Chapitre 1. Le champ chorégraphique français (années 1950-1990)
p. 103-120
Texte intégral
1Aux époques contemporaines, la construction sociale de l’activité artistique qu’est la chorégraphie va de pair avec la constitution d’un « marché ». En France tout au moins, il a la spécificité de reposer sur une gestion institutionnelle du risque professionnel258 pris par les artistes (en leur accordant un statut professionnel par l’intermittence du spectacle et en soutenant des compagnies à travers une politique de subventions). Cependant, l’État gestionnaire a aussi la volonté d’assurer la libre production et diffusion des œuvres. La compréhension du champ chorégraphique en France ne peut se faire, par conséquent, sans rendre compte des principales orientations des politiques culturelles françaises.
I. Eléments de structuration du champ français dès la fin des années cinquante
1. Bouleversement de l’institution par le marché
2Après la seconde guerre mondiale, la danse néoclassique de l’Opéra de Paris soutenue par l’État (l’Opéra avait obtenu un statut d’institution nationalisée entre les deux guerres, notamment grâce à la notoriété de Lifar259) n’est plus représentée uniquement par l’institution ; les compagnies indépendantes la développent également, en étant fortement appréciées du public des théâtres. Par ailleurs, l’Opéra ne retrouve pas sa renommée d’antan, et de nombreux artistes qui en sont issus fondent leurs propres compagnies. Toutefois, le mécénat ayant périclité, les conditions d’autonomie de ces artistes sont problématiques. Le marché de l’offre et de la demande va être soutenu par l’État à travers des politiques culturelles successives.
3La politique de décentralisation amène à la création de nouveaux théâtres permanents comme à Marseille, mais soutient vivement la danse néoclassique. Au sein de l’Opéra, se créent des positions de distanciation, de la part d’artistes qui ne répondent pas strictement au profil (au sens propre comme au figuré) requis : ils ont ainsi intérêt à se distinguer de l’académisme strict, s’ils ne veulent pas prendre le risque d’y jouer des rôles secondaires.260 S’intéressant à la création avant-gardiste, ils aspirent également à une plus forte indépendance vis-à-vis de la structure institutionnelle.
4Parallèlement, des danseurs intéressés par la modern dance commencent à se produire dans des lieux de diffusion marginaux par rapport aux grands théâtres parisiens. Françoise et Dominique Dupuy fondent Les Ballets modernes de Paris en 1955, tandis que Jacqueline Robinson crée son Atelier de la Danse, la même année — structure accueillant une compagnie, une école et qui présente les travaux d’autres chorégraphes modernes. A côté des théâtres programmant la danse néoclassique, des lieux de diffusion des créations d’avant-garde commencent à se faire connaître, c’est notamment le cas du Théâtre d’Essai de la Danse qui, de 1954 à 1968, propose des innovations, ou encore le Centre américain à Paris qui organise des cours et des stages avec des danseurs étrangers.261 La danse néoclassique est privilégiée sur le plan de la diffusion et de la reconnaissance par les institutions, mais la danse moderne offre une nouvelle alternative qui, à la fin des années soixante, devient « dangereuse » pour les défenseurs de l’hégémonie académique. Par exemple, en 1969, dans une préface à une grammaire de la danse classique (grammaire écrite par la directrice de l’école de l’Opéra et par un professeur d’histoire de la danse et d’étude des ballets au théâtre national de l’Opéra), Pierre Gaxotte critique vigoureusement la danse moderne, la qualifiant de « juvénile et de révolutionnaire », de « création très sommaire », inventée pour des danseurs ne sachant pas danser.262 Ce positionnement très conservateur témoigne de l’état de concurrences qui commence à menacer la domination académique en France, tandis qu’au sein de l’institution des danseurs et danseuses la remettent en question.
5Les prises de position contre le conservatisme de l’Opéra, par des danseurs qui sont issus de cette institution participent du mouvement d’autonomisation des interprètes et des créateurs par rapport aux théâtres nationaux. Leur esprit d’ouverture et de recherche est cependant « autorisé » par leur directeur Michel Descombey qui, de 1962 à 1972, invite le public de l’Opéra à voir des œuvres plus diversifiées et incite ses artistes à être plus créateurs et plus autonomes vis-à-vis de l’institution. Le Ballet studio réunit ainsi quelques artistes volontaires de l’Opéra pour mener des expérimentations en matière de création chorégraphique et pour permettre à chacun une expression plus personnelle. Brigitte Lefèvre et Jacques Garnier créent une compagnie de danse moderne indépendante : le Théâtre du Silence. De leur côté, Françoise Adret et Jean-Albert Cartier mettent en place la première troupe nationale moderne, le Ballet Théâtre Contemporain, visant à faire connaître la nouvelle danse française et étrangère, ainsi que les arts d’avant-garde de l’époque. La troupe nationale a duré dix ans, produisant une quarantaine de spectacles qui mêlaient danse, arts plastiques et musique.
6Selon la critique Lise Brunei, cette période a vu se mobiliser les danseurs classiques, modernes et de variété, qui souhaitaient établir les États Généraux de la danse. Leur objectif était de faire reconnaître la danse en France comme une activité professionnelle.263
7De fait, les conditions de l’affirmation de l’autonomie du champ français de la danse, à partir des années soixante, s’appuient ainsi sur l’affaiblissement de l’hégémonie de la danse classique (représentée surtout par le ballet de l’Opéra de Paris) et par la consécration progressive de la danse contemporaine, alors que des lieux de diffusion et surtout les festivals accueillent des artistes étrangers montrant d’autres techniques de danse, d’autres modes d’écriture chorégraphique. Cet espace de concurrences se structure grâce à trois supports : l’enseignement de la danse et la recherche en pédagogie ; la multiplication des lieux et des modes de production et de réception des œuvres chorégraphiques ; la nouvelle politique de l’État soutenant le dynamisme du nouveau marché de la danse chorégraphique.
