Conclusion
p. 157-158
Texte intégral
1L’enjeu premier du livre a été d’initier une sociologie historicisée du champ chorégraphique. Il s’agissait de repérer dans la genèse de l’art chorégraphique, dans les discours et parcours des chorégraphes d’aujourd’hui les « logiques opératoires » à partir desquelles le « champ du présent » prend forme. Le fil conducteur en a été le corps et ses usages.
2Dans ce livre, il n’a donc pas été question de retracer une histoire chronologique et exhaustive de la danse. Le problème se situait ailleurs : comment se structure le champ chorégraphique et comment appréhender le « temps présent » ? Nous sommes partie du principe selon lequel tout n’est pas contenu dans l’ici et maintenant. Les modalités du travail chorégraphique, les conditions d’existence des compagnies, les orientations des démarches artistiques, mais aussi les procédures d’incorporation du métier de danseur prennent sens dans des processus sociologiques, historiques et politiques qui les rendent possibles et qui circonscrivent leur espace actuel de contraintes.
3Les relations d’interdépendance qui se tissent entre les acteurs du champ (les artistes, les programmateurs, les décideurs, les critiques...) organisent, sans déterminer mécaniquement, le travail chorégraphique. Aussi, les acteurs du champ ne sont-ils pas des « atomes libres ». Les modalités de leur travail, leurs décisions, leurs prises de position sont orientées par l’histoire du champ et par son « état » présent, donc par l’équilibre des relations qui se tissent entre les différents agents de ce champ. Dans cette perspective, le présent apparaît comme un agencement entre le passé et le futur, c’est-à-dire entre les conduites issues du passé (l’espace d’expériences connu) et ce que l’acteur vise ou peut viser dans le futur.322 De fait, il est raisonnable de penser que l’étude d’un champ artistique, qui existe de manière incorporée chez les créateurs et de manière objectivée (conditions de production, de diffusion, subventions publiques...) participe à donner un sens spécifique — sociologique — aux pratiques artistiques.
4Dans le domaine de l’analyse sociologique, nous avons été confrontée à la carence des travaux réalisés sur la danse. Par conséquent, ne pouvant pas nous situer par rapport à des problématiques déjà constituées, nous avons dû frayer notre propre chemin, avec le sentiment que de nombreux points de la recherche méritaient des approfondissements conceptuels et méthodologiques.
5Outre une méconnaissance de l’art chorégraphique, le relatif silence sociologique concernant la danse s’explique en partie par la résistance des mondes de l’art envers les procédures d’objectivation de la créativité artistique.323 Les difficultés sont d’autant plus grandes que de nombreux spécialistes de la danse non sociologues manifestent un fort scepticisme quant aux tentatives d’examen scientifique. Une logique de concurrence (implicite) entre des modes discursifs et rhétoriques différents semble délimiter le champ de ce qu’il est « légitime » de dire et d’écrire sur les chorégraphes et sur les œuvres. Elle contribue à contrôler l’espace (autorisé) des discours se rapportant à cette activité. Ce qui est mis en cause très précisément dans l’approche scientifique est la rupture épistémologique qu’elle induit avec la pratique. Dans ce sens, le critique John Martin estimait qu’une forme artistique qui peut s’analyser est morte en tant qu’art.324 Le seul langage qui lui paraissait proche de la vérité de l’art était la poésie. Nous retrouvons cette idée de manière récurrente dans les propos de nombreux spécialistes de danse actuels. Elle s’adjoint à l’illusion d’un corps dansant indicible.
Notes de bas de page
322 B. Lepetit, « Histoire des pratiques, pratique de l’histoire », Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale (sous la direction de Bernard Lepetit), Albin Michel, Paris, 1995, p. 296.
323 Les remarques de Pierre Bourdieu, concernant les rapports entre sociologie et art, s’appliquent aux relations entre champ sociologique et champ de la danse. En le paraphrasant, nous dirons que ces deux espaces « ne font pas bon ménage ». Il explique une semblable opposition par le fait que les catégories de perception des artistes évoluant dans un « univers de croyance », où l’idéologie du don créateur domine largement, sont mises en cause par l’analyse scientifique. En effet, la sociologie tend à désenchanter le monde de l’art, car elle explicite les processus sociohistoriques qui produisent la croyance, l’illusio. P. Bourdieu, « Mais qui a créé les créateurs ? », Questions de sociologie, Paris, éditions de Minuit, 1984, p. 207-221.
324 J. Martin, La Danse moderne, op. cit., p. 27.
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Corps, savoir et pouvoir
Ce livre est cité par
- (2011) De la mixité à la coéducation en danse contemporaine au collège. DOI: 10.3917/har.cacoa.2011.01.0215
- Shapiro, Roberta. (2004) The Aesthetics of Institutionalization: Breakdancing in France. The Journal of Arts Management, Law, and Society, 33. DOI: 10.3200/JAML.33.4.316-335
- Pressard-Berthier, Véronique. (2018) Les apports de la danse d’Isadora Duncan à la pédagogie. Éducation et sociétés, n° 41. DOI: 10.3917/es.041.0129
- Vessely, Pauline. (2008) De la propagande révolutionnaire cubaine. Le Ballet National de Cuba au cœur des idéaux castristes. Sociologie de l'Art, OPuS 11 & 12. DOI: 10.3917/soart.011.0243
- Faure, Sylvia. (2004) Le pouvoir de se raconter1. Sociologie et sociétés, 35. DOI: 10.7202/008532ar
Corps, savoir et pouvoir
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