Naissance de la caricature politique moderne en Angleterre (1760 - 1800)
p. 167-181
Texte intégral
1Cette communication a pour objet de faire apprécier le rôle joué par une génération de brillants artistes satiriques à la fin du XVIIIème siècle dans la création de ce qui est devenu un élément indispensable à la presse quotidienne moderne : le dessin ou la caricature politique. Certes, la caricature, en tant qu’art de la laideur et de la déformation, existait sous une forme reconnue depuis la Renaissance ; certes aussi, elle avait été appliquée, dès la Réforme, à des sujets de nature polémique (religieuse et, partant, politique) ; mais dans le premier cas, elle n’était qu’un exercice d’atelier prenant pour cible des individus ou des types et ne constituait qu’un dérivatif aux rigueurs imposées, par ailleurs, aux mêmes artistes par les canons de la beauté, et dans le second cas elle était constituée d’une transposition figurative d’éléments entièrement empruntés à la rhétorique et à la symbolique des écrits polémiques.
2En somme, l’art sera de joindre les qualités essentiellement visuelles du premier type de caricature aux objectifs spécifiques du second. Ainsi, s’élabore peu à peu en Angleterre, notamment à partir de 1760, un mode entièrement neuf d’expression, qui n’a d’égal dans aucun autre pays d’Europe. Le genre nouveau se situe au confluent de deux genres : l’art pictural et l’information. Grâce à cet engagement dans l’événement, l’art (même s’il est tenu pour mineur - et je suis loin de partager cette opinion pour ce qui est des caricaturistes de premier plan) cesse d’être un épiphénomène réservé à une élite et devient ’populaire’ (avec les limites que le contexte du XVIIIème siècle impose à ce terme).
3Dès le départ, le genre est non réaliste, dans la mesure où les graveurs doivent rendre compte de situations à l’aide de signes qui constituent des transpositions plus ou moins imaginatives de l’événement. Il s’agit donc d’un discours symbolique, au sens large du terme, discours qui vient solliciter le lecteur et l’inciter à mettre en jeu ses propres aptitudes imaginatives. Le terme ’lecteur’ est utilisé, car le rapport qui existe entre l’œuvre et le destinataire est voisin de celui qui est établi entre le texte écrit et son public. Dans les deux cas, un déchiffrement est nécessaire, permettant de décoder le message. Seules les méthodes de lecture changeront en raison de la différence entre les deux modes d’expression.
4Si, comme l’affirme Pierre Francastel, à propos de l’art en général,
... cet art secret a fini par devenir, à travers certaines de ses formes, l’un des instruments de propagande les plus efficaces et a informé le comportement des foules pendant plusieurs siècles1.
5il faut bien convenir que cette affirmation se révèle particulièrement justifiée dans le cas de la caricature politique. Il existe entre le public et les auteurs un rapport dialectique très fertile, où chacun influence et est influencé. Une part de cette influence est sans doute due au caractère magique que l’image n’a pas perdu tout à fait et qui participe insidieusement à cette ’information’ des destinataires dont parle Francastel.
I. Production et diffusion.
6Pour situer d’emblée ce genre par rapport aux arts dits nobles, il convient de noter qu’il s’agit primordialement d’une entreprise commerciale. Un critique, auteur d’une histoire de la caricature, mentionne, pour justifier une entreprise dont il n’est à l’évidence pas très fier, le nombre de personnes employées dans cette branche et celui des magasins qui en tirent profit2. L’activité était suffisamment lucrative pour qu’un artiste de grand talent, Gillray, ait choisi de s’y consacrer exclusivement. Elle l’était également pour les marchands qui, dans certains cas, concentraient toute leur activité sur la publication d’estampes satiriques. A côté des spécialistes, il faut mentionner le nombre très considérable de caricaturistes occasionnels ou de marchands incluant les caricatures au nombre de leurs activités. Les uns et les autres étaient poussés à faire ce choix soit par l’événement, soit, moins noblement, par le besoin d’argent.