2. La pédagogie comme moyen de diffusion de la danse moderne
8Tandis que les artistes pouvaient rencontrer des chorégraphes étrangers en France ou en partant suivre des stages à l’étranger, les premiers modernes (Dominique et Françoise Dupuy, Karin Waehner, Jacqueline Robinson...) diffusaient la danse moderne auprès d’un public encore restreint, mais préparé à recevoir les œuvres contemporaines. Il s’agissait essentiellement d’un public d’enseignants d’éducation physique — certainement intéressés par l’expression par le corps et par la philosophie de la danse moderne —, d’étudiants, d’intellectuels et d’artistes.
9La danse moderne s’est logiquement implantée dans les universités. Elle a démultiplié les possibilités de la professionnalisation dans le champ, rendant accessibles les métiers de la danse à des personnes qui venaient à la danse sans avoir de formation classique, ou qui s’y étaient intéressées à un âge assez tardif (par rapport à la norme dominante qui veut que la danse s’apprenne dès l’enfance).
10L’ouverture en 1978 du centre national de danse contemporaine à Angers - et dont le premier chorégraphe professeur invité fut Nikolaïs -, les centres de formation qui sont aussi des lieux de diffusion de cette nouvelle danse, puis l’introduction plus récente des classes de danse contemporaine dans les conservatoires affirment l’implantation de cette forme de danse par la pédagogie et la recherche. D’ailleurs, la nouvelle danse a toujours privilégié la réciprocité entre enseignement et création chorégraphique. Duncan, Wigman, Laban, les modernes américains étaient des pédagogues qui cherchaient autant à créer un style chorégraphique qu’à inventer et à transmettre une façon spécifique d’être à soi et au corps dansant. La reconnaissance de la danse contemporaine par la pratique n’est donc pas surprenante, d’autant que l’« élève » n’est pas pris pour un objet à modeler, mais comme un créateur de sa propre danse.
11Autrement dit, dans de nombreuses orientations pédagogiques de l’époque, la danse contemporaine vient aux individus par un mode d’apprentissage visant, dans la formation des amateurs de danse ainsi que des professionnels, à faire émerger la singularité de chacun. Il repose sur l’intégration des principes d’« authenticité », d’« expression », d’exploration d’une « intériorité » à l’acquisition des techniques du corps nécessaires au danseur.
12La connaissance par la pratique se déroule également dans des lieux de diffusion. Prenant modèle sur le théâtre populaire de Jean Vilar, Jean-Albert Cartier souhaite, en effet, faire de la danse un art populaire, en travaillant dans le sens de la décentralisation (les compagnies résidaient dans des Maisons de la Culture) — cependant, le public de ces ballets modernes reste très élitiste. Les programmateurs ont alors eu la volonté de former le public, en explicitant les intentions artistiques des ballets et en l’invitant à venir assister à des répétitions et à pratiquer la danse.
13Historiquement, la promotion de la danse contemporaine par la pédagogie n’est pas en contradiction avec les politiques culturelles que mènent, à cette période, les instances institutionnelles en faveur du « développement culturel ». D’après Jean-François Chosson, cette notion est introduite en 1965 lors du colloque de Bourges, par Augustin Girard (directeur de la nouvelle direction des études au ministère de la Culture).264 Elle provient de l’idéologie de la planification concertée et associée à une théorie du changement social qui se veut prévisionnelle. Visant d’abord à démocratiser la culture d’élite, le développement culturel s’orientera sur l’éducation, afin de donner à chacun les moyens de s’exprimer par l’activité culturelle de son choix. Cette politique conduira à l’accroissement des actions d’animation culturelle qui, comme « pédagogie qui n’ose s’affirmer en tant que telle » d’après Jean Caune, vise à mettre en relation le créateur, l’œuvre et le public. Dans les années soixante-dix, l’animation repose sur l’idée d’expression de soi et d’intégration à un groupe. Dans les décennies suivantes, la « culture » s’affirmera en tant que médiation entre les formes artistiques et les populations concrètes, et comme mode de gestion des hommes265 — surtout quand ils sont issus de groupes sociaux défavorisés et perçus par les politiques, et par certains sociologues, comme des individus « non intégrés » à la société française.
3. Les lieux de diffusion et de consécration de la danse contemporaine
14Dès la fin des années soixante, des salles de spectacle s’ouvrent à la danse contemporaine grâce au succès de certains artistes (telles que Carolyn Carlson et de Suzanne Biurge qui, s’installant en France, font connaître la danse contemporaine américaine).
15D’après les analyses de Claudine Guerrier, le Théâtre de la Ville à Paris est devenu le lieu de consécration majeur des compagnies contemporaines, tandis que le palais Garnier (l’Opéra de Paris) consacre les troupes déjà reconnues. Le Centre Pompidou représente également un endroit de légitimation important, qui permet sinon d’accéder au Théâtre de la Ville, au moins de se produire dans un lieu presque aussi déterminant pour la reconnaissance publique. À côté de ces places parisiennes, les scènes nationales, les théâtres de grandes villes (comme Marseille, ou Lyon avec la Maison de la Danse) deviennent des vecteurs intervenant honorablement dans le travail de légitimation des compagnies. Les festivals participent largement de ce processus de reconnaissance, en étant des manifestations où les journalistes et les critiques viennent découvrir ou confirmer de nouveaux talents. Le rôle des journalistes et des critiques de danse est déterminant pour la reconnaissance des artistes contemporains, préparant en partie le public à recevoir une œuvre266. Claudine Guerrier montre ainsi que la presse régionale et nationale ainsi que les revues spécialisées, se faisant l’écho des manifestations, ont eu (et ont toujours) un pouvoir quant au devenir des nouveaux créateurs. Collaborant avec les artistes eux-mêmes, ils contribuent à déterminer les droits d’entrée dans le champ et les prises de position artistiques des nouveaux-entrants.
