Chapitre 3. Académisme et modernités au début du XXe siècle
p. 77-100
Texte intégral
1Au milieu du XIXe siècle, l’académisme est à son apogée avec la danse romantique, qui fait la synthèse entre les règles du classicisme (valorisation de la technique élaborée selon des lois cartésiennes) et celles du ballet d’action (l’expression). Puis, l’académisme se mettant à péricliter, les conditions sont réunies pour introduire la modernité dans le langage de la danse classique. Ainsi, à la charnière des deux siècles, la danse classique se développe hors de France, plus particulièrement en Russie et au Danemark, donnant naissance à « l’école russe ».188 Celle-ci a formé les futurs modernes de la tradition classique, venus en France, au début du XXe siècle, et basculant les positions académiques déjà affaiblies du champ français.
2Parallèlement, une nouvelle danse se bâtit progressivement, dans des pays où la position dominante de l’académisme est moins établie qu’en France. L’expressionnisme allemand et la danse américaine en sont les pionniers. Les allemands Rudolf von Laban et Mary Wigman vont œuvrer pour donner les moyens à leur nouvel art de sa professionnalisation, au risque d’établir des liens problématiques avec les institutions du Troisième Reich. Mais le contexte social et politique de cette émergence allemande va en limiter la légitimité. L’avant-garde s’établit dans les décennies suivantes, grâce essentiellement aux artistes américains et aux exilés allemands, comme Kurt Jooss.
I. Formes de Romantisme
1. Le ballet
3Les principes du ballet romantique des années 1830-1840 et du ballet classique du début du XXe siècle sont les héritiers de ceux de la danse académique du XVIIIe siècle : recherche de la beauté formelle, de l’élévation, le gommage des manifestations de l’effort. La différence majeure avec une danse virtuose est la pratique de la pantomime, très présente dans la danse française. Les chaussons pointes complexifient la technique proprement dite : les équilibres (l’aplomb), les tours, les sauts qui semblent de faible amplitude mais rapides et précis.189 Reléguant pour un temps la danse des hommes190, la danseuse apparaît sous les traits d’un être presque incorporel à cause de l’impression de légèreté produite par la tenue, les chaussons, et la technique. Les étoiles de la danse sont ainsi célébrées par le public ainsi que par les critiques et des poètes comme Théophile Gautier particulièrement admiratif des danseuses Fanny Elssler, Carlotta Grisi et Marie Taglioni.
Paul Bourcier fournit quelques extraits de critiques de l’époque191 : « Les danseurs ne sont plus que professeurs, mimes, maîtres de ballet, catapultes chargées de lancer en l’air et de rattraper leur danseuse au vol [...]. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’être raisonnablement laids et de jongler sans trop d’efforts avec un fardeau de deux cents livres » [Charles de Boigne, Petits mémoires de l’Opéra, Paris, 1857],
« Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne [...] elle voltige comme un esprit au milieu des transparentes vapeurs des mousselines blanches dont elle aime s’entourer [...]. Fanny Elssler est une danseuse tout à fait païenne » [T. Gautier, la Presse, 11 septembre 1837].
« Les gens de l’art appellent cela une danse taquetée pour dire qu’elle consiste principalement en petits pas rapides, corrects, serrés, mordant la planche et toujours aussi vigoureux, aussi finis qu’ils ont de grâce et d’éclat. Les pointes y jouent un grand rôle, un rôle qui attache le regard et étonne l’imagination. Elles feraient le tour du théâtre sans paraître se fatiguer et sans que les attraits qu’elles supportent perdissent rien de leur incroyable aplomb ou de leur moelleuse volupté. Il était impossible de trouver un contraste plus frappant avec le mérite, si justement apprécié, de Mlle Taglioni dont la danse était toute ballonnée » [Charles Maurice, le Constitutionnel, 16 septembre 1839].
4Les ballets romantiques portent sur des atmosphères irréelles et dramatiques ; ils idéalisent la nature au sein de laquelle des personnages féeriques sont mis en scène. Marie-Françoise Christout précise que l’essence du ballet est le dualisme : dualisme entre le monde de la réalité banale et celui du monde idéal, entre vanité des apparences et vérité du rêve, spiritualisme onirique et nostalgie des pays lointains. L’action se développe sur deux plans : l’un terrestre avec des danses de caractère inspirées du folklore pour rendre apparent un certain exotisme ; l’autre transporte le public dans l’imaginaire en montrant une danse aérienne dans laquelle la danseuse semble ne plus toucher le sol.
