Mon Père... PaPa...
De la dissidence ecclésiale à la vie ordinaire
p. 47-70
Texte intégral
1Comment entreprendre l'analyse d'un itinéraire religieux sans s'en référer à la sociologie ou à l'anthropologie religieuse ? Les contingences sociales, si elles restent primordiales, ne doivent pas pour autant faire oublier l'individu, parcouru par cette mouvance, épris de réaction et sujet à des mutations mentales.
2Nous connaissons ces prêtres qui ont contredit l'institution ecclésiale, communément appelés "défroqués". Les ombres du prêtre-ouvrier et du prêtre-loubard viennent illustrer dans nos mémoires la dissidence face à l'institution religieuse. La trajectoire de l’individu s'analysant généralement en termes de rupture institutionnelle mais rarement en terme d'identité sexuée, le prêtre sera compris ici comme figure particulière du masculin.
3Cet article tend à montrer comment la contestation d'un ordre masculin typique implique dans un premier temps une conscience forte de la remise en cause des rapports sociaux en général et des rapports sociaux de sexe en particulier ; puis, dans un second, nous nous attacherons à comprendre comment l'expérimentation de la transformation des rapports sociaux de sexe a généré une manière de vivre d'autres rapports sociaux, tournés cette fois vers les sphères domestique, conjugale et professionnelle.
4A travers les recherches que j'ai menées entre 1987 et 1990 sur le mode de vie en habitat collectif à voisinage choisi1 j'évoquerai dans un premier temps les itinéraires de quatre hommes en montrant leur inscription dans un réseau relationnel particulier. Ensuite, j'analyserai les arguments de rupture vis-à-vis de l'ordre institutionnel, qui annoncent le passage du prêtre de la communauté religieuse à l'homme de la communauté néo-rurale. Enfin, l'évocation de la vie domestique en couple permettra de comprendre la relativité de la remise en cause des rapports sociaux de sexe chez ces hommes.
5Le présent article contient les sources suivantes : une série d'entretiens réalisés durant mes recherches, les lettres adressées par les prêtres à leurs évêques au moment de leur démission2 et une émission diffusée par France-Culture en février 1988, intitulée "Les éloignés de Dieu".
Quatre hommes de La Marasque3
6Le domaine de La Marasque a été investi à la fin de l'année 1972. Après une période de cinq ans de partage quasi total succède une période de transition de cinq à six ans pour aboutir aujourd'hui à une phase d'autonomie des ménages. Ce lieu de résidence compte actuellement six familles, dont cinq comprennent chacune un homme. Quatre d’entre eux furent prêtres et sont nés entre 1932 et 1938.
7Jean-Philippe O. et Gilbert R. sont tous deux originaires de la région rhônalpine et ont emménagé au domaine respectivement en 1972 et 1974. Quant à Paul H. et Claude F., d'origines parisiennes, c'est en 1980 et 1984 qu'ils rejoignent le groupe.
8Tous les quatre sont issus de familles catholiques très pratiquantes et assez nombreuses (au moins quatre enfants).
9o Jean-Philippe O. est fils d'un couple d'artisans-commerçants4, propriétaires d'une quincaillerie et d'un artisanat de métallerie. Troisième d’une fratrie de quatre enfants, Jean-Philippe se consacrera au Petit puis au Grand Séminaire, tandis que le magasin devait être exploité par le frère aîné. Jean-Philippe évoque les résistances de celui-ci, qui, bien que "très cadré" par l'éducation fournie par les parents, préférera tenter sa chance dans la gérance de cinéma.
10Jean-Philippe est ordonné prêtre à vingt-six ans. Il travaille comme aumônier dans des lycées, dans une École Normale, puis, autour de 1968, aux Jeunesses Étudiantes Chrétiennes à Paris. Il vit à ce moment-là avec quatre aumôniers d'âge voisin dans une maison dont l’Église est propriétaire.
11Il vivra quelques expériences conjugales, en logement seul ou partagé, qui n'aboutiront à aucune union.
12o Gilbert R. est l'aîné de sa fratrie, composée de quatre enfants. Une alternative pour cette famille d’agriculteurs vis-à-vis du fils aîné : soit l’exploitation, soit le Séminaire. Ce sera ce dernier, qu’il intègre dès sa onzième année.
13Au Grand Séminaire, il étudie pendant deux ans la philosophie scolastique. À la fin de ses études, il obtient le baccalauréat de philosophie, "le seul possible". Puis cette scolarité se terminera par quatre ans d'études de théologie à la Faculté Catholique de Lyon.
14Ordonné prêtre, il travaillera en 1963 dans une Zone Urbaine Prioritaire de la banlieue lyonnaise. Il sera également aumônier départemental des équipes enseignantes d'un département rhônalpin. Ensuite, il connaîtra Jean-Philippe O., pour lui avoir succédé à son poste d'aumônier à Paris.
15Plus tard, Gilbert rencontre Claudine, alors employée par l'Éducation Nationale, avec qui il se marie en 1977. De cette union naîtront deux enfants.
16o Paul H. naît dans une famille "très chrétienne". Il est l'aîné d'une fratrie exclusivement masculine composée de cinq enfants. Après le Petit Séminaire, il part pour le Grand à seize ans. Il grandit à l'école mariste et sera ordonné prêtre à vingt-sept ans.
17Quelques années plus tard, le cadre diocésain propose à certains prêtres une année sabbatique : "On nous a demandé ce qu'on voulait faire comme recyclage... et à quelques-uns, on s'est dit : "au lieu de faire des études", on s’est dit "pourquoi pas se recycler dans la vie ?". Alors c'était : vivre à la campagne, de nos propres ressources, que ce soit un lieu de vie et de rencontre".