7Les périodes privilégiées pour la production d’estampes satiriques correspondaient, en gros, aux sessions du Parlement. Ceci est d’autant moins surprenant que le public de la caricature était très largement londonien et que la ’saison’ londonienne s’interrompait l’été. Mais des études statistiques plus affinées révèlent des densités très variables dans les publications : celles-ci sont d’autant plus nombreuses que l’actualité est riche en événements soit importants soit capables de soulever la passion de l’opinion. De ce point de vue, l’époque de la Révolution française est particulièrement représentative : des événements tels que l’assassinat de Marat, l’exécution de Louis XVI ou Aboukir correspondent à une intensification de la production. Dans ces moments, les bonnes idées sont précieuses et on se les arrache ; certains les communiquent à plusieurs éditeurs rivaux, ou encore le même éditeur fait traiter la même idée dans des sujets extrêmement voisins. On constate aussi l’existence d’éditions pirates. Pour se procurer des idées, il existait un système très intéressant d’échange entre les amateurs et les marchands. Les premiers fournissaient aux seconds des sujets et recevaient le plus souvent en remerciement quelques tirages gratuits de l’œuvre qui avait résulté de leur collaboration.
8Etant donné le caractère commercial de l’entreprise, on est amené à se demander si des hommes politiques ou des groupes de pression n’ont pas tenté d’acheter marchands ou artistes. Bien qu’à l’évidence les preuves dans ce domaine soient rares, on peut tout de même affirmer, en s’appuyant sur le témoignage des œuvres, que ce genre d’intervention a été relativement rare. En cela le cas de l’Angleterre se distingue de celui de la France entre 1790 et 1815. Les certitudes que l’on a concernent l’activité ouvertement propagandiste de certaines sociétés anti-jacobines (la plus célèbre est la Crown and Anchor Society), qui subventionnent la publication de gravures vendues à un prix très bas, trois à quatre fois inferieur a celui des autres caricatures. Les artistes n’aiment guère, en général, ce genre de patronage qui bride leur liberté. Ainsi Gillray serat-il un moment associé à la Crown and Anchor Society qu’il méprise mais dont la cause correspond en gros à ses idées ; mais il s’en séparera bien vite car il revendique le droit de ne pas céder à un manichéisme simpliste.
9Gillray s’est également trouvé confronté à un problème qui situe bien la liberté dont jouissait la satire graphique. Sollicité par les auteurs de poésies satiriques anti-jacobines, décidés à publier leurs œuvres en un volume, il entreprend de fournir des illustrations dans la veine de ses productions habituelles. Mais les auteurs sont effrayés par la personnalisation de la charge, absente de leurs textes. Ils craignent d’être poursuivis en raison de la loi sur la diffamation. L’image donnait à leurs textes un caractère de précision qui les faisait tomber sous le coup de cette loi. Pourtant, ce genre d’œuvre graphique était publié quotidiennement et contenait souvent des charges autrement grossières et violentes que celles contenues dans les illustrations de Gillray. La raison en est que le législateur, dans un étonnant aveuglement, avait jugé que l’image échappait aux diverses formes de contrôle et de censure qui étaient appliquées avec vigilance aux écrits, notamment dans la dernière décennie du siècle. Et il ne s’agit pas d’un oubli, car une loi de 1799 durcissant la censure sur la presse et les écrits en général stipule spécifiquement qu’aucun de ses articles ne s’applique à l’impression de quelque sorte de gravure que ce soit..
10Ce qui donc a sauvé la caricature, c’est que, bien qu’elle poursuivit un objectif voisin de celui des journaux et magazines, elle a dissocié son sort de ceux-ci. Pendant un temps, entre 1760 et 1780, un bon nombre de gravures satiriques ont été conçues pour être publiées dans les pages de certains des plus influents magazines du temps (l’Oxford Magazine, par exemple). Souvent, ces œuvres accompagnaient un article et constituaient un commentaire partial qui, mieux, souvent, que le texte, révélait l’orientation de la publication. Des contraintes de mise en page résultaient des contraintes de format et, en raison du style des journaux, les caricaturistes étaient également limites dans leurs sujets et leur manière. C’est donc lorsque la caricature s’est séparée de la presse qu’elle a trouvé les conditions propices à sa naissance véritable, ou en tout cas à son émancipation. Les formats s’agrandissent, le trait devient plus téméraire, la satire plus sauvage et personnelle.
11Mais quel est l’impact de ce medium sur le public ? Le prix des gravures (en moyenne de 1 shilling à 3 shilling dans les vingt dernières années du siècle) place ces œuvres hors de la portée des classes pauvres ou modestes. La clientèle était donc constituée de bourgeois aisés et d’aristocrates. Ceux-ci pouvaient d’ailleurs également louer pour la soirée des volumes in-folio contenant la production du marchand depuis plusieurs semaines. Ces recueils constituaient une distraction fort prisée dans la bonne société. De nombreux témoignages soulignent que ces gravures étaient ’lues’ et discutées collectivement et même George III suivait les caricatures comme nos modernes hommes d’État suivent la presse ; il a d’ailleurs fini par s’alarmer de l’image que Gillray donnait de la famille royale dans les années quatre-vingt-dix.