16Artistes, programmateurs, critiques forment ensemble les agents d’un champ artistique en plein essor dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Dans ce contexte, les concours sont des modes de consécration décisifs, préparant l’avenir de la danse contemporaine en découvrant et encourageant de nouveaux « talents ». De fait, le champ chorégraphique français de l’époque crée de toute pièce son avant-garde, grâce à des modes de légitimation publique que sont les concours ainsi que les nouveaux festivals.
17Les concours les plus prestigieux sont alors Bagnolet, Nyons et le concours Volinine. Danseurs, chorégraphes, journalistes et quelques politiques ou « institutionnels » composent le jury. Le lien d’interdépendance qui se noue entre le marché de la diffusion, les artistes et les politiques s’exprime alors sous la forme de rencontres au sein desquelles se négocient de nouvelles conventions artistiques et la reconnaissance officielle des artistes contemporains.
18Le concours qui sera le plus décisif pour la structuration du champ chorégraphique français est celui de Bagnolet, fondé en 1969 par Jaques Chaurand (dénommé le Ballet pour Demain), ouvert aux professionnels et aux amateurs français ou étrangers. Chaurand convie des journalistes, des professionnels de la danse, des programmateurs et des représentants institutionnels et politiques en vue d’une future reconnaissance politique et étatique d’une danse française d’avant-garde. La première année, les candidats sont au nombre de cinq, mais rapidement le concours devient un vecteur essentiel de l’émergence professionnelle (la troisième année, la distinction entre amateurs et professionnels est établie). Les premiers prix sont donnés à Jean Pomarès (en 1970, 1971 et 1973), Aline Roux ainsi qu’à une compagnie étrangère. Jaques Chaurand peut accorder des primes aux lauréats ainsi que des contrats grâce aux programmateurs présents. Le concours constitue de cette manière un tremplin pour participer à d’autres festivals. Ainsi, de 1973 à 1976 les lauréats peuvent se présenter au Festival d’Avignon.267
19En tant que mode de consécration interne, le concours devient le lieu obligé des artistes voulant entrer dans le champ chorégraphique. Les grands noms de la décennie quatre-vingt passent par cette manifestation (Bagouet, Gallotta, Boivin, Marin, etc.). En même temps, comme le souligne Christine Mons-Spinner, le concours de Bagnolet est un gage de crédibilité pour un soutien officiel qui s’exprimera rapidement sous forme de subventions aux créateurs.268
Au regard des curriculum vitae des créateurs français de danse les plus reconnus actuellement, on observe que quasiment tous ont obtenu des prix à des concours, avant de recevoir une consécration publique. Quelques exemples : Dominique Bagouet a remporté le premier prix de Bagnolet en 1976 avec Chanson de nuit. En 1982 c’est au tour de Josette Baïz avec 25e parallèle. Bouvier et Obadia ont eu le premier prix du concours de Nyons puis de Bagnolet en 1981 alors que le second prix est remporté par Régine Chopinot ; Kilina Crémone obtient le grand prix de la chorégraphie en 1990 à Bagnolet. Maguy Marin remporte le concours de Nyons en 1977, puis celui de Bagnolet en 1978. Les autres lauréats de Bagnolet, selon les années, ont été notamment Malthilde Monnier, Georges Appaix, Prejlocaj. Dominique Boivin y a obtenu un prix de l’humour en 1978, Claude Brumachon crée une œuvre qui est primée quatre fois à Bagnolet (Texane).
4. Les politiques culturelles en faveur de la danse
20Dans les années soixante-dix, le budget de la culture représentait approximativement 0,6 % du budget national et la danse n’en recevait qu’une très faible part — l’aide étant octroyée à l’Opéra et aux ballets des théâtres de province. La dynamique du champ, avec en particulier la reconnaissance du concours de Bagnolet, va conduire les institutions à s’intéresser de plus près aux mondes chorégraphiques. Elles sont encouragées par les revendications des artistes de la génération « soixante-huit », qui se font toujours plus pressantes (des assises de la danse à Bagnolet ont lieu en 1980 et sont porteuses de revendications pour la création contemporaine, la diffusion, la formation et pour améliorer le statut des artistes). Ces luttes s’inscrivent dans un contexte politique où, à la fin des années soixante-dix, la droite se voit de plus en plus menacée par la gauche. Ainsi, le centre national de la danse contemporaine d’Angers est créé en 1978, des subventions plus importantes sont données aux créateurs, la Maison de la Danse à Lyon est inaugurée en 1980.
21Des années soixante à quatre-vingt, l’accroissement du soutien de l’État envers la danse contemporaine est également à comprendre dans le contexte du développement de l’action publique en faveur des artistes contemporains et qui dépasse très largement la fracture politique gauche/droite. En effet, la période Malraux, de 1959 à 1969 avait rompu avec l’esthétique académique et parallèlement à ce positionnement esthétique avait vu naître un ministère de la Culture de plein exercice. Le ministère de Jacques Duhamel (de 1971 à 1973) avait lancé une politique de développement culturel en construisant, d’après Augustin Girard, une administration libérale et pluraliste faisant de plus en plus de la culture un vecteur d’éducation pour que l’homme trouve une autonomie, ait une capacité à juger le monde qui l’entoure, à communiquer avec les autres et ne soit pas un consommateur passif.269 Les missions se font interministérielles pour aller au-devant des publics et les initier aux formes culturelles et artistiques, en créant des partenariats entre les ministères et les collectivités locales — partenariats dans lesquels sont associés les artistes et les professionnels de la culture.
22La période suivante, allant jusqu’en 1981, n’aura pas été aussi marquante, mais aura quand même introduit des innovations préparant en quelque sorte « le terrain » au ministère de Jack Lang. Ce ministère s’est effectivement caractérisé par un saut quantitatif d’envergure dans le financement des politiques culturelles, incluant les « arts mineurs » et développant un rapport inédit entre culture et économie.270
23Le budget de la culture double en 1982 et les moyens donnés aux disciplines artistiques se démultiplient. L’administration se décentralise, des efforts importants sont déployés pour la formation et la professionnalisation des domaines culturels et artistiques. Avec la gauche, les mécanismes financiers d’interventions de l’État se complexifient et encouragent le mécénat, qui ne se développera guère dans le champ de la danse.