18Paul H. s'installe alors dans un groupe de cinq religieux (hommes), l'expérience dure environ six ans. C'est par l'intermédiaire d'un des hommes de ce groupe qu'il connaîtra, en 1971, Martine, dont les parents sont catholiques pratiquants et appartiennent "à l'aile gauche progressiste et avancée de l'Église". Elle participe aux activités des J.E.C. et des J.O.C. où "les jeunes pouvaient y faire beaucoup". Après avoir fait l'hypokhâgne et la khâgne, elle fait des études de linguistique en officiant simultanément comme animatrice à l'aumônerie d'un lycée, avant d’y travailler comme responsable.
19Paul et Martine auront quatre enfants.
20o Claude F. est le troisième d'une fratrie de quatre enfants. Le frère aîné, jugé "moins bricoleur, moins polyvalent" fera "Centrale" et deviendra ingénieur. Claude fréquentera l'école mariste, où il connaîtra Paul, en 1957. Scout à 12 ans, il deviendra "indépendant très tôt", si bien que l'orientation vers le Grand Séminaire est, selon lui, le produit d'une "décision personnelle", bien qu'il reconnaisse qu'il y a eu "probablement une pression de la mère".
21Durant ses études de théologie, il se forme en mathématiques (second cycle) puis en économie (troisième cycle). Il s'agit d’un "choix pastoral dès le début, d'une position intellectuelle, position scientifique encouragée par l'Institution Pour celle-ci, le rôle de cette inscription sociale est d'"éviter la rupture entre l'Église et la science".
22Il est ordonné prêtre en 1967. Assez vite, vers 1968, il travaille pour le compte de l’I.N.S.E.E., puis jusque 1973 au Ministère des Finances, duquel il démissionne quelque temps plus tard pour se consacrer à un travail militant d'analyse économique auprès des comités d'entreprise, tout en acceptant des missions à l'étranger pour le compte de l'I.N.S.E.E.
23A Paris, il rencontre Morgane avec qui il se marie en 1982. Elle deviendra formatrice d'adultes.
24Le lien entre les personnes ayant investi La Marasque se fait par le biais de la similitude des expériences communautaires. Chacun témoignera des visites rendues de groupes à groupes "pour voir ce qu'ils faisaient". "Je me suis lié d’amitié avec Gilbert au moment où il se mettait avec Claudine...’y avait sûrement des choses communes".
25C'est ainsi que Gilbert et Claudine R. rendront souvent visite à Paul et Martine H. certains week-ends ; c'est aussi par cette relation que Martine gardera l'enfant en bas-âge de Gilbert et Claudine entre 1977 et 1978. Par ailleurs, Gilbert et Jean-Philippe O. conservent un lien étroit d'amitié. Enfin, à Paris, Paul et Claude se retrouvent par le biais de leurs compagnes, qui se sont succédé dans un appartement du quinzième arrondissement parisien.
Le religieux, le politique et le social... tensions et ruptures
68 un peu partout : l'Église dans le tourbillon
"Ce qui s'est passé en 68 m’avait vivement impressionné"
26La remise en cause est sociale : la critique de l'Église et de son décalage par rapport à la société civile est produite pendant les mouvements sociaux des années 1960-1970.
27Dans les récits de vie, le nombre 68 revient comme un refrain lancinant, central dans les représentations mentales liées à cette époque. Cette année fonctionne comme repère minimal de l'histoire sociale commune.
28Chaque sujet se souvient. Qu'ils fussent pris dans une mouvance politique ou dans une mouvance plus affective, ces prêtres en exercice ont saisi l'opportunité de contrer un système subi pendant une trentaine d'années.
29Toutefois l'Église investira certains champs, montrant qu’elle n'a pas été épargnée par ces mouvements sociaux et qu'elle a tenté de s'y atteler tout en y inscrivant ses officiants, quand ce n'était pas eux qui en prenaient la décision.
30Si chacun évoque la mémoire d'un vécu difficile au sein de l'institution ecclésiale (par exemple "le souvenir écœurant de l'univers carcéral du petit séminaire"), les lettres de démission renferment principalement la situation de l'Église face à la société.
31"Certaines rencontres" sont organisées ; ʺnous nous posons un certain nombre de questions sur le travail que nous faisons, sur notre situation de prêtre, sur la situation de l'Église et de la société, à partir de ce que nous vivons". De ces réflexions émanent de virulentes critiques du système ecclésial, sur fond d'analyse marxiste : "c'était très althussérien comme truc".
32Ainsi, le tourbillon de Mai 68, "cet événement, 'analyseur historique' (en ce sens qu'il a forcé l'institution à parler), nous faisait nous rendre compte que nous étions incapables de prendre parti alors que personne ne pouvait éviter de prendre parti. (...) nous étions faits pour prendre parti de l'ordre existant, non pas à cause d'une mauvaise volonté individuelle (...) mais à cause de notre situation institutionnelle".
33L'appartenance cléricale empêche ce regard sur le monde social en ébullition : "On n'a pas son mot à dire sur l'entrée des femmes dans la vie sociale quand on réserve jalousement le sacerdoce aux hommes. On ne peut guère parler sur la production et les formes qu'elle prend et qui engendrent les conditions de travail, quand on se tient soi-même, à vie, à l'écart de ce système".
34L'institution souffre d'un immobilisme : "le prêtre n'est pas une fonction nécessaire, souhaitable, c'est plutôt un obstacle à la rencontre de Dieu qu'un moteur. Toute institution a besoin de personnes qui organisent, ont du pouvoir... on a une institution qui est la plus sclérosée qui soit". L'analyse de la société et de l’Église "avec l'outil marxiste" se fait à la fois à partir du vécu dans le ministère attribué et du "progrès des sciences humaines". On prend conscience que " ceux et celles qui se retrouvent chaque matin à un poste en usine ou sur un chantier" ont "un travail "en miettes", mal payé et "aux ordres", quand il n'est pas précaire". On voit sous nos yeux la "misère importante (malgré le tiercé !) de gens courbés, où les émigrés constituent la masse surexploitée".