5Le ton et le contenu de la narration des ballets rejoignent les préoccupations « bourgeoises ». Racontant des histoires d’amour improbable, ils mettent en scène des princes pris par des contraintes sociales qui les empêchent de vivre selon leurs penchants : vivre un amour passionné avec une jeune femme sans statut social (une paysanne comme Giselle), voire fantasmagorique (la Sylphide) ou bien suivre leur raison et épouser celle à qui leur condition sociale les destine. Les histoires se déroulent dans des univers mystérieux (entre vie et mort) et souvent dans un contexte champêtre. La vie à la campagne paraît plus libre, plus en harmonie avec les aspirations les plus secrètes des admirateurs de la danse romantique. Ce thème, également très présent dans les conceptions du monde du chorégraphe moderne allemand Rudolf von Laban au début du XXe siècle, est repéré par Norbert Elias dès le XVIe siècle. Le romantisme pastoral, tel qu’il le nomme, exprime selon le sociologue la nostalgie des hommes et des femmes appartenant aux élites pour une existence campagnarde, loin des contraintes que leur imposent leur statut et leur mode de vie. Cette disposition mentale semble donc réactivée dans diverses formations sociales pour des individus pris dans des contraintes sociales fortes et peut-être aussi par des contradictions dues à leur déclassement social (qu’il s’agisse d’individus en ascension sociale ou déclinant socialement par rapport à leur famille).
6Comment concevoir qu’un schème de pensée puisse peu ou prou caractériser des contextes sociohistoriques très différents et par ailleurs influencer les conceptions de l’art ? Norbert Elias fournit une clé interprétative en montrant que les styles d’art (classicisme, romantisme, etc.) sont en correspondance avec les dispositions mentales (disposition d’esprit, note-t-il) des individus qui les créent ou les apprécient, elles-mêmes liées aux structures sociales. « La rationalité de cour a son origine dans les contraintes de l’interdépendance sociale et mondaine des élites. Elle sert en premier lieu à calculer les relations humaines et les chances de prestige considérées comme des instruments de puissance. La relation entre structure sociale et structure personnelle telle qu’elle se dégage de ce qui précède a des conséquences variées dans plusieurs domaines. Le style artistique auquel on a donné le nom de « classicisme » tire son origine de cette même disposition d’esprit ».192
7Les contextes sociaux qui font émerger les dispositions « romantiques » donnent lieu toutefois à des styles et à des formes artistiques différentes, en raison du fait que le champ artistique hérite d’une histoire propre qui s’incarne dans les corps, dans les êtres et dans les choses193 — ce qui conduit les créateurs à ne pas répéter le passé. Différentes, les formes romantiques ont malgré tout des particularités structurelles semblables, qui permettent leur comparaison.
8Les orientations structurelles commîmes aux romantismes pastoraux relèvent, plus largement, d’un bouleversement total et irréversible de la formation sociale où ils se déploient.194 En effet, les deux périodes qui voient l’émergence du ballet romantique et de l’expressionnisme en danse, les années 1830-40 et les premières années du XXe siècle, participent de l’achèvement d’un type de société marqué par de lourdes transformations politiques et économiques (la forme capitaliste, l’ébranlement des monarchies ou des empires et l’incertitude de leurs frontières, l’expansion de l’espace urbain...). Dans ces conditions, les créateurs romantiques ont le sentiment d’être en train de changer de monde.
