Virilité, pornographie et anti-sexisme
p. 25-46
Texte intégral
1Cet article sur la pornographie, basé en partie sur notre expérience dans un comité masculin contre le sexisme, est de caractère hybride. En effet, dans un premier temps, il tente de circonscrire ce qu’est la pornographie pour déboucher, dans un deuxième temps sur une analyse des messages pornographiques quant à la virilité, pour enfin examiner une expérience de lutte masculine contre cette industrie et ce commerce d'exploitation sexuelle. C'est au sein d'un mouvement massif de lutte contre la pornographie que s'est développé et qu'est décédé le comité masculin contre le sexisme de la région de l'Outaouais Québécois. Pour indiquer l'ampleur de la mobilisation féministe contre la pornographie, précisons d'emblée que la coalition canadienne contre la pornographie dans les médias regroupait, par ses organisations adhérentes, environ trois millions de personnes sur une population de vingt-six millions. C'est dire que l'on a vu se déployer au Canada et au Québec un mouvement social extrêmement puissant et influent (Côté 1984 ; Coderre, Poulin 1984 ; Simard 1988).
2Il n'est certes pas facile d'intégrer dans un seul article l'analyse de ces trois aspects de la question, surtout dans un article qui vise le public français. Car la faiblesse du mouvement féministe en France couplée à la force et à la prégnance du matériel pornographique dans les médias, ont pour effet immédiat de limiter sérieusement la possibilité de discuter du matériel pornographique. En effet, on parle d'érotisme, de libération sexuelle, de censure ou de puritanisme, bref on discourt de tout, tout en faisant l'économie d'une analyse de la pornographie et de ses effets sur la violence sexuelle à l'égard des femmes et des enfants, matériaux de base de cette industrie multinationale florissante.
3Certes, il n'est pas non plus facile de distinguer l'érotisme de la pornographie. D'autant plus que cette difficulté constitue un refuge idéal pour tranquilliser les consciences inquiètes. Consommer du matériel pornographique ? Bien sûr que non ; mais du matériel "érotique", pourquoi pas ? Rien de mal à cela. Et, il est, en effet, très difficile de déterminer exactement où commence la pornographie et où finit le reste, qu'on l'appelle érotisme ou autrement. Mais cela ne constitue pas une raison suffisante pour rejeter cette distinction, pas plus que la difficulté à tracer la frontière exacte entre les différentes classes sociales n'est une raison pour rejeter l'analyse de la société en classes sociales. La réalité n'est pas faite que de blanc et de noir. Il existe toujours des zones grises et des cas frontières... Ceci dit, s'appuyer sur ces zones grises pour invalider l'existence même de la pornographie relève de la démagogie et indique l'existence d'intérêts où la méconnaissance volontaire et un certain rapport entre les sexes se rejoignent pour perpétuer et, peut-être même, aggraver la domination et l'oppression d'un sexe par un autre, ou plutôt d'un "genre” par un autre, étant entendu que les enfants, qu'ils soient d'un sexe ou de l'autre, sont assimilés ici aux femmes, vivant la même condition et subissant le même sort.
4Soulignons que la distinction entre pornographie et érotisme ne relève pas d'une question morale. La recherche contemporaine met de plus en plus en lumière les effets nocifs de la pornographie : banalisation des pratiques sexuelles violentes, propagation d'images dégradantes des femmes, chosification et dépersonnalisation de l'image des femmes et des enfants transformés en objets sexuels, etc. La pornographie a aussi des effets nocifs sur les hommes eux-mêmes en favorisant l'isolement, le repli sur soi, le développement de modèles sexuels inaccessibles et d'attentes irréalisables, amenant au bout de ligne l'aggravation de la misère sexuelle qui était souvent à l'origine de la consommation pornographique.
5Par ailleurs, si l'on peut concevoir l'existence de matériel sexuel explicite qui ne soit pas pornographique, on peut se demander dans quelle mesure une telle chose existe réellement. Et ce n'est certainement pas dans la production commerciale courante que l'on va la trouver. Les rapports de domination sont si souvent imbriqués profondément dans les rapports de genre dans nos sociétés patriarcales qu'ils imprègnent irrémédiablement le gros du matériel produit par l'industrie. Car, soulignons-le, la pornographie est une industrie comme les autres qui ne se distingue nullement par une volonté de promouvoir des rapports sociaux égalitaires, bien au contraire. Elle ne fait qu'exploiter de façon plus ou moins vulgaire ou esthétique l'image des femmes et des enfants comme des jouets à la disposition des hommes consommateurs, car ce sont essentiellement les hommes qui consomment de la pornographie, y compris celle qui s'adresse supposément aux femmes1.
6Ces difficultés étant énoncées, nous allons pouvoir entreprendre la première partie de cet article consacrée à une analyse, nécessairement schématique, de ce qu'est la pornographie.
Qu’est-ce que la pornographie ?
7J'ai devant moi deux livres publiés en France en 1987 qui traitent de la pornographie. Celui de Serge Garde, L'industrie du sexe (1987), produit d'un bon journalisme d'enquête, examine aussi différentes formes de prostitution. Le deuxième, écrit par Roger Faligot et Rémi Kauffer, Porno-Business (1987), se révèle être une analyse précieuse de l'industrie et du commerce pornographiques en France. Mais ni l'un ni l'autre ne parviennent à cerner leur objet d'étude et donc, à définir ce qu'est la pornographie.