Les opinions de la population sur l'Église
"Le statut clérical nous maintenait sur la berge du fleuve, incapables d'envisager pratiquement la mutation nécessaire"
35Le prêtre apostrophe son supérieur hiérarchique, l’évêque : "Imaginez que vous deviez un beau jour - que dis-je : chaque matin - pointer à l'entrée d'une usine ou débarquer sur un chantier, pour occuper un poste qui ne comporte guère que le droit de s'écraser, et où le travail ne présente d'intérêt que pour ceux qui sont placés pour en profiter. Quel bouleversement, je vous assure, dans le regard porté sur l'institution Église ".
36Une difficulté se présente lorsqu’on doit découvrir aux ouvriers son identité antérieure : "Quand je suis devenu maçon, j'ai jamais dit que j'avais été curé. C'est trop lourd à porter... quand on est avec des espagnols, des portugais, on voit bien ce que c'est que le christianisme... aïe aïe... j'avais aucune envie d'être mêlé à cette histoire-là".
37La jeunesse, effervescente, y va aussi de sa critique : "Je me rends compte que pour les jeunes, la religion apparaît comme pensée et pratique aliénantes". Au-delà même du constat d'un état négatif de la société, ce "bouillonnement de la jeunesse et sa critique des carcans "moraux", des tabous, de la structure actuelle de la production, de la politique et de la culture" constituent "des motifs d'espérance". Chacun ressent face à ces réalités un "besoin de quitter ce statut inadapté".
38Mais plutôt que de renier cette institution, on propose une analyse, fruit de l'ensemble des réflexions menées : "L'Église est actuellement dans une situation institutionnelle (politique) telle qu'elle est un obstacle, par bien des côtés, à vivre de façon signifiante cette foi en Jésus-Christ, qu’elle doit être transformée". Cette transformation doit se faire "de l’intérieur", elle souffre du "poids de la hiérarchie (...), qui fausse tout". Son "rôle conservateur", le fait " qu’elle entretienne la classe dominante" fait que "le christianisme officiel" est en dehors du "mouvement social" et qu'il ne peut y participer.
"La logique de la foi"
"Être le plus authentiquement possible des témoins de Jésus-Christ"
39Il ne s'agit pas, pour ces prêtres, de quitter la figure de Jésus-Christ. Les réflexions évoquées ci-dessus donnent la possibilité de former un groupe idéologique suffisamment fort pour aller à l'encontre des idées défendues par "l'Église-institution". Il y a d'un côté l'Église, institution qu'ils combattent, et de l’autre l'Église tout court, celle qu'ils défendent.
40Cette phase de rupture est en effet liée à une décision qui ne "signifie pas le reniement de l'idéal qui m'a porté jusqu'à présent. En particulier, je désire continuer la lutte pour la libération des hommes au sein des solidarités déjà engagées et le vivre en référence à Jésus-Christ en lien avec des communautés chrétiennes confessant cette libération."5
41Le prolongement de cette foi dans la réalité mouvante de la société, tel est le projet qui anime ces prêtres. Il s'agit d’en faire une "pratique réelle", ce qui peut permettre de devenir "plus sensible aux personnes, à leurs interrogations, à leurs épreuves". Cette "nouvelle orientation" est à comprendre comme prolongement de la foi initiale ; l'objectif est de "suivre le service de l'Évangile en Église", il doit offrir la "possibilité que des mutations chrétiennes prennent forme par ce biais".
42Chacune des lettres s'achève sur une ouverture. Les souhaits de rencontre sont évoqués pour rediscuter les motivations qui ont poussé leurs auteurs à écrire ces lettres. Une rencontre qui ne serait pas anodine :
43"Ayant connu personnellement la plupart d'entre vous, je serai très intéressé par toute réaction personnelle à cette lettre, si certains la jugent souhaitable. Je vous remercie d'avoir eu la patience de lire ce papier où j'essaye de dire ma part de vérité. Le christianisme me paraît plus que jamais vital pour les hommes que nous sommes. En quoi sans doute nous sommes en communion."
44La logique de la contestation s'organise ainsi autour de l'idée d'un rapprochement vers la société (une sorte d'ouverture vers un christianisme au quotidien), mais aussi par la remise en cause personnelle de la figure de l'homme-prêtre. Notamment, les lettres de démission proclament le changement masculin, à travers l'évocation de découvertes, tant du point de vue de la conjugalité, de la sexualité et de la parentalité que de celui de la vie domestique et de sa gestion quotidienne.
La conjugalité en questions
Le possible, le risque, la découverte, le désir
"Une nouvelle manière de percevoir le sens à donner à ma vie, tout en découvrant la richesse de la communication"
45La formation en sciences humaines et la pratique de la réalité sociale donnent le moyen de se reconvertir. La "découverte du politique", celle du poids des "structures (du langage, du pouvoir, des institutions, de l'économie, de la religion, de l'inconscient, etc...)" sur la réalité sociale offrent alors au prêtre une conscience individuelle de sa place dans la société et rend possible la maîtrise de son destin.
46Il peut notamment, après la rupture, "évaluer les 'choses possibles'", envisager "d'autres formes de travail, de rémunération, de contrats"6, mettre en opposition le "refus de l'installation" et "le désir de recherche". Accepter le "droit à l'erreur", "retrouver le goût du risque et de la lutte", tenter des expériences ("je vis en communauté où nous essayons de mettre en commun les ressources), vivre l'"aventure".
47"N'ayant plus le statut protégé et respecté de clerc", le prêtre effectue une prise de "distance par rapport à son appareil ecclésial", qui est l'objet d'un "désir".
48Ce vocabulaire, hérité d'un apprentissage des sciences humaines et sociales, donne à la décision de démission un aspect très volontaire. La justification auprès du supérieur évêque s'en alimente : "Tout ceci pour dire qu'il ne s'agit pas d'un coup de tête farfelu, mais que ce sont les circonstances qui ont fait se précipiter les choses".