9Au début du XXe siècle, la danse allemande dite expressionniste (avec Laban et Wigman), ainsi que la danse « libre » d’Isadora Duncan, ont par conséquent des analogies avec le ballet romantique des décennies précédentes, et constituent à leur façon un autre mouvement romantique. Dans le domaine de la peinture et de la littérature, Jean-Michel Palmier qui compare le romantisme de la génération de Schiller, Goethe, Novalis à celui de la génération des expressionnistes, souligne aussi les liens diffus entre ces deux courants artistiques.195
10En effet, au-delà de leurs différences stylistiques majeures, ces mouvements artistiques, se caractérisent par l’idée de passage entre deux types de sociétés : pendant qu’un monde s’achève et laisse des ruines, l’autre émerge violemment et bruyamment avec l’industrialisation, l’urbanisation, l’accélération du rythme de vie et du travail, les bouleversements et déceptions politiques (les déçus de la Révolution, puis de l’Empire ; l’avènement du communisme, la montée du nazisme) et la guerre. Ces époques sont marquées par la diversification des fonctions sociales et politiques des groupes sociaux dominants et par l’accroissement de leurs interdépendances. Surtout, l’économie psychique des individus appartenant à ces groupes sociaux connaît la nécessité d’un fort autocontrôle. Les romantiques vont donc proposer une vision de la vie aspirant à une existence plus libre (avec la nostalgie d’une vie meilleure à la campagne) et à l’expression « authentique » des émotions. Ainsi, Rudolf von Laban et Mary Wigman font l’expérience d’un monde moderne, urbain, industrialisé et agité. Laban estime qu’a existé un âge d’or de la danse et du mouvement qu’il souhaite retrouver. Cet âge d’or s’inscrit selon lui dans la culture rurale, paysanne et festive qui produit, dit-il, une danse communautaire marquée par la solidarité collective. Il croit en une culture propre au monde rural et au travail de la campagne qu’il oppose à la culture citadine et au travail dans les manufactures.
2. De la « danse libre » à la « nouvelle danse allemande »
11Le romantisme pastoral s’accompagne d’une tentative de transcendance de la mort par le mysticisme et par l’amour idéalisé. Dans les ballets du XIXe siècle, la mort et l’amour sont des notions sublimées par le mysticisme et l’attrait pour les légendes nordiques (qui mettent en scène de nombreuses espèces d’êtres surnaturels). La mort résout les contradictions de la vie réelle, celle notamment de l’amour impossible ; elle se charge d’apporter une solution radicale aux problèmes existentiels, en construisant un autre monde.
12Du côté de la danse libre, Isadora Duncan (1878-1927) invente une gestualité personnelle, en rupture avec le code académique. Elle a la nostalgie d’un monde originel et d’une danse universelle, qu’elle recherche un temps dans les mouvements des danses grecques antiques et dans Limitation des éléments de la nature. Elle précise que sa danse a toujours été liée à son pressentiment d’événements tragiques dans sa propre vie, mais également dans le monde.196 Reprenant la trilogie du corps, de l’esprit et de l’âme énoncée par le théoricien du mouvement François Delsarte, la quête est presque religieuse et évoque « l’extase dionysiaque » provoquée par le mouvement. Régulièrement, elle danse avec un fort sentiment de tristesse produit par l’idée de mort ; ses mémoires (écrits après l’accident mortel de ses deux enfants) mettent l’accent sur ce thème. Elle y évoque notamment la Marche funèbre, qu’elle créa en 1913, en imaginant un être qui porte un enfant mort, d’un pas lent et hésitant et qu’il mène vers « le Lieu de Repos ».197
13Sa recherche chorégraphique se veut également expression de la « vérité de l’être intérieur ». Née en 1878 à San Francisco198, elle est considérée par les spécialistes de l’histoire du ballet comme la pionnière de la danse moderne. Dans le contexte américain des gymnastiques libres pour les femmes, elle construit peu à peu une nouvelle danse adaptée au nouveau rapport au corps dansant. Quelque peu mystique, elle dit danser à partir d’une source unique qui est en elle, « le miroir de l’âme », sur lequel les vibrations musicales rebondissent et se traduisent en vision spirituelle.199
Il semblait que tout cela fût difficile à expliquer à l’aide de mots, mais quand, debout devant mes élèves, même les plus petites et les plus pauvres, je leur disais : "Ecoutez la musique avec votre âme. Ne sentez-vous pas un être intérieur qui s’éveille au fond de vous, et que c’est par lui que votre tête se redresse, que vos bras se lèvent, que vous marchez lentement vers la lumière ?", elles me comprenaient. Cet éveil est le premier pas de la danse, telle que je la conçois.200
14À la recherche d’une nouvelle danse, l’artiste s’essaye à des mouvements expressifs pour en faire émerger une danse qu’elle veut « vraie », universelle et non académique.