8Il y a là un vide conceptuel significatif. Pourtant ces deux ouvrages cernent assez bien l'industrie en tant que telle et ne glosent pas sur des œuvres où des corps nus sont exposés. A juste titre, les tableaux d'artistes comme Rubens, Picasso ou d'autres, ne font pas partie de la production pornographique. Ils réussissent ainsi, intuitivement, à distinguer la pornographie de la représentation sexuelle, de la nudité2.
9J’ai aussi devant moi le Télé Star du 12 au 18 mars 1988. Là, au contraire, la plus totale des confusions règne. Les chaînes de la télévision française ne donneraient pas dans la pornographie mais cultiveraient "la petite fleur rose de l'érotisme" ! En fait, pour Télé Star, ce qui distinguerait la pornographie de l'érotisme, ce serait la vulgarité de l'une par rapport à l'autre. Cette distinction est plutôt mince malgré l'écho populaire qu'elle obtient. Ainsi, ce qui serait perçu comme vulgaire serait pornographique. C'est pourquoi Christine Eymeric, coproductrice de "Super sexy" sur TF1, s'empresserait après chaque émission de téléphoner "chez ses parents pour savoir ce qu'ils en pensent" et voir si elle n'a pas dépassé la mesure. Mais si par hasard des gens trouvaient cette émission vulgaire et/ou pornographique, ils risqueraient de s'entendre dire qu'ils sont coincés, puritains, frustrés...
10Premier constat : on distingue la pornographie de l'érotisme en faisant appel à des critères relevant de l'esthétisme. Ce qui est beau et bien fait serait érotique plutôt que pornographique.
11Deuxième constat : cette notion populaire qui tire un trait d'égalité entre vulgarité et pornographie est en concordance avec les législations occidentales qui emploient pour décrire cette production commerciale des concepts tels qu'obscénité ou encore "atteinte aux bonnes mœurs", termes que l'on retrouve chez les défenseurs de l'ordre moral.
La pornographie comme masque
12A quoi donc fait-on référence lorsque l'on parle de pornographie ? Ou encore, qu'est-ce que des mille formes de représentation sexuelle s'avère être de la pornographie ? Qu'est-ce que du téléphone érotique, du magazine de divertissement pour hommes, du sex-shop, du film X, des vidéocassettes pour adultes, du Minitel rose est ou n'est pas pornographique ?
13Ne peut-on pas croire qu'entre l'art et le vulgaire, le spectre pornographique touche tous les genres, toutes les catégories, comme des marchandises fabriquées pour un marché segmenté selon les moyens des consommateurs et pour les goûts particuliers des différentes strates sociales ? En quoi la logique marchande qui sous-tend la production dans le système capitaliste ne s'appliquerait-elle pas à ce phénomène social et économique ? Pourquoi donc la pornographie ne pourrait-elle pas être esthétique ? Bref, il ne s'agit pas ici de définir la pornographie, à partir de critères artistiques. Car si l'une est plus belle et esthétique que l'autre, il n'en reste pas moins que sa fonction, son message et sa morale sont identique à celle qui est plus crue et plus vulgaire. Et c'est cela qui est décisif pour définir, comprendre et analyser la pornographie.
14Cela nous mène à examiner le voile qui recouvre la pornographie. On peut analyser la pornographie comme une sorte de masque, au dehors trompeur, une sorte d'écran dissimulant dans son immédiateté la relation sociale qui la fonde, et ce à plusieurs niveaux. Premièrement, nous l'avons déjà souligné, la pornographie apparaît comme de l'obscénité ou de l'érotisme. Elle est donc soit immorale, impudique, licencieuse ou indécente, soit sensuelle, excitante et plaisante. Il existe des catégories de pornographie qui peuvent servir à conforter de telles perceptions : le soft-core, le hard-core (très explicite) et le snuff (genre qui procède à des violences réelles qui vont jusqu’au meurtre devant l'écran).
15Deuxièmement, la pornographie est aussi un masque parce que dans tous les cas les corps en représentation singent l'attente et le geste d'amour. Ces corps se donnent comme des caricatures des aspirations et des soifs sexuelles... essentiellement masculines, faut-il le préciser ?
16La pornographie, illusion en elle-même, est marchande de chimères. Elle vend tout sauf l'amour et pourtant elle n'est centrée que sur l'acte d’amour. En fait, la pornographie est morbide puisqu'elle vend la mort de l'amour, le réduisant à un acte essentiellement physique, une sorte de rut humain. Plus encore, elle vend la mort de l'autre. L'être humain est remplacé par quelque chose l'imitant ; il est chosifié. Le fantasme se substitue à la relation humaine. Elle aliène. Elle isole. Cette fonction d'isolement a été bien comprise par les nazis, passés maîtres dans la propagande, qui inondèrent la Pologne de pornographie lors de l'invasion en 1939 dans le but avoué de retarder le plus possible la constitution de groupes de résistants3.
17La pornographie est aussi une sorte de fétiche, un artefact auquel les consommateurs attribuent un pouvoir quasi magique d'excitation. Pourtant, cette recherche d'une satisfaction libidinale par la vue et/ou l'écoute ne relève-t-elle pas au fond d'un rapport substitutif où le consommateur en dominant complètement le matériel utilisé domine en même temps un genre sexuel entièrement ? Doit-on ajouter qu’aucun sentiment ne lie la relation entre le consommateur et l'objet de consommation parce que précisément c'est un objet de consommation ? C'est en quelque sorte faire l'amour à une poupée gonflée. S'il y a sentiments, ils relèvent du fait que le consommateur peut faire ce qu'il veut, comme il le veut, bref il domine complètement tant l'objet de consommation que la situation qu’il crée selon ses fantasmes.
