L’art religieux de style baroque des vallées de Savoie : la conciliation des contraires
p. 79-105
Texte intégral
1L’art baroque connaît aujourd’hui un certain regain d’intérêt. Même si les qualificatifs les plus souvent prononcés à son égard sont ceux de “bizarre”, “surchargé”..., les commentaires n’atteignent plus la violence qui les caractérisait au siècle dernier et au début de ce siècle. Si l’on pouvait parler alors de répulsion, on doit aujourd’hui noter un nouvel attrait pour cet art riche en mouvements, en lumière et en couleurs.
2L’art apparaît comme un langage produit par une culture, au même titre que l’architecture mais aussi les techniques, les sciences, le droit et la morale, à travers lequel nous pouvons discerner quelle conception une société se fait du monde et d’elle-même.
3En effet, l’homme n’a pas accès au réel de façon objective ; il nomme les choses, leur attribue un sens qui lui est donné par le modèle culturel de la société dans laquelle il évolue. Ce modèle culturel est le moyen par lequel un individu peut percevoir et concevoir le monde, organiser et communiquer ses expériences, se penser et penser la société. Le partage d’une conception du monde fonde une vie en société. Ainsi Francisco J. Varela (1989 : 114-115) écrit “l’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée : c’est notre réalisation sociale, par l’acte du langage, qui prête vie à notre monde”. Nous considérerons l’art baroque des vallées de Savoie comme l’un de ces langages qui permettent à l’homme en société d’organiser ses expériences, sa perception de l’environnement selon un modèle global producteur d’ordre.
4Nous privilégierons ici une lecture anthropologique de l’art baroque car nous considérons que l’art ne peut être isolé de la culture qui l’a produit. Cette lecture anthropologique nous permet de mettre en évidence le rôle qu’a pu jouer le baroque dans l’affirmation d’un nouveau modèle culturel dominant à travers toute l’Europe. Une nouvelle conception du monde héritée des tourments de l’époque médiévale et de la Renaissance qui apparaît aussi comme l’affirmation ou la réaffirmation de pouvoirs. Nous verrons au cours de ces quelques pages comment des œuvres d’art ont intégré ces bouleversements et sont aujourd’hui les témoins privilégiés d’une époque.
5Cela nous conduira à rechercher l’esprit de l’époque, le sens de la conception du monde dans les écrits des philosophes et dans les pratiques populaires. Bien que ne participant pas d’un même degré de connaissances, ces domaines permettent d’atteindre l’environnement cognitif dans lequel des œuvres artistiques furent produites en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles entraînant la destruction d’objets réalisés selon les caractéristiques d’un style antérieur.
6Nous nous limiterons à la Savoie et plus particulièrement aux vallées de Tarentaise et de Maurienne dont la richesse du mobilier baroque des églises et chapelles est représentatif d’un baroque alpin.
7Le mot baroque s’appliquera a posteriori à ce courant artistique. Il est d’origine portugaise - barroco - et désigne au XVIe siècle, en joaillerie, une perle à l’arrondi irrégulier, mal centrée en quelque sorte, imparfaite parce que non uniforme et plutôt bizarre. Ce dernier mot est très souvent utilisé pour qualifier le baroque. Quatremère de Quincy dans l’Encyclopédie méthodique (1788) définit le baroque en architecture comme une nuance du bizarre. Et, si l’on s’intéresse aux sens anciens du mot bizarre, ce qualificatif semble tout à fait approprié. Edmond Huguet8 nous fait part de quelques citations pour préciser le sens de ce mot : “Il avoit une jambe chaussée et l’autre nue. Les vieux capitaines... dirent et confirmarent que les soldatz advanturiers du temps passé alloient ainsi chaussez à la bizarre” (Brantôme, Couronnels françois - V, 304) et poursuit par les mots bigarre, bigearre, bigerre dont le sens – “divisé, différencié en deux opinions opposées, en deux parties contraires” - s’est confondu avec celui de bizarre. L’étrangeté, l’imperfection viendraient de cet aspect équivoque tout comme la perle qui s’est développée autour d’une multitude de centres. François de Sales regrette la multitude d’opinions qui caractérise selon lui ce début du XVIIe siècle : “Nous ne saurions être bien avec le monde, qu’en nous perdant en lui. Il n’est pas possible que nous le contentions, car il est trop bigearre” (1929, 312). Ces termes peuvent aussi exprimer la juxtaposition de couleurs : “Ung dessus dhostel de peult de valleur drapt bigarre avec deux linceulx et ung mantel bigarré de bleu” sont des objets qui figurent à l’inventaire des meubles, des titres et droits de la chapelle Saint Marcel de Saint-Martin-les-Allucs rédigé le 20 mai 1616 (Archives communales de Saint-Martin-de-Belleville). Cette monstruosité, pour reprendre le mot biforme tel qu’il est défini dans le Dictionnaire d’Edmond Huguet, confère au baroque son aspect syncrétique et est à l’origine de son succès. Le baroque est la synthèse entre deux modèles culturels qui s’affrontaient au cours de la Renaissance, entre tradition médiévale et modernité.
8Le mot baroco s’applique aussi à une forme de syllogisme. “A” dans bArOcO désigne une proposition universelle affirmative ; les deux “O” désignent des propositions particulières négatives. On peut esquisser un tel raisonnement en tenant compte du contexte historique et théologique propre à l’apparition du baroque :
- “A” proposition élaborée selon une conception médiévale du monde “Le divin est partout” qui sous-entend la présence d’un principe essentiel dans tout ;
- “O” proposition négative élaborée selon les termes de la Réforme protestante : “Le divin n’est pas dans le profane” qui sous-entend l’éloignement “au-delà des airs, dans le ciel, ” du principe essentiel ;
- “O” proposition négative élaborée selon les termes de la Réforme catholique : “Le profane n’est pas partout” qui sous-entend la présence sur terre d’espaces divins (églises et chapelles).