24Selon Raymonde Moulin, « le projet culturel socialiste répond à un modèle d’économie mixte qui suppose la poursuite et le développement d’une politique de socialisation du risque artistique (Menger, 1989), en même temps que la relance du marché et la réconciliation de l’art avec l’économie ».271 La sociologue précise que la politique de l’État-Providence du gouvernement socialiste des années quatre-vingt a créé un mécénat étatique en menant une politique redistributive — fondée sur un principe égalitaire tendant à répondre aux revendications de sécurité des artistes (défense d’un statut) —, et une politique patrimoniale.272
25Pour la danse, la politique patrimoniale a conduit à reconnaître des démarches artistiques censées être représentatives de la culture chorégraphique française des années quatre-vingt. Ces démarches ont généralement été récompensées dans les concours dont nous avons parlés ; certaines d’entre elles sont bientôt décrétées « nouvelle danse française » (ou « jeune danse française »).
26La volonté politique de reconnaissance d’une danse française se concrétise essentiellement par la création des Centres chorégraphiques nationaux dès 1984, et par des efforts en faveur de la. conservation du patrimoine chorégraphique. Par ailleurs, la politique ministérielle commence à encourager la création contemporaine des compagnies « indépendantes » (non affiliées à des structures institutionnelles) en démultipliant les moyens financiers et structurels. La formation n’a pas été en reste et la mise en place du diplôme de professeur de danse marque une étape décisive (cela faisant partie des revendications des danseurs des années antérieures) qui va quelque peu bouleverser les conditions de professionnalisation dans la danse.
27Une sorte de mise « en ordre » du champ de la formation est également organisée, à travers la mise en œuvre d’une collaboration entre certains professionnels de la danse (et des fédérations de professeurs de danse) de l’État (par le biais du ministère de la Culture qui fait ainsi main basse sur la formation diplômante en danse, qui jusque-là était dispensée par le ministère de la Jeunesse et des Sports).
28L’aide ministérielle octroyée à la danse n’est pas un processus qui va de soi et qui se fait sans réticence. Ainsi, régulièrement les professionnels ont à prendre la parole (à travers notamment les revues spécialisées) pour signifier leurs inquiétudes quant aux politiques menées en faveur de leur art. Généralement, ils considèrent que les financements restent modestes et incertains par rapport à ceux qui sont octroyés à d’autres domaines artistiques tels que la musique et le théâtre. Les aides à la création chorégraphique ont tout de même un peu plus que doublé entre 1993 et 1999, passant de 9,2 millions de francs à 20,9 millions de francs ; alors que l’aide apportée aux Centres chorégraphiques nationaux est passée de 45,69 millions de francs à 65,3 millions de francs). Officiellement « la danse est affichée comme l’une des priorités de la politique de l’État [...] ».273 Le problème majeur de la danse est qu’elle n’est pas un produit de consommation ordinaire, sur lequel les institutions peuvent investir en vue de retombées économiques et symboliques d’envergure.
29La vidéo est certes un support à cette consommation ainsi que les reportages télévisés, mais rien de comparable avec l’industrie du cinéma, du disque et de l’attrait des publics pour les différentes formes théâtrales. Un soutien significatif est à souligner concernant l’exportation des compagnies et de leurs œuvres à l’étranger (avec l’AFAA).
Tableau 1. Les aides aux compagnies de danse par le ministère de la Culture de 1993 à 1995 (en millions de francs)
1993 | 1994 | 1995 | |
Aide totale aux compagnies indépendantes | 9,273 MF | 10,061 MF | 10 MF |
CCN | 45,69 MF | 50,92 MF | 52,37 MF |
Aides aux projets de création | - | 5,41 MF | 5,85 MF |
Chorégraphes et Cies associés à une structure de diffusion du spectacle vivant | - | 1,5 MF | 2,25 MF |
Résidence de création chorégraphique | - | - | 800 000 francs |
Mission de sensibilisation des publics | - | - | 1,2 MF |
Ballet de la réunion des Théâtres Lyriques de France | - | 1,9 MF | 2,9 MF |
30Les aides aux compagnies indépendantes ont baissé entre 1994 et 1995, alors que l’enveloppe budgétaire accordée à la danse s’est diversifiée, privilégiant les missions de sensibilisation, la politique de résidence et les subventions pour les ballets institutionnalisés.
Tableau 2. Chiffres clés de la danse
1998 | 1999 | |
Centres chorégraphiques nationaux | 19 | 19 |
Aides à la création (subventions) | 17,8 MF | 20,9 MF |
31D’après Martin C., la décentralisation des crédits du ministère de la Culture en 1999 conduisent à mettre à jour d’importantes disparités entre les catégories d’aide d’une part et les régions d’autre part. Si le chiffre global alloué à la danse semble en nette augmentation par rapport à l’année antérieure, l’auteur remarque qu’en contrepartie, le nombre de demandes de subventions est passé de 294 à 344 et le nombre de compagnies subventionnées de 96 à 138. Une plus forte dispersion serait donc à souligner. « Cela conduit en fait à un émiettement de la manne publique, renforcé par le peu d’aides conséquentes attribuées et (à l’inverse) un nombre conséquent d’aides au projet, ce qui en soit ne pose pas problème (et peut témoigner d’une réelle vie artistique) mais interroge surtout la pérennité des équipes et du travail engagé ».274
32La logique du marché de la chorégraphie ne peut donc être totalement saisie sans étudier les effets des politiques institutionnelles sur la professionnalisation des artistes, leur donnant plus ou moins de moyens financiers et structurels pour développer et pérenniser leur travail chorégraphique. Toutefois, la politique ne devance pas le marché ; elle en est un partenaire important en France, en entérinant et soutenant des orientations artistiques.
