Chapitre 2. Du temps présent
p. 121-156
Texte intégral
1Le champ chorégraphique en France est un réseau de relations interdépendantes entre des acteurs sociaux venant du marché de la diffusion, des institutions publiques, du sous-champ de la critique, et évidemment de la production chorégraphique. Il constitue un espace de contraintes et de possibles à la production. Dans ce dernier chapitre, nous en rendrons compte en décrivant quelques-unes des « stratégies » d’artistes reconnus et des « tactiques » d’entrée ou de maintien des nouveaux-entrants ou de ceux qui ont un parcours professionnel un peu fragile. Ces « stratégies » ou « tactiques » résultent moins d’un projet individuel ou de calculs raisonnés, que de l’état du champ (et donc des autres positions artistiques) mettant en concurrence les parcours sociaux et professionnels des chorégraphes qui ont incorporé l’histoire du champ au cours de leur formation et de leur carrière.
2Le champ est donc un présent empreint d’un passé (individuel et collectif) qui agit dans les consciences ou dans les inconscients. Le champ du présent contemporain ne peut, par exemple, se passer de l’héritage des années quatre-vingt et des propositions de cette « première génération » appelée « la jeune danse française ». Celle-ci sert de référent plus ou moins volontairement à beaucoup de programmateurs « connaisseurs » de danse et de critiques de danse amenés à juger la danse contemporaine actuelle.
Tel est le cas de ce décideur travaillant dans une DRAC, issu de la génération quatre-vingt, nous disant hors micro qu’aujourd’hui la création chorégraphique vit « une mauvaise période » que « rien ne sort vraiment du lot à 98 % » car les chorégraphes « n’ont pour la plupart rien à dire » par rapport à ce qui s’est fait dans les années quatre-vingt ; ou ce programmateur selon lequel le manque de propositions actuelles le conduit plus à se retourner vers la tradition classique et vers les œuvres des artistes de la première génération qu’à inviter les « jeunes » créateurs, même s’il en apprécie certains (essentiellement les artistes issus par ce qu’il appelle « l’école flamande contemporaine » ou inspirés par elle) pour leur audace dans laquelle il retrouve un peu de son enthousiasme pour la danse des années quatre-vingt.
3Le passé agit ainsi, de manière non réfléchie et non automatique, dans les propositions actuelles de la chorégraphie française, au cœur d’un champ fort dynamique et quasiment contraint à innover, en raison d’une part du modèle que représente l’histoire récente (les années quatre-vingt dans l’histoire de la chorégraphie française ayant bouleversé la création chorégraphique par la présentation d’œuvres originales et par des expériences chorégraphiques inédites), et en raison d’autre part du nombre très important de « nouveaux entrants ». En effet, le champ actuel se caractérise par une relative absence de frontières filtrant les nouveaux venus : il n’existe pas, à ce niveau-là, de rites de passage objectifs. Les subventions allouées les deux dernières années par les DRAC font penser que les politiques culturelles actuelles visent à « donner des chances » aux jeunes chorégraphes en accordant des subventions, généralement d’un faible montant, à de nombreuses compagnies de danse.
4Jouant un rôle de stimulateur du marché de la production, l’État encourage aussi l’illusion d’un marché ouvert et loyalement concurrentiel. Les difficultés surviennent lors du « vieillissement » des artistes dans le champ, puisque les institutions tendent à détendre leurs liens avec les artistes qui ne sont pas parvenus à une diffusion massive sur le plan national et international. Selon les responsables de ces institutions, le problème est que ces artistes ne parviennent pas à dégager les bénéfices nécessaires à la pérennisation de la structure de leur compagnie, alors que les subventions servent essentiellement à aider la stabilisation des compagnies. Autrement dit, même si le sous-champ de la diffusion et de la critique « spécialisées » les reconnaissent — danser dans des festivals de danse, dans lieux culturels orientés sur la danse, avoir un article dans la presse spécialisée en danse —, cela ne suffit cependant pas pour obtenir des aides publiques régulières, puisqu’il s’agit pour les fonctionnaires de la culture de prendre en compte la demande du plus grand nombre. La concurrence émane essentiellement des nouveaux-entrants que les programmateurs connaisseurs de danse et les agents des politiques culturelles recherchent et encouragent. La désillusion semble d’autant plus grande que l’on a été aussi un jour un « nouveau entrant », que l’on a donc pu produire des œuvres qui ont eu un public, voire une « bonne presse », et que l’on a reçu des subventions parfois conséquentes pendant plusieurs années. Dans ces parcours « intermédiaires » (entre la position d’entrant et les positions affirmées dans le champ), les écueils sont nombreux puisqu’ils survivent dans un réseau d’interconnaissances très serrées (généralement à un niveau régional). Par exemple, une mauvaise presse pour un spectacle suffit à influencer négativement les agents accordant les subventions localement, et à rendre plus problématique encore la diffusion de l’œuvre. Inversement, un artiste reconnu dans le champ de la grande diffusion peut recevoir une mauvaise critique pour un spectacle, voire pour plusieurs, sans que sa carrière soit bouleversée, puisqu’il conserve généralement longtemps la confiance des programmateurs et surtout des institutions publiques qui l’ont soutenu jusqu’à présent.
5Dans l’exposition des enquêtes qui suit, nous allons tenter de donner « corps » à ces quelques remarques, en objectivant les logiques actuelles du champ français et en restituant les manières de travailler, les « tactiques » ou « stratégies » des créateurs rencontrés. Après hésitations, nous avons décidé de rendre anonymes les chorégraphes interrogés, afin de restituer aisément les éléments sociologiques permettant de comprendre leur parcours professionnel. L’anonymat est également motivé par le choix du mode de transcription des témoignages. Ces transcriptions sont des « paroles » prises dans le contexte d’interaction de l’entretien ou émanant des questionnaires, que nous n’avons pas retravaillées pour leur donner une forme discursive littéraire ou pour en masquer les aspérités. De fait, les artistes risqueraient de pâtir ou d’être choqués par leurs « dires », alors que la logique des écrits sur la danse habitue au lissage rhétorique et stylistique.
6Sur un plan méthodologique, nous avons mené trois études.
7La première repose sur 181 chorégraphes à qui nous avons envoyé un questionnaire ouvert concernant les conditions d’existence et de diffusion de leur compagnie, ainsi que le rapport au corps et la démarche artistique qu’ils développaient. Des questions supplémentaires portaient sur leurs origines sociales, leur formation, leur âge. Les informations émanant de ces 181 chorégraphes ont été complétées à l’aide de différents supports, puisque beaucoup de réponses étaient manquantes dans les questionnaires renvoyés, tels que : la liste des compagnies subventionnées par le ministère de la Culture en 1998 et en 1999 ; les programmes des spectacles de danse sur deux saisons (1998-1999 et 1999-2000) dans les établissements sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication ; les curriculum vitae et les revues de presse envoyés par les chorégraphes ; les articles de revues spécialisées et essentiellement des revues Les Saisons de la Danse et Danser ; les critiques de spectacles et des biographies. Initialement, 300 questionnaires avaient été envoyés parmi la population des près de 600 chorégraphes répertoriés par le Centre National de la Danse en 1999.292 Le taux de réponse a été faible malgré une relance. Par ailleurs, les artistes n’ont pas toujours répondu à l’ensemble des questions (les questionnaires étant envoyés par la Poste et non remplis en situation de face à face). Les réponses manquantes portent généralement sur les conditions d’existence et surtout sur les origines sociales des individus. Notre tâche était d’autant plus difficile que l’objectif visait à rendre compte de toutes les positions dans le champ et de ramener ces positions aux origines sociales, à la trajectoire de formation et au parcours professionnels des artistes. Même dans les biographies des chorégraphes connus peu d’éléments sont livrés quant aux variables sociologiques susceptibles de reconstituer les trajectoires sociales des individus. Par exemple, sur les 181 artistes, nous avons obtenu les professions des parents avec certitude pour uniquement une quarantaine d’entre eux.293
8À partir de cette enquête statistique, nous avons pu effectuer une analyse factorielle des correspondances multiples. En parallèle, sept entretiens approfondis ont été menés avec des artistes ayant des « positions » différentes dans le champ. Nous restituons très largement leur parcours professionnel ainsi que les modalités concrètes de leur travail.
9La troisième enquête concerne la diffusion des spectacles de danse. Notre projet initial ambitionnait de faire une étude exhaustive sur la diffusion chorégraphique en France. Nous y avons renoncé en raison des maintes difficultés rencontrées pour obtenir des sources complètes et fiables. Une étude de l’envergure que nous espérions n’est pas encore publiée ; elle ne pourra se faire qu’en engageant une équipe de chercheurs sur plusieurs années, avec des moyens financiers conséquents pour constituer les données et à condition que les partenaires (les artistes, les lieux culturels...) jouent le jeu de la transparence. Nous avons ainsi effectué une analyse de la diffusion en France, sur deux saisons, dans les établissements subventionnés ou reconnus par le ministère de la Culture. Nous en faisons une analyse limitée aux seules compagnies travaillant en France. Elle complète les informations fournies par les deux autres études.
I. Les structures du marché
1. Généralités
10L’affermissement du marché de l’art chorégraphique en France dans les dernières décennies du XXe siècle, va induire plusieurs formes de structuration du travail, largement liées à l’octroi de « statuts » accordés aux artistes. Trois formes de structuration dominent : les ballets d’Opéra lyrique, les centre nationaux chorégraphiques, les compagnies indépendantes.
111 -Les ballets d’Opéra lyrique ou les ballets de théâtres sont financés essentiellement par l’Etat et les institutions locales, mais ont des recettes propres. Ces structures ressemblent en certains points à l’organisation académique. Les danseurs travaillent davantage dans les opéras montés par la structure, mais peu de créations sont proposées. Certains ballets se donnent une mission de diffusion du répertoire classique, le ballet de l’Opéra de Paris a une place un peu à part dans ce contexte puisqu’il est prestigieux et possède sa propre école de danse.
122 -Les structures permanentes que sont les centres nationaux chorégraphiques accueillent un chorégraphe avec sa compagnie nommé pour trois ans renouvelables. Les CCN sont largement aidés par les institutions publiques, par des structures culturelles locales (différentes donc selon le lieu d’implantation) mais comptent aussi fortement sur leurs fonds propres puisqu’ils ont à trouver par eux-mêmes leurs diffuseurs. Leur mission est d’être des pôles d’excellence de la danse française. La création est un aspect essentiel de leur travail, ils ont aussi en charge des missions pédagogiques (notamment orientées vers le secteur scolaire) et sont des lieux d’accueil et d’aides aux compagnies « indépendantes ».
133 -Les compagnies « indépendantes » : nous englobons sous cette appellation les compagnies organisées généralement en association (rarement en entreprise), plus ou moins (voire pas du tout) soutenues économiquement par les institutions étatiques, régionales et locales (les villes). Les chorégraphes de ces compagnies ont parfois la possibilité d’être en « résidence », c’est-à-dire qu’ils sont accueillis par une ville ou une structure culturelle qui achète une ou plusieurs créations et fournit des lieux pour répéter et pour présenter les œuvres. Les compagnies « en résidence » restent autonomes et ont différentes sources de financement (coproduction, subventions...). Ce mode de fonctionnement peut concerner une création et durer le temps du montage de l’œuvre, ou bien se pérenniser sur plusieurs années ; dans ce cas, le chorégraphe travaille souvent en coproduction, puisque son spectacle est acheté (par avance) par son lieu de « résidence » et par d’autres lieux culturels. Existent encore les « résidences missions » qui s’inscrivent dans le cadre du développement culturel d’une ville, d’un département ou d’une région (d’un « territoire »).
14Les subventions du ministère de la Culture données aux compagnies « indépendantes » sont de trois ordres :
les aides au projet de création » accordées pour une année, le temps d’une création (le chorégraphe renouvèle sa demande à chaque création) ;
les aides aux compagnies chorégraphiques » concédées pour deux ans, en principe avec un montant constant. Elles sont allouées aux compagnies relativement structurées et dont le propos chorégraphique est reconnu par les membres des commissions et par les conseillers de la DRAC dont elles dépendent, ainsi que par l’Inspecteur du ministère de la Culture.294 Le but est ici de faciliter l’installation de la compagnie sur le moyen ou le long terme ;
enfin l’« aide aux compagnies chorégraphiques conventionnées » offerte aux compagnies reconnues pour leur « excellence artistique » et pour leur capacité à innover. Comme pour les CCN, ce statut porte sur une durée de trois ans renouvelables.
2. L’analyse factorielle des correspondances multiples
15Ce travail statistique a été fait en collaboration avec Monique Vincent-Dalud.295 Outil privilégié (mais pas unique) pour reconstruire un champ social spécifique, l’analyse factorielle des correspondances multiples fournit une représentation graphique de la façon dont des variables contribuent à construire un espace social (ici l’espace de la production chorégraphique). Cette « image » du temps présent est issue de l’enquête statistique présentée plus haut et portant sur 181 individus ; en revanche, seuls 179 ont été retenus pour produire cette AFCM.