12Cependant, l’achat n’était pas la seule façon pour le public d’accéder à l’information ou à la critique contenues dans ces satires. Les aubergistes affichaient sur leurs murs des caricatures que les clients s’amusaient à détailler et à commenter. Ces œuvres constituaient ainsi un ferment de discussions politiques. En outre, les marchands tapissaient leurs vitrines de leurs plus récentes publications et offraient ainsi aux passants, gratuitement, une exposition permanente des œuvres les plus représentatives : la foule se massait, riait et discutait..
13A la fin du siècle, en vingt ans, la caricature était devenue un art majeur et un moyen d’information qui constituait un pouvoir dont tenaient compte les gens en place.
II. L’actualité
14S’il n’existe pas de rivalité de fait avec la presse, il y a au moins un parallélisme de fonction. La caricature se fixe en effet comme objectif de tenir le public rapidement informé de l’actualité et de commenter l’événement. Etant donné le style de ces œuvres, il est plus difficile de faire admettre l’authenticité de l’information qu’elles contiennent, aussi les artistes prennent-ils souvent beaucoup de peine pour souligner le caractère véridique de leur témoignage. Longtemps, ils ont jugé utile de faire figurer dans leurs titres les mots ’exact’ ou ’true’, jusqu’à ce que l’émancipation de leur art ait rendu légitime le jugement satirique et fait de la caricature d’opinion une branche acceptée de l’information.
15Pas, donc, de rivalité avec la presse. Bien au contraire, parfois, on note une conjonction des forces, comme par exemple lorsque Williams, responsable du North Briton, et Wilkes, auteur d’articles violents, furent poursuivis en justice. La caricature épousa leur cause, au nom d’une liberté d’expression dont elle-même jouissait absolument.
16L’ambition assurément la plus difficile à réaliser est celle de fournir une information rapide et si possible précise au public. Les gravures chroniques des temps fleurissent jusque vers 1780 puis connaissent un renouveau de popularité avec la révolution française. Le sort de Louis XVI puis, à un moindre degré, celui de Marie-Antoinette sont traités avec une particulière richesse de détails - pour la plupart tout à fait imaginaires. Il se pose naturellement un problème de délai, mais il est le même que pour la presse. L’étude des dates de publication des satires prouve que dès qu’une information est connue, les artistes, toujours disponibles, se mettent au travail. La nature même de leur art leur permet de composer et graver leur œuvre extrêmement vite. Celle-ci est imprimée immédiatement et mise en vente à peine sèche. Les exemples abondent qui prouvent l’étonnante rapidité avec laquelle l’information suit l’événement.
17La caricature permet au destinataire de percevoir d’un seul coup d’œil et dans leur simultanéité les aspects divers des événements anecdotiques de la vie politique (défilés, manifestations, réunions électorales etc..). La supériorité de ce medium est, dans ce cas, flagrante. Il permet une lecture immédiate et globale qui peut être suivie d’une lecture analytique, tandis que le compte rendu de presse ne permet bien évidemment que la seconde. C’est une méthode d’information plus complète, en ce qui concerne les modes d’approche, et moins lassante.
18Ces aspects de la caricature soulignent la différence qui la sépare du ’grand art’, différence assez voisine de celle qui sépare la presse de la littérature. La gravure satirique traite de situations particulières contemporaines et ne vise en aucune façon à l’intemporalité, qui est un des idéaux de l’académisme. Objectif concret qui la différencie également de la peinture de genre, pour qui la condition prime l’événement, alors que ce dernier se voit accorder une part plus grande dans la caricature. L’actualité anecdotique est également utilisée au deuxième degré et sert alors de métaphore commode pour désigner une situation politique plus abstraite. Ainsi, notamment, les faits divers croustillants seront-ils travestis, des politiciens de premier plan remplaçant les acteurs de ces drames quotidiens ; ainsi, également, les expérimentations techniques ou scientifiques seront-elles exploitées, les caricaturistes s’appuyant sur le misonéisme fondamental de l’opinion moyenne pour faire opérer, par assimilation, un rejet des politiciens visés.