La vraie Danse est la force de la douceur ; elle est commandée par le rythme même de l’émotion profonde [...]. La Danse : c’est le rythme de tout ce qui s’éteint pour toujours reparaître ; c’est la montée du soleil [...]. L’émotion agit comme un moteur ; il faut qu’il soit chaud pour agir, et la chaleur ne se développe point tout à coup : elle suit une progression. La Danse est soumise aux mêmes développements. Le vrai danseur, comme tout artiste vrai, se met devant la Beauté dans un état de "cessation" complète ; il écoute son cœur et son génie, et il se laisse mener par eux comme les arbres s’abandonnent aux vents. Il part d’un mouvement lent et s’élève par degré, en suivant la courbe intensive de son inspiration, jusqu’aux gestes qui extériorisent sa force, étendent son impulsion et la rattachent à une autre expression.201
15Cependant, le travail inédit d’Isadora Duncan n’a pas l’ambition de professionnaliser la danse moderne naissante. Celle-ci paraît plus soucieuse de développer une conception personnelle de la danse et de la pédagogie, que d’asseoir sa carrière dans l’histoire de la danse. Ce ne sera pas le cas des danseurs allemands, Rudolf von Laban et Mary Wigman, qui veulent constituer une nouvelle forme de danse en la dotant d’outils pédagogiques, institutionnels et artistiques majeurs, et qui devrait être capable de concurrencer le ballet classique.
16Rudolf von Laban (1879-1958) est le fils d’un gouverneur militaire de l’armée d’Autriche-Hongrie qui a été anobli. Ayant le sentiment de porter un héritage — celui des valeurs d’un monde en voie de disparition (les valeurs communautaires des gens vivant à la campagne, la stabilité et la fierté de la noblesse, l’ordre venu de sa fascination pour la vie militaire202) —, Laban développe un utopisme avant l’avènement du nazisme, qui l’amène à s’installer dans une ferme d’été à Ascona où se pratiquaient le nudisme, le végétarisme ainsi qu’une forme de féminisme. Il était par ailleurs franc-maçon. Issues d’une philosophie vitaliste de l’existence et de la danse, ses idées ne suffisaient pas cependant à remplacer les conceptions nationalistes et militaires héritées de ses origines sociales paternelles203 et il voit dans la première guerre mondiale l’apocalypse nécessaire pour l’avènement d’un monde neuf.204 Dans sa thèse, Isabelle Launay indique que pour Laban, le monde moderne marque une décadence, une dégénérescence de la civilisation. La danse va devenir pour lui un terrain d’exploration. L’expression de la danse, en rupture avec le mouvement cartésien du ballet, se construit par expérimentations, notamment à l’aide de cet instrument inventé par le chorégraphe, la « kinésphère », qui est un volume à vingt faces et douze directions, au sein duquel se place le danseur pour expérimenter différentes qualités de mouvement. Cherchant les fondements du mouvement expressif, il tisse des continuités entre différentes corporéités (qu’il s’agisse du corps dansant lors des fêtes paysannes ou du corps de la danse classique, des gestes du travail, etc.). Ses recherches l’amènent à devenir un théoricien du mouvement (il invente également une notation du mouvement). Sa conception du mouvement repose sur l’idée que le geste juste n’est pas agité. Ce dernier s’organise dans un rythme et dans un espace particuliers, et se tempère entre activité et repos. Sont donc rejetées la précipitation et l’agitation qui produisent, d’après Laban, un corps automate, mécanique, comme celui des ouvriers ou des foules se déplaçant dans les villes.205 Le chorégraphe règle ainsi de grandes mises en scène réunissant par exemple vingt mille participants comme en 1929 à Vienne, dans un spectacle intitulé La Cavalcade des Arts et Métiers206. Les nazis ont vu dans de telles manifestations collectives un outil précieux pour manipuler l’opinion publique. En 1929, Laban met en scène le plus grand festival de sa carrière. Pour lui, la danse d’ensemble sur un rythme commun permet à l’homme de se purifier de la « psyché pervertie de notre temps ».207 Il est ainsi proche des idées du pro-nazi Rudolf Bode pour qui le mouvement possède un rythme propre qui met en jeu un corps organique libéré de la technique et en harmonie avec le cosmos. Par ce corps « total », il est possible d’atteindre l’extase fusionnelle et d’instaurer un modèle communautaire se concrétisant dans le mouvement collectif.208