16Contrairement à ce qu’il aurait été possible de faire pour des artistes appartenant au passé, les noms des artistes du champ présent n’ont pas été pris en compte sur le graphique. Nous avons considéré, en effet, qu’ayant des trajectoires non terminées, il était problématique de lier un artiste en cours de carrière à une position dans le champ d’aujourd’hui.296 Autrement dit, il nous a paru difficile pour le temps présent, d’assigner des artistes singuliers à une position peut-être provisoire, en les résumant par une « formule générative » censée structurer toute leur vie d’artiste Une telle démarche donnerait à voir une image faussée des biographies puisqu’il n’est guère possible, en travaillant sur une cohorte d’individus, de retracer toutes les contradictions et l’hétérogénéité possibles d’une carrière.297
17Il nous a alors semblé plus pertinent de représenter la façon dont était organisé le champ du présent en retenant les variables concernant les conditions économiques, les capitaux symboliques, les diverses orientations artistiques et les manières de concevoir le corps dansant des artistes étudiés. De fait, de nombreuses modalités ne sont pas représentées sur le graphique en raison de la faible contribution des facteurs à la position de ces modalités298 ; en revanche nous livrons ci-dessous l’ensemble des variables de l’enquête et leurs modalités :
(Nous enlevons de la présentation la modalité « non-réponse ») :
Le genre de danse : contemporain ; classique et néo-classique ; jazz, hip hop et autres.
Le statut de la compagnie : indépendante AC ; compagnie conventionnée ; CCN ; ballets de théâtre ; indépendante AP ; indépendante sans subvention du ministère de la Culture.
Les aides du ministère de la culture en 1998 puis en 1999 : aucune ; AP ; AC ; CCC, autre.
Montant de l’aide en 1998 puis en 1999 : aucune ; [10-50KF] ; [60-100 KF] ; [110-200 KF] ; 210-300KF] ; 310-400 KF] ; [410-550 KF] ; [560-690 KF] ; 700 KF et plus.
Évolution des subventions sur deux ans : aucune ; sur un an uniquement ; sur deux ans sans changement du montant ; sur deux ans avec amélioration sur deux ans avec baisse.
Nombre de représentations saison 98-99 sur scènes subventionnées, Et lors de la saison 99-2000 sur scènes subventionnées (2 variables) : une ; deux ; [3-4] ; [4-5] ; [5-8] ; 9 et plus ; aucune.
Nombre de représentations sur deux ans sur scènes subventionnées : une ; deux ; [3-4] ; [4-5] ;[5-8] ; 9 et plus, aucune.
Nombre de représentations sur deux saisons sur les scènes nationales : une ; deux : [3-4] ; 5 et plus ; aucun.
Nombre de représentations en moyenne dans une saison déclaré par les chorégraphes enquêtés : aucune ; [1-5] ; [6-10] ; [11-19] ; [20-30] ; 30 et plus.
Nombre de représentations en région parisienne, sur deux saisons : aucune, [1-4] ; [5-10] ; [11-20] ; [21 et plus].
Nombre de représentations en province sur deux saisons : aucune, [1-4] ; [5-10] ; [11-20] ; 21 et plus.
Montant pour une création : aucun moyen financier ; moins de 20 KF ; [20-50KF] ; [60-100 KF] ; [110-200 KF] ; [210-400 KF] ; [400-500 KF] ; + de 550 KF.
Génération : fondateur, 1ère ; 2ème ; 3ème.
Compagnie dirigée par : un homme ; une femme ; deux personnes.
Localisation de la compagnie : Paris ou région parisienne, Province.
Origines sociales : groupes sociaux populaires ou employés ; groupes sociaux intermédiaires ; groupes sociaux intermédiaires et supérieurs (quand la mère et le père exercent une profession différente) ; groupes sociaux supérieurs.
Capital symbolique : fort ; faible ; moyen [reconstitué à partir d’une dizaine de variables non représentées ici].
Conditions de pérennité de la compagnie : très bonnes ; convenables ; incertaines.
Type de formation en danse : classique/précoce. divers/précoce. classique/tardif ; divers/tardif ; autodidacte ; autres (cirque, escalade....).
Lieux de formation : dans des écoles réputées ; dans des écoles non réputées ; formation « sur le tas » ou en dansant dans une compagnie.
Avoir été danseur : oui ; non.
Danseur pour : chorégraphe(s) très réputé(s) [au moment de l’embauche] ; chorégraphe(s) de moyenne renommée ; chorégraphe(s) encore actuellement peu ou pas connu(s) ; n’a jamais été danseur.
Rapport au corps (plusieurs réponses possibles) : corps technique au service de l’interprétation ; corps énergie ; corps sensuel ou intériorisé ; corps dansant composé d’autres éléments (supports vidéo...) ; corps construit (par l’espace, le temps, l’espace public...) ; corps expérimental ; corps autre (cirque, escalade, théâtre...) ; corps de mémoire ou de traditions ; corps poésie ou lié à une pensée ; corps expressif ; corps épure ; corps à forte physicalité.
Conditions de travail : stables ; dégradées ; dents de scie ; bonnes mais insuffisantes.
Style (plusieurs réponses possibles) : nouvel expressionnisme, minimalisme, danse expérimentale, académisme ou néoclassique ; usages de supports divers ; impressionnisme ; mouvement pour le mouvement. danse hors les murs ; corps extrême, autre.
18Le premier plan montre très clairement deux groupes de modalités opposées selon le premier axe. Le groupe situé en bas et à gauche du plan indique des attractions fortes entre des aides conséquentes du ministère de la Culture en 1998 et 1999 et des conditions de travail stables ou pérennes (statut CCN ou ballet). Ces modalités se rapportent à un groupe de chorégraphes « installés » qui se distingue d’un second groupe (situé à droite du plan et plus près de l’axe 1) ; ce second groupe que nous qualifierons d’« instable » se dessine à partir de l’attraction de modalités liées à des conditions d’existence difficiles, puisqu’il s’agit du statut de compagnie indépendante avec aide au projet ; des conditions faibles de pérennité de la compagnie ; de subvention du ministère de la Culture sur un an seulement et sur la modalité « aucune aide du ministère de la Culture en 1998 ».
19Ainsi, et sans surprise, l’analyse factorielle fait apparaître une typologie composée d’un côté des compagnies disposant de bonnes conditions de travail et de financements stables, de l’autre les compagnies qui connaissent l’instabilité. Ce sont d’ailleurs plutôt les chorégraphes de la 3ème génération (les plus « jeunes » dans le champ) qui sont concernés par la précarité. Il est à remarquer que les variables qui sont les plus présentes se rapportent aux types et montants de subvention alloués par le ministère de la Culture et (donc) aux statuts des compagnies. Ces variables expliquent une part non négligeable du facteur 1.
20Un troisième groupe apparaît en haut (plutôt au centre). Les modalités sont moins bien représentées que celles des deux autres groupes. Toutefois, elles permettent de dégager un groupe « intermédiaire » réunissant les compagnies indépendantes connaissant des conditions économiques relativement bonnes, mais ne possédant pas un statut aussi avantageux que le groupe des « installés ». On y retrouve notamment les compagnies qui ont reçu une aide aux compagnies chorégraphiques en 1999, celles qui ont des budgets de création de plus de 550KF, les compagnies dont les conditions de pérennité sont convenables, et celles qui sur les scènes nationales ont, en deux ans, présenté 9 spectacles ou plus (une attraction apparaît également avec la modalité « avoir été danseur »).
21L’examen d’un second plan croisant Taxe 1 et Taxe 3 (non représenté ici) établit un quatrième groupe extrêmement paupérisé sur le plan économique et sur le plan des aides apportées par le ministère de la Culture. Il se constitue à partir des modalités suivantes : aucune aide du ministère de la Culture en 1999, aucune aide accordée par le ministère de la Culture en 1998, statut de compagnie indépendante.
22En résumé, les variables concernant T « input » (aides du ministère de la Culture, statut de la compagnie défini par un type de subvention alloué par le ministère de la Culture, le budget de création, les conditions de travail et les conditions de pérennité de la compagnie) prennent toute leur importance, alors que T « output » (nombre de représentations, capital symbolique, les styles et les rapports au corps) restent en arrière-plan. De la même manière, les caractéristiques sociodémographiques des chorégraphes (origines sociales, sexe, localisation de la compagnie, type et lieu de formation, la génération) sont largement absentes.
23Si les rapports au corps et les styles artistiques repérés au moment de l’enquête ne prennent pas place sur les plans commentés plus haut, nous pouvons en revanche projeter les positions de ces variables sur le premier plan afin d’observer leur « comportement » par rapport aux trois groupes de variables ; l’examen doit être fait avec une grande prudence sachant que les données sont fragiles (peu nombreuses). Ceci étant, leur observation amène à faire des hypothèses qui seront vérifiées ultérieurement, à l’aide d’autres sources d’information. Avec toutes les précautions interprétatives possibles, qui nous conduisent à ne pas « tout » interpréter pour ne pas « sur-interpréter », nous pouvons quand même remarquer une attraction du premier groupe (compagnies « installées ») avec l’académisme ou la recherche du « mouvement pour le mouvement ». Le second groupe (compagnies instables) est plutôt en attraction avec le minimalisme, l’impressionnisme juxtaposé avec l’expression de soi, la danse expérimentale et hors les murs, le corps extrême. Le troisième groupe (compagnies intermédiaires) est plutôt en attraction avec un expressionniste technique et un expressionnisme intégrant une recherche expérimentale, la danse hors les murs, le mouvement pour le mouvement, l’usage de divers supports (vidéos...) au service d’une technique de danse précise. En comparant les styles entre eux, il est à souligner que, hormis l’académisme (groupe des « installés ») et le minimalisme (groupe des compagnies instables), aucun autre style n’a le privilège de décrire et d’appartenir à un seul groupe, et tend au contraire à se décliner sous différentes formes stylistiques. D’une certaine manière, nous retrouvons l’opposition sociohistorique et esthétique déjà relevée dans des chapitres antérieurs, à savoir d’un côté la mise en valeur d’une technique (dé)monstrative, qui se donne à voir en étant construite à partir de codes ou de gestes formels ; de l’autre, une expression de la sensibilité à travers une technique de corps peu formelle et absolument pas exubérante.
3. La diffusion
24L’étude des logiques de la diffusion s’appuie sur l’analyse des programmes des établissements sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication ou subventionnés, des saisons 1998-99 et 1999-2000, complétée par des données issues de l’enquête menée auprès de 181 chorégraphes. Elle ne concerne que les compagnies françaises.
25Sur deux ans (1998-2000), la danse contemporaine française a représenté 71 % de la diffusion de la danse, la danse classique ou néoclassique venant en seconde position avec une moyenne de 15 % de la diffusion. Le hip hop obtient une moyenne de 5,5 % de la diffusion. La danse folklorique reste soutenue par les lieux de diffusion (une moyenne sur deux ans de 5 % des spectacles de danse diffusés299.) Les genres de danse les moins représentés sont la danse baroque (0,35 %), la danse jazz et les claquettes (1,48 % des spectacles de danse sur deux ans).300
26Ces premiers résultats ont été comparés au nombre de compagnies professionnelles par genre. Parmi les près de 600 compagnies de danse repérées par le Centre National de la Danse en 1999301,80 % d’entre elles sont des compagnies contemporaines, 28,3 % des ballets ou compagnies classiques et néoclassiques, 0,66 % compagnies sont de genre « baroque », 13,6 % sont des troupes hip hop, et 1,16 % compagnies sont repérées dans le jazz. Les genres de danse africaine et danse orientale représentent 1,16 % des compagnies.302 De fait, les pourcentages de la diffusion sur des scènes subventionnées ou reconnues par le ministère de la Culture correspondent globalement aux proportions des compagnies professionnelles par genre, avec une sous-estimation de la diffusion de la danse classique et néoclassique.
27Concernant maintenant les structures des compagnies françaises, il apparaît que les plus présentes dans les théâtres subventionnés sont les compagnies indépendantes (représentant une moyenne de 62 % des spectacles sur deux ans), alors que les moins présentes sont les ballets lyriques (représentant une moyenne de 11 à 12 % des spectacles sur deux ans). Les centres chorégraphiques nationaux sont intermédiaires puisque qu’ils portent une part de 26 % des spectacles (moyenne sur deux ans) des théâtres subventionnés ou reconnus par le ministère de la Culture. En revanche, il est intéressant de remarquer que si l’on s’intéresse à la diffusion nominale (c’est-à-dire si on retient les noms des compagnies, ballets et centres chorégraphiques nationaux qui font la saison culturelle de ces lieux sur une moyenne de deux ans), les compagnies indépendantes font chacune en moyenne 2,2 spectacles par saison, les ballets 5 et les CCN303 9 spectacles sur une saison. Autrement dit, peu de ballets ou de CCN font des représentations sur une saison, mais ces quelques troupes « tournent » bien davantage qu’une compagnie indépendante.
28Par conséquent, les saisons culturelles en matière de danse reposent pour plus de la moitié des représentations sur les compagnies indépendantes qui sont en revanche très nombreuses à se partager le « gâteau ». Aussi, ces dernières sont-elles (individuellement) faiblement diffusées, en comparaison avec des CCN qui, individuellement, sont quatre fois plus invitées sur les scènes subventionnées qu’une compagnie indépendante, alors que les CCN représentent globalement 1/4 de la part du marché de la diffusion dans les théâtres subventionnés.
