du Castro, avait été touché par cette tragédie. [...] Tous étaient venus montrer combien ils étaient choqués et outrés. Beaucoup agitaient des pancartes avec les noms de leurs morts. D’autres brandissaient des messages plus directs. LA CIA TUE LES PÉDÉS. CIA : CRIMINELS. (Gentle Warriors, pp. 133-135)
99La nécessité de ce réseau communautaire est telle que le désir d’évasion légitime s’efface devant la conscience de la solidarité et de la protection que le groupe peut offrir :
Je me demande ce qui se passera quand l’épidémie du sida commencera à infecter plus d’hétérosexuels. Il y a déjà eu une recrudescence de la violence contre les gays. Je me demande où je peux être en sécurité. Une partie de moi veut s’échapper avec mon amant dans un petit coin. Mais une autre partie de moi pense que nous serions plus en sécurité ici à New York – la sécurité du nombre et tout ça. De plus, je sens que j’ai la responsabilité d’être là avec mes frères gays et mes sœurs lesbiennes. Je suppose qu’on va se serrer les coudes ensemble. (The Blue Lady’s Hand, p. 126)
100L’importance du groupe se manifeste aussi par le recours aux groupes de soutien, utiles tant aux malades qu’aux survivants, et grâce auxquels le travail de deuil peut s’effectuer, ce que l’on retrouve en particulier dans Plague et Afterlife.
101La dimension communautaire du phénomène peut ouvrir horizontalement sur un référent politique qui inscrira le réseau dans la société globale. Elle peut aussi être ressentie verticalement, débordant sur une expression quasi mythique. La communauté exposée à la mort dessine un monde à part à la fois plus compact et plus individualisé. La question de la responsabilité ne se posant pas, elle revêt un aspect quasi édénique, rejoignant les dynamiques utopiques de type matriarcal, entendu comme un système social bâti sur la compassion, la fraternité et la paix. On retrouve une dimension que nous repérons dans d’autres chapitres, à savoir celle du mouvement de régression : ici de type symbiotique, c’est-à-dire le retour à un âge d’or fusionnel et proche de l’indifférencié, qui, selon Fromm, constitue l’une des tendances essentielles de l’idée de matriarcat : « Le groupe semble lui-même assumer les fonctions de la mère. Le besoin de satisfaction immédiate de leurs désirs, l’attitude passive-réceptive [...], le besoin de se serrer les uns contre les autres et la recherche du contact physique – tout cela semble indiquer une régression au lien du nourrisson à sa mère. » (1970, p. 112) On y retrouve une forme de narcissisme primaire entendu ici comme la quête d’un sentiment océanique, selon l’expression freudienne. Le rapprochement avec le féminisme n’a pas que des motivations politiques ou idéologiques mais un fondement expérientiel.
102Par ailleurs, on constate que l’impact de la mort, qui pourrait être perçue comme une menace à caractère désagrégeant, tend à resserrer le tissu social en protégeant l’individu d’une éventuelle disparition par le retour à des mécanismes primaires d’adaptation. La mort de l’individu est compensée et prévenue par la fusion dans le groupe. Le héros de Gentle Warriors en dégage ainsi la centralité :
Après l’abomination de la guerre, après le tourment de son retour, Gregg avait rejoint une armée différente, une armée qui pouvait se déplacer sans détruire, qui pensait qu’elle apportait l’espoir. [...] Oh, comme ce rêve avait été doux... Une armée pour l’humanité, pas contre elle. Une armée ancrée dans une mer de tendresse, de fraternité touchante, d’hommes qui préféreraient s’aimer plutôt que de se tuer. (Gentle Warriors, p. 260)
103Parmi les mécanismes de cohésion sociale de type régressif figure l’évocation d’une période mythique et idyllique, un « temps magique » (Gentle Warriors, p. 52) qui correspond à une époque paradisiaque mémorable et remémorable dont la qualité d’innocence et de jouissance est affirmée. Cette nostalgie d’un âge d’or, très présente dans le corpus américain, rejoint un thème majeur de cette culture : aspiration à un état primordial, archaïque, privilégiant le naturel et le biologique, la pureté morale et la vie communautaire. Par ailleurs, le récit proustien de Pancrazi dans Les Quartiers d’hiver de même que les livres de Navarre et de Manière ainsi que, dans le corpus américain, Gentle Warriors ou Second Son sont également imprégnés de cette reconstitution mélancolique d’un monde disparu. On perçoit aisément la dimension compensatoire de cette nostalgie : le réseau social décimé dans le réel se reconstitue dans l’imaginaire et dans le souvenir.