49Cette décision est prise "après plusieurs mois de recherche et de réflexion", mais toutefois, "cela ne s'est pas fait sans déchirements ni souffrances, pour moi ou pour mes proches", "il s'agit d'une décision difficile à prendre et dont les fondements ne sont pas faciles à clarifier".
La remise en cause du célibat
"l'expérience d'une absence...
un creux pour entamer une recherche"
50Pour l'un d'entre eux, 68 c'est aussi "l'entrée des femmes dans la vie sociale", "à parité avec les hommes". Ce phénomène, observé dans l'histoire sociale vécue, est l'occasion pour les rédacteurs de ces lettres d'annoncer "la remise en cause du célibat" comme une composante importante de leur décision. Ainsi, "je vis avec une compagne dans une communauté" et "parmi les points de rupture, le fait que je vive avec une femme en est un".
51Plus encore, le système ecclésial intègre le "rejet des femmes ". Un des auteurs ne manque pas de mentionner en apothéose de sa lettre :
52"Ce rejet des femmes, pour rester entre hommes, quand il s'agit des intérêts importants de l'institution, est une des composantes essentielles de l'horizon ecclésiastique. Les affaires récentes de l'Église des Pays-Bas viennent le confirmer. Est-elle une composante évangélique ? Non.
- pour le clergé, d'abord. Vous connaissez aussi bien ou mieux que moi les impasses où se trouvent certains collègues prêtres, faute d'un équilibre affectif et sexuel : départs, amours clandestines, déprime, voire pédophilie dans quelques cas (faites un effort de mémoire si vous êtes tentés de dire spontanément que j'exagère) ;
- pour le christianisme ensuite, qui s'en trouve déformé, comme j'ai essayé de le dire, et donc pour les hommes et les femmes qui s'en écartent car il leur apparaît stérile et répressif.
53Ce point de rupture est loin d'être le seul (comme je l'ai dit) mais je ne voulais pas qu'il soit noyé dans l'ensemble".
54Le vécu de la foi hors institution peut s'accommoder de cette nouvelle composante : "Tout cela n'a jamais remis en cause ma foi en J.C. vécue en Église, mais au contraire m'a constamment provoqué à la vivre de façon signifiante, pour moi et pour les autres, dans la situation où je me trouve (avec bien sûr toutes les bavures de la paresse et du péché)".
55Les épouses, bien que ne sachant pas toujours que leur futur conjoint était prêtre, acceptèrent très bien cet état de fait, conscientes qu'elles étaient qu'il existait "beaucoup de mouvements chrétiens qui se situaient au-delà de la croyance immédiate". Aussi comprenaient-elles qu'un fils devienne prêtre : c'est "le désir de toutes les mères très catholiques".
56La "rupture dans la continuité", pour utiliser l'expression de Gilbert R., est aussi comprise pour les épouses : "se marier avec un ex-prêtre" ne peut s'envisager que si" il conserve ses engagements d'avant " ; "se marier n’est pas se renier".
57Plus encore, la découverte de la paternité confirme le changement masculin : l'homme-prêtre est devenu homme.
La paternité effective
"Michel arrive un jour d'orage ! !
Ça tonnait.... Boum., il est sorti tout seul...
et hop, y avait un p'tit bonhomme,
avec un zizi et tout... "
58La naissance du premier enfant est rapporté comme événement dramatique dans la famille d'origine du nouveau père :
59"Quand il y a eu la naissance de Marie, la mère de Paul se demandait s'il fallait cacher ou détruire les photos de Paul en soutane. Pour eux, c'était la proue du navire, celui qu'on appelait 'Mon Père' ... et il devenait 'Papa'".
60Le désir d'enfant du couple est très fort mais ils devront attendre sept ans. Martine évoquera une série de décès : le frère aîné, le père, puis cet enfant tant attendu dont le corps vivra cinq mois dans le ventre concepteur. Après ces échecs, elle envisageait d'adopter un enfant, projet auquel Paul n'adhérait pas. Puis " l'envie de bébé est venue pour de bon. (...) C'était pas seulement intellectuel, ça l'est devenu dans mon corps". Martine a 33 ans au moment de la naissance de Marie, leur fille aînée. Elle se souvient du soutien que lui avait apporté Paul : "Et toi, t'as été super ! !... c'est vrai que ç'aurait pu être déprimant mais on s'est jamais mobilisé là-dessus...". Paul sera présent à l'accouchement, tout comme pour les trois enfants suivants, et s'investira en clinique dans la "préparation".
61Cette naissance ne bouleversa pas la relation qu’entretiennent Paul et Martine. Cependant, "un enfant, ça change pas mal de choses.... on n'a plus vécu que tous les deux" (Paul). Ça change "sur des détails. Ça consolide.... un gamin en plus. Ύ a ces habitudes qu'on a depuis enfant qui se projettent sur le gamin, et donc on n'a pas les mêmes idées éducatives, sur les choses de la vie. J'ai senti un petit déséquilibre mais la ligne générale était particulièrement forte." (Paul)
62Cet "événement heureux", mais aussi une réussite de la vie suite aux deuils successifs qu'a vécus Martine, provoqua une appropriation de la mère sur son enfant aux premiers jours de Marie.
"Paul : - j'avais pas le droit de m'en occuper.
Martine : - Bon.... je t'empêchais presque de porter Marie, mais ça a duré très peu de temps... et en fait, j'ai trouvé que c'était pas mal que Paul s'en occupe. Et j'ai découvert aussi le plaisir de Marie quand venait son père. Elle venait réparer beaucoup de choses.... je m'étais faite à l'idée que je n'aurais pas d'enfant."
