Des hommes en mouvement ?
Groupes d'hommes et organisations en Allemagne
p. 225-230
Note de l’auteur
Nous remercions très chaleureusement Olivier Barlet pour sa traduction.
Texte intégral
1Ceux dont nous parlons ici utilisent souvent le concept de "mouvement des hommes". Nous ne le ferons pas car il nous semble problématique. Peu nombreux sont les hommes qui ont participé à des groupes d'échanges personnels et ceux qui se sont engagés dans des organisations d'hommes se comptent de plus en plus sur les doigts de la main. On a par ailleurs tendance à comparer le mouvement des hommes à celui des femmes bien qu'il s'agisse de deux phénomènes différents : alors que les femmes se défendent contre une oppression et s'émancipent de contraintes, la situation et la motivation des hommes à changer est ambivalente. Ils doivent avant tout céder des privilèges, même s'ils ont quelque chose à gagner, à commencer par les relations humaines avec les femmes, les hommes et les enfants. C'est pourquoi la mobilisation des hommes reste faible, bien que le nombre d'hommes qui s'engagent ait augmenté durant les vingt dernières années, lentement certes mais avec une certaine continuité. Nos réticences vis-à-vis du mot "mouvement" nous amènent donc à ne parler que des "groupes d'hommes" en général.
2Aujourd'hui, les groupes d'hommes sont structurés en différentes organisations. Ce sont les Männerzentren ("centres d'hommes") qui jouent le plus grand rôle (à l'heure actuelle, la plupart de ces centres ont adopté une dénomination à consonance bureaucratique : Männerbüro). Ils permettent à différentes activités intéressant des hommes de voir le jour. On y trouve des groupes d’échanges personnels entre hommes et des groupes d'hommes auxquels participe un animateur. Ces centres organisent des soirées d'information et des débats sur les thèmes les plus divers ayant trait à la masculinité et à la domination masculine. On y aborde aussi bien des thèmes personnels (comme la sexualité, les relations,...) que des sujets politiques (comme le paragraphe 2181, l'extrême-droite en tant qu'expression de la masculinité,...). De nombreux centres offrent également un service de conseil, direct ou par téléphone. Les attentes des hommes venant pour ce type d'entretiens sont extrêmement diverses : nombreux sont ceux qui envisagent de participer à un groupe d'échanges ; certains veulent se confronter de façon théorique à une autre manière de vivre leur masculinité ; d'autres viennent pour des problèmes personnels et cherchent à être conseillés car ils pensent que ces problèmes sont liés à leur masculinité - ils n’arrivent par exemple pas à "faire carrière" ou restent insatisfaits de leurs "performances" sexuelles. On les informe souvent des possibilités thérapeutiques existantes. L'Allemagne de l’Ouest comporte actuellement entre dix et vingt de ces centres, selon la définition que l'on adopte. Dans certaines villes, des groupes d'hommes assistent les hommes violents par le conseil ou la thérapie. Les groupes d'hommes se retrouvent également une fois par an dans des "rencontres fédérales", réalisent un "calendrier des hommes" qui reste la meilleure source de références et ont constitué un "groupe d'étude des travaux d'hommes antisexistes". Ils publient en outre une "lettre des hommes antisexistes" et un calendrier mensuel nommé "Switchboard".
3Depuis que le mouvement des femmes existe, il s'est trouvé un petit nombre d'hommes pour les soutenir contre la discrimination et les poursuites. Au début du siècle, on trouve - au moins aux Etats-Unis - des associations d'hommes luttant contre l'oppression de la femme. La nouveauté des groupes d'hommes tels que nous les connaissons depuis les années 70 n'est donc pas de mener ce combat mais tient plutôt dans une transformation des comportements et des sensations. Les premiers groupes d'hommes ont suivi le mouvement des femmes et sont nés dans son environnement social, tout d'abord aux Etats-Unis (1969) puis dans d'autres pays (1974 en R.F.A.). Ils prenaient modèle sur les groupes d'échanges des femmes, les consciousness-raising groupe. Les groupes d'hommes établissent un lien de solidarité entre le mouvement des femmes et des gays et le concept de "développement personnel" né du Human Potential Movement apparu aux Etats-Unis dans les années cinquante.
4Dans les années 70, les groupes d'hommes ne dépassaient pas les milieux alternatifs nés du mouvement étudiant de la fin des années 60. On les considéra comme d'exotiques marginaux, d'autant plus que les mouvements des femmes et des homosexuels ne furent que lentement acceptés. Les groupes d’hommes des années 70 furent plus radicaux et ouverts à l'expérimentation que ceux d'aujourd’hui. La diffusion des idées du mouvement des femmes (les hommes en ont adopté certaines - Metz-Göckel et Müller 1985) a contribué à ce que beaucoup de gens s'intéressent aux transformations masculines durant les années 80. Cela permit à des organisations s'adressant à un large public de voir le jour dans la deuxième moitié de cette décennie.