18De plus, la pornographie constitue actuellement le discours dominant sur la sexualité humaine. Elle contrôle l'espace laissé vider par les pouvoirs publics qui refusent toujours une réelle éducation sexuelle dans les écoles. Elle est souvent la source d’information pour les jeunes curieux de découvrir leur sexualité, le corps d'autrui et la relation sexuelle. La pornographie se nourrit de cette misère d'information et d'éducation sexuelles. Elle est la fille du puritanisme et de la répression sexuelle. Elle n'est ni une démocratisation, ni même un embourgeoisement du plaisir. Elle exprime, dans une société où la culture sexuelle reste étouffée malgré une certaine libéralisation des mœurs4, une obsession de l'interdit. Elle est une marchandise pour un public à la sexualité réprimée.
19La pornographie ne naît pas du vide. Qu'elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle, elle est essentiellement produite et consommée par des hommes5. Qu'elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle6, elle induit dans les rapports sexuels une nécessaire relation où il y a domination. Elle ne naît pas du vide parce qu'elle nous renvoie à l'examen de la sexualité masculine. Elle en est un code et un décodage. Elle en est un produit comme elle en est aussi un producteur. Elle est discours et acte. Elle est fantasme et industrie.
20La pornographie est à la sexualité masculine ce que les romans à l'eau de rose sont à l'imaginaire sexuel féminin. Elle reflète à la fois une appréhension du monde et des pratiques concrètes. Elle traduit et elle induit une morale et des comportements. Elle est profondément sexiste et dominatrice. Elle promeut le viol, la soumission aux désirs masculins et une sexualité mécanique centrée sur l'éjaculation, donc le plaisir viril.
21Etymologiquement, le terme pornographie vient des mots porne et graphes, mots signifiant "prostituée" et "écriture". A l'origine, le terme pornographie renvoyait donc à l'écriture sur la prostituée. Par ailleurs, le mot latin prostituere signifie celle qui se place devant, se met en avant, s'expose, s'exhibe. Les deux termes renvoient donc à l'exhibition.
22En quelque sorte, en effet, la pornographie expose les femmes "faciles", qui sont prêtes à se vendre aux hommes. L'homme exposé quant à lui sert de faire-valoir à la femme qui, par définition, sera lubrique et jouissive même si seule l'éjaculation masculine sera le but de la représentation. Bref, la pornographie est une forme de prostitution fantasmagorique des femmes exposées. Le client imagine paillardise, luxure et démesure là où les femmes, pour une somme d'argent, prennent des poses invitantes et ne restent qu'imagés, pellicules, corps sans chair, fossiles.
23Quel que soit l'objet du désir, seule compte la manière dont il est fantasmé, car le corps pornographique c'est le corps aliéné qui ne s'appartient pas, qui n'existe pas. Il n'est que réceptacle des désirs masculins ; il n'est que masque de corps. On l'anéantit pour le rendre disponible. Corps servile, corps vil, nourriture pour clients ; il est vide de son sang, de ses rires, de ses pleurs, de ses sentiments et de ses sensations. Il se meurt dans la disponibilité d'autrui. Paradoxalement, pour n'être que chair, ce corps s'abstrait de sa chair. Il devient absence, n'étant que cavités, fentes et crevasses. Ses organes, vagin, anus et bouche, constituent les vides structurant son existence et ses fonctions.
L'érotisme
24La pornographie est-elle une expression de l'érotisme ? Ayant pour racine le mot grec éros, l'érotisme est un terme attaché aux choses de l'amour. Il désigne une expression sexuelle de l'amour. Toute représentation de l'érotisme devrait être empreinte de sentiments, d'amour, et devrait célébrer la sexualité particulière des êtres humains, c'est-à-dire la possibilité de communiquer des émotions, d'exprimer de l'amour et de briser les barrières dressées entre les individus grâce au partage de l'intimité sexuelle.
25L’érotisme, facette de la sexualité humaine, pourrait donc être perçu comme une sexualité imaginative, une fête charnelle de partenaires libres et consentants. L'érotisme pourrait donc se définir comme une forme d'expression mutuellement satisfaisante entre des individus qui ont suffisamment de liberté pour pouvoir être là de leur plein gré. Des images érotiques peuvent ou non éveiller des souvenirs sensoriels chez la personne qui les regarde, ou être assez créatrices pour donner une apparence du réel et exciter la sexualité. Mais elles n'impliquent pas une identification à un conquérant ou à une victime. Elles sont véritablement sensuelles et peuvent rendre le plaisir contagieux.
26Bref, la notion d'érotisme fait appel à celle de libre consentement. Une telle définition exclut toute forme de pédophilie, de viol et de domination d'un partenaire par un autre partenaire.
27Ce qui distingue le concept d'érotisme de celui de pornographie, ce n'est ni le nu, ni l’explicite, mais l'égalité des partenaires. La pornographie représente une sexualité exploitée qui renforce une inégalité ou en crée une. Elle implique que la douleur et l'humiliation soient un plaisir. L'essence de la pornographie c’est l’inégalité des partenaires mis en scène ou encore le renforcement de l'inégalité entre les hommes et les femmes par le traitement réservé aux femmes qui consiste à les ravaler à un objet sexuel sans autre consistance.