19Cependant, les artistes les plus évolués éprouvent rapidement le besoin de se dégager d’une dépendance trop étroite à l’égard de l’événement. L’actualité devient rapidement stérilisante et ne permet pas à l’imaginaire de s’exprimer avec toute sa force créatrice. Une manière d’établir une distanciation par rapport à l’événement immédiat consiste à modifier le rôle joué par celui-ci : il ne constitue pas une fin en soi mais est un peu traité comme un ’exemplum’ de l’ancienne rhétorique ; il est l’occasion d’une réflexion plus large, qui tend à faire apparaître - à l’aide souvent d’analogies rapportées dans la gravure - des constantes et similitudes, tant diachroniques que synchroniques. Il ressort de cela l’idée vague qu’il existerait une sorte de morale politique qui finit toujours par s’imposer, et que l’exemple peut avoir valeur contagieuse. Nous ne sommes plus là dans le domaine de l’information mais dans celui du commentaire orienté.
III. Information et déformation
20Si, en effet, certains des rapprochements dont nous venons de parler sont tout à fait légitimes, d’autres sont délibérément arbitraires et faits dans le seul but d’orienter l’opinion. L’aspect objectif de la méthode, la sorte d’équation évidente qui est proposée, soulignent le pouvoir redoutable d’un langage ambigu, capable de passer d’une véracité indubitable à des mensonges flagrants, tandis que le style ne change pas ou guère. Les exemples abondent pour illustrer ces deux aspects de la caricature, mais il est plus important de déterminer de quelle manière on passe de la réalité objective à la satire.
21L’intention polémique étant évidente, elle se doit, pour être acceptée, de s’associer certaines cautions qui rendent légitime le jugement partial. C’est pourquoi certains caricaturistes intègrent, de manière plus ou moins habile, des précisions empruntées à l’actualité : citations de paroles prononcées par les personnages en vue du monde politique, chiffres, dates etc. Il importe relativement peu que ces détails soient exacts : ils le sont souvent, mais notamment dans le cas des chiffres ils peuvent être très fantaisistes. Ce qui compte, c’est le caractère indiscutable que confère à la gravure cette insistance sur l’aspect quantitatif plutôt que qualitatif, que l’opinion (on le constate encore aujourd’hui) tient pour un témoignage indiscutable de véracité. Ce genre de détail précis, toujours assez malcommode à intégrer dans un langage pictural, peut constituer un obstacle à l’efficacité de ce type particulier de discours. Bien que l’on retrouve ce procédé utilisé jusqu’à nos jours, on constate qu’il l’est de moins en moins pendant les quarante années qui nous intéressent. Il a servi à faire admettre au public la légitimité d’une démarche qui consiste simultanément à informer et à penser l’événement.
22Le passage de l’objectivité à la subjectivité s’opère de manières diverses, mais il sera peut-être utile d’étudier un exemple. Le roi ayant été victime d’une tentative d’attentat perpétrée par une certaine Margaret Nicholson, un graveur dépeint l’événement en respectant scrupuleusement les circonstances dans lesquelles il s’est déroulé. C’est du journalisme scrupuleux. Seulement, l’agresseuse se voit attribuer la stature et le visage reconnaissables de Charles James Fox. Du coup, l’événement prend une signification politique plus large : du geste isolé d’une folle, on passe au complot bien organisé et c’est toute l’opposition qui se voit taxée d’intentions régicides. Accusation, inutile de le préciser, sans aucun fondement. Mais son efficacité est malgré cela très grande car l’artiste s’appuie sur la véracité de détail de sa représentation (pour ce qui est du langage) et sur la vive émotion causée par l’attentat (pour ce qui est du public). La gravure a été publiée immédiatement après l’événement pour exploiter à chaud les émotions de la population et, pour souligner encore le caractère de reportage de son œuvre, l’auteur l’a manifestent antidatée : le 2 août 1786 est la date même où eut lieu l’attentat. C’est ainsi que la caricature joue sur un certain nombre d’éléments objectifs pour imposer un jugement subjectif.