9Le baroque s’est présenté comme l’une des échappatoires à la crise qui a frappé toute l’Europe au cours des XVe et XVIe siècles. L’importance de cette crise fut à la hauteur de la diffusion que connut ce qui apparaît être plus qu’un style, une nouvelle conception du monde. Le baroque s’étend dans toute l’Europe, depuis Rome jusqu’en Grande-Bretagne, au Portugal, en Espagne, en Hongrie, en Yougoslavie, etc... en passant par les Alpes, c’est-à-dire l’Italie, la France, la Suisse, l’Autriche et l’Allemagne. Qu’importent les océans, on le retrouve en Amérique Latine et en Asie.
10À cette époque, on est passé, d’un monde clos à un univers infini pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Alexandre Koyré (1973). L’homme dans le monde qui conçoit son appartenance terrestre en des tenues à la fois corporels et spirituels se situe alors par rapport au monde. Son cœur appartient désormais à une autre sphère, distincte de celle sur laquelle il vit. La fortune du baroque est d’avoir réussi une synthèse entre deux conceptions du monde, d’avoir réuni deux cercles éloignés - sacré et profane - en un ovale, la perle baroque. Ainsi s’est tissé le lien entre la pratique du quotidien et l’infini. Ce nouveau modèle situe l’homme par rapport à une nouvelle représentation du divin et lui permet de se comprendre dans son environnement “pas trop bigearre”. Afin de mieux comprendre le sens du baroque, nous nous pencherons sur la conception médiévale du monde, sa lente transformation qui aboutit à la Réforme protestante. Puis, nous verrons comment le baroque réussit à exprimer la synthèse de ces deux modèles.
La conception médiévale du monde et sa lente transformation
11La conception que l’homme du Moyen Age se faisait du monde était notablement différente de celle qui aura cours au XVIe siècle. Elle-même présageait celle des siècles suivants.
12L’homme ne se distinguait pas de la nature, il se situait dans le monde : il était nature dans la Nature. Le monde était considéré dans sa globalité de la même façon que l’espèce humaine. Dans ce cas, personne n’agit par lui-même, ne vit ni ne meurt par lui-même. Un individu ne peut se comprendre, ne peut vivre en dehors de l’humanité. L’Univers est un tout ordonné et équilibré, considéré comme étant un macrocosme, l’homme était alors le microcosme, c’est-à-dire le résumé de la création toute entière. Le corps de l’homme est à l’image du ciel. Dieu est cet universel que l’on retrouve dans le réel. Tout est dans tout. Le principe essentiel se retrouve dans tout.
13Ce principe essentiel “fait la valeur des choses et des gens”. Il comporte une valeur sociale parce que l’individu ne se pense qu’en terme de communauté. Il est empreint aussi d’une valeur magique et d’une valeur religieuse qui se recouvrent. La magie désigne une pratique fondée sur la manipulation de ce principe essentiel alors que la religion exprime la reconnaissance de ce principe essentiel comme élément primordial de l’univers.
14Astrologie et alchimie, deux disciplines qui ont marqué cette époque, reposent sur ce principe. Elles posent comme essentielles l’harmonie entre macrocosme et microcosme et la présence au sein de chaque homme et de toute chose d’une part d’universel, élément stable et ordonné. Le destin de l’homme est lié à celui du cosmos et la matière peut être transformée si l’on parvient à maîtriser cet élément primordial. À partir de celui-ci, il devrait être possible de reconstruire une matière d’une plus grande qualité.
15Le culte des saints semble reposer sur le même principe. Ce culte est, au Moyen Age, en grande partie lié aux miracles, à la thaumaturgie.
16Le saint est celui qui est arrivé à maîtriser cette part d’universel qu’il a en lui et qui peut ainsi en user à des fins miraculeuses. Il est celui qui peut limiter l’ampleur du désordre et aider à la réintégration de l’ordre originel : redonner à un individu la forme de son organisation première - après évacuation de la maladie, du défaut, de la gêne...-, intervenir lors des catastrophes naturelles, des aléas climatiques, des mauvaises récoltes, des invasions d’insectes, et de tout événement dont le déroulement n’est pas normal. Il est aussi celui qui est pur et exempt de souillure.
17La pratique religieuse est fortement empreinte de magie - et non de sorcellerie - et d’autres lieux que les églises sont investies par le divin qui assure la cohésion de l’ensemble de l’univers. Religion et magie se recouvrent ; le retour à l’ordre peut se réaliser par manipulations.
La lente transformation
18Cette conception du monde se transforme au cours de la seconde partie du Moyen Age. Pendant cette période se précise une nouvelle perception de l’homme et de son rapport à l’univers.
19Thomas d’Aquin (1225-1274) reprend la notion d’individu énoncé par Saint Augustin (354-430) : en l’homme se réalise la jonction entre le corporel et le spirituel, l’homogénéisation de l’esprit et de la matière. Bien que pour Saint Augustin cette jonction soit douloureuse parce que le spirituel attire l’homme vers un but transcendant alors que le corporel entrave cette volonté et apparaît comme un obstacle - le péché consolide son attache terrestre -, cette nouvelle conception individualise l’homme qui acquiert un statut particulier.
20Pour Thomas d’Aquin, l’individualité naît de la corporalité. C’est par l’incarnation que l’homme devient particulier et non par sa substance spirituelle qui ne se distingue pas de celle des autres hommes. La multiplication des individus n’est pas seulement une réalisation fragmentée de Dieu sur terre, l’homme participe de la nature et appartient à l’histoire. Il devient acteur de l’accomplissement de son destin grâce à son corps : par le biais de son enveloppe chamelle l’homme appartient au monde.