28Contrairement à l’érotisme, la pornographie n'est pas une manifestation de liberté sexuelle mais une exploitation cynique de la sexualité présumée des femmes et des enfants de manière à les présenter de façon à les dégrader, les avilir et à encourager les comportements décrits.
29La confusion entre érotisme et pornographie vient du fait que les deux ont pour fonction d'exciter les gens et qu'ils sont sexuellement explicites ; mais si l'un est non sexiste, l'autre l'est profondément.
Vers une définition de la pornographie
30Le contexte détermine globalement ce qui est pornographique de ce qui ne l'est pas. Effectivement, il y a un fossé entre un film où les séquences sexuelles se suivent sans pauses et un film où des séquences sexuelles s'insèrent dans un scénario global où l'activité sexuelle n'est pas une activité en soi et reflète une relation où les partenaires échangent des sentiments. Il y a aussi un monde de différence entre un film sur le viol où l’on perçoit la douleur et l'angoisse et un film où les scènes de viol en succession ne sont construites que pour exciter.... ceux que cela excite. Dans la pornographie, l'agresseur, le violeur, c'est le bon et l'agressé, la violée, attirant par sa seule existence le désir masculin devenu incontrôlable, est toujours coupable d'aimer cela. Si elle dit non c'est pour mieux exciter, pour augmenter le plaisir.
31Je puis donc m'avancer à dire que sont pornographiques les représentations explicites, verbales, écrites ou imagées de comportements sexuels caractérisés par une représentation dégradante ou avilissante du rôle et du statut de la femme considérée comme un objet sexuel à exploiter et à manipuler. Mais qu'il y ait représentation d'un comportement dégradant, comme le viol, ne suffit pas à rendre cette représentation pornographique. Le caractère pornographique est fonction du contexte. Un film à la gloire du viol est pornographique ; un film sur le viol exprimant la psychologie des personnages et les sentiments vécus n'est pas pornographique.
32Le but de la pornographie est avant tout de fixer le corps de la femme et de l'enfant, de le chosifier, de le rendre disponible aux besoins sexuels mâles.
33Le message de base de la pornographie est celui de la domination et non celui de la réciprocité des sexes, et la sexualité y est définie comme une agression mâle envers un corps qui représente une cible à conquérir. Sa fonction est d'assurer le renouvellement de la domination sociale patriarcale.
34Ce n'est pas simplement une représentation d'un comportement sexuel dégradant mais la sanction de cette dégradation.
35La pornographie n'a absolument rien à voir avec les nus des grottes de Lascaux ou ceux de Rubens comme elle n'a rien à voir non plus avec un couple qui prend des photographies l'un de l’autre dans des poses sexuellement explicites. Ces activités ne relèvent en rien d'une vénalité sexuelle, d'une marchandisation et d’une chosification sexuelle. Soulignons-le ici, la pornographie est une activité marchande. Contrairement à la prostitution, historiquement, elle n'a jamais eu un caractère sacré. Elle fut et n'est que profane. Elle est donc typiquement liée au développement du mode de production capitaliste.
36La pornographie doit donc être définie comme une industrie et un commerce de la représentation génitalisée de la sexualité qui considère l'être humain, surtout les femmes et les enfants, comme des objets à exploiter et à manipuler sexuellement. C'est l'expression d'un rapport de force, d'un abus de pouvoir et l'exaltation de la domination d'un être humain par un autre être humain. La pornographie représente l'expression du pouvoir mâle dans la sexualité. Parce qu'elle est industrie et commerce, la pornographie consiste à marchandiser l'appropriation sexuelle des femmes tant symboliquement que pratiquement.
37On s'habitue à la pornographie, on s'habitue au traitement qui y est fait aux femmes, on s'habitue à une vision particulière de la sexualité humaine et des comportements qui la composent, on devient plus tolérant. Cette dernière affirmation, fondée sur la recherche contemporaine, implique de nombreuses conséquences liées à la consommation de pornographie, dont la violence et l'abus sexuel. Rappelons tout simplement que dans la pornographie, les femmes sont réifiées, battues, mutilées, enchaînées, violées ou tuées pour exciter sexuellement les consommateurs. On assiste à une victimisation systématique des femmes et cette victimisation, l'homme en retire plaisir et pouvoir, tout en y exprimant mépris et haine.
38C'est pour ces raisons que s'est développé en Amérique du Nord un mouvement féministe de masse contre cette forme particulière d'exploitation et de violences sexuelles et au sein duquel sont apparus des comités masculins qui ont fait leur, partiellement ou totalement, ce combat.
Virilité : séduction et domination
39Avant de passer à l'analyse des ambivalences et des ambiguïtés des hommes à propos de la pornographie, il nous faut discuter succinctement de la structuration de la virilité masculine dans la pornographie et de ses liens avec ce qui fonde socialement la masculinité.
40"Lorsque je baise une femme, j'aime y aller de toutes mes forces pour lui prouver qu'elle a un homme entre les jambes". Cet extrait de Penthouse7, revue pornographique dite douce ("softcore") ou "érotique", qui se vend le plus (elle est diffusée tous les mois à cinq millions d'exemplaires), concentre en grande partie l'idéologie véhiculée dans cette industrie et ce commerce. Fondamentalement, on assiste à l'exercice d'un pouvoir exacerbé du mâle qui domine, impose ses fantasmes et qui prouve par son existence sexuée et ses actes sa suprématie normale et naturelle sur toutes les femmes, ce "deuxième sexe".