63Mais pour Paul, l'enfant naîtra, l'étage est à aménager. De son côté, Martine reste prudente, elle ne saisit pas l'intérêt des escaliers que veut installer Paul : "j'avais tellement l'idée qu'on risquait de pas avoir de gamin... parce que la première fois, beaucoup de choses ont été préparées.... donc, là : "ne précipitons rien", la déception risquait d’être terrible".
64La chambre de Marie se prépare "au fur et à mesure de la grossesse".
65Ici, le prêtre dissident se trouve confronté à la fois à la réalité de la maternité et à son désir de contredire le modèle masculin en réajustant des "rôles" dans le rapport social de sexe. La naissance de l'enfant recentre celui-ci d'un point de vue idéologique à un point de vue du concret familial. L'homme, tout en revendiquant la promotion d’un nouveau modèle masculin, réintègre en partie le modèle sexué rejeté auparavant. Nous confirmerons cette hypothèse par la suite lorsque nous évoquerons la sphère domestique.
66On notera enfin que la paternité ne se limite pas à une vision superbe et béate de la naissance et d'une forte assistance de la future mère. Dans les modes d'éducation en œuvre, la découverte et l'exploration sont largement autorisées et les couples rencontrés s'accordent pour reconnaître la nécessité du rôle conjoint des deux époux. La finalité d'une telle démarche est l'autonomisation de l'enfant : "Ben oui... on va pas les garder, ces trucs-là !".
Approche domestique : des hommes en mutation
Les séquences de vie autonome : l’apprentissage domestique entre hommes
67Au moment des J.E.C., Jean-Philippe se souvient :
"On avait une cuisinière qui faisait notre popote et lavait notre linge. Je n'ai jamais utilisé les services de cette dame... j'étais mal à l'aise".
68Par ce refus, on comprendra la volonté d'autonomie de ces hommes. Expérimenter une vie en dehors du système ecclésial revient à expérimenter la gestion domestique. La nourriture, le linge, la réception, le rangement et le nettoyage deviennent des réalités et des préoccupations quotidiennes. Dans chacun des cas rencontrés, on trouve soit une séquence de vie solitaire, soit une séquence de vie en communauté masculine. Dans les deux cas de figure, l'homme apprend à gérer le domestique et se trouve confronté à la possibilité d'une rupture de modèle sexué. On ne sera pas comme les hommes de la génération de son père. On peut légitimement penser que le contexte idéologique de cette époque a pleinement favorisé cet élan vers l'apprentissage domestique.
69Paul a vécu longtemps en communauté et dans des milieux à prégnance masculine : "j'ai pris un plaisir immense à faire la cuisine, faire le jardin...". La mise en ménage avec Martine a dû tenir compte de ce passé : "donc, il a continué à repasser ses chemises, s'occuper de ses affaires".
70Les éventuelles mises en couple envisagées intègrent cette séquence de vie autonome comme un acquis domestique. On observe alors, du point de vue idéologique chez ces hommes et ces femmes, une modification du rapport homme-femme.
71Tandis que Paul et Claude ont vécu chacun temporairement dans une communauté exclusivement masculine, Gilbert et Jean Philippe ont notamment connu l'apprentissage domestique avec les "permanences", lorsque la communauté mixte de La Marasque était dans sa phase expérimentale, à savoir dans les cinq premières années de son existence.
La prise en charge domestique par les hommes
72La communauté de La Marasque a compté jusqu'à quatorze personnes (enfants compris) résidant à temps plein. Les deux premières années voient arriver progressivement les protagonistes, seuls ou en couple, avec ou sans enfant.
73La première période de cette vie collective est caractérisée par une promiscuité dans tous les domaines de la vie quotidienne, une recherche de production locale de la nourriture et un rejet de la société de consommation dans son ensemble. Les situations professionnelles ne sont pas fixes pour tous : certains sont en formation, d'autres ont un emploi à temps plein, d'autres encore un emploi à temps partiel. Dans cette distribution, certaines personnes ont une présence plus forte au domaine. Soins aux enfants en bas âge7, alimentation, nettoyage des lieux ou du linge sont réalisés par ces personnes. Chacune des cinq premières années (scolaires) verront au moins un homme - désigné généralement par lui-même et différent à chaque fois - s'occuper de ces activités tandis que les autres personnes travaillent à l'extérieur. C'est ainsi que naît ce que les résidents appellent le "permanent", qui, les deux premières années, sera épaulé par une femme ayant un emploi à mi-temps.
74En fait, chacun cherche à travailler dans un domaine où l'indépendance professionnelle est de mise. L'année du "permanent" fonctionne comme une année sabbatique où les projets se réfléchissent. Dans cette phase de réflexion, la charge domestique est élevée. L'apprentissage réalisé pendant la séquence de vie autonome se prolonge donc, renforçant ainsi les acquis.
75La désignation de ces hommes comme "permanents" stigmatise leur statut d'homme domestique et l'aspect idéologique d'une évolution des rapports hommes-femmes, à savoir la résistance aux modèles sexués qualifiés - encore aujourd’hui - de "traditionnels" et la volonté de produire de nouveaux modèles.
76La vie communautaire de certains prêtres après l'exercice ecclésial a permis de combiner ces atouts idéologiques à ceux des mouvements sociaux des années 1960-70. La remise en cause des rapports sociaux est globale, mais dans ce modèle idéologique les rapports sociaux de sexe ont une place de choix : on sait que la famille est l'unité de base de la société et que le couple en est l'ossature ; le changer reviendrait donc à changer la famille et donc à transformer la société.
77En réalité, l'expérience de la vie communautaire intense aux partages totalisants et quotidiens semble fonctionner comme une phase transitoire et comme lieu initiatique de construction du couple, comme d'autres analyses l'ont déjà démontré (Lacroix 1979 ; Bolle de Bal 1985). Ainsi, le retour au couple demande de s'interroger sur la manière dont le modèle idéologique de transformation des rapports sociaux de sexe a pu alimenter la vie quotidienne et familiale.