33Autrement dit, les politiques culturelles et les marchés artistiques agissent en interdépendance. Dans ce sens, Raymonde Moulin souligne que le « volontarisme culturel » des politiques des États s’est effectué dans tous les pays, mais à des degrés divers selon les moments, les gouvernements et les disciplines artistiques, créant de la sorte un nouveau marché des professions culturelles et socioculturelles.275 Toutefois, ce second marché semble trouver ses conditions d’émergence non pas uniquement dans les politiques culturelles, mais dans la progression de l’autonomie du champ artistique national et international.
34Par ailleurs, selon Dominique Schnapper, l’influence de l’État est probante en matière de choix artistique ; en privilégiant la création contemporaine (et ses valeurs), l’État tend à faire de l’originalité le critère essentiel du jugement esthétique. Le plaisir, précise la sociologue, devient essentiellement cognitif, encourageant l’événement, la performance (principes de provocation, rupture, originalité). Ainsi, les artistes maîtrisant ces principes et la rhétorique qui l’accompagne auraient plus de chance d’être reconnus et aidés, au détriment de ceux qui ne connaissent pas ce langage.276 Il est vrai que de nombreux discours institutionnels ou provenant de programmateurs tendent à percevoir la jeune génération comme n’ayant pas dans sa grande majorité de démarche artistique très « inventive », se contentant de projeter leur « moi », leurs « souffrances » dans un langage « peu clair » et « peu technique » comme le pense un conseiller du ministère de la Culture que nous avons rencontré ; ou encore la danse française d’aujourd’hui serait « au creux de la vague » (d’après un programmateur lui aussi rencontré pour cette étude). D’autres estiment que la nouvelle génération reproduit ou redécouvre ce qui avait déjà été inventé par la génération des années quatre-vingt.277
35Ces discours ne font que révéler le point de vue de spécialistes de danse et de responsables culturels qui ont été marqués par l’effervescence des années quatre-vingt de la danse contemporaine française et qui, pour beaucoup, sont de la même génération que les Gallotta, Marin, et autres artistes consacrés issus de cette génération. Ils soutiennent malgré eux la logique de concurrences de tout champ, énoncée par Pierre Bourdieu et reprise par Raymonde Moulin, selon laquelle les nouveaux-entrants sont contraints de se positionner dans l’histoire de leur discipline autant de façon synchronique (se positionner par rapport à leurs pairs) que diachronique (se positionner par rapport au passé).278 La prise de position est peut-être moins problématique pour ceux qui se revendiquent du ballet, parce que ce dernier détient une place académique peu discutée, tenant souvent plus du patrimoine que de la création indépendante. En revanche, la proximité temporelle entre deux générations contemporaines traversées par des valeurs identiques — l’une reconnue par les instances publiques et par les publics de danse, l’autre émergente et comprenant de très nombreux prétendants — fait apparaître des luttes symboliques sur les valeurs et principes de ce qu’est une « véritable » démarche créatrice. « Le champ du présent, n’est qu’un autre nom du champ de luttes [...] » précise Pierre Bourdieu.279
36Mais cela ne signifie pas que le champ résulte d’un combat intergénérationnel et qu’il faudrait « attendre » son tour pour être reconnu et enfin pouvoir vivre de la chorégraphie. Si l’on regarde de plus près la réalité du champ chorégraphique, on perçoit un accroissement considérable des producteurs depuis les années quatre-vingt, ce qui limite également les possibilités de diffusion de chacun. En effet, le marché de la diffusion de la danse reste modéré par rapport aux autres arts vivants que sont la musique ou le théâtre. Les quelques figures reconnues des institutions et de la grande diffusion ne peuvent faire oublier les difficultés des créateurs qui, malgré parfois une reconnaissance par la critique et par un public averti (localement, sur le plan national ou international), ne trouvent pas suffisamment de débouchés pour pérenniser leur compagnie dans de bonnes conditions (c’est-à-dire dans les conditions d’un marché dominé par la logistique néo-libérale). La profusion d’œuvres et de styles de danse, encouragée par les subventions des institutions accordées aux prétendants du champ, augmentent l’offre sur le marché et contraint les artistes à lutter symboliquement pour se maintenir dans le champ. Les ressorts de cette lutte sont l’innovation, l’originalité, la rupture avec le « déjà vu ». Les créateurs s’inscrivant au contraire dans une démarche certes cohérente mais peu changeante sur le long terme pâtissent fréquemment de cette dynamique du champ. Dans le dernier chapitre de ce livre nous reviendrons en détail sur ce point.
[... ] les grands bouleversements naissent de l’irruption de nouveaux venus qui, par le seul effet de leur nombre et de leur qualité sociale, importent des innovations en matière de produits ou de techniques de production, et tendent ou prétendent à imposer dans un champ de production qui est à lui-même son propre marché un nouveau mode d’évaluation des produits.280
37Concernant l’interdépendance entre les politiques culturelles et le marché artistique, Dominique Schnapper défend l’idée qu’en faisant des pratiques culturelles et artistiques les médiatrices d’une image de l’État et de la culture nationale, les politiques imposeraient aux mondes de l’art leur propre rythme. Ce rythme est régi par le court terme (en vue des élections).281 Si l’on reprend cette hypothèse, il est concevable que les compagnies indépendantes souffrent pour la plupart d’un manque de perspective parce qu’elles comptent sur les aides de l’État et des institutions locales qui ne portent que rarement sur du long terme. Dans ce système, la majorité des chorégraphes subventionnés par le ministère de la Culture est contrainte de mener à bien des projets chaque année (aides à projet) ou tous les deux ans (aides aux compagnies chorégraphiques).
38En règle générale, les artistes ne peuvent guère, objectivement, mener un travail de recherche sans produire, à moins de choisir l’indépendance vis-à-vis des subventions des institutions (ce qui signifie pouvoir générer des fonds par d’autres moyens) ou d’avoir la chance de faire partie des quelques heureuses compagnies permanentes (CCN, ballets de théâtre) ou des troupes indépendantes correctement soutenues par les institutions.