21On peut suivre le mouvement de cette lente transformation en s’intéressant à la pensée de Guillaume d’Ockham (vers 1295-1300 - vers 1350). La rupture avec l’ordre universel semble consommée. L’homme se distingue alors nettement de la nature ; il n’est plus inclus dans l’ordre du Tout, au même niveau que l’ensemble des créations (voir P. Alféri, 1990).
22Guillaume d’Ockham démontre que la nature universelle n’est qu’un concept et non, comme le pensaient Thomas d’Aquin et Duns Scot, l’humanité dont les membres ne se différencieraient que par la forme. L’homme existe individuellement et Dieu tout puissant crée les hommes en tant qu’individus singuliers. Les universaux ne sont que des catégories qui aident à penser. Dieu est responsable de la création et des arrangements qui composent le monde. Le principe universel commun à toutes les espèces qui caractérisait la pensée médiévale se disloque. Thomas d’Aquin avait introduit la notion de distinction dans l’ordre du corporel, Guillaume d’Ockham rassemble ce principe universel éparpillé dans le concept de Dieu plus lointain.
23La réponse à cet éloignement de Dieu peut se situer dans le déplacement de l’homme qui tenterait de se rapprocher de Dieu et d’atteindre un monde imaginaire. Pic de la Mirandole et Ficin sont persuadés de l’existence d’un monde plus élevé. Leur volonté sera de se libérer des contingences de la nature pour se rapprocher de la pure spiritualité. L’homme, par son âme, se différencie de la nature et marque son appartenance à un monde spirituel.
24Pour Nicolas de Cues, l’introduction de l’infini est une façon de marquer le territoire divin ; l’homme pour sa part est de l’ordre du monde fini. La limite entre ces deux univers est nettement établie. L’homme se satisfait du monde fini : c’est le sien, il est à sa mesure. Créé avec ce monde par Dieu, il est de cet univers et peut le comprendre, se le représenter et le maîtriser. Il est supérieur aux autres créatures et se differencie de la nature parce qu’il est doté de la pensée, il est spirituel : “La nature humaine est celle qui a été élevée au-dessus de toutes autres œuvres de Dieu et peu au-dessous des anges, enfermant en soi la nature intellectuelle et sensible et condensant toutes choses en son sein, au point que les Anciens, non sans raison, l’on appelé microcosme ou petit univers” (De docta ignorantia, III, 3 ; cité par E. Cassirer, 1983 : 54).
25Ces interrogations sur la place de l’homme dans l’univers qui ont animé la pensée des XIIIe, XIVe et XVe siècles se retrouvent dans les pratiques religieuses des habitants de la Savoie des XVe et XVIe siècles. Ce désarroi incite l’homme à s’exprimer : philosophies et rituels apparaissent alors comme les signes d’une recherche fondamentale quant au sens de l’être et de son existence.
Le foisonnement rituel
26Nous empruntons cette expression “le foisonnement rituel” à Jacques Chiffoleau (1988) car elle nous semble parfaitement rendre compte du sentiment et des réactions de tout un chacun vis-à-vis de cette question primordiale de l’éloignement de Dieu. “Ce n’est pas l’Église qui fait des croyants ce qu’ils sont, mais les croyants qui font de l’église ce qu’elle est” ainsi que l’écrit F. Schneckenburger (cité par L. Dumont, 1983 : 66). En effet la vision selon laquelle une Église toute puissante organiserait la pensée de toute une population doit être abandonnée ; l’Église apparaît plus comme un système organisant le discours qui est le sien en fonction d’un mode de pensée qui l’englobe ainsi que l’ensemble de tous les croyants. Elle peut être amenée à réagir avec retard par rapport aux comportements d’hommes et de femmes et aux écrits de philosophes et autres penseurs.
27Nous avons vu comment les penseurs ont formulé cette transformation ; nous allons voir maintenant comment de simples paysans, artisans et autres habitants de la Savoie l’ont exprimée.
28En introduction, nous avons abordé la question de la conception du monde. Nous avons vu la quasi-impossibilité pour l’homme d’atteindre l’exactitude du monde dans lequel il évolue. Cette méconnaissance globale est liée à une immense complexité - on peut délimiter l’ensemble des connexions propres à un jeu (les échecs par exemple) mais cela devient impossible lorsque l’on s’attaque à une action qui se déroule réellement. Si le monde se réalisait au fur et à mesure de sa découverte à la manière dont nous découvrons un paysage lorsque nous empruntons un sentier, nous devrions analyser chacun des événements, chacune des situations, comme venant d’être créés. Mais, l’esprit humain ne peut se satisfaire d’une perception et, de ce fait, d’une compréhension du monde qui soit aléatoire, d’un rapport au réel qui l’engage dans la voie de l’incertitude et qui lui procure le sentiment du désordre (voir G. Balandier, 1985-1988).
29La religion semble être le seul moyen de concevoir le monde, à une époque où expliquer et comprendre le monde repose sur l’existence de Dieu. Elle apporte une explication raisonnable - dans le sens d’accessible à la raison - et ordonnée de la création de l’univers et donne à l’homme le langage symbolique qui lui permet de s’orienter dans son environnement de tous les jours.
30L’existence quotidienne au cours des siècles passés - nous parlons ici des XIVe, XVe et XVIe siècles - était immédiatement sujette aux aléas de la nature, aux épidémies et aux accidents de toutes sortes. Ces événements malheureux étaient considérés comme des troubles de l’ordre des choses dont le modèle idéal est fourni sous la forme de l’Eden. L’ordre quotidien ne peut être comparé à celui qui régnait au paradis. Si l’abandon de cet ordre initial est dû à une faute, la sortie de l’ordre quotidien doit aussi avoir pour raison une faute, une déviation par rapport à la norme. Il s’en suit une séquence désordonnée qui doit être reconstituée, réordonnée avec l’aide de ce que nous nommerions aujourd’hui un expert.