17D’après Isabelle Launay209, Mary Wigman (1886-1973) a le sentiment d’être une rescapée de la première guerre mondiale qui a le désir de survivre. Révoltée contre la société puritaine, elle s’oppose aussi à l’académisme en fabriquant une danse fondée sur la subjectivité de l’artiste et non sur un code préétabli. Isabelle Launay indique qu’elle a d’abord suivi une formation artistique en musique et chant et a commencé la danse à 24 ans, tout en suivant une formation de rythmique à l’institut Jacques-Dalcroze à Hellenau. D’abord professeur de rythmique Jacques-Dalcroze, elle réoriente son parcours professionnelle après sa rencontre avec Laban (elle travaille avec lui de 1913 à 1919). Elle fonde sa première école de danse en 1920. Puis, les instances politiques lui proposent la direction de l’Opéra de Dresde, au dernier moment on lui préfère une artiste de danse classique. Toutefois, les institutions du Troisième Reich lui seront plutôt favorables, et elle pourra créer plusieurs écoles de danse et les faire fonctionner malgré les restrictions financières et les aléas institutionnels qu’imposèrent les politiques culturelles du nazisme. Mary Wigman vise, elle aussi, l’expression de la vie intérieure. Dans un second temps, d’après l’étude de Laure Guilbert, quand sa carrière s’affirme sous le régime nazi, elle semble substituer la thématique de la « nécessité intérieure » à une démarche plus narrative (se rapprochant de la pantomime qu’elle enseigne par ailleurs). Elle se met alors à rendre lisibles les « personnages » mythiques, tels que ceux des légendes germaniques ; cette démarche est proche de celle du compositeur Richard Wagner et traduit, selon Laure Guilbert, une « volonté d’imposer au réel la marque de l’Idée » et revendique de cette manière la culture allemande.210
18Sur un plan technique, les orientations des pionnières de la danse moderne ont des ressemblances : Mary Wigman évoque l’extase provoqué par les improvisations, quand le danseur s’abandonne dans le mouvement et se laisse absorber par l’énergie. Le mouvement juste naît d’une perte de contrôle de la conscience volitive, accueillant l’être dansant qui est en l’interprète.211 Son rapport à la danse, quasi mystique, se rapproche d’un envoûtement par le mouvement. Pour l’obtenir, le danseur doit partir à la découverte de sa corporéité, danser en fermant les yeux par exemple, ce qui permet d’explorer l’intériorité (le royaume.d’Hadès212) La corporéité, qui est ainsi sollicitée, est un monde de sensations tactiles, rythmiques, sonores, et la vue n’est pas absolument nécessaire à l’action. « Voyage intérieur », par (ou pour) le mouvement, se déroulant en explorant des chemins sensoriels, des états corporels, par tâtonnement et sans imiter de modèles, le corps dansant se met en état de « disponibilité » pour réaliser « l’événement intérieur » et « l’extase de la motion », par lequel le danseur « crie sa volonté de survivre. »
3. L’ancrage idéologique de la « nouvelle danse »
19Les mouvements romantiques sont marqués par des tentatives d’insoumission par rapport aux univers sociaux politiques. Parfois pourtant, les positions politiques sont paradoxales par rapport aux idées défendues. Comme le précise Jean-Michel Palmier à propos des Romantiques, l’idéalisme mystique de ces derniers les conduit à être tantôt révolutionnaires tantôt réactionnaires. Jean-Michel Palmier estime en effet que les romantiques et les expressionnistes sont des âmes déchirées qui se sont enthousiasmées pour la Révolution française, et déçues, s’en sont détournées.213 Ils n’en étaient pas moins nationalistes et beaucoup d’entre eux s’engagèrent pour la guerre. Dans son étude sur la danse allemande, Laure Guilbert est beaucoup plus tranchée. D’après elle, les liens volontaires que des artistes comme Laban et Wigman ont entretenus avec le troisième Reich ne font aucun doute, sous couvert d’un apolitisme.
20Ces liaisons entre la danse allemande et le nazisme sont établies par différents historiens, mais posent véritablement problème à certains « héritiers » de ces artistes qui privilégient, selon Laure Guilbert, le mythe plutôt que la réalité214, (la danse moderne allemande aurait été la victime du nazisme, tandis que l’analyse historique sur cette période détruirait la singularité et le génie des artistes qui seraient protégés de toute fusion avec le contexte socio-politique). Le rapport au monde des chorégraphes Laban et Wigman s’est tissé à partir de plusieurs idées qui leurs sont communes avec le national-socialisme, sans que la danse allemande en soit le reflet.215 Il y a plutôt une concordance d’idées et de conceptions. L’historienne Laure Guilbert montre par ailleurs que l’homme nouveau nazi n’est pas uniquement un gymnaste soldat, mais aussi un homme au corps harmonieux, en relation avec la nature, nourri par le courant de la philosophie vitaliste.