41Le "j'aime y aller de toutes mes forces” indique une utilisation de la violence, de la brutalité et de l'agressivité pour prouver l'existence de la virilité. La pornographie glorifie sans cesse la puissante virilité masculine, souvent confondue avec l'énormité du pénis qui nécessairement fonctionne comme un marteau-pilon. Etre puissant, c'est en imposer, c'est avoir pouvoir. La domination en résulte. Etre puissant, c'est en imposer par sa force et son action. En retour, c'est cette domination qui prouve la virilité. Etre un homme, un vrai, ce n'est pas se comporter comme une femme, c'est avoir des couilles ! Il lui faut dominer, être énergique, courageux et actif. New Look, magazine pornographique français, s'est spécialisé dans des reportages d'hommes aventureux et hyperactifs. Ces reportages alternent avec des photographies de femmes comme si elles étaient une sorte de récompense à l'effort masculin dans des domaines aussi variés que le sport, l'activité économique et professionnelle, etc.
42L'acteur pornographique concentre toujours les qualités viriles constitutives de la puissance masculine. Il est vigoureux et décidé : "je fermai alors la main et commençai à enfoncer mon poing. Tenant mon instrument par la main, je m'introduisis peu à peu dans son orifice" (Swank, juin 1983). Robuste et énergique : "Soutenant un de ses seins de la main, je me mis à la sucer énergiquement" (Penthouse, juin 1983). Séducteur et irrésistible : "Il faut croire que la dame en voulait, car elle n'a même pas crié" (Swank, juin 1983). Violent et terrible : "Je lui réglai donc son compte. Ma main alla s'écraser sur ses fesses rondes et potelées et sa chair résonna du bruit des coups.... Ses fesses rouge vif et enflées ballottaient comme de la gelée" (Oui, juin 1983).
43Tous les qualificatifs que nous venons d'employer pour décrire certains extraits de pornographie renvoient à viril, masculin, mâle, homme, et s’opposent à efféminé, impuissant, doux, faible, délicat, médiocre, peureux, tendre, timide, bref à tout ce qui "est" femme. La pornographie déteste les femmes. Cette horreur de tout ce qui est féminin se traduit par l'évacuation de la sensualité et do l'amour. Les hommes peuvent y prouver leur mépris et leur virilité. La pornographie, en définitive, représente une cristallisation de la misogynie et est une expression de la haine masculine des femmes.
44Pourtant, les quelques extraits de pornographie que nous avons cités proviennent uniquement de la pornographie "softcore" ou soi-disant érotique.
45En fait, dans la pornographie, quel que soit son genre, le principe masculin de virilité s’exprime par la domination et la violence.
46La pornographie, c'est donc une image de l'homme viril, qui le devient et qui le prouve. Puisque la virilité n'est jamais acquise, jamais assurée, il faut sans cesse la manifester. Le viol en est une des manifestations des plus usuelles : "A ce point, Jack s'était déshabillé et son pénis était gros et dur. Il approcha d'Audrey et lui ordonne "Suce-moi, putain". Audrey supplia "Non ! Non ! Pas ça". Mais Jack lui ayant mis de force son pénis dans la bouche, elle le lécha jusqu'à ce qu'il décharge dans sa gorge.... Le visage baigné de larmes, elle avala son jus.... Et ils recommencèrent, Jack dégainant dans la bouche d'Audrey ou l'enfilant dans le cul. Malgré l'épuisement d'Audrey, ils continuèrent pendant toute la journée" (Penthouse, juin 1983).
47Etre viril, c'est violer : "Il la renversa sur la table et la viola" (Sivank, juin 1983). Etre viril, c'est être puissant. Etre viril, c'est bander ses muscles et son sexe. C'est dominer sexuellement totalement.
48La puissance sexuelle se mesure par le nombre d'éjaculations, la vigueur et la grosseur du pénis, ainsi que par les nombreux coups portés dans le vagin : "Je me mis à travailler comme un piston, allant et venant de plus en plus vite" (Oui, juin 1983). Ou encore : "Maintenant qu'on lui a retiré son bâillon, elle hurle de plaisir. Elle sait qu'elle ne mérite pas le gros pénis qui vient de la baiser frénétiquement" (Club, juillet 1983). Bref, si le désir du pénis à lui seul est insuffisant pour soumettre la femme à l'homme, la violence physique suppléera et après l'exercice de cette violence, la femme découvrira le plaisir. Le viol lui permettra de découvrir le réel plaisir sexuel.
49L'homme est dans tous les sens du terme le sexe fort. Il est dur et puissant. Il doit être capable de tirer plusieurs coups. La solidarité masculine fonctionne à la domination des femmes et de leurs désirs. L'échange des femmes est l’une des formes de domination : "Maintenant, c'était mon tour... J'écartai donc ses jambes, amenant mes genoux juste sous ses cuisses, et commençai à y aller dur et vite" (Penthouse, juin 1983).
50Une vraie vie d'homme, c'est conquérir, chevaucher, mener, dompter, dresser, discipliner, maîtriser, mener, soumettre, vaincre. C'est aussi séduire par sa seule existence virile. C'est être un playboy.