31Les personnages qui jouent ce rôle, nous l’avons déjà esquissé, sont les saints. Ils sont arrivés à vaincre ce qui dans leur vie tenait du désordre ; ils sont arrivés aussi à maîtriser la part d’essentiel propre à chaque homme et ainsi à se rapprocher de Dieu. Ils sont donc utiles à plus d’un titre. L’hagiographie relate pour chacun d’eux le combat qu’ils ont mené contre l’élément perturbateur, responsable du désordre physique. La Légende dorée, nom donné au XVe siècle au recueil de Vies des saints rédigé par Jacques de Voragine vers 1260, est l’ouvrage de référence.
32Le foisonnement rituel apparaît comme la réponse à cet éloignement du divin, comme si le combat contre le désordre, la lutte contre l’incertitude passaient par l’accumulation des pratiques, comme si l’éloignement du divin rendait les rituels moins efficaces.
33Le foisonnement rituel se perçoit tout d’abord par la multiplication dès le XIVe siècle des confréries plus confessionnelles que professionnelles dans le monde rural : confréries du Saint-Esprit, du Saint Sacrement et de divers saints dont le plus représenté est Saint Antoine.
34On assiste à un morcellement idéologique de la communauté, chaque groupe se référant à ses propres vérités. L’appartenance confessionnelle semble avoir été ce lien à partir duquel s’est recomposée la société. Plus précisément, des liens de classe sociale, certains liens de parenté, des liens de résidence (la paroisse) et la reconnaissance d’un même saint patron ont été à l’origine de ces solidarités. L’adhésion se fait sur la base d’une éthique que partagent souvent les membres d’une même classe sociale.
35Chacune de ces confréries établit des statuts qui prévoient la régularité des rituels - processions, messes...-, des rassemblements dans la chapelle et la hiérarchie de ses membres ainsi que le système d’entraide, secours aux malades, veillée des morts, distribution de vivres.
36La construction de chapelles participe aussi de ce foisonnement rituel. Au XVe et au XVIe siècles de nombreux bâtiments sont érigés dans les hameaux et dans les villages. Ces chapelles s’accompagnent d’une dévotion à un saint particulier comme par exemple Saint Antoine à Bessans, Saint Sébastien à Lanslevillard ou Saint Grat à Vulmix (Bourg-Saint-Maurice).
37La chapelle Saint Grat à Vulmix relate la quête fructueuse de la tête de Jean par Saint Grat évêque d’Aoste. Le culte des reliques s’est multiplié. Ces objets sacrés avaient pour rôle d’enrichir en sacré le territoire d’accueil, de ralentir ce funeste “désenchantement du monde”.
38Les oratoires sont dispersés sur l’ensemble de l’espace paroissial. Ils signalent des lieux remarquables par les événements qui s’y sont déroulés ou par leur caractère propre. Ils sont à la fois des aides à la protection et des signes de la présence du divin sur terre et des marques des limites paroissiales.
39Les processions sont le plus bel exemple de ce malaise. Le mouvement apparaît caractéristique de l’engagement de l’homme de cette époque dans sa relation au monde naturel et au monde social. Le parcours d’un espace déterminé en groupe selon les règles du rituel est producteur de sens en termes sociaux et en termes de lien entre l’homme et son environnement qu’il considère investi par le sacré. C’est une volonté d’être dans le monde dans tous les sens du terme, une volonté de se replonger dans un ordre sacré dont l’espace est le reflet. L’itinéraire adopté pour chaque procession répond à une géographie symbolique de l’espace. Il s’agit de réunir des lieux dont l’ancienneté est manifeste tout en produisant une ceinture de protection autour de la communauté paroissiale.
40Le théâtre religieux participe de cette multiplication des pratiques. Ce n’est seulement qu’à la fin de la première moitié du XVIe siècle qu’apparaissent dans les vallées savoyardes des textes mettant en scène les Mystères de la Passion, les vies des saints - Saint Sébastien sera joué à Lanslevillard en mai 1567. La peste en cette période sévit par vagues successives sur l’ensemble du territoire. Pour remercier Dieu et ses saints d’avoir éloigné la maladie, des représentations leur sont offertes. Les textes provenaient de contrées extérieures à la Savoie, la Bourgogne, Paris... En revanche, ils sont remaniés à l’occasion de chacune des représentations. Des détails propres à la Savoie y sont rajoutés.
41Ces pièces étaient jouées par la population locale. Les habitants concernés, parfois plus de quatre-vingts, se fabriquaient leur costume ; les frais de copie étaient pris en charge par l’ensemble des habitants de la paroisse. Le jeu doit avoir pour fonction d’agir sur la réalité. Le sacré est là, présent le temps d’une représentation. L’ensemble de la communauté se regroupe autour de ce rituel.
42Trois autres éléments sont à intégrer à cette liste comme les signes de la lutte contre l’éloignement du divin : les indulgences, le purgatoire et l’absence des prêtres.
43- Les indulgences semblent avoir pour but de lutter contre l’inquiétude provoquée par cette nouvelle notion d’infini, d’éternité et en cela elles sont étroitement liées au purgatoire. De même, les messes pour les défunts se multiplient. Les testaments insistent de façon nouvelle sur cet aspect ; des sommes sont réservées lors des partages pour leurs célébrations.
44- Le purgatoire dont l’effet est accentué par l’incertitude de la valeur des œuvres, du pouvoir des pratiques et la question primordiale qui hante tous les hommes est celle du jugement dernier. Paradis ou enfer ? Le purgatoire accroît les chances d’accéder au paradis, offre la possibilité de rachat. Le paradis apparaît comme l’élément essentiel, un ordre retrouvé, une infinie sérénité.