La vie domestique en couple
La cuisine : un lieu, une pratique
78Le lieu qui semble signifier le plus la transformation des rapports sociaux de sexe dans la sphère domestique est la cuisine.
79C’est que le terme "cuisine" désigne à la fois un lieu de l'espace domestique et une pratique de la vie domestique. On peut convenir de l'intérêt tout à fait particulier de la cuisine pour le rôle central qu'elle tient dans la vie quotidienne de la plupart des gens, indépendamment de leur situation sociale et de leur rapport à la culture cultivée ou à l’industrie culturelle de masse" (Giard 1980 : 150).
80Ce lieu est particulièrement sensible du point de vue de l'évolution du rapport social de sexe, principalement pour deux raisons :
- d'une part, les femmes résistent plus ou moins à une position de sexe qui les assignerait à la cuisine et les hommes revendiquent parfois une place dans ce lieu où leur père fut absent. L’époque que nous traversons se trouve être celle où chacun doit assumer l'historicité de cette transformation, ce qui s'exprime parfois sous forme de tension chez les individus, qu'ils partagent ou non un logement.
- d'autre part, la taille souvent réduite de la pièce limite parfois l'accès collectif aux pratiques culinaires, ce qui peut inciter, soit à une assignation au lieu d'une personne et une seule, soit à une négociation au sein du couple.
81La plupart des conjointes rencontrées dans notre enquête ont un travail professionnel. Leurs itinéraires sont empreints d'une revendication féministe ou tout simplement féminine (la caractérisation dépendant du lien créé avec le mouvement des femmes après les années 70).
82D'un autre côté, les conjoints, mis en contact avec ces femmes, prennent en compte la revendication et sont soucieux de produire du domestique - dans certains cas étudiés, ils réclament même la primauté sur l'intérieur -, de promouvoir une image plus positive de l'homme, accompagnant ainsi la revendication féminine.
83Dans tous les logements étudiés, les hommes ont réfléchi à un aménagement de la cuisine en y intégrant leur place et celle de leur corps. Outre l’intérêt qu'il porte à l'ouverture et la liaison de la cuisine avec la salle de séjour, l’homme peut intervenir sur l'arrangement de l’espace-cuisine : lorsque Claudine proposera d'y entreposer une table, Gilbert s'y opposera, jugeant que ce meuble le dérangera lorsqu'il se consacrera aux travaux culinaires.
84Nous pouvons observer que les couples ont intégré, au fil du temps et des expériences, une certaine distribution des activités, centrée sur le mode du contrat. Ce mode est inhérent au désir des femmes concernées ici d'avoir un emploi intéressant et d'acquérir une reconnaissance professionnelle de la part de leur conjoint. Il implique fatalement une répartition quant à l'approvisionnement de la nourriture, la préparation des repas (immédiate ou différée), la mise de table, le service, la vaisselle, le rangement. Le modèle fantasmé de l'inversion des positions de sexe subit là ses réelles controversions. Chez Gilbert et Claudine par exemple, Gilbert est délégué à ce qu'ils appellent les "grosses courses" et tous deux s'accordent à dire qu'il apprécie cette situation : "Je crois qu'il aime ça.... et c'est un bon consommateur, moi je suis pas un bon consommateur. Lui, il sait, il a tous les prix en tête... (...) il est super performant quand il fait ça (...) il se repère très vite, très bien", pense Claudine. Quant à Gilbert, il reste dans le doute, tout en gardant le sourire : "Y a des choses que j’aime bien faire, mais la question que je me suis toujours posée, c’est : "est-ce que je les fais parce que je les aime ?" ou "est-ce que je les aime parce que je les fais ?". ʺAinsi invoque-t-il la question pratique, le fait qu'il passe chaque jour devant quelques hypermarchés, et puis la "volonté de maîtriser les circuits économiques y a quelque chose comme ça, tel que je me connais".
85On observe ici un brouillage des attributs sexués : le modèle stéréotypique existe (la performance, la maîtrise des circuits économiques) conjointement à des changements de ce modèle, en tout cas changements par rapport à l'appris du père (participer à la préparation des repas, prévoir la liste des courses).
La cuisine et les deux faces du changement domestique masculin
86Dans le régime alimentaire suivi par ces hommes, on observe une tendance à conjuguer deux types de nourriture : d'un côté, les "bonnes bouffes", de l'autre la diététique. L’investissement dans la diététique se conjugue à la maternité des conjointes dans de nombreux cas, tandis que d'autres s’y attacheront selon l'idéal naturaliste.
87Considérant qu'il mange "mal", Paul s'investit dans un "groupe diététique" qui s'inscrit dans un ensemble d’activités innovantes initiées par une association de médecins : "c'est intéressant pour l’équilibre". C'est au même moment que son épouse vit sa première grossesse, qu'il arrête de fumer et qu'il équilibre ses repas.
88Les valeurs associées au régime diététique sont celles de "qualité", de "goût" et aussi de "non-pollution". Après une tendance à faire du diététique une vertu alimentaire, le régime hérité de la famille d'origine reprend une place importante. Ainsi, le cru et le cuit s'harmonisent, le mélange varié et inventif l'emporte sur le répétitif. L’homme tend à déclarer combien il est responsable de son corps ; ce n’est plus à son épouse qu'il reproche d'avoir préparé un repas trop lourd, la responsabilité incombe à lui-même : "Si je sens un déséquilibre dans mon corps, je peux être très draconien pour rétablir", dira Claude. Comme l'ont montré d'autres études sur ce thème8, le maître-mot est "équilibre". L'objectif est de manger "sans trop d'excès" : "on va pas abandonner le demi-verre de Beaujolais tous les trois jours pour boire de l'eau tout le temps ", dit Paul.
89La tendance vers un changement radical de nourriture (la diététique comme fait de femme) est donc pondérée par le modèle hérité de la famille d'origine. Le discours sur l'"équilibre" vient ainsi justifier d'une pratique alimentaire à deux régimes.