29Si l’on se rapporte à l’étude statistique menée à partir des questionnaires envoyés aux artistes, il est à observer que, pour la diffusion sur les scènes nationales entre 1998 et 2000, ce sont les CCN qui sont aussi les plus souvent invités. Les structures qui ont les moins de chances d’être conviées sont les compagnies indépendantes non subventionnées par le ministère de la Culture, puisqu’elles étaient lors de notre enquête 94,1 % à n’avoir présenté aucun spectacle ; elles sont suivies des compagnies indépendantes ayant une « aide à projet » qui étaient 82,2 % à ne pas avoir dansé sur une scène nationale. 89 % des compagnies « conventionnées » s’étaient présentées au moins une fois sur une scène nationale en deux ans, contre 11 % qui n’avaient proposé aucun spectacle. Toutes scènes confondues, d’après l’enquête par questionnaire, ce sont les compagnies indépendantes ayant une « aide aux compagnies chorégraphiques » qui déclarent diffuser le plus souvent leurs spectacles.
30En résumé, le statut de la compagnie est significatif quant aux possibilités de diffusion des chorégraphes dans les théâtres subventionnés et encore plus sur les scènes nationales. La reconnaissance institutionnelle est bien interdépendante de la reconnaissance des programmateurs des lieux reconnus et/ou soutenus par l’État.
4. Les ressources économiques et la reconnaissance symbolique
31Pour analyser la question des ressources économiques et symboliques des artistes chorégraphiques, nous nous référons à nouveau à l’enquête statistique résultant de l’envoi des questionnaires que nous prolongeons par l’enquête microsociologique issue d’entretiens longs et précis menés auprès de sept chorégraphes.
32L’enquête statistique révèle que le capital économique et le capital symbolique (la reconnaissance) des compagnies de danse sont fortement corrélés. Statistiquement, il est peu probable de trouver des artistes qui auraient une importante reconnaissance dans le champ et peu de subventions octroyées par des instances institutionnelles étatiques ou locales. Bien entendu, des compagnies installées en France, reconnues par le public et par ses pairs, ne reçoivent pas de subventions du ministère de la Culture ; cependant elles sont extrêmement rares. Nous avons eu toutefois connaissance, par le retour des questionnaires, de quelques cas d’artistes installés en France, annonçant une très large diffusion (surtout à l’étranger), alors qu’ils étaient peu soutenus par les institutions.
33S’il est raisonnable de suggérer qu’il existe des exceptions à la « règle » qui tendrait à dire qu’en France, de par les politiques culturelles menées depuis les années quatre-vingt, les subventions allouées par les institutions sont globalement en rapport avec les formes de reconnaissance des artistes du champ chorégraphique, finalement (à moins de faire véritablement « carrière » à l’étranger ou de choisir de travailler uniquement dans le marché restreint de la diffusion), un artiste a d’autant plus de chances d’être diffusé en France et d’avoir de nombreux articles dans la presse nationale ou locale qu’il est soutenu par les institutions (en premier lieu par l’État). Ces liens d’interdépendance ne sont évidemment pas volontaires ; les actions individuelles se combinent et ont des effets indirects (non désirés peut-être) sur les structures du champ.304
Les résultats de l’enquête statistique révèlent que, parmi les chorégraphes qui ont répondu au questionnaire, tous ceux qui ont un budget de création de moins de 20 KF n’ont diffusé aucun spectacle sur une scène subventionnée ou reconnue par le ministère de la Culture entre 1998 et 2000 ; alors que 78 % des compagnies ayant un budget entre 20 et 50 KF pour une création n’avaient pas de spectacle acheté sur ces scènes dans la même période, mais 10,2 % au contraire avaient présenté 5 spectacles et plus. En revanche, 66,7 % des compagnies ayant un budget de création entre 400 et 550 KF ont diffusé 5 spectacles et plus ; c’était le cas de 64,5 % des chorégraphes ayant un budget supérieur à 550KF. Plus largement, parmi les compagnies qui ont diffusé 5 spectacles et plus sur ces scènes, 69,5 % d’entre elles avaient un budget d’au moins équivalent à 400 KF.
34Concernant le budget consacré à la création, les analyses des questionnaires montrent encore qu’il est plus probable pour les petites structures (à petits moyens) que ces budgets soient globaux (c’est-à-dire qu’ils correspondent à un budget de création et de fonctionnement), alors que pour les structures importantes, le budget de création est en principe accompagné d’autres moyens de fonctionnement de la compagnie. Une difficulté toute particulière se pose aux compagnies importantes mais qui n’ont pas de structures aussi stables que les CCN ou les théâtres lyriques (ou qui ne sont pas en résidence sur une longue période) quant à la pérennité de leur structure, malgré parfois des budgets conséquents. Leurs incertitudes, voire les problèmes de gestion, viennent fréquemment des décalages entre les investissements nécessaires pour mener à bien une production (en raison notamment de la masse salariale, des charges fiscales, des frais de déplacements lors des tournées, etc.) et les délais de versement des subventions ou des coproductions (d’ailleurs, ces dernières restent globalement insuffisantes pour rendre les compagnies moins dépendantes des subventions).
35Le « spectacle vivant » a un coût élevé en raison précisément de sa nature éphémère. Il ne peut en outre se passer des interprètes qu’il faut rémunérer ou dédommager. Par conséquent, les charges salariales sont fortes pour des compagnies qui ne se régissent pas comme des entreprises relevant d’un libre marché, et cela malgré le statut « d’intermittent du spectacle » qui, comme l’écrit Pierre-Michel Menger, permet de gérer le risque dans le travail artistique (période de non emploi, maladie...)305.
Un chorégraphe que nous dénommerons Pascal306, bien soutenu par les institutions et en résidence dans un centre culturel, indiquait lors d’un entretien la difficulté à régler les charges de la compagnie, notamment quand il s’agit d’embaucher un salarié. Il attribuait ses difficultés au fait que la plupart des théâtres révisent souvent les prix à la baisse lors des négociations, et ne prennent pas en compte toutes les charges de la compagnie dans le coût d’un spectacle. Si les subventions ne suffisent pas, la compagnie n’est pas en mesure de se développer et entre alors dans un cercle vicieux puisqu’une des conditions d’obtention d’une aide plus pérenne que les « aides à projet » auprès du ministère de la Culture est la stabilité de la compagnie (en prouvant que l’on peut embaucher du personnel salarié). Réciproquement, beaucoup de théâtres renvoient la difficulté à l’État, aux institutions, et aux capacités de la compagnie de dégager des fonds propres. « Il faut que les prix de vente des spectacles nous permettent de dégager une marge, ce qui est hyper dur parce que les théâtres font facilement descendre le prix, et quand on dit : “mais on a un fonctionnement et tout”, ils disent : “ah ! c’est pas nous à payer ça”. Parce que les théâtres, ils prennent leur calculatrice, ils disent “bon, les artistes vous les payez combien ? nanan..., on rajoute les charges, ah oui ben ça fait à peu près ça, pourquoi vous nous demandez 5000 frs de plus ?”. Et on a beau leur expliquer, ils disent : “ah, non non, ça, ça vous regarde”. Après ça dépend des théâtres, mais... Donc c’est quand même une charge lourde. Pour l’instant on s’y retrouve très bien, mais c’est quand même une charge ». Pascal a commencé la danse dans une petite école privée vers l’âge de 10 ans. Il a poursuivi ses études de danse au sein d’un conservatoire, puis est entré au Conservatoire national supérieur de musique et de danse. Dès la fin de sa formation, il a été engagé dans une compagnie de moyenne renommée, durant deux ans, à la suite desquels il a créé sa première œuvre. Sa carrière s’est orientée vers la chorégraphie (il est interprète dans sa propre troupe). Il ne se destinait pas spécialement la danse après l’obtention de son baccalauréat et estime avoir « eu de la chance », parce qu’il est un garçon, de pouvoir entrer au CNSM et d’être pris rapidement dans une compagnie. Son père travaillait dans l’informatique et la gestion ; sa mère était secrétaire ; ils n’ont mis aucun frein quant à la pratique de la danse de leur fils. Il est chorégraphe depuis dix ans. Intermittent du spectacle, il est âgé d’une trentaine d’années.
36Les « débouchés » (hors les scènes), comme la diffusion par la vidéo et le cinéma, ne sont guère répandus dans l’art chorégraphique et ne représentent pas un réel débouché permettant de faire entrer des « fonds » dans le budget des compagnies. Leurs sources de financement, hormis celles déjà citées que sont les ventes des spectacles et les subventions, se trouvent essentiellement du côté de l’enseignement, et plus particulièrement des actions de sensibilisation à la danse auprès des jeunes publics. Quelques chorégraphes envisagent de faire appel au mécénat privé, qui engendre d’autres types de difficultés.
« Une autre expérience qui était aussi très forte et réussie, c’était une danse dans une usine en état de marche (parce que d’habitude ça se fait plutôt dans des friches hein). [... ] J’y suis allé. Ils m’ont ouvert les portes et avec un projet qui était quand même assez ambitieux. On a fait participer 200 agents de l’entreprise, avec les danseurs, sur 33 hectares, sur 24 sites différents. Donc 24 sites = 24galères de la sécurité[...]. C’était des gens de l’usine qui s’impliquaient avec des contres-poids avec nous, pour symboliser leur travail, la marche de l’usine, la fatigue, la vigilance, enfin... Et on est arrivé à faire ça. Donc je suis très content. Euh... et en plus il y a eu un très bon retour. [... ] Ils sont contents et nous du coup on aimerait bien rebondir, ça nous a fait travailler. Mais j’avoue qu’on n’est pas assez battants [...] Donc là on cherche, parce que si j’ai gagné une autonomie vis-à-vis des danseurs, si j’ai gagné une autonomie vis-à-vis des acheteurs de spectacles, je suis toujours sous la tutelle des subventionneurs publics, je me considère comme légitimement sous leur tutelle, mais j’en souffre toujours, parce que c’est toujours aussi capricieux, et je joins toujours mal les deux bouts ». (Chorégraphe que nous appellerons Paul, quinze ans d’expérience). Au moment de l’enquête, Paul est en difficulté par rapport aux institutions publiques, à la DRAC et par rapport aux réseaux de diffusion traditionnels. Après avoir été soutenu pendant plusieurs années par le ministère de la Culture et par les institutions locales, et ayant produit plusieurs œuvres qui ont été remarquées et qui ont fait « bonne presse », Paul connaît les aléas du « vieillissement » dans le champ. N’étant plus un nouveau entrant, il tendait jusqu’à recemment à stabiliser son travail de création sans chercher l’originalité à tout prix. Par ailleurs, ses productions ont toujours été diffusées dans un marché restreint de la diffusion (et surtout dans sa région). Les responsables des politiques culturelles semblent s’être désengagés à la suite d’un article mitigé, dû à un malentendu avec le journaliste, selon Paul. Ce dernier estime qu’il n’a pas les « savoir-faire » pour séduire et persuader ses interlocuteurs. Par ailleurs, il ne veut pas faire de « concessions » aux « politiques ». Il est aussi pénalisé par le fait qu’il n’a pas reçu une formation très légitime, puisqu’il a commencé la danse à 22 ans après avoir eu « un coup de foudre monstrueux » pour un cours de danse, où il s’était rendu en accompagnant un ami. Il s’est alors mis à la danse « comme on rentre en religion ». Sa formation est surtout faite de stages intensifs, notamment aux États-Unis, et d’un apprentissage « sur le tas » en travaillant dans une compagnie peu connue. Il est intermittent du spectacle. Ses parents tenaient une librairie assez importante dans une ville moyenne française. Il a près de 40 ans.
André est danseur et chorégraphe en danse hip hop depuis 10 ans (il est intermittent du spectacle). Il est âgé de 28 ans. Vivant dans un quartier défavorisé en France durant son enfance et son adolescence, il ne provient pas, toutefois, des milieux populaires les plus démunis économiquement et culturellement, bien que sa famille ait toujours connu de grandes difficultés financières en raison du nombre important d’enfants (ils sont huit). Émigrant en France il y a 25 ans, son père est arrivé seul avec ses enfants (la maman étant décédée) et a obtenu un travail de cadre dans une entreprise publique ; dans son pays d’origine, il était chef d’entreprise. André regrette que la danse hip hop soit si peu soutenue financièrement par des politiques culturelles. Il envisage des formes de mécénat qui proviendraient d’une entraide entre pairs du hip hop organisés en collectifs, les plus « riches » aidant les autres ; la musique rap très commercialisées pourrait ainsi soutenir la danse et le graf. Au moment de l’étude, il menait des projets de création dans plusieurs villes de France qui visaient à mêler, dans un même spectacle, des jeunes amateurs (issus des quartiers défavorisés) et des danseurs professionnels. Le spectacle est donc chaque fois reconstruit, en deux semaines, avec les jeunes d’une nouvelle ville. « [... ] je vais y réfléchir dans les années à venir, mais bon... c’est un peu sans queue ni tête quoi, parce que... c’est faire du mécénat. C’est sûr que moi c’est un truc que je m’amuserais à faire (si j’avais de l’argent), mais je ne suis pas dans ce genre de circonstances. Mais bon là je n’ai pas d’argent, et je m’amuse à aider les jeunes qui n’en ont pas (sourire), alors je pense que si j’en avais un petit peu, je... je continuerais un petit peu quoi. Combien de fois j’ai travaillé bénévolement sur des projets ![...] ça fait un an que j’ai monté ce projet, ça fait trois ans que je réfléchis à ce projet, ça fait un an qu’il est mis en place, et tous les partenaires institutionnels, de près ou de loin, arrivent à changer de position sur mes projets, parce qu’ils trouvent que c’est difficile, ils trouvent que c’est financièrement cher après coup, alors que moi j’ai engagé mes travaux [... ] en moyenne, chaque projet me coûte 100 000 balles [... 7.Là, j’en suis à 1 million 600 000 balles, moi j’ai que...à tout casser le petit million quoi et encore... Moi si ça continue comme ça, je suis encore prêt à travailler un an comme ça, mais ça me coûte quoi. [... ] Et on n’aura pas intérêt à me reprocher que je n’aurais pas essayé, là je serais mauvais ! Là je serais vraiment mauvais. Mais bon c’est dommage parce que c’est vrai que... il faudrait trouver des financements privés. En France ça n’existe pas. Si on ne fait pas du foot, du hand, du basket, ou du sport collectif ou si on ne s’appelle pas « ballet international de machin truc bidule chouette », ça ne marche pas. Ça marche avec les festivals ; donc, dans le festival, ils vont mettre leurs grosses banderoles, comme le père Coca Cola, ou Mac Do qui donnent 50 000 francs mais qui veulent avoir leurs noms plus importants que le nôtre. Bon ils sont gentils mais... il ne faut pas confondre business et culture ».