45- L’absence des prêtres qui cumulent les charges comme si cette accumulation leur accordait un plus grand pouvoir, la certitude d’être représentatif du divin. De plus, il semble que l’Église s’institue davantage, et cela dès le XIIIe siècle, comme un pouvoir dont le caractère politique se distingue du religieux. Nombre de prêtres abandonnent le monde rural pour la ville, paient des remplaçants pour officier à leur place et parfois optent pour des fonctions civiles.
46Tout le monde est touché par ce “désenchantement du monde”, notables, paysans, curés. Tous tentent de combler ce vide par une accumulation de dévotions, par un fractionnement en chapelles, en confréries. Fragmentation du groupe, délimitation des espaces, multiplication des lieux sont les moyens mis en œuvre pour maîtriser malgré tout le monde.
La Réforme protestante, une nouvelle conception du monde
47Voici le diagnostic que Luther porte sur la période que nous venons d’aborder : l’homme est en proie au péché. Il se sent seul sur terre et a peur de la mort. Il est coupable devant Dieu et est envahi par un sentiment d’insécurité. Il est incapable d’obéir à la Loi et n’a aucune certitude sur l’absolution de ses péchés. Rien ne lui permet de se situer entre le bien et le mal, aucune pratique ne semble lui permettre de se protéger du mal et d’accepter sa mortalité. Il doute de tous les recours. Dieu est inconnu ; l’homme ne peut l’atteindre. Il est devenu inaccessible et abstrait.
48La nouvelle conception, “le nouvel-âge réformé” que propose Luther selon la volonté générale de chasser l’inquiétude et de permettre à l’homme de se mouvoir dans le monde en toute liberté repose sur la personne du Christ et sur la “justification par la foi”. Le Christ est la représentation de Dieu sur terre. Ainsi que l’exprime Martin Luther, ce Dieu nous ne le trouvons que dans le Christ : “la nature divine est trop au-dessus de nous. Elle nous est incompréhensible. C’est pourquoi Dieu s’est rendu dans la nature qui nous est la plus connaissable, c’est-à-dire dans la nôtre” (cité par B. Groethuysen, 1980 :233-234). Il est présenté comme un intermédiaire. Son rôle n’est pas de donner l’exemple aux hommes car rien ne le distinguerait des saints, mais de leur permettre de s’identifier à lui et ainsi d’être libéré du péché. Dieu considère l’homme qui a foi en le Christ comme son fils. La justification par la foi est l’élément essentiel de la confiance qui rend “joyeux, ardent face à Dieu et à toutes les créatures” (Luther). L’homme est libéré de ses incertitudes par un ordre transcendant auquel il adhère par la foi.
49Nous comprenons que le purgatoire, les messes et le culte des saints soient critiqués par Martin Luther. Le purgatoire, parce que le Christ par son sacrifice est le Sacrifice valable pour chacun puisque l’homme s’identifie au Christ. Le sang du Christ est “une seule purgation, oblation et satisfaction pour les péchés des fidèles Nous comprenons que le. La messe, parce que tout homme est prêtre et inversement ; on ne peut laisser à celui-ci seul le soin d’incarner le sacrifice. Le culte des saints s’apparente à de “l’idolâtrie Nous comprenons que le parce que les saints sont des hommes qui ne peuvent être pris pour Dieu ni même pour le Christ.
50Ulrich Zwingli (1484-1531) s’oppose à toutes formes d’églises : “Cessez de croire que Dieu réside dans ce temple plutôt que partout ailleurs Nous comprenons que le. Pas de vœu, pas de pèlerinage, pas d’offrande, la seule foi permet d’obtenir la grâce de Dieu.
51Calvin (1509-1564) quant à lui fonde sa conception du monde sur un ordre naturel global. Les corps humains sont influencés par les planètes. L’étude de cet ordre relève de l’astrologie (l’astronomie) et non de l’astrologie judiciaire (l’astrologie). Il a une conception hiérarchisée de l’univers qui fait de la terre l’élément central, bas et méprisable (conception rejetée par Nicolas de Cues - 1401-1464 -). Dieu se situe en haut, au plus haut du ciel qui ne doit pas être confondu avec l’air qui appartient encore à l’orbite terrestre. L’homme doit s’élever par la foi, ce qui ne signifie pas se rapprocher de Dieu car c’est impossible, comme il est impossible de communiquer avec lui, même par l’intermédiaire des saints.
52Cette lente transformation qui aboutit avec la Réforme engage l’homme dans un nouveau rapport à la nature. Philippe Joutard pose comme titre d’un article (1988) la question suivante : “La haute montagne, une invention protestante ?” Au Moyen Age, la montagne appartient au monde de la sauvagerie où vivent les hommes monstrueux et les bêtes fabuleuses. Elle est terrifiante tout comme le sont la mer, les forêts et les déserts. Pétrarque avait réalisé en 1336 l’ascension du Mont Ventoux ; au XVe et au XVIe siècles la montagne, comme le reste de l’espace, est totalement désacralisée. La nature est profane et rien ne s’oppose alors à la découverte du monde. En 1444, se déroule le premier pèlerinage à Rochemelon (3538 in) en Savoie alors considéré comme le plus haut sommet.
53À la fin du XVe siècle, le Duché de Savoie occupe une place importante dans le cadre de l’Europe occidentale. Ce territoire s’étend du nord au sud du lac de Neuchâtel à Nice et de l’ouest à l’est, de la Saône, au nord de Lyon, à la Sésia, affluent du Pô à l’ouest de Milan. En 1500, le pouvoir des Ducs de Savoie s’étendait sur le comté de Romont, la plus grande partie du pays de Vaud, le Genevois et Genève, le pays de Gex, le Valmorey, le Bugey, la Bresse, le Bas-Valais, le Chablais, le Faucigny, la Savoie propre, la Tarentaise, la Maurienne, le Val d’Aoste, le Piémont, les vallées vaudoises et le Queyras, le Vicariat de Barcelonnette et le Comté de Nice.