Le playboy
51Dans la pornographie bcbg, celle qui se targue d'un certain intellectualisme, d'un haut niveau journalistique, celle qui s'adresse à la classe moyenne et à la bourgeoisie, l'homme puissant s'accompagne du séducteur, de ce playboy qui réussit à posséder toutes les femmes aussi facilement qu’il possède les autres biens de consommation. Il plaît, il séduit, il conquiert. Succès et conquêtes, on ne sait pas trop si ces mots relèvent du langage sexuel, de celui des affaires ou de celui des armes. Ce séducteur, propriétaire de belles voitures, sera entouré de jolies jeunes femmes en pâmoison devant lui. Don Juan, ce playboy sera le centre d'intérêt. Ambitieux et connaisseur, il sait apprécier ce qui est beau. Il se distingue de la masse des autres hommes en leur étant supérieurs.
52Mais ce playboy devra apprendre à se défendre des femmes qu’il séduit très facilement. Ne sont-elles pas des "dévoreuses" d'hommes ? Il devra les discipliner et les dominer pour se protéger d'elles : "Cette dévoreuse d'hommes n'aime pas les coincés... Mieux vaut frapper fort" (Lui, septembre 1981).
53Toutes les femmes risquent de succomber aux charmes de cet homme moderne et supérieur. Il a de l'argent et du prestige social. Son pouvoir de séduction n'est qu'un symbole de sa réussite dans les autres domaines de la vie masculine. Une sorte de consécration de sa réussite sociale et économique. Ce modèle idéologique est un modèle pour classes sociales moyennes et bourgeoises. L'ouvrier et l'employé ne peuvent que l'imiter grossièrement et l'espérer. Il est inaccessible à la très grande majorité des hommes. Celle-ci n'a pas de prestige social, ne peut donc pas non plus séduire toutes ces jolies jeunes femmes qui n’attendent que cela. Elles aussi sont inaccessibles.
54La possibilité d'être playboy est largement déterminée par le milieu social. Dans la pornographie, l'ordre sexiste comme l'ordre bourgeois sont deux piliers idéologiques incontournables. Ils fondent l'ensemble de la production.
55La pornographie est un ensemble d'images, d'illusions et de rêves de corps. Mais ce qui la fonde n'est pas un fantasme désincarné. Il importe avant tout que non seulement les hommes puissent distinguer clairement le masculin du féminin, mais que le masculin l'emporte de façon décisive sur le féminin. Ils doivent dominer par leurs qualités masculines et ils sont voués à la domination.
56Par définition, les femmes ne sont bonnes qu’à baiser et elles ne pensent qu'à cela. Ce ne sont que des êtres sexuels. Elles sont offertes, regards aguichants, poses suggestives, lèvres humides et entrouvertes, aux mâles, ces vrais hommes, qui sauront les dominer. Elles sont conquises ou à être conquises. Elles sont l'objet à soumettre, à discipliner, à harceler, à violer, voire à mutiler et même tuer. C'est la femme faite non seulement pour le plaisir de l'homme, mais aussi l'être qui prouve la virilité et le pouvoir masculin. C'est autour de ces clichés que se structurent les images et les représentations que les hommes arrivent à se faire des femmes. C’est aussi autour de ces clichés que la pornographie exploite les femmes, les déshumanise et les violente.
L’anti-sexisme masculin
57C'est le 8 mars 1982, dans le cadre des activités de "la journée internationale des femmes", organisée par les centrales syndicales québécoises de la région outaouaise, qu'est né un comité masculin contre le sexisme. Très rapidement, celui-ci s’est trouvé confronté à une mobilisation féministe contre l'ouverture d'un bar de danseuses nues à Hull. Ses discussions et son énergie ont toutes été mises au service de cette lutte. La défaite de la lutte consommée, le Comité, épuisé, a mis fin à ses activités.
58Cet épuisement vient d'une double tension : les sexualités masculines rejoignent dans les fantasmes, tout au moins, le discours pornographique. Plus l’analyse et les discussions s'approfondissaient, plus les malaises grandissaient au sein du Comité. L'autre tension majeure relevait des rapports entre ce Comité et les groupes de femmes. Quelle pouvait être la place d'un groupe d'hommes dans une lutte contre la pornographie ? Cela se traduisait par un débat sur l'orientation du comité : proféministe (donc essentiellement groupe d'appui) ou masculiniste. Les masculinistes sont orientés vers la recherche et la prise de conscience des effets de l'oppression sur la condition des hommes. Aliénés, les hommes subiraient les stéréotypes associés à leur condition d'hommes (Dulac 1984 ; Poulliot 1986).
59Le comité masculin contre le sexisme de l'Outaouais se voulait résolument pro-féministe et a accepté, malgré certains heurts, d'être un groupe d'appui aux luttes dirigées par des groupes de femmes. Mais l'échange de vécu posait de réels problèmes quant à la condition masculine. Si le fantasme pornographique est lié à la réalité, c'est dire que la consommation de pornographie a beaucoup d'influence dans la structuration de la sexualité masculine. En fait, par l'examen des rapports que les hommes tissent avec la pornographie, on voit surgir des types de rapports avec les femmes.
60Lorsque l'on parle de l'attitude des hommes envers la pornographie, il faut immédiatement souligner que ceux-ci prétendent généralement consommer de l'érotisme. Si un homme finit par admettre qu’il consomme de la pornographie, s’il arrête de se réfugier dans des arguments relatifs à l'érotisme, déjà un grand pas en avant a été fait dans sa prise de conscience. Pourtant, on est encore loin d'un arrêt de consommation et plus encore, d'un engagement à lutter contre la pornographie. Il reste toujours plein d'arguments refuges : la puritanisme à combattre, la liberté d'expression à sauvegarder, la liberté de choix, etc.