37Des solutions ont été pensées pour faire baisser le coût des œuvres chorégraphiques. La plus évidente est l’abaissement du prix de vente des spectacles grâce, notamment, à l’achat d’une production par plusieurs programmateurs. Il y a eu ainsi la création de réseaux de ville : trois villes au moins signent une charte pour acheter un spectacle et bénéficier d’un financement de la Région. Des villes ont ainsi pu inviter des spectacles d’un coût initial élevé. Aujourd’hui il y a moins d’argent pour les villes, car le système est connu et très utilisé. Une seconde solution a été trouvée par des programmateurs se constituant en réseau. Ils coproduisent un spectacle et l’accueillent dans leurs théâtres. Cependant, la mise en réseau comporte des limites, d’une part en raison du risque de perte d’identité des lieux culturels qui programment ainsi les mêmes spectacles (surtout quand ceux-ci se concentrent sur une région), et d’autre part en raison du risque de restriction des possibilités de la diffusion puisque, en poussant la logique de ce système un peu plus loin, il est possible de craindre une monopolisation de la diffusion : ce serait toujours les mêmes artistes que l’on verrait dans les lieux culturels en réseau au sein d’une région, ralentissant l’achat de spectacles d’autres compagnies.
Les réseaux de diffusion restent marginalement intéressants pour des créateurs, notamment quand ceux-ci sont de nouveaux-entrants dans le champ chorégraphique. Ils peuvent ainsi financer une première création alors que l’artiste n’a pas de fond propre ni encore de subvention. Cela a été le cas d’une jeune artiste que nous avons interviewée, Aline, qui a pu de la sorte produire son premier spectacle : « Le groupe (de programmateurs) est un rapprochement de différents théâtres de la région. Une expérience a déjà été faite il y a quelques années en région parisienne, donc ils ont un petit peu repris le même fonctionnement, histoire d’avoir une politique culturelle commune et a priori c’est des gens qui sont très sensibles à la danse [...]. L’un des directeurs en a parlé à quelques-uns de ses collègues, qui se sont un petit peu investis dans cette histoire. Donc 7 programmateurs différents [...] ». Aline, qui produit sa première longue création au moment de l’étude, vient de créer sa compagnie à la suite de cette coproduction ; en 2000 elle a obtenu une aide à projet de la DRAC de sa région et est aussi financée par la Ville et la Région. La confiance accordée par ce réseau de diffuseurs a donc pleinement participé à la décision des fonctionnaires de la culture de lui donner de l’argent public (budget équilibré de 432 000 francs pour cette création, fonctionnement de la compagnie compris). Formée en école privée dans l’enfance, puis dans un conservatoire régional et enfin au CNDC d’Angers, elle a peu d’expérience en tant que danseuse. Jeune entrante dans le champ de la production à 28 ans, Aline est intermittente du spectacle. Elle est en possession d’un baccalauréat littéraire. Son père est « poète et écrivain » et a été professeur de lettre ; sa mère était professeur de gymnastique. Cet ensemble d’éléments (origines sociales et type de baccalauréat) lui assure un capital culturel et langagier qui, outre le « talent » que lui reconnaissent les acteurs du réseau interrelationnel de la région où elle vit, est un atout pour convaincre les partenaires de la production chorégraphique.
38Pour être diffusé, et pour participer éventuellement à ces réseaux de programmateurs, l’artiste doit se faire connaître, être vu par les diffuseurs et les financeurs. Cette visibilité ne se déroule pas nécessairement sur une scène traditionnelle, mais plutôt dans un lieu reconnu par le champ, tel qu’un festival ou une rencontre organisée par un chorégraphe reconnu. Les relations interpersonnelles que parvient à tisser le créateur dans le champ sont alors déterminantes pour pouvoir être invité à se présenter dans un tel lieu. Ces relations constituent ainsi un capital relationnel, créé au moment de la formation et/ou en étant danseur chez des chorégraphes, susceptible de jouer un rôle symbolique fort pour débuter une carrière. Certains artistes réputés participent volontiers à ce jeu symbolique du « parrainage » des chorégraphes débutants. Encore faut-il que les pairs et congénères aient des affinités et des modes de reconnaissance mutuels.307 Les centres chorégraphiques nationaux auraient cette mission.
Aline a pu commencer à se faire connaître en créant un court solo, présenté dans le studio d’une chorégraphe réputée, auprès d’un public de programmateurs. Le solo a intéressé l’un d’entre eux. Ce dernier a ensuite parrainé son premier long projet de création en parlant d’elle à quelques collègues qui ont alors accepté de coproduire le spectacle, comme nous l’avons déjà vu. Il est à préciser que la jeune créatrice a rencontré la chorégraphe réputée en suivant des stages et en passant une audition pour sa compagnie. Parallèlement à ce premier cercle relationnel, le solo a été montré dans une « biennale off » de la Biennale de la Maison de la Danse à Lyon, organisée par un collectif de chorégraphes présentant leur travail dans une petite salle. Ce second type d’opération ne semble pas avoir eu d’effets, contrairement à l’expérience précédente. Il est à noter que la jeune artiste a su, parallèlement, se faire aider pour des tâches plus administratives par une association ayant pour mission d’aider les créateurs à monter des projets. Elle a également sollicité une chorégraphe, directrice d’un Centre national de la danse, qui a accepté de lui prêter son studio de danse pour répéter régulièrement et qui lui a prodigué des conseils précieux. Un des danseurs de ce CCN a, par ailleurs, dansé dans sa « longue » création, pour laquelle elle a reçu ses premières subventions publiques.
39Les nouveaux-entrants en viennent parfois (mais très rarement) à se constituer en collectifs pour défendre leur travail et le faire (re) connaître.308 Mais, hormis un soutien massif des pouvoirs publics, le moyen le plus sûr pour débuter et pérenniser une carrière dans la chorégraphie reste la « résidence » à long terme. Un lieu culturel, une commune, acceptent de mettre à la disposition d’un artiste un lieu de répétition — le déchargeant de la sorte d’une grande partie de ses frais de fonctionnement — et coproduisent certains de ses spectacles. En échange, la compagnie se doit, en principe, de mener des actions de sensibilisation dans la ville (en milieu scolaire essentiellement).
Emmanuel a reçu une formation classique très légitime puisqu’elle s’est déroulée à l’école de l’Opéra de Paris. Tout en dansant dans des compagnies néo-classiques et contemporaines réputées, il composait des chorégraphies pour d’autres chorégraphes, en free-lance, avant de créer sa compagnie à Paris. Au moment de l’enquête, cela faisait dix ans qu’il était chorégraphe (en free-lance puis avec sa compagnie) dont deux ans passés en résidence dans un lieu culturel important d’une ville moyenne. Ce lieu culturel offre des locaux de répétition, un bureau, les costumes sont effectués dans ses ateliers, mais la compagnie s’occupe seule du travail de coproduction et de la vente de ses créations. Cette semi-indépendance est fort appréciée par l’artiste. « On est accueilli dans ce lieu, mais on y est relativement indépendant, dans le bon sens du terme. Et puis aussi parfois avec un manque euh... peut-être de choses qui pourraient nous soutenir de façon plus... parce que c’est loin d’être facile quoi. Même pour une petite structure, on a quand même peu de moyens, donc il faut quand même... [Question : Il faut toujours chercher des subventions, des coproductions ?] Oui, des dates de vente, faire venir les gens, communiquer, continuer nos actions... Enfin il y a un nombre de choses invraisemblable à mettre en place continuellement et à faire évoluer». Emmanuel est âgé de 36 ans, ses origines sociales sont en ascension, puisque son père a été ouvrier dans une imprimerie puis cadre, tandis que sa mère élevait ses enfants (elle avait été vendeuse).
Formé à la danse dans les pays de l’Est, Stan s’est installé en Europe de l’Ouest à la suite d’une tournée avec une compagnie renommée dans son pays d’origine. Il est d’origines sociales populaires. Réfugié politique, il a dû effectuer des « petits métiers » pour survivre avant d’être engagé en tant que danseur. « Une fois en France, c’est plus une démarche d’immigré qu’une démarche plutôt artistique ou de recherche. On regarde si on peut trouver du travail et gagner de l’argent. Je suis passé par tous les boulots : maçonnerie... j’ai tout fait on peut dire ». Il a trouvé un contrat à l’Opéra de Nice puis d’Avignon où il est resté cinq ans, entrecoupés d’un contrat aux Ballets du Rhin. Par la suite, il a été embauché à l’Opéra de Lyon où il a travaillé durant dix années avec des chorégraphes contemporains renommés dont certains seront des « atouts » pour sa carrière future de chorégraphe. Peu à peu, il a commencé à se lasser du travail d’interprète et s’est mis à composer de courtes pièces. Remarqué par le directeur d’un centre culturel qui cherchait un chorégraphe « en résidence » en remplacement d’un artiste promu à la tête d’un Ballet lyrique, il a signé un accord un peu du jour au lendemain, qui le propulsait dans un nouveau métier et le conduisait à abandonner la stabilité économique qu’il avait en travaillant dans le Ballet de l’Opéra de Lyon. « C’était tout précipité. Il fallait faire une association, des démarches juridiques, faire une proposition... J’ai pris la décision de faire ce spectacle. J’ai averti l’Opéra que j’allais le faire, ils m’ont dit : “ben écoutez, il faut choisir". Pour moi c’était clair. J’ai pu profiter d’une sorte de reconversion, ils m’ont permis de rester encore un an, dans le Ballet, je devais juste participer dans les pièces où j’étais, mais je ne faisais plus partie des nouvelles créations, donc ça m’a permis de dégager un peu de temps, d’arranger les choses. [...]. Je savais que dans un an je me trouverais dans la rue un peu... mais bon...Le travail m’a plu et a bien marché. [...] Cela fait la 4ème saison maintenant, on va commencer la 5ème [...] C’est une convention résidence, chaque année est remise en cause, mais le centre culturel me soutient. La DRAC me soutient aussi, ils ont reconnu le travail ».
Pascal, que nous avons déjà présenté, a aussi débuté sa carrière avec les appuis de professeurs de danse et d’un petit réseau local qu’il avait constitué lors de sa formation et de sa courte carrière d’interprète. Ainsi, les répétitions de sa première pièce ont eu lieu dans le studio de danse prêté par son ancien professeur du conservatoire. La première représentation s’est déroulée dans une petite salle gracieusement prêtée, et a été vue par des représentants d’institutions locales connaissant l’interprète. « Donc ils m’ont pris là. Pas un centime. Ils m’ont laissé la salle avec le régisseur. C’était à la recette quoi, donc j’avais l’argent... Il n’y avait pas grand monde, ce que j’ai gagné ça m’a à peine payé ce que j’ai dépensé. Mais disons que j’ai eu l’occasion de le faire comme ça. » Le solo a intéressé les responsables d’un centre culturel très important en France qui l’ont invité par la suite. Plus tard, le chorégraphe a reçu le prix Volinine pour une autre création. Ce début de reconnaissance ne s’est pas accompagné immédiatement de subventions de la part de la DRAC. Il a d’abord été en résidence dans un centre culturel qu’il occupe toujours (depuis huit ans). Ce centre coproduit la plupart de ses spectacles et lui prête un lieu de répétition et un bureau. Lors des premières années de son travail de chorégraphe, il a aussi reçu une somme d’argent grâce au premier prix d’un concours organisé par une banque privée. Aujourd’hui, il est correctement soutenu par les pouvoirs publics, et ponctue sa résidence principale par de brèves résidences dans des lieux qui coproduisent ses créations. « Mais alors la résidence ici est très informelle. Ils ne m’apportent pas d’argent, si je ne fais pas de création ; si je fais une création chez eux, il y a une coproduction. [...] J’ai surtout la sécurité d’avoir un lieu pour répéter, ce qui pour la danse n’a pas de prix. Et qui ne me coûte rien. On paye juste le téléphone. À part ça, on tourne sur beaucoup de petites résidences. La saison prochaine on va être un peu en résidence à V. Cette saison on était en résidence à A. Il y a plein de petites résidences comme ça, mais on a quand même un lieu fixe. Sinon, il faudrait déménager tous les trois mois ».