54Amédée VIII (Chambéry 1383-1451) joua un rôle primordial dans la constitution de ce vaste territoire et dans l’histoire de la Maison de Savoie. Premier duc de Savoie, il devint anti-pape sous le nom de Félix V lors du concile de Bâle puis cardinal évêque de Genève.
55Sous le régne de Charles III les choses s’enveniment. Genève se révolte sur le plan politique et, conjointement, le Nouveau Testament, rédigé en français, est largement diffusé. La ville épiscopale se transforme petit à petit en une république réformée. En 1530, Genève rase ses faubourgs pour se protéger de la Savoie mais en 1535 cette menace disparaît grâce à l’intervention des armées bernoises. En 1536, Berne conquiert le pays de Vaud, le Chablais et le Faucigny ainsi que le pays de Gex ; la France s’empare de la Savoie. La même année, Berne et Genève signent un traité de mutuel respect.
56L’histoire de la Réforme de cette région est marquée par l’action de Guillaume Farel (Gap 1489-Neuchâtel 1565). Sa présence fut importante lors de la “dispute de Berne” qui eut pour conséquence la réforme en Suisse alémanique et lors de la “dispute de Lausanne” qui aboutit à la réforme dans le pays de Vaud. Il intervint en 1536 de façon décisive auprès de Calvin pour qu’il demeure à Genève. Cette ville sera surnommée la “Rome protestante” et la “nouvelle Jérusalem”.
Le baroque : la conciliation des contraires
57Le baroque est indissociable du concile de Trente (1545-1563). Le succès remporté par la Réforme protestante oblige l’Église catholique à engager sa propre réforme. Les points essentiels que l’on peut retenir du concile de Trente sont les suivants : Jésus-Christ confère à l’homme la possibilité d’atteindre la pureté. L’homme peut se perdre ou se sauver selon son comportement (il n’est pas prédestiné) : la foi seule ne peut suffire à la justification. Les œuvres et les sacrements apparaissent primordiaux. Il en résulte la légitimation du culte des saints, l’importance de la transsubstantiation - il y a réel changement de la substance du pain et du vin en celle du corps et du sang de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Le Christ est réellement présent, ce qui confère à l’église toute sa sacralité. L’expression “hors de l’Église point de salut” résume assez bien le discours tenu par la hiérarchie catholique.
58Pour les réformés, la terre est profane et le divin est concentré dans le ciel de façon abstraite. Le lien entre le sacré et le profane passe par la foi et la prédestination. Le sacré et le profane sont inconciliables. En revanche, pour les catholiques, le profane n’est pas partout ; il demeure sur terre des lieux sacrés que sont les églises et les chapelles dans lesquelles une rencontre avec le divin reste possible. Ces édifices sont à comprendre comme l’expression, la concrétisation du divin dans la nature. L’art peut alors jouer le rôle d’intermédiaire qui dirige l’homme vers Dieu. L’Église affirme son destin temporel et éternel, son pouvoir politique et théologique.
59La Contre-Réforme détermine ainsi la reprise en main de l’exercice du culte : formation et encadrement des prêtres, rigueur dans la célébration de la messe qui apparaît comme le rituel suprême en raison de la communion, rénovation des églises. Cette politique de renouveau se déroule sous la haute autorité des évêques qui ont le devoir de visiter régulièrement les paroisses de leur diocèse afin de mettre en place les éléments d’une doctrine pure et conforme au dogme, “et ce nonobstant privilèges et coutumes quelconques, même de temps immémorial” ou encore “personne ne pouvant se prévaloir d’appels, de privilèges, de coutumes, même avec prescription de temps immémorial”. Ce genre d’expression revient fréquemment dans les textes du concile. L’Église insiste sur la rupture avec un passé qui, dans de nombreuses contrées, était encore un présent très actuel. Des pratiques fortement enracinées seront peu à peu transformées sous l’influence de la hiérarchie religieuse et des missionnaires.
60Un personnage joua un rôle exemplaire à la fois lors du concile de Trente et dans l’aménagement des églises alpines : il s’agit de Charles Borromée. Neveu du pape Pie IV, il lui conseilla de transformer la grande salle des Thermes de Dioclétien en l’église Sainte Marie des Anges. Les travaux furent réalisés par Michel Ange. A la mort du pape, Charles Borromée devint archevêque du diocèse de Milan. Il visita les paroisses de son diocèse pour inspecter les églises et les chapelles. Celles-ci devaient être bien entretenues et il exhortait les prêtres et les paroissiens à les orner sinon les reconstruire. À ce propos, il rédigea un ouvrage qui a pour titre “De la construction et de l’ameublement des églises”.
61Un grand mouvement de reconstruction marqua ainsi la Savoie. Si au XVIIe siècle, le Duché de Savoie est amputé des cantons suisses et de la Bresse, sa proximité de Milan reste la même et le Val Sesia produira de nombreux peintres et sculpteurs de retables baroques qui travailleront en Tarentaise. Ce mouvement de reconstruction est marqué par quatre grands principes :
- l’isolement du bâtiment du reste du monde selon la distinction entre profane et sacré. Élévation par des marches, clôture du cimetière qui auparavant était un lieu ouvert, propice aux rencontres et signature des contrats ;
- la lumière doit pénétrer à l’intérieur de l’édifice. Dieu est dans le ciel. Des fenêtres sont percées, des coupoles sont construites, la dorure des retables retient la lumière ;
- la taille de l’église doit permettre la présence de tous les paroissiens ainsi que tous les autels des confréries. Il faut désormais affirmer une vision unique du monde et concilier les différences ;
- la hauteur de la nef et du chœur qui a pour effet de rapprocher ce bâtiment de Dieu. La décoration participe de cette volonté en accentuant la courbure des voûtes. Certaines coupoles - Notre-Dame de Beaurevers à Montaimont, Notre-Dame de la Vie à Saint-Martin-de-Belleville pour le XVIIIe - sont ornées de peintures qui représentent en spirale le lien qui existe entre Dieu au sommet, les saints et les anges.
