L'entrée en homosexualité masculine
p. 83-92
Texte intégral
1Parmi tous les aspects qui rendent difficile l'usage des catégories sexuelles courantes - homo-, bi-, hétérosexuel-se trouve la discontinuité des désirs et des comportements au cours de toute la vie d'une même personne. De toute façon, les écrits sexologiques et aussi la littérature anthropologique portant sur les préférences ou l'orientation sexuelle ne traitent que rarement de ce phénomène (Herdt 1990). La littérature sur la sexualité parle souvent en termes de "choix" ou d’"orientation" en les ramenant soit à une détermination biologique, soit aux influences culturelles ou à des événements formateurs pendant la jeunesse.
2En représentant les pratiques sexuelles sur un continuum allant de l’homosexualité pure à l’hétérosexualité pure, Kinsey nous a ouvert la voie à une vision plus complexe. Mais se contentant de réfléchir sur les actes sexuels, il s'est interdit de poser la question de la signification de ces "actes" pour les personnes impliquées. Expriment-elles des désirs, ou uniquement la conformité à des normes ? Quelle importance les gens accordent-ils à leur désir, à la sexualité et, plus particulièrement, à leur propre sexualité ?
3Trouver des réponses à ces questions n’est pas chose facile. En nous référant à quelques questions de nos enquêtes sur les homo-et bisexuels masculins menées en collaboration avec la revue Gai Pied Hebdo, nous pouvons essayer d'insister au moins sur la complexité des rapports entre désirs, envies et comportements. Il s'agit des questions sur les premières expériences sexuelles (Pollak 1988).
4D'entrée de jeu, nous pouvons refuser l'hypothèse selon laquelle les "choix sexuels" seraient le produit de "la conformité aux normes générales (hétéro-sexuelles)" imposées par l'éducation dans notre société. De même, la thèse opposée selon laquelle les désirs nous pousseraient vers tel ou tel comportement n'est pas plus fondée. Les normes sociales n'ont plus (et n'ont probablement jamais eu) une force d’imposition absolue, et les désirs, ces forces intérieures, ne semblent pas toujours d'une clarté suffisante pour ceux-là mêmes qui les ressentent pour être traduits en comportement.
5Selon un sondage de 1990 représentatif de la population française, 60 % considèrent que les homosexuels sont "comme les autres" (Moatti et al. 1990). Ce chiffre met en question une approche de l'homosexualité en termes de "déviance" ou de "stigmate", approche récusée par la majorité hétérosexuelle tout autant que par la minorité concernée des homosexuels. En effet, qu'ils émanent d'une approche statistique, fonctionnaliste ou interactionniste, les concepts de "déviance" et de "stigmate" présupposent la transgression de normes. Or, les valeurs sexuelles sont aujourd'hui trop fluctuantes pour définir par consensus l'espace de transgression des pratiques homosexuelles. Dans ce flou de références et de modèles l'homosexualité, qui n'est plus forcément condamnée sans être toutefois admise, n'est plus considérée automatiquement comme une violation de normes appelant à une sanction.
6Même s'il y avait un "déterminisme biologique" des orientations sexuelles, les conventions sociales empêcheraient leur réalisation immédiate et non problématique. Selon nos enquêtes, l'entrée dans la vie sexuelle se fait par initiation (47 % ont eu leur première relation sexuelle avec une personne de leur âge) ou, exceptionnellement, avec une personne plus jeune (8 %). Une fois stabilisé le choix sexuel, la préférence va plutôt aux partenaires du même âge ou plus jeunes.
7La moyenne d'âge de la première relation sexuelle de nos "futurs pratiquants homosexuels" est de 17 ans avec d'importantes variations, certains ayant eu leur première expérience avant l'âge de 10 ans, pour quelques cas exceptionnels après 30 ans. Généralement, nos répondants se souviennent d'avoir été attirés par les personnes du même genre dès l'âge de 14 ans, en tout cas, plusieurs années avant leur première relation sexuelle (graphiques 1 et 2). Pour plus de 10 % de nos répondants cette attirance est intervenue dès avant l'âge de 10 ans, pour quelques cas exceptionnels après 30 ans. Les "moyennes" suggèrent donc que, dans un échantillon composé d'homo-et de bisexuels masculins, l'attirance sexuelle pour les personnes du même sexe précède de trois ans en moyenne la première expérience sexuelle. Mais 20 % de nos répondants ont commencé leur vie sexuelle avec une partenaire femme et non pas avec un homme. Un acte parfois en rupture avec leurs désirs physiques.
8Pour mieux comprendre ce phénomène, il ne suffit pas de regarder et de comparer l'âge moyen de la découverte des désirs pour les gens du même genre et celui du passage à l'acte. Si on analyse comme une seule variable la durée formée par ces deux indicateurs, on découvre effectivement que quelques 20 % de notre échantillon ont découvert leur penchants homosexuels bien après leur première expérience hétérosexuelle (voir graphique 3 et tableau).
9En cas d'un délai assez court (de moins de deux ou trois ans) entre première expérience hétérosexuelle et découverte des désirs homosexuels, on trouve dans une situation d'entretien libre des justifications assez similaires de cette première expérience sexuelle : "j'étais trop jeune, je ne me rendais pas compte" ; "c'était la situation, après une sortie, on s'est retrouvés seuls" ; "comment ne pas le faire". "Faire comme les autres" est également une raison couramment invoquée. Rarement cette première expérience est alors racontée en des termes "extraordinaires". Plus souvent le problème est celui de s'en sortir, de ne pas prêter "à malentendu", et de dire "oui" à ses désirs pour les hommes quand ils se précisent.