40Une inquiétude assez persistante chez la plupart des chorégraphes rencontrés se rapporte à l’obtention de subventions, et en particulier des subventions des DRAC. Hormis l’amélioration économique que ces aides peuvent apporter à la compagnie, elles sont fréquemment perçues par les artistes comme un gage de reconnaissance de leur travail. Le raisonnement n’est pas faux, puisqu’il s’agit bien pour les commissions qui jugent les compagnies et pour les décideurs d’encourager un travail « prometteur » ou d’aider une compagnie qui « a fait ses preuves ». Parallèlement aux soucis financiers pour produire une œuvre, la difficulté est donc pour les artistes, refusés par ces commissions, de surmonter le sentiment d’être dévalués arbitrairement. En effet, pour beaucoup ne pas se voir accorder une subvention par le ministère de la Culture remet en question leur travail et leurs compétences, ainsi que leurs chances de diffusion, sans réellement connaître les raisons de leur échec, surtout quand ce dernier intervient dans une période de création.
« C’est une des choses qui fait que tout ce système de subventions, vous êtes subventionné une année et pas l’autre. Bon, on est revenu après des années de galère dans le petit pôle de compagnies subventionnées, on en est repartis trois ans après alors qu’on était en pleine installation et qu’on était en train de faire un beau spectacle, et que le spectacle de l’année d’avant était réussi et avait été reconnu. Donc, on ne comprend pas quoi. Il y a quelque chose d’illogique, d’injuste, qui fait que passé un moment, moi je n’ai plus envie de... On se bat contre des fantômes. Si c’était encore contre des personnes réelles ! Je ne vous raconte pas toutes les malversations que j’ai eues euh... dans toutes ces commissions, ces fausses commissions qui existent [...] Il y a des choses, qui se font qui sont... insupportables quoi, et quand vous n’êtes pas en position de force, c’est toujours vous qui raquez, et plus vous ouvrez votre gueule plus vous êtes euh... ramassé ! Moi je suis loin d’être la personne qui dit que c’est tous des imbéciles, mais j’ai toujours tendance à retourner contre moi : « je suis un minable ». Au bout d’un moment, ça ne prend plus, parce qu’ils sont allés trop loin avec moi et avec des collègues, alors... quand c’est encore que soi, on doute toujours. » (Paul).
Patricia a un parcours professionnel atypique qui aurait pu être un atout si elle avait fait carrière au début des années quatre-vingt. Elle a commencé la danse durant l’enfance, dans des cours privés. Après l’obtention de son baccalauréat, elle décide de poursuivre plus intensément sa formation. Mais cette année-là, elle a un grave accident de moto : fracture d’une vertèbre. Les médecins sont sceptiques quant à son devenir dans la danse. Suivent alors des années « éparpillées » : elle va un peu à l’université, a plusieurs « petits boulots » et ne danse plus. Elle passe un an à New York puis s’installe à Paris où elle décide de reprendre des cours en amateur. Elle rencontre des chorégraphes qui développent des méthodes de travail originales, basées sur l’éducation somatique. Elle prend alors une année sabbatique pour tenter de danser à nouveau : « Mais vraiment en pensant simplement à me faire plaisir et pour moi c’était bien trop tard pour commencer quoi que ce soit au niveau de la danse ». Elle a 25 ans. Une chorégraphe lui demande de participer à une création. Elle poursuit sa formation, et renouvelle quelques expériences en tant qu’interprète avec des chorégraphes plus ou moins connus. Elle travaille encore comme interprète dans une ville moyenne, où elle décide de s’installer et de créer sa propre compagnie à partir d’un duo de dix minutes présenté dans un nouveau lieu culturel de la ville. « Et c’est suite à ça que... l’histoire a commencé (sourire) ». Le duo rencontre un sérieux succès. Les programmateurs de la région et les institutions publiques encouragent la jeune entrante dans le champ. Sa compagnie s’installe « en résidence » dans un lieu culturel. Patricia sera d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, bien soutenue par des responsables de centres culturels de sa ville et par des lieux un peu « avant-gardistes » en matière de danse en dehors de sa région. Elle est chorégraphe depuis 10 ans et en est à sa neuvième création. En revanche, les responsables de la DRAC de sa région ne la soutiennent plus (le changement a eu lieu lors du remplacement du conseiller de danse) et connaît depuis des difficultés avec d’autres institutions. Les lieux culturels lui restent toutefois fidèles, mais les coproductions sont insuffisantes pour avoir un budget correct (les interprètes sont donc faiblement rémunérés ou ne sont pas toujours déclarés). « Voilà depuis il y a eu un revirement euh... qui est d’ailleurs assez peu explicité par les institutions qui restent assez vagues sur le pourquoi et le comment. Voilà. On a fonctionné avec des coproductions, des théâtres qui nous ont suivi un peu depuis le début, des fidélités [...] et puis la Ville qui nous soutient depuis 96 je crois, un peu plus fortement cette année. Sinon le reste il n’y a rien à en dire : le Conseil général à hauteur de 15 000francs, ça monte pas haut. [Avec le conseiller à la danse de la DRAC] Il y a eu, c’est vrai, un rapport assez difficile avec lui. Des discussions assez vives. Donc est-ce ça a influencé ? Je ne sais pas. Il y a des gens de la commission qui sont assez écoutés, assez suivis par le reste des membres de la commission, je ne sais pas quoi en dire, car la plupart de ces gens ont rarement vu mon travail, donc euh... (sourire et soupir), voilà. Je ne sais pas. Il se trouve que peut-être aussi le travail que j’ai commencé avec cette création n’est pas allé dans le sens qu’ils auraient souhaité que ça aille. [...] Et puis il faut arriver aussi à toucher : il y a toujours cette ambiguïté-là qui est le rapport à la diffusion. Si le public touché est trop restreint, ça ne va pas (pour ceux qui subventionnent) ». La créatrice pose ainsi l’ambiguïté des politiques culturelles françaises qui soutiennent la production, tout en demandant aux créateurs de se positionner dans la moyenne et la grande diffusions, et donc d’être dans une démarche « commerciale » [savoir « se vendre »]. La difficulté est que beaucoup d’artistes se satisfont du marché restreint (et spécialisé) de la diffusion et sont démunis face aux stratégies de vente. Patricia a 38 ans. Son père a été directeur d’un lieu culturel d’une petite ville qu’il gérait bénévolement, il chantait aussi en amateur ; professionnellement, il était ingénieur pour une localité. Sa mère ne travaillait pas.
41Quelles sont les logiques des procédures d’accord ou de refus de subventions par les DRAC ? D’après l’enquête effectuée en 2000, il apparaît qu’en premier lieu, les décisions sont déterminées par les moyens qu’il est possible d’allouer en fonction du nombre de demandes. En second lieu, et c’est l’aspect le plus intéressant, les décisions se prennent à partir du « jugement subjectif » des membres des commissions et des décideurs (le conseiller à la danse, l’inspecteur de la danse) et pleinement assumé par ceux que nous avons rencontrés. Autant dire que la logique dominante est celle de la cooptation, de la connaissance et reconnaissance entre « soi », entre des personnes défendant une vision semblable de la danse et des critères de ce qu’est un « bon » chorégraphe. Dans ce sens, il vaut mieux pour l’artiste connaître des personnes dans la commission qui l’apprécient et/ou avec lesquelles il a pu travailler dans le passé. Le chorégraphe n’a donc pas vraiment le choix : ou son réseau est suffisamment large pour être connu d’un membre ou de plusieurs membres influents dans ces commissions, ou bien son travail s’inscrit dans les grandes lignes directrices du moment. La mise en corrélation de diverses sources d’information nous amène à faire l’hypothèse que les orientations artistiques privilégiées actuellement sont celles qui s’appuient sur l’originalité du propos chorégraphique armée d’une excellente technicité (quelle qu’en soit la forme, hormis semble-t-il le jazz très faiblement soutenu aujourd’hui) ; les orientations plus académiques ne sont plus délaissées comme dans un passé récent.
« Nous à l’époque pour les subventions ça se passait à Paris, tout centralisé. Mais je pense que j’ai eu de la chance parce que dans la commission il y avait des chorégraphes avec qui j’avais travaillé, et il y avait d’autres gens qui me connaissaient. J’ai passé aussi des petites commissions devant les inspecteurs, mais ils ont dit : “pourquoi pas... il faut aider aussi les danseurs qui viennent des grosses institutions, parce que ce n’est pas évident pour eux de... il ne faut pas non faire du tout contemporain, c’est quelqu’un qui a une formation, un passé, donc pourquoi pas, il faut des chances à celui-là”. Mais le précédent conseiller à la danse de la DRAC aussi, il m’a aidé dans le cadre des Politiques de la ville : travailler avec les habitants pour trouver de l’argent. Et depuis ça marche on peut dire : on est aidé par les institutions, donc par la Ville, la DRAC, dernièrement par la Région. » (Stan).
42En troisième lieu, l’approche et le jugement porté sur les démarches artistiques diffèrent en fonction du nombre d’années d’expérience du chorégraphe : les commissions seront plus indulgentes envers les nouveaux venus (mais ils recevront statistiquement une plus faible subvention que leurs aînés) qu’envers les chorégraphes plus âgés (dans le champ) qui n’ont pas de structures stables (pas d’employés) ou dont on juge qu’ils n’ont pas suffisamment diffusé leurs œuvres.
D’après un conseiller à la danse d’une DRAC (ancien professionnel de la danse) que nous avons rencontré, les commissions pour les subventions sont composées de personnes représentatives de la profession ; elles sont désignées par le ministère de la Culture qui fait une demande auprès d’eux (ils sont libres d’accepter ou non). Ces personnes sont choisies par interconnaissance : « Au fur et à mesure des rencontres, des gens qu’on voit, on les écoute parler. On essaye de voir s’ils ont un regard, s’ils ont une réflexion. C’est à partir de là qu’on leur propose. Et puis après, il y a des critères un petit peu de... de bonne politique [...] On essaye d’équilibrer un petit peu les personnes, les personnalités, des gens qu’on s’efforce qu’ils ne soient pas juge et partie, le moins possible ». Dans les commissions, les discussions se rapportent, selon lui, à la composition du spectacle, au rapport à la musique, à la qualité des danseurs. La commission est consultative, ce n’est pas elle qui prend la décision finale mais l’inspecteur et la DRAC « C’est seulement le croisement de ces regards totalement subjectifs, et j’insiste « totalement subjectifs » et je le revendique, qui fait que les commissions donnent un avis artistique et votent en faveur ou non d’un spectacle. À partir de ce vote, la DRAC prend sa décision ». Le conseiller estime par ailleurs que le montant de la subvention est « révélateur » de l’importance accordée à la compagnie, même si pour les grosses structures qui ne feraient plus leurs preuves, le ministère de la Culture ne prendra pas de décisions rapides pour baisser ou refuser les subventions qui leur étaient jusque-là accordées. Pour les autres, il y a de régulières remises en question qui sont surtout motivées par les demandes des nouveaux-entrants que la DRAC souhaite soutenir. « On fait le point. Est-ce que la compagnie a réussi à persuader le milieu professionnel de façon très large, national et international ? Est-ce que sur le plan artistique il nous semble que cela a permis à la compagnie d’avoir une évolution et de répondre à l’investissement qui est fait sur la compagnie ? Ou pas. Est-ce que...Se pose ce type de questions effectivement. Par exemple, cette année, il y a eu plusieurs compagnies qui ont été soutenues de manière régulière pendant quelques temps et que globalement les gens se sont dit “passons à quelqu’un d’autre“, “faut arrêter, parce qu’il nous semble que le développement artistique et l’activité globale de la compagnie ne sont pas probants”. Mais tout cela est subjectif bien entendu » ; « Une compagnie qui démarre, qu’elle n’ait pas de lieu de diffusion on le comprend, et on ira la voir, on lui donnera une chance. Une compagnie qui a 10 ou 20 ans de travail derrière elle, et qui ne se diffuse que dans son studio, on se pose la question de manière différente. Si c’est un projet de studio et qu’il n’a de sens que dans ce studio, d’accord, mais on se demandera pourquoi ça ne se passe que là, à tel endroit ? Pourquoi il n’y a pas d’autres programmateurs ou d’autres studios qui prennent ce projet ? Pourquoi la diffusion ne se fait pas de manière plus facile ailleurs ? À un moment donné, il faut quand même qu’il y ait un sens à la subvention ; une aide au démarrage c’est normal que les conditions soient juste artistiques ; après il est important que la compagnie s’inscrive dans un paysage plus national ».
5. Les effets de génération
43La génération à laquelle le chorégraphe appartient compte quant à ses possibilités de reconnaissance par le marché. Un « jeune » artiste a moins de chances d’être immédiatement reconnu, mais il a paradoxalement beaucoup plus de possibilités d’être aidé un minimum par les institutions que son aîné qui n’a pas su stabiliser sa compagnie. L’enjeu pour le nouvel entrant tient dans une prise d’autonomie rapide par rapport à ces subventions (surtout quand elles viennent du ministère de la Culture), d’une part en rompant avec la croyance selon laquelle il va être soutenu régulièrement parce qu’il vient d’obtenir une aide qu’il juge conséquente ; d’autre part en travaillant à élargir son réseau au sein du champ et en tentant de se placer sur le marché de la grande diffusion.