62Le retable est l’image même de cette nouvelle conception du monde. Il ne s’agit pas d’une accumulation mais le projet catéchistique est élaboré selon une construction rigoureuse qui insiste sur l’effet global.
63Le lien entre le ciel et la terre est signifié par les colonnes et le cheminement depuis l’entrée de l’édifice jusqu’à Dieu qui se trouve au sommet de cette œuvre sculptée. La figuration de Dieu dans l’art n’apparut que vers le Xe siècle. Au cours des dix premiers siècles, le christianisme se diffusa et fut vécu sans image de Dieu. Celle du Christ en tenait lieu. Jésus-Christ symbolisait alors l’existence de Dieu : “Qui m’a vu a vu le Père”. C’est au XIIIe siècle que la nécessité d’une représentation anthropomorphique de Dieu prit réellement naissance. Le sentiment de l’éloignement de Dieu que nous avons constaté chez Thomas d’Aquin est contemporain d’une nouvelle attitude vis-à-vis de sa représentation artistique. Au XVIIe siècle, la multiplication de ses figurations en Savoie est là pour signifier sa réelle présence dans l’église ou la chapelle.
64Les anges marquent le lien entre l’esprit et la matière parce qu’ils sont incorporels mais malgré tout inscrits dans les limites de l’espace et du temps. De plus, ils sont une manifestation esthétique de l’Absolu ; ils entretiennent la beauté de la création divine et font que l’œuvre de Dieu est une véritable œuvre d’art. Saint François de Sales les dit fortement concentrés dans l’église lors de la célébration de la messe. Ils sont là où demeure le sacré et l’illuminent.
65Les saints, parfois appelés “les colonnes de l’Église”, apparaissent aussi comme des personnages intermédiaires. Êtres humains, ils ont su accéder aux plus hautes marches de l’échelle de Jacob chère à François de Sales. Beaucoup d’entre-eux sont, en Savoie, martyrs ou évêques. Les autres membres de la hiérarchie sont peu représentés. En revanche, les apôtres et les évangélistes sont présents dans beaucoup de retables. Une très grande importance est donnée aux quatre docteurs : Saint Ambroise, Saint Grégoire, Saint Jérome et Saint Augustin, et aux quatre évangélistes : Jean (avec l’aigle), Matthieu (avec l’homme ailé), Luc (avec le bœuf) et Marc (avec le lion). Ils figurent un par un au sommet des quatre piliers de la voûte de la croisée du transept.
66Une grande importance est donnée au tabernacle, œuvre très souvent richement sculptée ; à certaines heures de la journée il est illuminé par le soleil qui pénètre par l’une des ouvertures de l’édifice. Ce meuble renferme les osties consacrées et l’église est ainsi un lieu sacré parce que le Christ est réellement présent.
67L’émotion que procure la vision du retable marque le lien à la nature par le biais de la compréhension - l’effet global - qui est une opération de la pensée permettant à l’individu d’organiser ses perceptions de l’environnement naturel mais aussi social dans lequel il évolue. Il peut ainsi s’approprier l’image que sa propre culture se fait du monde et s’intégrer dans le réel. La compréhension s’oppose à l’explication qui est un discours sur le réel tenu par un homme hors du monde. L’explication de l’univers caractérisera la connaissance telle qu’elle sera produite à partir du siècle des Lumières.
68Perspective et mouvement sont hérités de la période de transformation. La perspective confirme la distinction entre l’homme et le reste de la nature. Le mouvement signifie le sens produit par l’action humaine aussi bien dans sa quête du divin que dans celle du salut.
69La décoration de l’église s’inscrit dans l’affirmation du rôle du catholicisme tel qu’il est redéfini lors du concile de Trente. Les artistes n’agissent pas par eux-mêmes, mais sur les directives des prêtres et des évêques.
70Il en est un bon exemple dans le retable des Ames du Purgatoire de l’église de Saint-Bon-en-Tarentaise sculpté en 1756. Ce retable insiste sur l’importance de la messe en tant que sacrifice du corps et du sang de Jésus Christ qui se fait, par l’intermédiaire du prêtre, à l’autel, pour le repos des Ames du Purgatoire. La présence de Saint Augustin et de Saint Ambroise participe du même esprit : Saint Augustin a précisé au Ve siècle le sens du Purgatoire- lieu où l’on purge les péchés - et Saint Ambroise imposa en l’an 390 une pénitence publique à l’Empereur Théodose à la suite du massacre de Thessalonique.
71Les retables du Rosaire, présents dans toutes les églises, rendent compte de la lutte contre les réformés. Le rosaire avait été donné par la Vierge à Saint Dominique lors de l’hérésie des Albigeois (XIIe).
72Tous ces éléments sur l’aménagement des églises et des chapelles remettent en question le bien-fondé de l’expression “art populaire” lorsqu’on l’applique au baroque savoyard. Cette production artistique a toutes les caractéristiques d’un art savant, pensé par des prêtres et des évêques à la manière d’un catéchisme et réalisé selon leurs directives. Mais cet art a une véritable existence populaire car les paroissiens se le sont approprié et l’ont parfois reproduit comme en témoignent des sculptures et des peintures qui ornent de nombreuses chapelles de montagne.