61C'est dire qu'une lutte contre la pornographie se bute à une résistance très câpre de la part des hommes.
62Pour ceux qui ont décidé de rompre avec la pornographie, la remise en cause du moi tel que constitué, la recherche d'une nouvelle qualité de vie et de rapports avec les femmes ont été, et sont toujours, des processus difficiles à assumer. Il ne s'agit pas ici de verser des larmes sur ces hommes mais de comprendre que la lutte contre la pornographie s'avère être une lutte contre une certaine socialisation masculine. Car l'exploitation pornographique exige la participation des consommateurs.
Des conséquences et des effets
63L'idée que le viol va devenir agréable pour la femme qui le subit est une des idées de base de la pornographie. Il y a là banalisation du viol. La prochaine citation montre en effet que le violeur a voulu actualiser une série de fantasmes jusqu'à celui du viol ; on assiste à une progression fantasmatique et à une progression d’actes pour réaliser les fantasmes : "Mes fantasmes sexuels ont débuté à l'âge de 16 ans ; le premier fantasme que j'ai eu, c'était d'avoir tous les Playboy autour de moi et les feuilleter jusqu'à ce que je jouisse.... J'avais surtout ces fantasmes quand je me sentais trop seul. Ce fut ce fantasme avec tous les Playboy qui s'est concrétisé, longtemps après quand j'avais 28 ans environ. C’est là que j'ai commencé à me sentir très seul, très isolé, et que j’ai commencé à faire toutes ces choses que je ne voulais pas faire mais qui m'oppressaient ; j'ai commencé à concrétiser tous ces fantasmes que j'avais, et ces fantasmes ont grossi, ont empiré, jusqu'à ce que je commence à penser au viol... J'ai pensé au viol pendant un an avant de violer quelqu'un" (Lévine, Koenig 1981).
64Ce témoignage, comme bien d'autres, montre un lien évident entre la consommation de pornographie, les fantasmes liés à cette consommation et l'acte de viol.
65Il est vrai que chaque consommateur de pornographie ne deviendra pas un violeur. Il est même possible que certains consommateurs dérivent leur agressivité dans une activité masturbatoire, quoique les dernières recherches indiquent l’inverse. Mais le fait que chaque consommateur de pornographie ne violera pas n'implique aucunement qu'il n'y a pas de conséquences liées à cette consommation. Chaque consommateur est influencé d'une façon ou d'un autre par sa consommation. Cette influence sera diversifiée. Quelques exemples vécus montreront cette diversité des effets que cela engendre dans les rapports entre les hommes et les femmes.
66Un membre du Comité dans la trentaine révélait qu'il avait été exposé à la pornographie vers l'âge de 7 ans. Il avait trouvé le matériel qu'utilisait son père. La femme agenouillée devant l'homme recevait dans la figure son éjaculation. Pour ce garçon non pubère, l'association femme/urine, femme/saleté, a duré très longtemps. Adolescent, il trouvait les adolescentes "salopes", "sales" et "perverses". La femme incarnait le mal. Les photographies pornographiques montraient toujours des visages féminins dont l'expression était constamment centrée sur le désir sexuel. Et la "tentation au mal" le tourmentait. Lorsqu'il touchait les adolescentes, c’était toujours avec beaucoup d'agressivité.
67Pour un autre membre du Comité, l'effet le plus marquant a été sa tendance à préférer les sous-vêtements érotiques à la personne elle-même lors des ébats sexuels. Sans de tels artifices, l'excitation était faible et inconsistante. Il finissait par dissocier sa sexualité des sentiments amoureux car il n'osait toujours pas demander à sa compagne de porter de tels artifices et il continuait donc à consommer beaucoup de pornographie pour compenser cette insatisfaction ressentie lors du rapport sexuel.
68Je pourrais multiplier les exemples. Chacun des membres du Comité a révélé un jour ou l'autre des fantasmes et des comportements issus de sa consommation de matériel pornographique. Pour tous ces hommes, il est clair que la pornographie renforce leur isolement et approfondit la séparation des sexes. L'objectivation des femmes crée chez les hommes une tendance à ne pas entrer réellement en relation avec les femmes. Bref, ces hommes sentent qu'ils vivent une pauvreté relationnelle fondamentale.
69Soulignons ici que dans tous les cas, la consommation de pornographie induit des comportements et des mentalités à l'égard des femmes et des enfants. Ils ne sont pas négligeables. Il est pourtant évident que les fantasmes sont forgés par notre environnement, qu’ils ne sont pas innés. L'expérience pornographique est l'un des facteurs qui façonnent les comportements et affectent les valeurs et les attitudes. Pour certains, cette expérience pourra les entraîner à harceler sexuellement et à commettre des viols. Pour d'autres, les effets seront différents. Mais tous les consommateurs, qu'ils le veuillent ou non, seront affectés par leur consommation et auront une propension à mépriser les femmes.