44Sur le plan de la reconnaissance symbolique309, d’après les statistiques que nous avons pu constituer, les chorégraphes les plus dotés actuellement appartiennent à la deuxième génération (née en général dans les années cinquante ou au tout début des années soixante).310 Cette deuxième génération ne connaît cependant pas un grand confort économique dans le sens où si certains sont aujourd’hui installés dans des structures stables, la plupart d’entre eux ont des soutiens institutionnels qui ne se pérennisent pas nécessairement sur le long terme. Enfin, même pour les plus dotés, les conditions de travail restent généralement malaisées à cause des fortes charges engagées dans le travail artistique, alors que — comme les autres chorégraphes subventionnés quelle que soit la génération — il y a un décalage temporel entre la promesse d’une subvention et son paiement effectif.
45Inversement, la 3ème génération (née dans les années soixante et au début des années soixante-dix) a un faible capital symbolique (pour 69 % de la population des « jeunes » artistes que nous avons interrogés) puisqu’elle est peu référencée dans la presse (hormis pour les comptes rendus des spectacles), dans les biographies ou dans les livres d’histoire même récents. Ces « jeunes » chorégraphes sont le plus souvent structurés en compagnie indépendante avec ou sans aide de l’État — « aide à projet » et « aide aux compagnies chorégraphiques » —, les meilleurs montants de subventions du ministère de la Culture ne dépassant que rarement les 400 KF. C’est pour cette génération que l’on trouve également, dans la logique statistique, les plus faibles budgets de création.
46Statistiquement encore, la renommée et la confiance des diffuseurs envers l’artiste de la troisième génération paraissent liées à son expérience professionnelle en tant qu’interprète et à sa formation confirmant en cela le retour de l’importance de la formation technique amorcé par la seconde génération. Cette génération semble aussi éprouver à sa manière les effets de la surévaluation de la formation « scolaire » dans tous les secteurs d’activité professionnelle. Il existe évidemment de nombreux cas différents (le raisonnement statistique est forcément globalisant), par exemple les artistes venus directement du hip hop qui ont su profiter du soutien conjoncturel accordé à la danse hip hop dans les années quatre-vingt-dix, et qui ont pu imposer leur style en faisant reconnaître leur travail en tant que démarche de création personnelle sans suivre de formation « académique ». Plus généralement, les artistes de la troisième génération n’ont, semble-t-il, guère de choix sinon de surprendre, de suivre des chemins de traverse vis-à-vis de leurs aînés, parfois de les prendre en dérision, tout en faisant preuve d’une excellence maîtrise technique, quelle que soit la forme de danse utilisée, afin de se faire une place dans un champ chorégraphique français.
47La première génération correspond aux artistes qui ont émergé dans les années quatre-vingt et qui ont contribué à créer la « nouvelle danse française ». C’est parmi cette génération que l’on trouve le plus d’artistes installés dans des structures stables et pérennes (comme les CCN). Cela ne signifie aucunement, évidemment, que tous les artistes issus de cette génération vivent dans de bonnes conditions. Ils ont subi la loi de la concurrence intragénérationnelle, peut-être plus durement que les autres générations, puisqu’ils ont pu voir certains de leurs pairs être « propulsés » par le ministère de la Culture dans des positions privilégiées, en peu de temps. En dehors de ces positions liées à une sorte d’institutionnalisation de certaines compagnies, l’on trouve des positions d’artistes moins dominantes, mais dont le travail artistique est reconnu (beaucoup ayant émergé un peu après la première vague des « installés » actuels). Et puis, il y a les « disparus » du champ, ou ceux qui survivent à la marge, qui avaient une réputation dans les années quatre-vingt mais dont la démarche n’a pas été suffisamment soutenue et reconnue sur le long terme. Enfin, des artistes de cette génération se sont reconvertis dans des rôles institutionnels ou dans le journalisme, ce qui leur permet aujourd’hui de rester dans le champ d’une autre manière. Pour cette première génération, il est difficile d’établir un lien solide entre le capital symbolique, l’expérience de danseur et la formation — les parcours étant très variés. Nous pouvons faire l’hypothèse que la réussite de cette première génération est due pour l’essentiel à la situation sociohistorique : leur démarche artistique a été appréciée dans un contexte extrêmement favorable à la créativité et à l’originalité, aux ruptures avec les conventions ; le contexte politique leur a été profitable et leur a donné les moyens économiques de produire, et pour certains de transformer les premiers essais « de jeunesse » en un travail de longue durée. Le contexte des générations antérieures et postérieures est tout à fait différent. C’est aussi pour cette génération (ainsi que pour ceux qui sont parfois désignés comme étant les « fondateurs » de la danse moderne dans les années cinquante et soixante) que le rapport entre capital symbolique (reconnaissance du champ) et capital économique est le moins évident à établir avec les statistiques. Autant dire que l’on peut être retenu par les livres d’histoire récente de la chorégraphie sans bénéficier pour autant aujourd’hui des ressources financières nécessaires pour mener paisiblement un travail de création. Réciproquement, la « patrimonisation » par l’État d’une partie de cette génération s’assied pour certains sur la reconnaissance symbolique de leur parcours antérieur, un peu moins parfois sur leur travail de création actuel.
II. Des pratiques artistiques
48Saisir et décrire des démarches artistiques reste un problème pour le sociologue refusant à la fois l’illusion de l’appréciation immédiate d’une expérience artistique à partir d’une histoire de l’art ou de l’esthétique, et la réduction interprétative d’une œuvre ou d’un parcours professionnel aux origines sociales du créateur. Il n’est pas évident non plus, comme nous l’avons déjà évoqué, d’attribuer aux artistes du temps présent une position et une seule dans le champ. Cela reviendrait à les assigner à une « formule génératrice », en utilisant le principe d’homologie311 consistant à lier une démarche artistique (que l’on présuppose homogène et transversale aux œuvres passées, présentes et futures de l’artiste) avec l’habitus (censé être homogène également) de l’artiste. En effet, la théorie des champs situe les individus dans un espace social (et un seul) en déterminant leur position à partir de l’habitus, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions incorporées et des capitaux symboliques, économiques, culturels et sociaux possédés.312
49Nous allons substituer à cette orientation interprétative une sociologie des pratiques313 qui rend compte de la pluralité des propositions artistiques d’une époque particulière (sans prétendre à l’exhaustivité) incarnées momentanément ou plus longuement par des artistes (qui ne les portent pas systématiquement à vie comme un « habit »). La sociologie des pratiques s’intéresse donc aux « arts de faire » des artistes, aux « objets » de la création314 et rappellent que ceux-ci s’inscrivent dans un espace social spécifique. Les contraintes et les possibles (objectivés par les conditions d’existence, les modes de reconnaissance, la diffusion) des créateurs varient ainsi au cours de leurs parcours et selon leurs œuvres, les astreignant à une « position » souvent temporaire et non systématiquement liée à une unique prise de position artistique. Leurs goûts, leurs catégories de perception peuvent changer ou perdurer.315 Il s’agit donc d’éviter d’une part, de substantialiser les parcours d’artistes et, d’autre part, de donner une vision du champ désindexée des contextes sociohistoriques.316 Cela amène à renouer avec l’idée que l’individu singulier ne s’assimile pas systématiquement à un ensemble de dispositions homogènes et permanentes, orientées vers les intérêts de la prise de position, elle-même résumée par une « formule génératrice » ou à une « raison d’être ».317
50Comment les chorégraphes créent-ils leurs œuvres ? Comment s’y prennent-ils avec leurs interprètes ? Les démarches sont variées. Nous proposons de rendre compte de certaines, en les renforçant par quelques portraits d’artistes.
1. Le rapport aux interprètes
51La plupart des artistes rencontrés estiment que les danseurs participent pleinement de la création de l’œuvre. Ces derniers ne sont que rarement des mannequins sur lesquels le chorégraphe ajuste son œuvre en leur demandant d’interpréter la chorégraphie. Dans un ajustement mutuel, les jeunes artistes contemporains tendent au contraire à faire participer l’interprète, tout en lui offrant des idées de mouvements et des orientations artistiques très précises. Leurs orientations esthétiques se doivent de « prendre corps », pour exister. Sylvie Crémezi cite Jean-Claude Gallotta : « C’est par là que ça commence, quelles que soient les intentions qui naissent par rapport à une idée de spectacle, elles restent pour moi tout à fait abstraites tant qu’elles ne sont pas sous-tendues par une distribution précise. Et l’essentiel, à mon sens, se situe dans cette distribution, car ce sont les interprètes de ces intentions, les acteurs, danseurs, musiciens, qui en dernier ressort sont aptes à leur donner un corps, à les rendre visibles ».318
52Peu de chorégraphes contemporains font passer des auditions traditionnelles qui réunissent des dizaines de danseurs pour en sélectionner un ou deux. Les artistes privilégient souvent l’interconnaissance, et accordent beaucoup d’intérêt à ceux qui viennent « spontanément » suivre les classes de la compagnie.
Dans la compagnie de Stan, un « noyau » de danseurs perdure depuis trois ans. Le recrutement des interprètes se fait fréquemment par « bouche à oreille », un « sortant » présentant un nouveau venu au chorégraphe à qui il demande de « faire quelque chose ». Stan regarde essentiellement l’aspect physique et vérifie si le danseur maîtrise a priori la technique, mais ce qui est déterminant est la personnalité de l’artiste qui parfois peut le conduire à faire des erreurs de jugements, car les décisions se prennent généralement rapidement. Toutefois, peut-être en raison de sa formation classique, il avoue plus facilement que d’autres chorégraphes contemporains rechercher des personnes qui ont le « savoir-faire qui leur permet de se sortir de toutes les situations », qui a des « notions de danse classique », mais il rajoute immédiatement qu’un « bon » danseur est celui aussi qui « discute bien », qui parvient surtout « à évoluer dans le travail » et à trouver « sa place ». La compagnie de Patricia était, au moment de l’étude, composée d’artistes nouveaux — hormis un danseur qui travaille avec elle depuis les débuts de la compagnie en 1994. Elle les a recrutés lors de stages qu’elle animait. Dans d’autres occasions, elle a pu embaucher des danseurs venus se présenter à elle directement. Le travail avec eux va différer selon leur façon de travailler. Certains « cherchent » des mouvements et les lui proposent, mais globalement elle dit être assez « directive ».
Émmanuel propose une « matière » à travailler aux danseurs ou des axes de travail, et leur demande également « d’écrire » et « d’improviser ». Ce qui l’intéresse est précisément cette confrontation des « outils ». Son travail se construit progressivement par « accidents », hasards et directions précises, avec une mise en cohérence au final. « J’aime beaucoup aussi l’accident, tout ce qui se fait par accident. Toutes ces choses, l’une dans l’autre, font sens... enfin j’essaye de fabriquer un agglomérat qui fonctionne et c’est vrai à la fois je travaille sur la forme, sur des choses assez stylisées si on veut, mais aussi beaucoup sur le contact et... l’instinct vient avec tout le reste. » Ses interprètes travaillent pour beaucoup d’entre eux dans deux compagnies (ils sont intermittents du spectacle). Il les recrute soit en les ayant déjà vus danser chez un confrère, soit quand ils viennent le voir et s’intéressent à sa démarche. Pour lui aussi, ce qui est décisif est la « personne » munie d’une bonne « technique ». « La personnalité, et la personnalité c’est tout : c’est un physique, c’est une voix, mais finalement je crois que c’est très important, parce que ça ne change pas, c’est immuable. Alors que leur danse peut s’adapter, elle peut changer, elle peut évoluer beaucoup plus vite que la personne. Et je suis très sensible à ce côté-là des choses. Mais c’est vrai qu’en même temps je cherche des gens solides techniquement parce que ma danse le demande ».
2. L’idée chorégraphique
53Même si le projet de création est extrêmement travaillé en amont, avant d’être proposé aux interprètes et aux partenaires des différentes disciplines (musicien, scénographe, éclairagiste, etc.), peu d’artistes font référence à une « méthodologie » de travail, mais davantage au « hasard » (ou l’accident, la non-planification...), comme le confirme à sa manière François Verret dans un entretien exposé par Sylvie Crémezi. « Chaque spectacle était l’occasion de poser un certain nombre de questions de fond. Quel spectacle ? Avec qui danser ? Comment construire ? Je n’ai pas de méthode absolue, chaque spectacle constitue pour moi un peu le lieu d’expérimentation d’une méthode, d’une technique de travail ».319
Sylvie Crémezi cite ainsi Jacky Taffanel : « Les images ne sont jamais pensées a priori dans nos têtes, mais elles surgissent à partir des sensations, des traces laissées par les corps qui travaillent. Il n’y a jamais dans l’écriture représentation. Il y a toujours un processus qui produit l’inattendu [...] que l’on garde après bien sûr [...] »320
54Les sources d’inspiration varient d’une œuvre à une autre, et rares sont les artistes contemporains qui poursuivent une thématique de manière obsessionnelle. Les projets prennent fréquemment leur origine dans un support écrit, une œuvre d’auteur ou un texte élaboré par le chorégraphe ou des dialogues mis en scène sans être nécessairement racontés. Il n’est pas rare aussi que l’élément de départ soit la musique, parfois le mouvement (avec ou sans support musical) à partir duquel l’artiste construit sa trame avant de la proposer aux danseurs et de poursuivre la création avec leur collaboration. L’inspiration peut être « impressionniste », dans le sens où le chorégraphe explore une idée ou un thème en l’alimentant par petites touches progressives, à l’aide d’autres supports tels que la musique, une histoire, des qualités de mouvements particulières, une « énergie », des impulsions du corps, une façon de construire l’espace, etc. Il s’agit rarement, pour ceux que nous avons interviewés, d’un choix d’exprimer un sentiment ou un affect, même si ces facteurs sont susceptibles d’être implicitement en étroite relation avec leur danse. Quelques-uns s’emparent en revanche d’une question sociale, politique ou d’un problème plus général (les rapports entre hommes et femmes, la violence, la maladie, etc.). Construire un espace et une dynamique particulière reste cependant l’objectif central, même si cet aspect formel n’est pas nécessairement le point de départ de la créativité. Par ailleurs, des expérimentations peuvent être à l’origine d’un travail, comme utiliser un autre espace que celui des théâtres (l’espace public, une usine, une piscine, etc.). Sylvie Crémezi évoque quant à elle l’expérimentation des limites, telle qu’elle peut s’observer chez Anna-Tereza de Kaersmaeker, dans un tout autre genre chez Trisha Brown. Selon elle, le chorégraphe laisse venir les « poussées énergiques » inconscientes et les exprime dans un espace-temps. Des démarches récentes s’appuient sur la rencontre entre des artistes d’horizons divers (musique, théâtre...) qui mènent ensemble un projet.