23En outre, en raison de la nature particulière de leur art et de leur habileté croissante à rendre les ressemblances, les caricaturistes sont amenés à de plus en plus personnaliser la satire, ce qui amène à la pratique courante d’une diffamation maniée d’autant plus allègrement que, nous l’avons vu, les risques de poursuites sont à peu près nuls. Cette vocation de la satire va d’ailleurs participer à une personnalisation de plus en plus évidente de la politique. Les grandes options se trouvent incarnées par les politiciens qui les défendent. Il est vrai que le long duel que se sont livré William Pitt et Fox pendant toute la fin du siècle a favorisé cette évolution. Mais la caricature, moyen d’information, a joué son rôle dans ce mouvement, caractéristique de la politique moderne.
24A l’évidence, les satires graphiques sont militantes et permettent de combiner deux champs de conscience que Mikel Dufrenne considère comme étant, dans la pratique, séparés l’un de l’autre :
Art et politique désignent à la conscience naïve deux types d’activité inscrits dans des champs distincts3.
25Il n’y a pas dans cet art particulier de conscience naïve. L’artiste rudoie le destinataire afin d’entraîner son adhésion et les œuvres qui ne choisissent pas, qui s’appuient sur l’objectivité, sont, du point de vue formel, faibles et de ce fait se condamnent à manquer leur objectif. Dans son ensemble, la caricature sert une idéologie en voie de s’imposer, celle de la bourgeoisie d’argent. Ainsi, assez curieusement, un art formellement révolutionnaire défend des valeurs qui sont loin de l’être. Ceci n’est cependant qu’une définition large d’un phénomène infiniment plus complexe.
26Il ne faudrait pas voir le caricaturiste comme un tâcheron servilement soumis à des intérêts particuliers. S’il adopte en gros certaines valeurs, il sait faire preuve dans bien des cas d’une honnêteté personnelle qui le rend à la fois estimable et, aux yeux du public, crédible. Si par exemple les artistes, dans leur écrasante majorité, harcèlent l’opposition dont les options ’démocratiques’ les dérangent, ils n’épargnent pas pour autant l’administration au pouvoir. En fait, ils sont au service d’une idée plutôt qu’à celui d’individus et s’il leur arrive de changer d’attitude, ils ne changent guère d’opinion. Leurs revirements sont tout, sauf de l’opportunisme, car ils se retournent contre ceux qu’il leur est arrivé de louer lorsque ceux-ci parviennent précisément au pouvoir.
27Ce qui compte dans ce type d’image, c’est qu’il popularise en la diffusant une irrévérence fondamentale à l’égard de toutes les grandes figures publiques et même des notions tenues pour sacrées. La monarchie elle-même n’est pas épargnée par des gens qui sont pourtant idéologiquement des monarchistes convaincus. Ils revendiquent de façon éclatante le droit du citoyen au sens critique, et illustrent une attitude d’engagement lucide incompatible avec le sectarisme totalitaire. Ceci, même les écrits satiriques, et a fortiori la presse, étaient incapables de le faire. Il était indispensable que la gravure fût donc entièrement autonome pour développer un discours capable de servir une certaine conception de l’information engagée.
28Le langage pictural qui progressivement se dégage est à peu de choses près celui que nous connaissons aujourd’hui. Les artistes deviennent de plus en plus habiles pour saisir les ressemblances tout en élaborant des images de références simplifiées et chargées. On peut dire que, pour le public de la caricature, Fox, Pitt et quelques autres étaient non leur représentation par les portraitistes officiels, mais leur image caricaturale. La schématisation du langage caricatural simplifie non seulement l’image mais aussi les significations qui en découlent. La déformation, qui a pour ambition de faire découvrir la laideur derrière les atours qu’utilise la société pour la dissimuler, favorise une démarche caricaturale idéologique : comme la caricature d’école saisit le laid comme antithèse du beau, la satire graphique politique saisit en même temps le perverti comme antithèse du juste. Elle impose un style et un langage qui sont une transposition visuelle de situations particulières ou d’idées plus générales qu’il eût fallu un long discours pour analyser. Par sa violence de forme, sa grossièreté même, elle sollicite des pulsions psychologiques profondes et secoue les habitudes de pensée et de jugement. La caricature donne aux forces irrationnelles droit de cité, dans un domaine et dans une période où la raison domine.
29Une fois faite sa mutation, qui lui a donné son autonomie en tant que langage pictural, doté de ses propres règles, la caricature pourra, lorsque le temps sera venu, regagner les pages de la presse. Elle ne le fera pas sans perdre quelque chose de sa liberté. Mais ce que les caricaturistes anglais auront définitivement conquis pour tous leurs collègues à venir, c’est la reconnaissance du fait qu’il est possible de parler de l’actualité, de la politique, à l’aide d’autre chose que des mots. Que le signe pictural est un moyen différent mais tout aussi efficace de faire passer un message précis à un public qui aura peu à peu appris à lire l’image.