21La proximité avec le nazisme est également intentionnelle dans le sens où leur besoin du soutien des institutions gouvernementales, pour professionnaliser la danse moderne et pour asseoir leurs carrières respectives, les amènent, d’après Laure Guilbert, à « pactifier » (sic) avec le diable et à tolérer la politique totalitaire, nationaliste et raciste du Troisième Reich (ce qui les conduit à certaines périodes à avoir des conduites en contradiction avec leurs idées, leurs luttes et valeurs initiales).
22En 1934, Laban devient directeur de la Scène de danse allemande, théâtre à Berlin, sous la tutelle du ministère de la Propagande nazie. Il demande à obtenir la nationalité allemande (étant autrichien). Réglant les mouvements des nombreux participants réunis à l’occasion de manifestations collectives, il aide notamment à la préparation des Jeux olympiques de 1936, en mettant en scène des mouvements de masse pour la cérémonie d’ouverture ; cependant, son spectacle est censuré en raison des luttes de pouvoir entre des dirigeants nazis, utilisant les danseurs à leur profit quand cela leur est nécessaire, puis les destituant quand ces derniers ne servent plus leurs ambitions.216 L’engagement de Laban dans les institutions de l’État nazi occasionne chez lui, selon Laure Guilbert, l’acceptation d’introduire une dimension idéologique dans ses projets. Il paraît alors enthousiaste vis-à-vis du régime qui affirme sa carrière et aurait accepté (en ne luttant pas) la politique antisémite. À partir de 1937, la situation politique ne lui est plus favorable, tandis que le contrôle des artistes se renforce. « Ce tournant correspond de façon plus générale à la fin de la phase de dirigisme modéré menée au ministère de la Propagande et à l’inauguration d’une stratégie plus radicale ».217 Entre-temps Laban, malade, s’investit moins dans ses responsabilités acquises au sein de la Chambre de théâtre du Reich. Son salaire mensuel est largement dévalué. Ses difficultés économiques et la réduction considérable de ses possibilités de travail l’amènent à profiter d’un congrès d’esthétique à Paris pour quitter définitivement l’Allemagne. Cependant, dans ses écrits, il ne semble pas mettre en cause le régime nazi ni avoir pris conscience de ses desseins ; il pense plutôt être l’objet d’une simple conspiration de personnalités ambitieuses qu’il ne cite pas et « tel un Icare, écrit Laure Guilbert, sa fascination pour le potentiel de développement qu’il a entrevu pour son art dans la culture allemande Ta rendu aveugle aux réalités du troisième Reich ; Les ambitions démesurées qu’il a nourries envers la politique culturelle nazie furent à la hauteur de son idéalisme ».218
23Le nationalisme de Mary Wigman ne fait aucun doute pour de nombreux historiens. Elle aussi a reçu des financements du ministère de la Propagande pour participer à la mise en scène de manifestations collectives.219 Marion Kant cite un passage d’un ouvrage de Wigman, écrit en 1935 (l’Art de la Danse Allemande) où l’artiste exprime sa proximité idéologique avec le nazisme. « Nous, artistes allemands, nous trouvons plus que jamais, de manière consciente, au cœur de la destinée du peuple. L’appel du sang qui nous est adressé nous touche profondément et vise l’essentiel. Pour l’artiste créateur, la confrontation avec les problèmes s’opérera derrière et sous les réalités. Elle se situera nécessairement dans un domaine de l’irrationnel et sera ainsi placée sur le plan symbolique de la création plastique et verbale ».220
24La « culture germanique » a donc beaucoup d’importance pour Wigman. Sa danse est germanique et ne peut pas être comprise par des non-allemands « incapables de saisir l’acceptation profonde de ce terme ».221 La danse allemande se doit de traduire l’essence de l’homme ainsi que son destin, et cela de manière héroïque et tragique. Rien d’exceptionnel pourtant dans les idées de la chorégraphe. Comme nous l’avons vu plus haut, Jean-Michel Palmier souligne le fait qu’une fièvre nationaliste a été provoquée chez les Expressionnistes allemands, lors de la déclaration de la première guerre mondiale. Par exemple, Thomas Mann, s’inspirant de Nietzsche comme le font également de nombreux chorégraphes ou danseurs allemands, rend lui aussi hommage à « l’âme allemande » qui a été « héroïque » pendant la guerre.222
25Mais dès 1936 comme Laban, Wigman rencontre des conflits avec l’administration nazie, elle reste pourtant dans son pays pendant la guerre. Immédiatement après la fin des hostilités, Marion Kant estime que la chorégraphe a conservé ses convictions idéologiques. Puis, peu à peu, elle participe à des projets de dénazification, sans prendre particulièrement conscience, selon l’historienne, d’avoir contribué, par ses idées et positionnements professionnels, à légitimer la politique du Troisième Reich.