39Une autre critique de l’interdépendance entre le marché et les politiques culturelles est énoncée par certains observateurs du champ chorégraphique qui dénoncent l’obligation relative de production et de séduction des artistes envers le public. Dans ce sens, celui qui veut continuer à être reconnu se trouverait dans l’urgence de créer pour monter des projets (et obtenir les aides au projet et à la création), sans pouvoir véritablement prendre le temps de la réflexion ni celui nécessaire à la pérennisation des œuvres. Ainsi, Geneviève Vincent notait en 1993 que le chorégraphe est « dans l’obligation, en même temps qu’il crée, d’être dans le désir de plaire, de répondre à une attente. Cette attente correspond à une volonté d’être séduit de façon immédiate, sans efforts ou sans recherche. C’est le risque du poids du politique et du social sur la création même ».282 Trop plaire c’est se condamner à être un artiste mort, poursuit Geneviève Vincent.283 De son côté, Jean-Marc Adolphe estime que le goût du public et le poids des institutions ont éteint les formes expérimentales en France. « Aujourd’hui, le champ de production et de diffusion des œuvres chorégraphiques est tellement balisé, prédéfini et repéré d’avance que les œuvres en elles-mêmes ne font plus l’événement ».284 Selon lui, plus la danse est subventionnée, plus elle devient la vitrine du pouvoir en place et se condamne à la banalité, en vue de plaire aux « commanditaires » et aux publics à qui sont présentées des formes artistiques contrôlées en quelque sorte par le pouvoir institutionnel. Autrement dit, la mainmise du ministère de la Culture sur la danse contemporaine institutionnaliserait certains styles chorégraphiques, tout en participant à la professionnalisation des artistes et à l’élargissement du marché grâce à la démultiplication des compagnies.
II. Les effets du processus d’autonomisation du champ
40Dans les cinq dernières décennies du XXe siècle, l’équilibre des forces dans l’espace français de l’art chorégraphique s’est renversé. Le pôle classique et néoclassique s’est développé surtout en dehors du champ français, où prédomine aujourd’hui la danse contemporaine. Aux États-Unis, Balanchine a défendu la position du néoclassique (en tant que danse classique modernisée), tandis que des compagnies prenant pour matériau de travail la technique classique (comme celles de Kylian, Mats Ek, Forsythe, (etc.) renouvellent la modernité du ballet. « Ce constat correspond à un rapport de force : aujourd’hui, la plupart des chorégraphes écrivent et pensent contemporain. La création néoclassique [...] vit en Hollande et en Allemagne. En France, elle est réduite à la portion congrue : Jean-Christophe Maillot, Thierry Malandain ».285 Cependant, l’évolution du champ de la danse dans les années quatre-vingt-dix a conduit à effacer quelque peu les limites entre forme de danse classique et forme de danse moderne. Lentement, les positions du champ se sont davantage organisées en fonction des statuts des compagnies (ballets lyriques, CCN, compagnies indépendantes...) et de demandes esthétiques moins liées aux genres de danse que dans les années quatre-vingt, où les nouveaux statuts dépendaient encore largement de la lutte symbolique entre les deux esthétismes dominants (classique et contemporain).
1. La création de positions « outsiders »
41Amenant les chorégraphes à instituer un nouvel esthétisme en bouleversant l’ordre spatial de la mise en scène chorégraphique, le postmodernisme a multiplié ses formes : de l’expression au constructivisme, de l’abstraction à la « non-danse » ou à l’art total, au minimalisme, il s’est également ouvert à l’espace social.286 En prenant pour supports des problèmes collectifs (le sida, la violence, la guerre), les jeunes chorégraphes ont inventé une gestualité qui se construit dans les interactions entre danseurs, interactions souvent violentes, proches de la confrontation (c’est surtout le cas de la danse anglo-saxonne), ou ont mis en scène des situations absurdes témoignant parfois de contextes politiques et sociaux dramatiques.
42Logiquement, et à l’instar des chorégraphes anglo-saxons, certains créateurs français s’intéressent depuis quelques années aux danses urbaines du mouvement hip hop, y puisant une inspiration au niveau des formes gestuelles, alors que la danse modern-jazz, déjà ancienne (et largement présente dans les associations de quartier, les maisons de la jeunesse et de la culture) n’a quasiment jamais eu de visibilité institutionnelle et est peu diffusée.287 Largement pratiquée par les amateurs, l’État a accepté de la prendre en compte pour en contrôler la formation (le diplôme d’État de professeur de danse comprend une option jazz), mais ne reconnaît quasiment pas la créativité des artistes.288
43En revanche, en faisant de la danse hip hop un vecteur du développement urbain (encouragé par les politiques de la ville) voire un moyen de lutte contre « les exclusions », les politiques publiques ont permis à certains artistes d’entrer dans un marché dont ils étaient jusque-là totalement exclus tant sur le plan de leurs créations, que sur le plan de la consommation culturelle. Ces derniers revendiquent aujourd’hui une reconnaissance « culturelle » et non plus « sociale » de leur travail et de leur forme de danse.
Les prévisions du ministère de la Culture pour 1997 indiquaient que « la place de la culture dans la lutte contre l’exclusion, et particulièrement dans les quartiers sensibles des banlieues de grandes villes a cela de singulier que par la nature même de ses actions et de ses interventions, d’ordre essentiellement qualitatif, elle s’attaque aux causes de la dissolution du lien social, elle apporte des éléments de réponse aux problèmes de perte d’identité, de perte de repères fondamentaux [...] l’action culturelle et artistique offre l’occasion de participer à une activité sociale ; [...] elle peut sensibiliser, éduquer, parfois susciter des vocations, voire des opportunités d’emploi ;[...] elle peut constituer un puissant levier, tant pour l’épanouissement personnel que pour la communication sociale dans la ville ».289
44Autrement dit, et jusqu’à l’époque actuelle, le développement des actions culturelles et artistiques en faveur du hip hop a été un moyen original d’intervention de l’État auprès des populations dites « en difficultés ». Dans ce contexte, l’agent « socialisateur » est l’artiste qui initie les jeunes danseurs amateurs au travail de création, en les conduisant dans un « projet pédagogique ». Il devient le médiateur d’une forme de danse hip hop plus ou moins légitimée par les représentants de la culture dominante, autant que le médiateur des manières légitimes (c’est-à-dire « pédagogiques ») d’apprendre à danser.