***
104Les représentations de la mort-sida rejoignent ainsi les grandes lignes de la perspective thanatologique dans le monde occidental contemporain. Les représentations sont marquées par un effacement des référents religieux ou leur refus alors que la mort inéluctable et naturelle ne s’ouvre pas sur les images élaborées d’un au-delà. Cet appauvrissement s’accompagne aussi d’une faible ritualisation autour des décès. On ne trouve pas non plus de mises en scène de la mort, comme dans les salons funéraires, ce qui est lié sans doute à l’impact du sida sur le corps.
105Cette décentration des rituels mortuaires est due à la prédominance du milieu hospitalier comme lieu de gestion non seulement de la maladie mais aussi du mourir et de la mort. Elle renforce les phénomènes d’« escamotage » des mourants (Thomas, 1988), ainsi que leur mise à l’écart, complétant les processus de stigmatisation que les sidéens ont à subir de leur vivant.
106Par ailleurs, comme l’ont montré de nombreuses études, le corps médical n’est pas préparé à affronter les conséquences socio-psychologiques liées à cet événement, preuve évidente des limites actuelles de la médecine. Celle-ci, dans sa perspective dominante, se veut l’instrument de la victoire, toujours frustrée, contre la mort. Ce déni de la mort et le silence qui l’entoure exaspèrent les difficultés de communication entre les différents acteurs sociaux et amplifient l’anxiété, le sentiment d’impuissance et la distance entre les mourants, les intervenants, les proches et la famille. Les émotions et les sentiments plus atténués qui entourent la mort reflètent cette incapacité d’expression, désormais confinée à la sphère privée, ou considérée à la limite comme pathologique. En outre, les « amis-survivants » (Sklar et Hartley, 1990), personnages de premier plan de notre corpus, sont confrontés à une double contrainte qui en fait des personnes à risque élevé sur le plan socio-psychologique. Tout comme les membres de la famille, ils sont confrontés aux mêmes processus de deuil (colère, culpabilité, incapacité de faire face à la perte, problèmes émotionnels ou sociaux) mais aucun statut particulier ne leur est reconnu ni aucune position institutionnelle. Cette situation, pénible dans des conditions normales, se voit amplifiée dans le cas de la mort-sida par le rejet ou l’indifférence que la famille est susceptible d’exprimer envers les amis ou compagnons des disparus, majoritairement homosexuels. Pour ces derniers, de plus, le stress lié à la répétition des pertes directes ou redoutées, ainsi que leur inquiétude quant à leur propre statut sérologique peuvent empêcher un travail de deuil adéquat. Là encore, leur inscription dans un récit romanesque remplit une fonction compensatoire.
107La différence majeure de la mort-sida réside dans la dimension collective de l’événement du mourir – surtout dans le corpus américain – alors que la société actuelle en fait un phénomène essentiellement individuel. Les expressions de chagrin et de deuil figurant dans la fiction romanesque portant sur le sida, notamment celle qui touche le groupe homosexuel, ressemblent de ce point de vue à celles que l’on retrouve dans les petites communautés traditionnelles décrites en anthropologie. On peut, en effet, par certains aspects considérer les communautés homosexuelles comme des sous-cultures possédant une identité culturelle, des institutions, des rites et des mécanismes de socialisation tout à fait spécifiques. Elles présentent les caractéristiques d’un quasi-groupe de parenté en relation de « face à face », personnalisée, qui, par sa marginalisation s’inscrit dans un réseau social bien circonscrit. Cette particularité s’exprime par une perception aiguë de la mort en tant que menace pesant non seulement sur les individus, mais aussi sur la collectivité menacée dans ses fondements. Ce n’est pas le cas pour la société dominante où la mort individuelle n’affecte pas aussi profondément le tissu social.
108Le traitement du thème de la mort dans les romans du corpus évoque enfin également la question des limites du langage et de ses capacités à exprimer l’indicible, comme les récits ou témoignages sur les génocides et ethnocides contemporains le soulignent. En ce sens, les romans de notre corpus expriment des fonctions analogues à celles de cette production qui, à travers l’écriture, permettent le travail de deuil et le maintien d’une mémoire vive.
Notes de bas de page
1 À noter que Guibert reposera ultimement l’alternative, comme un testament littéraire et éthique, dans les toutes dernières lignes de son Cytomégalovirus, Journal d’hospitalisation : « Écrire dans le noir ?/Écrire jusqu’au bout ?/En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort ? » (p. 92). À quelques exceptions près, nous avons volontairement restreint nos emprunts dans l’œuvre de Guibert, devant la singularité et la richesse de ses ouvrages, aux pages de À l’ami.... Un essai d’Alexis Nouss à paraître sera en revanche consacré à l’ensemble de ses livres.
2 Voir aussi Ce sont amis que vent emporte sur la question du refus de l’acharnement thérapeutique.
3 Dans cette veine non romanesque un Renaud Camus a pu écrire ses Élégies pour quelques amis, Paris, Ed. P.O.L., 1988.
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