Patricia explique que son dernier projet « est né de l’idée de construire quatre petites pièces qui mettraient la danse au regard d’une autre forme de création. Dès le départ, on savait qu’on ferait une pièce générique qui serait un mélange de forme avec les interprètes des quatre pièces précédentes. Il y avait aussi l’envie de travailler avec un scénographe, donc sur l’image et les arts visuels. Il y avait l’envie de prendre ces risques-là [avec le scénographe] On a correspondu un peu. Et puis il m’a fait des propositions, des dessins ».
Dans une création récente, Emmanuel a travaillé avec un plasticien réputé, un groupe de musiciens et un compositeur contemporain. « Le thème en est l’empreinte, le moule et son contraire, le négatif et le positif, plutôt une idée de complémentarité qu’une idée d’opposition, ou le corps et son ombre, enfin... toutes sortes de rapports comme ça que l’on a à la fois pour la musique, pour la danse et pour la scénographie. On a essayé de développer ce thème avec des personnalités différentes, avec des désirs différents, et des réalisations qui seront très différentes, mais avec cette idée de base. [... ] On cherche chacun de notre côté, et assez régulièrement on se parle et on décide de plutôt aller par là ou par là. Je garde quand même un oeil sur tout, sans pour cela vouloir contrôler de façon intempestive, mais j’ai quand même besoin de poursuivre une vision globale de la chose pour qu’elle ait un sens, une cohérence ».
Aline a besoin de supports pour créer. Des « choses se déposent » (des histoires, des anecdotes qu’on lui a racontées, etc.) et font naître des mouvements qui surgissent d’eux-mêmes ou qui sont parfois élaborés plus « laborieusement » dit-elle. Elle évoque le thème d’une chanson et la présence sur scène d’un chanteur toulousain qui lui a donné envie d’interpréter un solo. « Ce qui m’a donné envie d’interpréter ce solo c’est de voir cette personne sur scène, de le voir chanter, de le voir se mouvoir, c’était un type avec un charisme incroyable, avec une énergie...un peu fou aussi sur les bords, ce qui me plaisait assez. Et dans sa chanson, il parlait de ses petits morts et moi effectivement dans ce solo j’avais aussi envie de parler de ça, même si au départ j’avais plus envie de m’attacher à la partition musicale et pas forcément au sens que produisait cette chanson. Mais nos deux sens se sont rencontrés ». Elle précise que lors de la conception du spectacle, quand elle a trouvé le point de départ, « tout vient en même temps » : la scénographie, la musique ou l’accompagnement sonore, la lumière, le choix de l’équipe. Pour sa première longue pièce — une création pour quatre interprètes — l’inspiration est venue d’une envie de travailler sur le thème de la soie à partir d’une lecture. Pour justifier son projet auprès des financeurs potentiels (et mettant en œuvre ses compétences culturelles et langagières), l’artiste a été amenée à réfléchir à ce choix. Il lui est apparu alors que sa volonté (qui n’était pas consciente au départ) était de « légitimer quelque part l’animal qu’on a tous en soi et de le faire parler. Et le fait de parler de la soie, de ce textile qui est dans cette histoire une espèce de palliatif aux relations amoureuses charnelles, c’était une façon de faire parler cet instinct par le biais de cet objet, un prétexte en fait. Du coup, je suis partie un petit peu dans plein de domaines différents, un peu dans tous les sens. Maintenant, je suis en train de faire un travail de triage, de choix, afin de trouver une cohérence. »
Paul se dit inspiré par la composition de Merce Cunningham et par la notion de l’aléatoire, admirant la démarche de John Cage. Après avoir créé des œuvres dans les théâtres traditionnels, il expérimente aujourd’hui une possibilité de chorégraphier dans l’espace urbain, réalisant des « actes artistiques » dans la ville. Dans une de ses créations, il s’empare d’une place dessinée par Daniel Buren en mettant en scène des danseurs professionnels et amateurs, des élèves d’un conservatoire et des danseurs hip hop ainsi que des habitants de la ville. Il s’agit d’un tissage d’individus hétéroclites situés dans un espace public recomposé par la présence des corps. Cette prise de position spatiale est également politique dans le sens où l’artiste interroge le rôle de l’art dans la société et souhaite réhabiliter la présence des gens « ordinaires » (non professionnels de la danse) sur la place publique grâce à la composition chorégraphique. « J’ai tenté d’autres choses vers l’espace. J’ai eu envie de sortir dehors, de sortir des boîtes noires, de sortir de cette subjectivité exacerbée, de cette compression d’énergie, et de faire les choses dans une autre dimension. C’était une certaine démesure qui m’a plu tout de suite d’aller dans le théâtre dans la vie : dans le ciel, sur la terre euh... dans un espace complètement ouvert [...]. En fait, jusqu’à présent j’étais toujours persuadé que si on allait dehors, c’était pour aller faire des farandoles, pour faire « du rentre dedans » avec le public, des happenings avec des échasses, enfin le côté flonflon quoi, mais qu’on ne pouvait pas développer un acte artistique avec un parti pris fort. Bon il y avait Trisha Brown qui avait fait ça sur des façades d’immeubles, et puis d’autres... J’ai eu envie de me raccrocher, je ne sais pas, peut-être inconscientment, à cette famille-là. J’ai commencé à faire des petites choses et ça m’a beaucoup plu de rencontrer un autre environnement géographique, social, humain ». « Tout ça c’est un brassage qui fait qu’on s’interroge aussi sur le sens de ce que Ton fait, sur son engagement de danseur dans la ville et dans la vie ». Au moment de l’enquête, cette démarche n’était pas prise en considération par les institutions « culturelles » susceptibles de la financer.
Pascal est prolifique. Ses créations, très différentes les unes des autres, ont souvent comme source d’inspiration un texte ; cependant les écritures diffèrent totalement d’un spectacle à un autre. En 1999, il s’est intéressé à des interviews radiographiques. Ses idées mûrissent jusqu’à ce qu’un facteur déclenchant le conduise à développer le projet, ce facteur peut être une rencontre : avec une comédienne, avec un programmateur qui soutient l’idée, etc. Pascal retrace ainsi le processus de création à partir d’interviews radiographiques : « Cela faisait longtemps que ça me trottait dans la tête. Et à un moment donné j’ai voulu demander à un compositeur de m’aider [...]. Et ce qui m’a déclenché de le faire cette année précisément c’est (un responsable d’un centre culturel) qui m’a commandé une création. Il m’a tout de suite dit : “Ce que tu fais avec les comédiens c’est très bien, mais pas pour moi, je veux que des danseurs, je veux que ça danse beaucoup et je ne veux pas que les danseurs parlent”. Donc du coup j’ai triché, et comme j’étais toujours sur ce questionnement concernant le rapport du texte et de la danse, je me suis dit : “Ce qu’il me faut c’est ces interviews, comme ça je ne fais parler personne sur scène, mais il y a quand même un rapport au texte qui est du coup un texte off et pas en direct”. Et j’ai présenté ça (au responsable du centre culturel) qui a dit : “Oui, tu triches mais c’est bien.” [...] On a travaillé sur deux périodes. On a travaillé 4 mois et demi (alors que d’habitude je travaille plutôt 3 mois). Le spectacle dure une heure dix je crois. Un premier temps : uniquement le travail de recherche sur les bandes-son (des textes) et aussi pour habituer les danseurs à danser sur le rythme de la voix enregistrée, à trouver des points de repères dessus. On s’est beaucoup amusé à jouer avec le rythme de la voix, à essayer de faire coller le mouvement très précisément au rythme de la voix. Ce qui est très pénible à faire pour le danseur [...]. Le rythme de la voix est complètement insupportable quoi, avec des silences, des ruptures, des accélérations qui sont très dures à capter. Donc on a fait un travail d’exploration là-dessus, on a essayé plein de choses. J’ai aussi appris un certain nombre de danses aux danseurs. [... ] [on a travaillé] en improvisations, ou en composition. Après seulement j’ai commencé à composer les pièces. Et je les ai composées à peu près toutes en parallèle ».
Les compositions d’André, en danse hip hop, sont issues de ses rencontres avec des gens. « Donc nous, artistiquement, on évolue comme ça aussi. On va se nourrir à l’extérieur de ce qu’on connaît pas ». Il n’utilise pas la notion de « métissage » — tant médiatisée par les responsables politiques et relayée par certains chercheurs de sciences sociales —, mais de « rencontres » et « d’échanges » avec des artistes venant parfois d’univers chorégraphiques différents du sien. L’œuvre qui se créée alors n’est pas une compromis entre ces démarches, mais respecte chacune des techniques. « Non en fait moi j’ai toujours fait que des échanges [...] Chacun garde sa technique, sa rencontre, et ça donne des choses une pigmentation de certaines choses. [...] Ce qu’on essaye de faire quand on fait un spectacle hip hop, quand on fait un spectacle artistique sur scène, c’est de ne pas être hip hopeur à fond ou complètement l’inverse de l’autre côté euh... contemporain ou autre. Tu vois ? On fait de la danse avant tout. On se sert du hip hop, on se sert de la technique du hip hop qui est notre démarche, pour faire de la danse. Et ce qui est à l’intérieur, après, c’est selon le thème approprié, selon la direction artistique qui va être prise, selon les rencontres qu’on va faire ».
3. Rapports au mouvement et au corps
55Les supports de la création sont des contraintes indispensables au processus d’élaboration et de mise en cohérence du spectacle qui en découle. Il s’agit alors de faire des choix entre les idées scénographiques, entre les mouvements déjà travaillés, entre les orientations esquissées de l’écriture chorégraphique. Pour les mouvements, c’est-à-dire « la matière » de la danse, le travail fait l’objet d’une collaboration avec les interprètes, mais en dernier lieu, c’est le chorégraphe qui tranche de par son regard extérieur et sa maîtrise des tenants et aboutissants du projet, de la représentation finale.
56La « matière » principale de la chorégraphie est donc des corps en mouvement, sauf dans les orientations théâtrales ou lors de « happenings » qui mobilisent d’autres types de matériaux, d’autres espaces, ou qui mettent en scène des corps quotidiens non dansants. Toutefois, ces derniers parviennent parfois à rejoindre le geste de danse grâce à une mise en scène spécifique, à un travail sur le poids et les qualités du geste, et à une rythmique musicale ou non musicale.
Patricia commence par travailler la danse, recherchant des qualités de mouvement ainsi que des thèmes d’improvisation. Elle propose à ses danseurs cette première « nourriture » qu’ils retravaillent ensuite ensemble, en essayant de rompre le plus possible avec les habitudes corporelles. La dernière étape relève d’un « montage » précis dans l’espace, en rapport avec le son et, dans son dernier spectacle, sur des images. « Je ne pars pas d’improvisations très libres. J’ai besoin de mettre des cadres, même si c’est très formel, parce que pour moi la forme me parle, elle va donner du sens [...]. Je me donne des contraintes qui me semblent être en adéquation avec une vision, une image...Ce n’est jamais très simple. Après, ce qui est un peu ennuyeux, c’est qu’il faut essayer d’aller voir ailleurs quoi [...], ne pas reproduire. On a tous des schémas corporels qui s’inscrivent, qui sont comme des trucs vers lesquels on va facilement ». Elle s’intéresse à l’énergie du mouvement, à ses impulsions, aux premières sources de la création, et n’apprécie pas le travail pourtant nécessaire de la relative « codification » des gestes stabilisés et mis au service de la composition. Assez directive, elle demande aux danseurs de « s’engager » de façon « plus humaine » dans leur travail, c’est-à-dire d’être « présents » dans la danse et de ne pas se « dissimuler dernière la technique ». De fait, les représentations lui semblent assez différentes d’un soir à l’autre, car elles reposent sur la capacité d’« abandon » des interprètes dans la danse.