10L'interprétation devient bien plus compliquée en cas de délais prolongés entre première expérience hétérosexuelle et reconnaissance de l'attirance pour les hommes. Dans quelques cas quantitativement rares, (5 % de notre échantillon), l'attirance pour le même genre intervient plus de six ans après la première expérience hétérosexuelle. Il s'agit essentiellement d'hommes qui se sont mariés et dont certains ont divorcé après quelques années de mariage. Placés en situation d'entretien et se sentant contraints de trouver des raisons à leur histoire, ils produisent des récits bien plus diversifiés que ceux, discutés plus haut, qui ont "rapidement reconnu leur erreur". Une tranche de vie de plusieurs années est trop importante et ne peut pas être traitée comme négligeable à la vue de toute la vie. Se marier, avoir des enfants, sont des faits qui marquent durablement, qu'on le veuille ou pas. Pour certains, la découverte de leur amour pour les hommes, est un long cheminement qui a fait qu'"à partir d'un certain moment, ils n'avaient plus envie de rapports sexuels avec leur femme". Souvent, ce retrait sexuel est opposé à leur sentiment d’"amour", qu'ils gardent envers la mère de leurs enfants. Parfois, ils disent avoir trouvé un arrangement, ou s'être séparés sans trop de difficultés. Souvent, ils s'installent dans un "non-dit" bien compris par leur femme et par eux-mêmes, chacun s'accordant les libertés nécessaires au maintien de cet équilibre fragile.
11D'autres ont un souvenir moins idyllique du moment où ils ont voulu clarifier la situation : des drames, des accusations, des dénonciations qui sont à la hauteur de la déception d’un partenaire qui, littéralement "tombe du ciel", "ne peut pas comprendre ce qui lui arrive", et "refuse de l'admettre". Les désirs de vengeance sont parfois irrésistibles.
12Les récits de telles situations sont souvent embrouillés. Des "attouchements pendant la prime enfance" apparaissent parfois comme une sorte de référence et de preuve d’une homosexualité longtemps enfouie avant qu'elle ne revienne perturber la vie 10 ou 20 ans plus tard. D'autres insistent sur leur désir de famille et de paternité, même si ce rêve a dû se transformer en ruines. Ils continuent à vivre comme une contrainte leur homosexualité qui les empêche de réaliser ce à quoi ils disent tenir réellement.
13La différence qui sépare, dans notre échantillon, les hommes mariés (6 %) des divorcés (6 %) nous suggère que, dans la plupart des cas, le divorce est un moment de rupture, un tournant qui ouvre la voie à la vie homosexuelle avec ses codes, ses habitudes et ses règles de conduite. Tandis que les hommes mariés ont peu de partenaires sexuels masculins et féminins (en plus de leur femme), les divorcés aux partenaires plus nombreux, ne se distinguent pas du tout du reste de la population par leurs pratiques sexuelles comme s'ils voulaient, dans le style de convertis, rattraper le temps perdu.
14Les choses sont plus dramatiques quand la clarification intervient particulièrement tard ; dans quelques cas, plus de 25 ans après le début d'une carrière sexuelle. Tout d'un coup, ces hommes se retrouvent devant un passé qu'ils récusent et devant un avenir dont ils ne savent pas très bien comment le maîtriser. Ce point de rupture, cette conversion d'une orientation sexuelle à l'autre est souvent inaugurée par une aventure jouant le rôle d'un acte de révélation à l'origine de ruptures déchirantes et sans perspective clairement tracée (A.L. Strauss 1959).
15D'autres encore, ont des pratiques homosexuelles occasionnelles bien avant de se rendre compte de leur "importance", voire sans leur accorder le statut d'une attirance précise. Ils font l'amour avec d'autres hommes "comme ça" sans chercher des explications pour soi-même et sans invoquer des justifications destinées aux autres. D'autres encore ressentent des désirs et des attirances sans jamais passer à l'acte. Ils mènent une vie abstinente ou limitée à la masturbation solitaire tout en "y pensant" ou en "en rêvant".
16Le cas le plus courant est, nous l'avons dit, le fait que les "futurs pratiquants homosexuels" trouvent leur voie sans trop de "problèmes", mais une minorité non négligeable passe par des "phases" formées de désirs, souvent contradictoires, de la conformité aux normes, de hasards et de situations imprévues.
17Ce qui est peut-être le plus étonnant dans ces récits, est la faible présence d’une bisexualité affirmée. Même si la vulgate psychanalytique fait de la bisexualité le référent naturel de toute sexualité, elle est rarement pratiquée. Le cas de figure plus courant est le passage de phases hétéro-à des phases homosexuelles ou l'inverse. Elle est encore moins revendiquée dans l'autodéfinition et la présentation de soi (10 % de nos répondants). Difficile de dire si ce phénomène renvoie à la rationalisation d’une contrainte (dans le sens psychanalytique) poussant à un choix clair ou, au contraire, à la révélation d'une vérité de soi profondément ancrée et à une acceptation de soi après des périodes parfois longues. De toute façon, la grande majorité des répondants à nos enquêtes sont convaincus (malgré les affirmations scientifiques souvent contraires) qu'on est "soit hétérosexuel, soit homosexuel", ou qu"'il faut faire un choix clair". En disant cela, ils n'expriment probablement rien d'autre que la difficulté dans notre société, du maintien à long terme d’un statut ambigu, y compris dans le domaine de la sexualité.
Auteur
Sociologue. Directeur de recherche au C.N.R.S.
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