2. La constitution d’un espace critique
45L’émergence du champ, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, s’était concrétisée par l’établissement d’un espace de débats pour défendre des styles, des valeurs esthétiques, des démarches artistiques contre d’autres. Y participaient les maîtres de danse qui étaient aussi parfois les théoriciens de leur art, des philosophes, des amateurs de danse. Mais c’est surtout au XIXe siècle qu’un champ professionnel de la critique prend forme, s’affirmant dans la première moitié du siècle suivant. Il s’appuie sur les professionnels de l’écriture que sont les poètes et les écrivains dont quelques-uns se sont mis à écrire et à débattre sur la danse de leur temps (c’est le cas de Gautier, Mallarmé, Apollinaire, Valéry, Alain, Cocteau, etc.). Grands amateurs de danse, ils proposaient ainsi des comptes rendus sur les œuvres ainsi que des méditations sur la danse (et sur les danseuses).
46Les écrits critiques de la danse se sont également orientés sur l’histoire esthétique, à partir de commentaires sur le travail des chorégraphes. Ils ont établi des filiations en prenant fréquemment position pour ou contre des créateurs ou des genres, mais ne s’intéressant guère, ou seulement de manière anecdotique, au contexte de la production. Quelques critiques célèbres du ballet français dans les premières années du XXe siècle sont André Levinson, Fernand Divoire, ou encore Anatole Schaïkevitch qui dénonçait la virtuosité gratuite du ballet et admirait l’expressivité de Serge Lifar, formulant ainsi à sa façon une dichotomie structurante du champ : mouvement cartésien versus mouvement expressif.290 Aux États-Unis, John Martin (qui proposa ses critiques dans le New York Times de 1937 à 1962) composa des essais sur la danse moderne, en espérant que ses explications aideraient à la formation du public, dont une large partie était déroutée par la nouvelle danse.
47En France, dans les années soixante et soixante-dix, la profession de critique n’avait pas de grand prestige dans le monde journalistique ; par ailleurs, elle privilégiait la danse classique. Selon Claudine Guerrier, les critiques n’étaient pas toujours au fait de la technicité dansante et ils composaient, pour la plupart, des articles conformistes et de taille modeste. La presse de droite rendait compte exclusivement des ballets se produisant dans les grands théâtres nationaux, la presse située plus au centre (politiquement) s’attachait à un certain vedettariat. Le Monde produisait peu d’articles sur la chorégraphie (rubriques tenues par Colette Godard et Claude Sarraute, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix). Quand Marcelle Michel les remplaça, elle développa la rubrique chorégraphie du journal, s’intéressant notamment aux premières représentations du Théâtre de la Ville qui, à cette époque, ouvrait ses portes à la danse moderne. Quant à la presse de gauche, toujours d’après l’étude de Claudine Guerrier, elle ne rendait quasiment jamais compte de l’art chorégraphique. La danse était « bourgeoise » pour l’Humanité, le journal parlait uniquement des spectacles de Béjart et des ballets classiques venant d’URSS. Libération a quasiment ignoré la danse jusqu’à la fin des années soixante-dix, puis des colonnes furent consacrées aux événements de la danse en recherche.
48Claudine Guerrier note qu’à la fin des années soixante s’est également constituée une presse spécialisée qui, à ses débuts, ignorait encore presque totalement la danse contemporaine. Un journalisme critique de danse nouvelle commençait à exister discrètement, usant de deux types d’écriture : l’un militant et l’autre plus modéré. Cette critique se devait d’inventer une rhétorique qui la démarquât de la critique de danse classique. Quand le journaliste parlait de danse classique en usant des termes de joliesse, de beauté — et s’émouvait pour des vedettes de la danse (Noureev, Baryschnikov, Noëlla Pontois...) —, la critique de danse moderne privilégiait, au contraire, l’analyse plus objective de l’œuvre chorégraphique et des sciences du mouvement.291 Les différences d’écriture sont liées à des modes d’exercice du métier : les critiques « classiques » assistent aux mondanités (les soirées à l’Opéra, au Théâtre des Champs-Elysées, etc., réunissant un public élitiste) et écrivent des articles plutôt consensuels ; les critiques « modernes » voient la danse moderne dans des salles de spectacle modestes, sur les campus, lors de stages et développent un style intransigeant.
49La décennie quatre-vingt a vu l’affirmation de la « nouvelle danse française » (ou « jeune danse française ») qui s’est accompagnée du développement de la critique de danse et de sa légitimation dans l’espace journalistique. Rapidement, les articles se démultiplient dans la presse quotidienne et hebdomadaire. Selon Claudine Guerrier, Le Figaro, L’Express, Le Point publient essentiellement des articles sur la danse classique. La presse qui vise davantage la danse contemporaine serait, d’après elle, Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur. Cette opposition se traduirait encore par des styles d’entretien différents : les critiques de danse classique posent des questions courtes et ne font pas apparaître leurs propres opinions et flattent le chorégraphe. L’interview du critique de danse contemporaine est un dialogue avec le chorégraphe, le journaliste donne son avis, affirme son point de vue. Cet engouement a permis la constitution d’une presse spécialisée qui - à côté des compte-rendus critiques des œuvres et autres articles de fond sur les démarches esthétiques des créateurs - est aussi parfois une vitrine des revendications des artistes ou devance les difficultés et les soucis des professionnels, leur proposant de cette manière une prise de distance vis-à-vis de leur pratique quotidienne (telles que les revues Danser, Les Saisons de la Danse, Télex danse, ou encore Nouvelles de danse édité en Belgique, pour donner quelques exemples.)