90En fait, la cuisine vue par l'homme dévoile deux faces de l'évolution des rapports sociaux de sexe. D'un côté la présence effective sur les lieux, d'un autre le recours au discours exalté sur le culinaire.
91La présence effective se traduit par le plaisir d'approvisionner la famille (que ce soit au marché, qui renvoie à la naturalité, ou à l'hypermarché, qui consacre la modernité) et celui de confectionner ou d'inventer des plats et des recettes originales ; elle se traduit beaucoup plus rarement sur la mise de table, le service ou la vaisselle.
92Il s'agit là, du point de vue des hommes, d'un changement notable dans l'évolution des rapports sociaux de sexe. Mais ces changements sont ponctués par un discours exalté sur la cuisine. Selon Gilbert, sa conjointe "a de la difficulté à faire le gâteau quand je fais de la vraie cuisine". Il insiste sur la différence entre "FAIRE la cuisine" et "faire à bouffer". "Réchauffer du congelé" s'oppose à "prendre le temps" de faire la cuisine. L'usage des termes (la "vraie" cuisine, l'accentuation du "faire" en opposition au "bouffer") marque une représentation distinctive entre la cuisine comme répondant à un besoin physiologique et la cuisine comme travail ou art. "C'est tout un art, la cuisine !", nous dit Claude.
93Les changements domestiques des hommes ne sont donc pas si importants qu'on pourrait le croire9.
De la reconnaissance de la différence
94Quant au modèle d'union, les couples dont il est question ici développent une organisation quotidienne basée sur le contrat et la négociation. L'importance de la maîtrise de son propre destin est aussi présent chez les femmes que chez les hommes et elle est décisive quant à la gestion quotidienne qui en découle. Dans les couples où la gestion culinaire est particulièrement organisée, comme chez Claude et Morgane, "on peut se disputer pour savoir qui prépare la cuisine", notamment lorsqu'il s’agit d'une réception d'invités. Ne jamais faire le même plat ensemble devient une règle, la reconnaissance d'une manière différente de faire de l'autre est présente.
95Dans un premier temps, une tendance égalitariste se dégage. Le "partage des tâches ménagères" devient l'unité de mesure de la logique égalitariste : on compte, on rappelle à l'ordre lorsque l'équilibre arithmétique est menacé, le fonctionnement est à la dette (Chalvon-Demersay 1983 : 57).
96Le modèle égalitariste laisse la place, plus ou moins rapidement, à un modèle d’union que nous avons appelé "à autonomies concertées" (Filiod, Welzer-Lang 1991). Chaque membre du couple ayant un travail professionnel définit une combinaison d'espaces et de temps articulée avec celle de son conjoint. Cette combinaison consacre l'autonomie (bureaux individuels, une demi-heure de silence et d'isolement en rentrant du travail, week-ends ou vacances avec des amis sans le conjoint, courriers intimes, isolement sous un casque hi-fi, gestion indépendante du domaine professionnel,...).
97Le modèle à autonomies concertées s’appuie sur l'idée de la reconnaissance de la différence. Les expériences vécues, l'autoanalyse systématique de l'évolution de l'itinéraire du couple et des itinéraires individuels décrivent des sphères individuelles sur lesquelles l'autre n'a que peu de pouvoir décisionnel, contrairement aux logiques du modèle égalitariste. Le rapport social devient un rapport inter-individuel, l’idéologie s'est déplacée d'un fantasme d'une société plus juste à un épanouissement individuel dont la finalité est l'autonomie, tant de l'homme que de la femme. Cette autonomie est devenue l'objectif premier au discrédit de la remise en cause globale des rapports sociaux et des rapports sociaux de sexe : chacun peut reprendre une partie des attributs de son sexe social sans trop de culpabilité. Le modèle idéologique de transformation des rapports sociaux de sexe est ainsi brouillé, il se dilue dans la vie quotidienne et les aléas des itinéraires de vie individuels et fait apparaître ici et là quelques résidus autour de tâches domestiques spécifiques ou de discours exaltés qui le font revivre.
Pour conclure
98Le déroulement de cet article tente de traduire une évolution des rapports sociaux de sexe à travers l'analyse d'itinéraires de quatre prêtres dissidents. D'une résistance au système ecclésial où ils estimaient vivre éloignés d'une société en pleine activité, ils passent à une période de vie communautaire, mixte ou non, puis pour trois d'entre eux à une mise en ménage qui consacre l'autonomie du couple ou/et de la famille. Alors que les lettres de démission adressées à l'évêque proclamaient la volonté d'une ouverture du christianisme au quotidien, cette époque est à présent révolue : "le christianisme, j'en ferais volontiers l'inventaire plutôt qu'autre chose", dira Jean-Philippe. De même, Gilbert déclare : la pérennité de la foi sous la fin de la religion... à cette époque, c'est ce que je pensais. C'est quelque chose que je ne dirais plus aujourd'hui". L'analyse marxiste ou/et la pensée structuraliste laissent place à un pragmatisme de la vie quotidienne : Dieu s'est arrêté dans la maison.
99La contestation de l'ordre masculin ecclésial se confond, dans les premiers temps de sa manifestation, avec celle des autres grands ordres. Nous l'avons vu, la remise en cause est sociale et embrasse l'ensemble de la société. Le rapprochement vers la société est le premier but, une sorte de "mission civile pour une société meilleure" ; cette vision idyllique cache en fait le désir profond d'une mutation individuelle qui entraîne fatalement l'abandon progressif des idéaux généraux. Non pas que ces idéaux disparaissent, mais ils sont diffusés dans d'autres sphères, notamment le professionnel. Il est remarquable de voir que toutes les épouses exercent une activité dans le travail social ou de réinsertion d'adultes et les époux dans des professions dites "indépendantes". En quelque sorte, il y aurait donc un déplacement de l'idéologie du global au local.