70La pornographie est une industrie qui fait des études de marché, qui s'adapte à son marché et qui adapte son marché à son produit. Elle exprime les fantasmes masculins les plus intimes. Il y a donc identification du consommateur avec le produit. Il y a pour le consommateur possibilité d'exprimer et d’actualiser par l'image, le spectacle, ou toute autre forme, ses fantasmes. Par ailleurs, sa vie fantasmagorique sera "enrichie" par d'autres fantasmes. Rarement un magazine ou un film pornographique se contentera de concentrer ses propos sur un seul et unique fantasme. La diversité permet l'élargissement du marché. Chaque homme pourra y trouver ce dont il a besoin et l'apparition de nouveaux besoins pourra en découler.
71Dans une société patriarcale comme la nôtre, les fantasmes masculins n'échappent pas au sexisme. La pornographie utilise ce sexisme "ordinaire" et l'amplifie. La pornographie est "extraordinairement" sexiste. Elle en est d'autant plus dangereuse. Elle est un lieu de concentration de haine et de mépris. Elle exprime et renforce le pouvoir mâle dans la sexualité et plus généralement, dans les rapports avec le genre féminin.
72Les introspections des membres du Comité masculin ont causé une plus grande culpabilisation et surtout une frustration fondamentale. Leur identité masculine, leurs désirs sexuels, leurs fantasmes les plus intimes mis à nu dans cette recherche pour comprendre l'influence de la pornographie dans leur vie, étaient ébranlés. Le militantisme a permis pendant un certain laps de temps d'échapper à la crise individuelle. D'autant que pour certains, malgré les prises de conscience profondes, il était quasiment impossible d'arriver à un arrêt de consommation de matériel pornographique. Leur sexualité en était en quelque sorte trop dépendante ou trop imbibée.
73La sexualité masculine est ambivalente. Source de plaisir, elle est aussi encore source d'oppression. Par la consommation de pornographie, on voit se développer une libido essentiellement axée sur la virilité et l'éjaculation. Remettre en cause ce type de sexualité exige une volonté anti-sexiste couplée à une recherche d'alternatives. Car il existe, faut-il le souligner, une sorte de conflit entre le désir pornographique et la responsabilité sociale. C'est pourquoi, la démarche première consiste à refuser toute consommation pour des fins masturbatoires et voyeuristes. La deuxième démarche consiste à s'engager dans la lutte contre la pornographie. Contre l'oppression et l'exploitation sexuelle des femmes, n'aurait-il pas lieu de croire que les hommes puissent vouloir combattre une sexualité pauvre et aliénante ? Certains l'ont fait avec difficulté et en ont payé un certain prix, notamment dans leur vie sexuelle si vie sexuelle subsistait.
74Ce militantisme du vécu, pourrait-on dire, se bute à une réalité incontournable : les prises de conscience amènent l'examen des comportements acquis, source de compréhension de la structure patriarcale. Mais, peut-on résoudre la question par le seul changement de comportement, mettant en œuvre ainsi une conception behavioriste du changement social, c’est-à-dire qu'il suffirait de changer aptitudes et attitudes pour créer de nouvelles pratiques masculines ? N'y-a-t-il pas lieu ici d'articuler les changements de comportements avec un projet politique et social anti-sexiste ?
75Cette tension changement individuel/changement social est la même qui existe entre privé et public. Le privé est certes politique et la pornographie en est une démonstration éclatante. Ne minimisons donc pas le fait que le destin de la pornographie est étroitement tributaire des conditions sociales et économiques comme de l'évolution des structures mentales de nos sociétés. Le problème de la disparition de la pornographie est lié au problème des relations entre les sexes et à celui d'une société fondée sur des rapports marchands généralisés. Il s'agit donc d'intégrer ces deux fronts tant dans l'analyse que dans la lutte pour pouvoir améliorer la qualité des rapports humains.
Notes de bas de page
1 Sur les effets de la consommation de pornographie sur la violence exercée à l'encontre des femmes et des enfants, voir entre autres, Richard Poulin et Cécile Coderre (1986) et La collective par et pour elle (mars 1986).
2 M.F. Hans et G. Lapouge (1980) confondent allègrement nudité et pornographie, allant même jusqu'à prétendre que les dessins dans les grottes de Lascaux relèvent de la représentation pornographique.
3 Voir à ce propos, l'excellent film produit par l'Office National du Film (Canada), Ce n'est surtout pas de l'amour.
4 Voir à ce propos le bilan de la révolution sexuelle tirée par les différent-e-s auteures du no 6 de la revue québécoise Critiques socialistes, intitulé "L'amour au temps de la Chlamydia", deuxième semestre 1989.
5 Selon le comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants (publication du gouvernement canadien, 1984), les onze revues étudiées ont vendu 13.539.900 exemplaires en 1981 au Canada. Cela veut dire 0,56 revue consommée par habitant. Et il existe au moins 540 titres différents vendus en kiosque. Les femmes ne constituent que 5 % de la consommation, et de ce pourcentage, il faut comprendre que cette consommation est très souvent liée à une demande masculine. On calcule que les hommes représentent 80 % des consommateurs de films, 90 % des spectateurs de spectacles de nus et 95 % des acheteurs de revues. Environ trois hommes sur cinq consommeraient régulièrement de la pornographie. Voir pour ces données, Cécile Coderre et Richard Poulin (1986).
6 Voir sur la pornographie homosexuelle, l'analyse de François Moreau (1984).
7 Juin 1983. Nous avons tenté de n'utiliser que les revues datées de juin et juillet 1983 (à une exception près).
Auteur
Sociologue, Université d'Ottawa.
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