73François de Sales, prêtre, missionnaire et enfin évêque de Genève en 1603, exprime cette nouvelle conception du monde dans plusieurs ouvrages. Il se représente le monde comme étant compris entre deux extrémités : le divin et le profane, le surnaturel et la nature, l’unique et le multiple qui correspondent au simple et au complexe, à l’ordre et au désordre. L’ordre du monde est d’inspiration divine et s’éloigner de Dieu, c’est tomber dans l’incompréhensible alors que se rapprocher de lui permet d’atteindre la connaissance immédiate. L’homme se trouve au centre de cet univers et c’est à lui de choisir entre nature et surnaturel. De son choix, dépend son appartenance au monde des animaux ou à celui des anges. Si l’homme doute de Dieu, c’est qu’il est dans le monde à la manière des animaux ; tout alors lui apparaît désordonné et sa vie ne dépend plus que du seul hasard. L’homme doit se mettre “en la présence de Dieu” en menant une vie dévote.
74La clé du système de François de Sales est l’échelle de Jacob qui lie le ciel et la terre et qui permet à chacun d’atteindre Dieu par une union amoureuse. Grâce à cette voie l’homme abandonne la nature humaine pour se rapprocher des anges, s’éloigne de la puanteur pour atteindre l’odeur de sainteté.
75L’union à Dieu exige pour l’homme de s’adonner à une discipline de vie, à une hygiène mentale et corporelle. Il est impossible d’atteindre la spiritualité avec un corps “puant”. La partie naturelle de l’homme, son corps, doit être sévèrement contenue par les régies de l’ascèse. Le laisser aller à ses penchants conduit à la putréfaction malodorante. La nature doit être recréée, spiritualisée comme le furent les jardins de l’époque baroque. De plus l’individu doit s’entretenir en absorbant du divin. “Communiez souvent, Philothée, les lièvres deviennent blancs en hiver parce qu’ils ne voient ni mangent que la neige” (François de Sales, 1929 :136). Il faut aussi purger ses péchés : “la purgation et guérison ordinaire soit des corps soit des esprits” (id. :32) parce que “la contrition et confession sont si belles et de si bonne odeur qu’elles effacent la laideur et dissipent la puanteur du péché” (id. :66).
76Encore une fois, les retables de style baroque des églises et chapelles de Savoie sont en concordance avec les idées émises à cette époque. François de Sales fait la distinction entre méditation et contemplation en opposant Sainte Catherine de Gênes et Guillaume d’Okham : “La méditation considère par le menu et comme pièce à pièce les objets qui sont propres à nous émouvoir ; mais la contemplation fait une vue toute simple et ramassée sur l’objet qu’elle aime” (1894 :1,318). La contemplation relève de la capture - dans le sens de captivant-, le spectateur s’engloutit dans le beau et c’est exactement le sentiment que cherchent à provoquer chez le paroissien les retables de ces églises. Le lien sensible entre le croyant et cet objet doit être suffisamment fort pour éliminer l’intermédiaire qu’est l’objectivité.
77Les missionnaires capucins vont promouvoir ces idées dans toute cette partie des Alpes. En 1593, Charles Emmanuel, Duc de Savoie, reconquit le Chablais occupé par les protestants de Berne et de Genève depuis 1586. Claude de Granier, évêque de Genève installé à Annecy, va charger François de Sales de reconquérir les âmes avec l’aide des capucins.
78Ils vont lutter pied à pied contre les réformés qui “vivent dans la servitude du péché et l’esclavage du diable” (Charles de Genève, 1576 : I, 49). ils vont rencontrer un “peuple jadis sauvage sans foy, sans loy, sans prestre, sans sacrifice, ignorans s’il y avait un Dieu” (id. : III, 276-277). Leur méthode fondée sur la prédication joue sur le même registre que les retables : il s’agit de captiver les fidèles. Pour réaliser leur mission, ils auront recours aux décors, machineries et à tous les effets qui se rapprochent du surnaturel et du miraculeux.
79L’ensemble de cette démarche s’accompagne d’une question très fréquemment posée à cette époque : la nature est-elle toute entière le reflet de Dieu ? L’affirmation des catholiques “le profane n’est pas partout” compose avec la physique naissante. L’observation du monde naturel permet de connaître les lois divines qui font fonctionner le monde (voir P. Camporesi, 1986, 1989a, 1989b et Joseph Beaude, 1969).
80La peinture au Moyen Age prenait sens dans l’accumulation d’objets signifiants. En Savoie, les peintures des chapelles de Lanslevillard ou de Bessans renvoient à une tradition orale consignée par Jacques de Voragine dans la Légende dorée. Les éléments représentés sont là pour guider la mémoire et faire adhérer le spectateur à un sens global. La lecture de ces œuvres se fait en marchant puisqu’elles recouvrent de façon linéaire les murs intérieurs des édifices et le spectateur recrée le mouvement de la vie du Christ, par exemple en se déplaçant, alors que lorsque la perspective apparaît, l’observateur doit adopter un point de vue. Le divin n’est plus sur terre, seuls certains lieux permettent d’y accéder.
81La perspective est une construction qui instaure un ordre qui est celui des lois de la nature que recherchent les physiciens et les anatomistes. Dieu est sous-entendu derrière cette construction qui se focalise sur le point de fuite. Représenter la nature, c’est supposer le surnaturel et Dieu. La perspective n’est pas la retranscription fidèle de ce que voit notre œil. Notre vision biologique n’a pas de sens et la perspective participe d’un modèle culturel qui permet à l’individu de percevoir et de concevoir le monde et de communiquer ses expériences.
82Le baroque intervient pour exprimer un nouvel ordre des choses. Il propose une structure englobante qui absorbe les différences, quitte à ce que le résultat paraisse, à certains, incohérent, surchargé, voire bizarre.
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Notes de bas de page
8 Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle (1925).
Auteur
Université Lumière-Lyon 2 chargé de mission (Conseil Général de Savoie)
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