Le travail avec des comédiens a changé la conception du mouvement dansé de Pascal. Si, à ses débuts, il était très soucieux de la technique « pure » de la danse, aujourd’hui il s’interroge sur le sens des gestes, des déplacements et du placement sur une scène des danseurs. La « façon de bouger » des comédiens l’intéresse en raison précisément du sens que ces derniers donnent à leurs actions scéniques. En comparaison, le corps dansant lui paraît un peu « abstrait ». « J’ai commencé à me poser des questions par rapport au sens, par rapport à la personne. [Puisque j’ai fait bouger des comédiens] je me suis dit : “c’est bizarre, sur un danseur le mouvement il n’a pas de sens, c’est comme si le corps du danseur était abstrait quelque part ; et le même mouvement fait sur un comédien même s’il le fait bien, et bien d’un seul coup on a l’impression qu’il a un sens ce mouvement, parce que le corps du comédien est un corps “humain” quelque part. Avec le danseur, on a un peu la sensation d’avoir un corps neutre, un corps de mouvement, mais pas un corps...ce n’est pas le même qui marche, qui mange, etc. Et du coup maintenant je me pose beaucoup plus de questions, sur la globalité du spectacle, et la place du corps ». Non concerné par les démarches des « méthodes parallèles » de conscience du corps (des sensations...), il développe un travail de bras, les mouvements étant souvent initiés par les bras qui donnent l’impulsion. « C’est vrai que dans le mouvement il y a un style un peu particulier dans ce que je fais, beaucoup basé sur les bras et très peu sur les jambes. On travaille souvent sur ses défauts, et j’ai énormément travaillé sur les bras. Du coup maintenant je suis un obsessionnel des bras et très bizarrement il y a beaucoup de mes mouvements qui sont initiés par les bras qui donnent l’impulsion. [...]. Et le buste se déplace en général emmené par le bras, ou par le coude ».
III. Conclusion de la seconde partie : le temps présent
57Les pratiques artistiques qui s’incarnent dans les œuvres et dans les corps peuvent-elles faire émerger des tendances collectives à partir des projets individuels ? Pour répondre positivement à cette question, il faut être dans une démarche de classement des œuvres dans des typologies. Cette orientation s’oppose au parti pris des artistes qui refusent généralement d’être identifiés par un « style » et d’être affiliés à d’autres, privilégiant en cela une vision originale et singulière de leur travail.
58Plus largement, se pose la question de la pertinence, pour la compréhension sociologique du champ chorégraphique actuel, de définir des « logiques » (ou formules génératrices), que l’on pourrait effectivement dégager de l’observation des démarches artistiques et des positions dans le champ du présent. L’on percevrait alors la logique de subversion, de la provocation ou de dérision des nouveaux entrants ; la logique esthétisante (importance de la forme) des positions intermédiaires et affirmées plutôt proches des politiques publiques ; la logique intimiste ou minimaliste peu visible sur le marché de la grande diffusion ; et la logique spectaculaire, celle de l’image largement médiatisée et plutôt « grand public » de positions intermédiaires ou affirmées proches des logiques du marché de la grande diffusion.
59Ces positions sont-elles suffisantes pour décrire un champ ? En raison de la concurrence forte qui s’exprime dans un champ de production hétérogène et prolixe, où l’accroissement de la population des producteurs a été sans précédent à partir des années quatre-vingt — et « qui porte ceux qui en sont et ceux qui veulent en être à concourir, consciemment ou inconsciemment, vers les mêmes objets et à propos des mêmes objets »321 —, les démarches artistiques sont variées, participant d’une volonté de différenciation couplée à la recherche quasi impossible de l’originalité requise par le marché de la grande diffusion. Des « projets » artistiques peuvent toutefois se ressembler, sans nécessairement caractériser une position unique dans le champ, notamment en raison du fait qu’en se positionnant dans différentes époques, les créateurs n’ont pas incorporé la même histoire du champ. L’exemple des projets de développement de la danse « hors les murs » (en dehors des théâtres) montre qu’ils concernent essentiellement des nouveaux entrants dans le champ (mais pas uniquement) dans des contextes différents. Ainsi, le post moderniste qui amenait une Trisha Brown, alors nouvelle entrante, à effectuer des performances dans la rue, sur des toits, dans des appartements, etc., s’inscrivait dans la perspective d’un renouvellement artistique, aux Etats-Unis dans les années cinquante et soixante. Il se positionnait en rupture avec l’académisme et avec la modern dance de l’époque représentée notamment par Cunningham. En France, les recherches d’Odile Duboc (première génération), du groupe Dunes (première génération) ou de Brigitte Dumez (seconde génération) relèvent également d’une inventivité soucieuse de rompre avec les codes de la danse, initiée lorsque ces artistes débutaient, mais poursuivie par ces mêmes artistes alors reconnus aujourd’hui. Par ailleurs, des projets de danse « hors les murs » se dessinent de la part d’artistes nouveaux entrants cherchant des voies nouvelles sans toujours savoir qu’ils creusent à leur façon des chemins initiés par des prédécesseurs (l’histoire « faite corps » est souvent oubliée, agissant de manière « pratique » en dehors de tout calcul conscient). Enfin, pour certains créateurs démunis tant sur le plan des possibilités de la diffusion traditionnelle que sur le plan économique, cette affiliation est connue et constitue un espoir pour poursuivre un travail chorégraphique à la marge du champ actuel (en se rapprochant par exemple des arts de la rue).
60Le travail énoncé dans ce livre n’est qu’une amorce qui mériterait de s’enrichir de « portraits » approfondis d’artistes et de leurs œuvres (ou de groupes restreints d’artistes) mis en relation avec les quelques lignes directrices que nous espérons avons tracées à propos du champ chorégraphique qui jusqu’alors n’avait pas suscité l’intérêt des sociologues. Avant d’ouvrir de telles perspectives, et pour conclure provisoirement la recherche, nous invitons le lecteur à compléter ou à modifier un inventaire à la Prévert des « écritures chorégraphiques ».
Écritures... de la performance ; du mélange des styles ou de rencontres ; du mouvement pour le mouvement ; d’une forme de théâtralisation
L’écriture d’une danse narration non démonstrative ; d’une danse d’images ; d’une danse expérimentale usant d’autres techniques du corps telles que l’escalade, la perche, le cirque etc. ; d’une forme de néo-expressionnisme ou au contraire intimiste ; de la sensualité ; de la fluidité du mouvement ; de l’expressionnisme ; de l’instinct ; de l’invisible ; du minimalisme poétique ; d’une poétique énergique ; d’une poésie géométrique ; d’une danse extrême et provocatrice
Une autre écriture ayant le goût de l’improvisation ; de l’humour ; du surréalisme et de la métaphore ; du questionnement des traditions comme celles la danse baroque
Cinq ou six nouvelles écritures du postmodernisme, du néoclassique, du modern-jazz, du hip hop
Et... une pluralité d’écritures chorégraphiques.
Notes de bas de page
292 Répertoire des compagnies chorégraphiques françaises 1999, Centre National de la Danse, département des métiers, Paris, 2000.
293 Nous obtenons exactement 42 réponses (76,4 % de réponses « ne sait pas » ou non-réponse). Parmi elles : 2,8 % des chorégraphes enquêtés sont d’origines sociales populaires ; 3,4 % d’origines sociales « intermédiaires » (beaucoup de parents enseignants) ; 11,8 % d’origines sociales supérieures et 5,6 % de parents « mixtes » donnant des origines sociales hétérogènes « intermédiaires/supérieures ».
294 Direction régionale des affaires culturelles.
295 Monique Vincent-Dalud est maître de conférence à la Faculté d’anthropologie et de sociologie de l’Université Lumière Lyon2, et membre du laboratoire de recherche LASS-MA. 2D/CNRS à l’université Lyon1. Les plans représentés ci-après sont issus du logiciel SPAD 4.5 (CISIA-CERESTA). Le lecteur trouvera les explications utiles pour la compréhension de la méthode dans l’ouvrage : Statistique exploratoire multidimensionnelle, de L. Lebart, A. Morineau et M. Piron, Paris, éditions Dunod, 1995.
296 Contrairement peut-être à une démarche qui reconstitue les positions d’un champ à partir d’individus appartenant à l’histoire du champ, le regard distant et rétrospectif ne peut être l’outil principal pour constituer des positions nominales.
297 Cf. B. Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
298 Pour une meilleure lisibilité, seules les modalités les mieux représentées (d’après le cosinus carré) apparaissent sur le plan. Le premier plan conserve 15,71 % de l’inertie et le second 15,09 %.
299 Ce pourcentage serait à relever si nous réintroduisons les compagnies étrangères présentant des spectacles marqués par une tradition culturelle (danses du Tibet, flamenco...). Par « danse folklorique » nous avons retenu uniquement les danses du folklore national.
300 Nous ne décrivons pas ici deux autres catégories : la catégorie « autre » qui regroupe notamment le bûto et le tango, ainsi qu’une catégorie « soirée divers » où plusieurs chorégraphes étaient invités. Se rajoutent enfin les non-réponses quand nous n’étions pas en mesure de cibler précisément le genre de danse.
301 Nous nous aidons du répertoire des compagnies chorégraphiques françaises de 1999, du Centre national de la danse. Par ailleurs, même si les données ne sont pas les mêmes, ces résultats vont globalement dans le même sens (statistique) que les chiffres de la diffusion de la danse de la saison 1996-97, portant sur 434 lieux en France, initiés par la Biennale du Val-de-Marne et les Jeunesses Musicales de France et présentés dans la revue Danser, no 161, décembre 1997. Dans cette étude, on remarque une domination de la danse contemporaine suivie (mais d’un peu loin) par la danse classique et néoclassique, alors que la danse jazz ou modem dance est très peu diffusée, bien que les pratiques amateurs les plébiscitent (nous renvoyons notamment à l’étude de Jean-Michel Guy sur les publics de la danse). Les chiffres de l’enquête sur la diffusion en 1996-97 montrent encore que la danse contemporaine portait cette saison-là une part de 74 % des spectacles diffusés ; la danse classique et néoclassique représentaient 11 % du marché ; le jazz et modem dance : 0,7 % ; le hip hop : 2,7 % ; le folklore : 8,3 %.
302 De plus, nous trouvons 6 compagnies de danse africaine, une de danse orientale.
303 Centres chorégraphiques nationaux.
304 Cf. P. Bourdieu, Raisons pratiques...,op. cit.
305 P.-M. Menger, « Appariement, risque et capital humain : l’emploi et la carrière dans les professions artistiques, L’Art de la recherche, (textes réunis par P.-M. Menger et J.-C. Passeron), Paris, La Documentation française, 1994, p. 219-238.
306 Nous rappelons ici que les artistes sont anonymes en raison de l’épistémologie et de l’éthique sociologiques que nous avons déjà évoquées.
307 C. Paradeise, Les comédiens. Profession et marchés du travail, avec la collaboration de J. Charby et F. Vourc’h, Paris, P.U.F., 1998, p. 41.
308 D’après Martin C, il existerait actuellement trois réseaux de ce type dont les revendications portent sur la vie des compagnies indépendantes. Il s’agit de : « espace commun » ; « Prodanse » ; et des « Signataires du 20 août ». Martin C., « Nouvelles vagues sur la plage du mécontentement », Les Sai sons de la danse, no 328, mai 2000, p. 44-45.
309 Le capital symbolique a été constitué en croisant différentes sources d’informations : les prix en danse reçus, le nombre de fois que l’artiste est cité dans des revues spécialisées, le type d’article dont il fait l’objet sur deux ans, s’il est cité dans les biographies ou livres d’histoire de la danse, les comptes rendus des œuvres dans la presse sur deux saisons.
310 Pour reconstituer les générations nous nous sommes aidée des catégories de 99 biographies pour comprendre la jeune danse française, de la revue Les Saisons de la Danse, hors-série, été 1997.
311 Cf. S. Tralongo, La Réception de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit.
312 P. Bourdieu, Les Règles de l’art..., op. cit., p. 13-15 et suivantes.
313 Cf. B. Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », article cité, p. 46 (dans ce passage qui porte sur les pratiques pédagogiques, il se réfère à Jean-Claude Passeron, « l’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, vol. ΧΧΠΙ, No 4, 1982, p. 551-583).
314 C’est la démarche défendue par Roger Chartier. Elle porte sur les modes d’appropriation des « objets » culturels par des publics qui ne sont pas repérés uniquement par la catégorie socioprofessionnelle.
315 P. Bourdieu, Les Règles de l’art..., op. cit., cf. p. 326.
316 Cf. J.-L. Fabiani, « Les règles du champ », Le Travail sociologie de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (sous la direction de B. Lahire), Paris, éditions La Découverte, 1999, p. 75-91 ; D. Saint-Jacques, A. Viala, « A propos du champ littéraire : histoire, géographie, histoire littéraire », Annales HSS, 1994, repris dans Le Travail sociologie de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (sous la direction de B. Lahire), Paris, éditions La Découverte, 1999, p. 59-74.
317 Bernard Lahire a remis en question cette définition. Nous renvoyons à une lecture croisée entre L’Homme pluriel, op. cit., et « Champ, hors-champ, contrechamp », article cité.
318 S. Crémezi, La Signature de la danse contemporaine, Paris, Chiron, 1997, p. 62-63.
319 S. Crémezi, La Signature...,op. cit., p. 78-79.
320 Ibidem, p. 60.
321 P. Bourdieu, Les Règles de l’art..., op. cit., p. 376.
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Corps, savoir et pouvoir
Ce livre est cité par
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- Pressard-Berthier, Véronique. (2018) Les apports de la danse d’Isadora Duncan à la pédagogie. Éducation et sociétés, n° 41. DOI: 10.3917/es.041.0129
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- Faure, Sylvia. (2004) Le pouvoir de se raconter1. Sociologie et sociétés, 35. DOI: 10.7202/008532ar
Corps, savoir et pouvoir
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