5"Ce qui est personnel est politique" - les hommes en transformation ont adopté ce slogan du mouvement des femmes. Les groupes d'hommes qui se comprennent comme antisexistes veulent abolir la domination dans le domaine privé, largement ancrée dans la psyché de l’homme. Nous considérons comme antisexistes les groupes qui s'engagent tant personnellement que politiquement pour l'égalité entre les sexes. Les hommes essayent de dépasser leur fixation sur la performance et la concurrence et de faire plus confiance aux relations humaines, ils prennent conscience que l'oppression des homosexuels et des éléments d'homosexualité fait partie d'une ambivalence entre le refus et l'attirance. L'homophobie empêche des relations ouvertes et personnelles entre les hommes qui cesseraient de se faire concurrence ou de s'allier contre les autres (Brzoska et Hafner 1988).
6L'antisexisme des hommes est lié à des motivations très variées, souvent liées à un engagement politique. Ils reconnaissent devoir abandonner leurs privilèges masculins pour que les choses changent en profondeur. Ils recherchent également les avantages au niveau personnel d'une absence de domination masculine et cherchent à éviter les implications négatives de cette domination. Ils remettent en question le développement personnel de l'homme lorsque celui-ci concourt au maintien des privilèges masculins.
7La réalisation de soi, le développement personnel et la "croissance" de l'individu sont les objectifs fondamentaux de la tendance psychologiste des groupes d'hommes. Selon cette représentation, l'homme est bon "au fond", c'est-à-dire coopératif, non-violent, etc. Ce n’est que par son éducation ou, en d'autres termes, sous l'influence de la société, que l'homme est devenu oppresseur. L’homme, qu'il s'agisse de l'individu ou du groupe, n'a ainsi rien à gagner de son oppression des femmes. La "société" n'est ici qu'une formule vide de contenu et n’est utilisée qu'à la décharge de l'homme pris comme individu. Comme elle n'est considérée qu'en tant que rassemblement d'individus, on ne tient compte que du changement des individus eux-mêmes : les transformations psychiques. L'impasse est faite sur toutes les facettes de la domination structurelle des hommes et sur la lutte politique nécessaire pour s'y opposer.
8Si l'engagement antisexiste est difficile, c'est en fait surtout parce que les hommes (mais pas seulement eux) doivent s'adapter aux règles de la domination masculine dans les confrontations politiques. Les groupes d’hommes ont jusqu'à présent largement évite cette nécessaire adaptation en se cantonnant aux groupes de conscientisation et aux transformations thérapeutiques. La plupart des organisations d'hommes tentent en revanche d'agir politiquement sans forcément adopter les règles de la masculinité en politique.
9Tant aux Etats-Unis qu'en Allemagne, le mouvement New Age a imprimé aux groupes d'hommes des tendances fortement marquées par une restauration de la domination masculine. Il nous semble qu'on retrouve ici les discussions sur la nouvelle féminité au début des années 80. On en revient historiquement à l'enseignement des archétypes de Carl Gustav Jung qui cherchait à compléter la masculinité par les éléments féminins ("Anima") et inversement à compléter la féminité par la masculinité ("Animus"). Cette volonté émancipatrice en soi se trouve contrecarrée par l'ontologisation des éléments spécifiques attribués à chaque sexe. L'analyse des contes faite par le Spiritus rector du mouvement des hommes "mytho-poétique" aux Etats-Unis, Robert Bly, s'accroche à cette tradition jungienne d'une recherche d’une masculinité originelle ancrée dans les archétypes et les rêves. Le discours central en est l’indépendance de la mère/féminité. La masculinité perd ainsi son devenir historique et apparaît comme une évidence en elle-même. Le discours rationnel et les changements politiques sont relégués au second rang.
10La plupart des institutions sociales (partis, églises, etc.) sont marquées par les intérêts masculins et concourent à la modernisation de la domination des hommes. Les organisations masculinistes ont spécifiquement tendance à demander une amélioration du statut de l’homme dans certains domaines, là où il se trouve soit-disant discriminé. Elles voient par exemple dans une mortalité plus précoce ou dans un taux de criminalité plus important des signes de discrimination envers les hommes. A la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis, les hommes anti-féministes (masculinistes) ne sont pas organisés en tant que tels. On a vu apparaître aux Etats-Unis au début des années 70 un "mouvement de libération des hommes" centré autour du psychothérapeute Herb Goldberg dont les écrits sont également célèbres en Allemagne. Ceux-ci témoignent clairement de l'utilisation d'analyses pertinentes du changement personnel masculin dans des buts antiféministes. On a certes pu voir naître en Allemagne des associations d'hommes désireux de revenir sur la réforme du droit du divorce des années 70 ou cherchant à obtenir la garde des enfants après le divorce ou le droit de visite après la séparation. Elles ne s'en tinrent cependant qu'à ces objectifs très précis.
11Les efforts développés par les groupes d'hommes ne représentent qu'une goutte d'eau dans la mer. L'intérêt croissant des médias pour les transformations des hommes ont cependant considérablement accru leur signification durant les dernières années. S'ils se font la voix d'une masculinité non-dominante, ils pourront encore davantage se faire entendre à l'avenir.
Notes de bas de page
1 Un paragraphe très controversé de la loi allemande qui restreint la pratique de l'avortement.
Auteurs
Sociologues, responsables de "Die Mannege"
Sociologues, responsables de "Die Mannege"
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