26Bref, la « Nouvelle danse allemande » — terme qui se substitue à celui de « danse moderne » à partir de 1936 — est censée exalter la culture nationale au prix d’un reniement de toute l’histoire de l’art chorégraphique. Elle marquerait pour les artistes et les nazis une renaissance artistique germanique — la culture allemande ayant été dominée par la civilisation occidentale, et la danse sujette à diverses influences étrangères néfastes (le jazz, le ballet, les revues). La danse nationale s’investit donc de valeurs patriotiques. Le socle de ce renouveau nationaliste est le corps sensible, libérée des codes académiques, qui se déploie dans la philosophie vitaliste que les nazis ont tant privilégiée. De fait, la position des danseurs qui n’ont pas choisi de partir d’Allemagne lors de l’avènement du nazisme (cela n’a pas été le cas de certains, comme Kurt Jooss, soit qu’ils étaient engagés politiquement, soit qu’ils étaient juifs) relèverait, toujours selon Laure Guilbert, d’une « adhésion à l’utopie culturelle du national-socialisme ».223 Certains créateurs de la « nouvelle danse allemande » ont ainsi cru en une « culture du mouvement » basée sur l’idéologie de la communauté (de la masse) dirigé par un messie autoritaire (Führer) et capable d’inscrire, dans l’histoire, leur danse comme un art majeur et universel.
II. Modernité académique et modernités avant-gardistes
27Au début du XXe siècle, apparaissent deux modernités se positionnant différemment dans le champ de la danse : l’une s’appuie sur la technique classique mais infléchit fortement la danse académique (elle aboutira en partie à l’invention de la danse néoclassique) ; l’autre correspond à la création d’une « nouvelle danse » refusant le code cartésien et explorant, dans ses préfigurations, les sens et les émotions.
1. Le ballet et le marché
28La danse néoclassique, qui s’épanouit avec les Ballet Russes, établit des liens audacieux avec les arts d’avant-garde. Parfois curieuse envers les nouvelles techniques de danse, elle met en cause le ballet académique, sans en renier les techniques de danse. L’utilisation de l’espace scénique et la manière d’être qui est exprimée (à travers les pas, l’allure, le maintien corporel du danseur) se libèrent de la rigidité académique, au point de choquer à plusieurs reprises (parfois de révolter) les publics habitués au ballet classique.
29Renouvelant les thématiques des ballets et la scénographie que le ballet classique avait hérité du romantisme, cette forme de modernité se caractérise par l’apparition d’un marché qui induit des changements importants dans le fonctionnement des métiers de chorégraphe et d’interprète. En effet, dans les premières années du XXe siècle, le marché s’appuie sur la figure du mécène. N’appartenant pas à des théâtres nationaux, les troupes des Ballets Russes et des Ballets Suédois inaugurent en France une organisation indépendante par rapport à l’administration publique. Leurs directeurs artistiques, des mécènes suffisamment aisés financièrement, peuvent compter sur un large réseau de relations sociales pour faire vivre et reconnaître leur compagnie de danse. Cette autonomie par rapport à l’État les contraint toutefois à trouver incessamment des engagements pour subvenir économiquement aux besoins de la troupe et pour assurer sa pérennité. Par conséquent, les impératifs du marché conduisent la troupe de Serge Diaghilev (les Ballets Russes) à inventer une autre forme de représentation : au lieu du grand ballet présenté dans une soirée, ils présentent des séries de courtes pièces mieux adaptées à leur mode de fonctionnement itinérant, et dans lesquelles le corps de ballet ne sert pas de fond décoratif comme dans le ballet d’Opéra, mais joue au contraire un rôle actif224. La disparition du mécène correspond fréquemment à la disparition ou à une transformation d’envergure de la compagnie.