100Par ailleurs, dans cette remise en cause des rapports sociaux globaux, les rapports sociaux de sexe prennent une place déterminante ; le fait de vivre la conjugalité et la sexualité avec une femme est présenté comme un point de rupture essentiel.
101De la même manière, l'idéologie de transformation radicale des rapports sociaux de sexe qui sous-tend celle des modèles d'union devient le support d’une mutation individuelle. Selon cette logique, il va de soi que le modèle d’union contesté dans les premiers temps va devenir la base de cette intégration, afin que l'équilibre affectif et sexuel déstructuré par le vécu de l'institution ecclésiale puisse enfin s'exercer.
102Dans le domestique, le rapport social de sexe est l'objet d'une reproduction, mais avec toutefois des variantes : si certaines tâches sont toujours assignées à l'épouse (le "gros ménage", le traitement du linge, les repas et les goûters des enfants par exemple), l'investissement domestique masculin n'est pas négligeable ; seulement, il ne s'exprime que de manière partielle ou ponctuelle, une sorte de force d'appoint que traduit encore le discours mettant en scène une évolution des rapports sociaux de sexe plus conséquente que ce qu'elle n'est en réalité.
103Ainsi, comme pour d’autres hommes ayant contesté d'autres ordres masculins (notamment l'Armée), on observe d'abord une remise en cause de cet ordre, renforcée par la rencontre de femmes qui revendiquent une transformation des modèles sexués. Puis, cette remise en cause est modulée par les biographies individuelles, qui réintègrent au fil du temps les attributs sexués du modèle dit "traditionnel". Les changements domestiques masculins sont donc particulièrement instables car soumis à la séquentialité des itinéraires. Nul doute que l'approche ethnographique doit nous permettre à l'avenir de déceler encore, dans les mailles du quotidien, les éléments d'une évolution sensible des rapports sociaux de sexe.
Notes de bas de page
1 L'habitat collectif à voisinage choisi est un type de logement dont une production importante a eu lieu dans les années 1975-80, notamment avec la création du Mouvement pour l'Habitat Groupé Autogéré (une publication a été réalisée en 1983 : Habitats Autogérés, Éditions Syros, collection AnArchitecture). Il s'agit généralement de groupes volontaristes issus des mouvements sociaux des années 1960-70, dont le projet était de constituer un habitat ayant la particularité du choix des voisins. Chaque habitat est ainsi constitué en réseau électif. Nous comprendrons ici tout habitat de ce type, qu'il soit situé en milieu rural, urbain ou rurbain, qu'il ait été ou non répertorié par le M.H.G.A.
2 Une de ces lettres date de 1972, les deux autres de 1980. Quant au quatrième homme, à ma connaissance, il n'a jamais adressé de lettre de cette nature.
3 Il s'agit id d'un pseudonyme. Il en sera de même des noms utilisés par la suite.
4 Pour éviter tout malentendu, je précise ici que seule l’exigence de la lisibilité m’a imposé de respecter le machisme des règles grammaticales et que cela ne signifie pas un rejet des problématiques féministes ou simplement féminines.
5 Le titre de l'émission radiophonique, "Les éloignés de Dieu", est d'ailleurs critiqué par l'un d'entre eux : "Le mot éloignement ne me plaît pas. Par rapport à une institution, oui. Par rapport à Dieu, non."
6 L'un d'entre eux ayant exercé un travail après le sacerdoce dira : "Chauffeur de car, ça décape !"
7 L'I.N.S.E.E. préconise le soin aux enfants comme faisant partie du temps domestique. Selon cette classification, le temps physiologique comprend le sommeil, le repas, la toilette" ; le temps professionnel "le travail professionnel, les études, la formation, les trajets" ; le temps domestique "la cuisine, la vaisselle, le ménage, les courses, le jardinage, le bricolage, la couture, l’entretien du linge, les soins et éducation aux enfants, les soins aux adultes" ; le temps libre "la télé, la conversation, le courrier, la lecture, les visites, la réception, la promenade". (I.N.S.E.E., Données sociales, 1990).
8 "Les jugements portés sur la façon de se nourrir aussi bien que la description des pratiques alimentaires sont imprégnés de préoccupations relatives à la santé. Ces préoccupations s'expriment (...) sous forme de "règles" formalisées ou de savoirs spontanés, en faisant appel à des notions savantes ou plus communes, comme celle d'équilibre. Ces observations confirment la pénétration des connaissances diététiques dans la sphère familiale." (Cardia-Vonèche, Bastard ; 1988,153).
9 On peut étendre ici le champ culinaire aux autres domaines du domestique. Rappelions-nous ces scènes anodines de tous les jours mettant en scène une évolution du rapport social de sexe : lorsqu'un homme fait la vaisselle, s'occupe d'un enfant - qu’il le change ou qu'il aille le chercher à l'école -, passe la serpillière ou fait la cuisine. La remarque sérieuse et attentionnée, autant que l'attaque gentille, "petite pique" ou "vanne " envers de tels actes apparaissant "nouveaux" aux yeux contemporains, marquent une évolution, qu'on tient souvent comme acquise dès les premiers signes de sa manifestation.
Auteur
Ethnologue. Centre de Recherches et d’Études Anthropologiques, Université Lumière Lyon 2.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Défi magique, volume 1
Ésotérisme, occultisme, spiritisme
François Laplantine et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1994
Le Défi magique, volume 2
Satanisme, sorcellerie
Massimo Introvigne et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1994
Architecture et nature
Contribution à une anthropologie du patrimoine
François Laplantine et Jean-Baptiste Martin (dir.)
1996
Usages sociaux de la mémoire et de l'imaginaire au Brésil et en France
François Laplantine, Jean-Baptiste Martin et Ismael Pordeus (dir.)
2001
Littérature orale : paroles vivantes et mouvantes
Jean-Baptiste Martin et Nadine Decourt (dir.)
2003