Notes de bas de page
258 Cf. P.-M. Menger, « Marché du travail artistique et socialisation du risque : le cas des arts du spectacle », Revue Française de Sociologie, No 32 (1), 1991.
259 C. Mons-Spinner, Modernités dans le renouveau de la danse artistique en France, 1969-1992, thèse de doctorat, sous la direction de André Rauch, STAPS, Université de Strasbourg, 1997, p. 41-42.
260 Dans le documentaire qui est lui consacré, Françoise Adret explique que si « on n’était pas fait pour danser Giselle, Coppelia, Le lac des cygnes, ou les choses de l’institution, si on avait envie de danser autre chose, le meilleur moyen c’était de se le faire soi-même », Documentaire de Francis de Coninck, réalisé par Pascal Nottoli, Françoise Adret. 40 années de danse en France, production Agence Caméra, TLM, Lune TV, 1991.
261 Cf. C. Mons-Spinner, Modernités...,op. cit. p. 47-48.
262 Préface de Grammaire de la danse classique, G. Guillot et G. Prudhommeau, Paris, Hachette, 1969.
263 Entretien dans le documentaire de Francis de Coninck, réalisé par Pascal Nottoli, Françoise Adret. 40 années de danse en France, op. cit.
264 J.-F. Chosson, « Les politiques publiques et la question du développement culturel », Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ? Hermès, CNRS éditions, 1997, p. 59-65.
265 J. Caune, « Pratiques culturelles, médiation artistique et lien social », Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ?, op. cit., p. 169-175, p. 171.
266 Cf. C. Guerrier, Presse écrite et danse contemporaine, Paris, Chiron, 1997.
267 Cf. C. Mons-Spinner, Modernités..., op. cit. Cf. M. Michel, « C’était après mai 68 », La Danse, naissance d’un mouvement de pensée, Paris, Armand Colin, 1989.
268 C. Mons-Spinner, Modernités..., op. cit.. p. 133.
269 A. Girard, « Les politiques culturelles d’André Malraux à Jack Lang : ruptures et continuités, histoire d’une modernisation », Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ?, op. cit., p. 27-41, p. 31.
270 Cf. A. Girard, « Les politiques culturelles d’André Malraux à Jack Lang... », article cité.
271 R. Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit., p. 89.
272 Cf. R. Moulin, L’Artiste..., op. cit., p. 87.
273 La danse en Rhône-Alpes, dossier de l’Agence Rhône-Alpes des Services aux entreprises culturelles, no 4, octobre 1999, p. 3.
274 Martin C, « Déconcentration, subvention, dispersion ? », Les Saisons de la danse, no 314, mars 1999.
275 R. Moulin, L’Artiste..., op. cit., p. 60.
276 D. Schnapper, « Quelques réflexions de profane sur l’Etat providence culturel », Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ?, op. cit., p. 49-65
277 Cf. le film réalisé par Charles Picq, Grand écart. À propos de la danse contemporaine française, coproduction : les films Pénélope, La Sept ARTE, La Maison de la Danse de Lyon.
278 R. Moulin, L’Artiste...,op. cit., p. 76.
279 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du Seuil, 1997, p. 224.
280 Ibidem, p. 313.
281 D. Schnapper, « Quelques réflexions de profane sur l’Etat providence culturel », article cité.
282 G. Vincent « Penser la programmation », Ellipses. Regards sur dix chorégraphes contemporains. Témoignages sur une décennie de danse, Danse à Lille-Opéra, 1993, p. 70.
283 Le jugement porté par Geneviève Vincent est énoncé de la façon suivante : « Un artiste qui répond aujourd’hui à la commande sociale et au besoin de la société est un artiste qui est mort en puissance », « Penser la programmation », article cité, p. 70.
284 J.-M. Adolphe « La danse ganguée [sic] par la peur », Ellipses...,op. cit., p. 82.
285 C. Guerrier, Presse écrite et danse contemporaine, op. cit., p. 50.
286 Marc le Bot pense que pour l’avant-gardisme l’image artistique est toujours une projection utopique de l’espace social, « Technique et Art », Encyclopaedia universalis, tome 22, cf. p. 131.
287 Le modern-jazz est pratiqué et vu par des catégories sociales populaires et moyennes. Cf. J.M. Guy, Les Publics de la danse, op. cit.
288 En 1999, aucun CCN n’est confié à un artiste venant du monde jazz. Deux compagnies jazz avaient reçu une aide aux compagnies chorégraphiques des DRAC, ce qui fait un taux de 28,6 % de compagnies jazz subventionnées, taux exagérément élevé compte tenu du faible nombre des compagnies, 7 exactement, recensées dans le répertoire des compagnies édité par le Centre national de la danse. En comparaison, pour la même année, ce taux est de 5 % pour les compagnies hip hop (sur un totale de 82 troupes répertoriées) ; de 6 % pour les compagnies classiques qui est à rajouter aux 11 ballets de la réunions des théâtres lyriques et aux deux CCN « classiques », ce qui revient à un taux de 82 % de troupes classiques soutenues d’une façon ou d’une autre par les institutions étatiques ; pour la danse baroque le taux est également très élevé : 75 % (4 compagnies recensées dans le répertoire) ; les 7 compagnies de danse africaine et orientale du répertoire ne sont pas subventionnées. Enfin, pour la danse contemporaine le pourcentage des artistes subventionnés en 1999 est d’un peu moins de 20 % (près de 500 troupes répertoriées).
289 La Politique culturelle en faveur des quartiers, conférence de presse de Ph. Douste-Blazy, 9 avril 1996.
290 A. Schaïkevitch, Serge Lifar et le ballet contemporain, Paris, Corréa, 1950.
291 C. Guerrier, Presse écrite et danse contemporaine, op. cit., p. 17.
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