30ILL. 1 - Anon. The Scotch Victory, 1768.
31Gravure publiée à la suite d’une émeute du 10 mai devant la King’s Bench Prison, au cours de laquelle un jeune homme, Wiliam Allen, fut tué par les forces de l’ordre. On notera que l’image n’est encore conçue que comme une illustration d’un texte à qui est dévolu l’essentiel de la fonction informative. Il est intéressant de noter que paraissait simultanément une autre gravure portant le même titre, mais où figurait seul le sujet central, dépouillé donc du texte et des éléments allégoriques qui, ici, l’encadrent. Dans cette deuxième version, le visage des militaires est chargé, de façon à ce que l’image fasse plus évidemment sens.
32ILL. 2 - Anon. The Able Doctor, or America Swallowing the Ritter Draught, 1er mai 1774.
33Publié dans le London Magazine (xliii, 184). Un exemple type du genre de gravure publié dans la presse. On note que la satire repose plus sur la métaphore constituée par la situation que sur un traitement véritablement caricatural des personnages. Il y a cependant mise en cause personnelle des politiciens reconnaissables. Des documents (Boston Port Bill, Boston Petition) servent de points d’ancrage dans la réalité politique immédiate.
34Le texte du « Boston Port Bill » avait été publié in extenso dans le London Magazine et c’est cette gravure qui, en fait, exprimait le commentaire du magazine sur ce problème. On notera le mélange de figures allégoriques, de stéréotypes des nations et de personnages réels dans cette image, dont le trait reste encore très sage. Le langage est encore tâtonnant et compte plus sur l’accumulation que sur la force des signes graphiques. De gauche à droite : le petit maître français, le Don espagnol, Ld. Sandwich, North America, Britannia, Ld. Mansfield, Bute.
35ILL. 3 - Gillray. Petit Souper à la Parisienne. 20 septembre 1792.
36Satire à la suite des massacres de septembre. Une des œuvres les plus expressionnistes de Gillray. Par rapport à The Able Doctor, qui jouait également sur des pulsions troubles, on voit l’évolution du langage. L’artiste projette au premier plan de la conscience les instincts refoulés. Le trait et la situation sont entièrement au service de cette vision exaltée. Thanatos mène la danse, et chaque élément de la composition rejoint les grandes peurs de l’humanité. L’enjeu n’est plus politique ; il est quasiment mythique. Les Cassandre illuminées ne datent pas d’aujourd’hui.
37ILL. 4 - Gillray. The heroic Charlotte La Cordé, upon her Trial.., 29 juillet 1793.
38Cette œuvre illustre parfaitement la puissance de Gillray en tant que dessinateur. Le titre ne joue pas simplement le rôle d’étiquette servant à identifier l’œuvre. Il est primordialement destiné à informer le public sur une situation politique en fournissant détails et commentaires que la composition picturale ne pouvait commodément intégrer. On notera la valorisation de Charlotte Corday par l’absence de caricature dans le traitement de son personnage ; cela double la noblesse de son port de tête et de ses attitudes, équivalent de l’élévation de ses paroles, où la présence de références culturelles n’est pas innocente. Chacun peut se livrer sur cette œuvre à une longue analyse sémiologique et stylistique : c’est une œuvre que l’on n’épuise pas facilement.
Bibliographie
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
La thèse de Doctorat d’État que j’ai consacrée à ce sujet n’est pas encore éditée ; elle le sera à une date non encore précisée.
Les chercheurs désireux de faire usage de la source intéressante (et à mon avis importante dans le cadre des études sur l’opinion) que constitue la caricature politique anglaise peuvent consulter le Catalogue of political and personal satires in the British Museum (Londres, British Museum, 1947, pour le dernier tome paru). C’est un ouvrage monumental en huit volumes dû à F.G. Stephens pour le XVIIème et le XVIIIème siècle jusqu’en 1770 et à M.D. George pour la période 1770-1810. Les volumes dus à M.D. George ont un index particulièrement utile qui renvoie à des descriptifs extrêmement précis et documentés. Même si l’on ne peut pas consulter les œuvres elles-mêmes, ces descriptifs constituent un outil de travail très précieux.
Notes de bas de page
Auteur
Université de Bordeaux III
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