30Serge Diaghilev (1872-1929) crée les Ballets Russes en 1909. Auparavant, il s’était surtout intéressé à la musique et aux arts plastiques, fondant en 1899 une revue en Russie Le Monde de l’art, dans laquelle il défendait l’esthétique des peintres de l’avant-garde russe. S’installant à Paris après avoir, pendant deux années consécutives, présenté une exposition de peinture et des concerts de musique russe, il constitue sa troupe en réunissant autour d’elle plusieurs artistes avant-gardistes (il fait notamment appel à Debussy, à Ravel ou encore à Satie, à Picasso, à Coco Chanel pour les costumes). Il s’entoure de danseurs chorégraphes qui partagent son goût de l’innovation et de la provocation, et qui ne sont pas hostiles aux idées de la nouvelle danse. Fokine par exemple s’inspire de la danse de Isadora Duncan. Dans L’après-midi d’un faune, Nijinsky règle un passage à terre en reprenant les principes rythmiques de Jacques-Dalcroze auprès de qui Mary Wigman s’était formée ; il se fait surtout provocant, en chargeant son solo de sensualité (voire de sexualité). Le ballet fait scandale.225 Le sacre du printemps, également chorégraphié par Nijinsky suscite la même réaction de la part du public qui parle alors du « massacre du printemps ». Or, ces oeuvres sont aujourd’hui des pièces essentielles du répertoire chorégraphique. La compagnie de danse a vécu jusqu’en 1929, se disloquant à la mort de Diaghilev. Les danseurs et chorégraphes des Ballets Russes se dispersèrent ; beaucoup se retrouvèrent dans les Ballets Russes de Monte Carlo (dirigés par le colonel de Basil et de René Blum. Après la seconde guerre mondiale, le ballet deviendra Le grand ballet du marquis de Cuevas (riche mécène). Nijinsky, Fokine, Massine, Lifar et surtout Balanchine, qui ont dansé dans les Ballets Russes, furent ensuite des chorégraphes décisifs pour la danse néoclassique du XXe siècle.
31Une autre troupe qui connut une brève existence, les Ballets Suédois du mécène Rolf de Maré (1920-1925), a participé elle aussi à cet élan de modernisation du ballet, jouant sur la provocation et repoussant les contraintes de l’académisme. Les propos et mises en scène des ballets empruntaient des idées à la pantomime, au music-hall, et à la gestuelle d’Isadora Duncan. Eux aussi s’associaient à des artistes avant-gardistes pour composer les œuvres (Cocteau, Léger, Cendrars, Milhaud, Satie, le cinéaste René Clair...). Même s’ils n’ont pas apporté de grande innovation dans la danse, Marcelle Michel et Isabelle Ginot jugent que les Ballets suédois ont une place au sein de l’histoire de l’art moderne — plus dans l’histoire des arts plastiques que dans celle de la danse.226
32Les expériences de l’avant-garde en danse ont lieu essentiellement aux États-Unis et, jusqu’aux années soixante, les positions dominantes et conservatrices du champ français ne leur laissent que peu d’espace (officiel) pour s’exprimer. En France, l’avant-garde en danse commencera à être reconnue qu’à la fin des années soixante — non sans réticence de la part des institutions académiques —, tandis que les tentatives de modernisation du ballet se seront, progressivement, transformer en conservatisme. Serge Lifar (1905-1986) est exemplaire sur ce point. Russe, né à Kiev d’une famille de fonctionnaires et de propriétaires terriens, Lifar a suivi ses premiers cours de danse à l’École Impériale et au conservatoire de sa ville natale. Il s’est perfectionné dans le cours de Nijinska (danseuse chorégraphe des Ballets Russes, sœur de Nijinsky), puis auprès de Cecchetti à Milan, célèbre professeur. Émigré en France en 1922, il rejoint les Ballet Russes de 1923 à 1929, date à laquelle il est engagé à l’Opéra de Paris comme chorégraphe et maître de ballet. En 1930, il reçoit le titre de maître de ballet et de premier danseur. Il restera dans l’institution jusqu’en 1958, sans interruption, ce qui lui vaudra une mise à l’écart entre 1945 et 1947 — il sera accusé d’avoir collaboré avec l’occupant allemand, étant donné qu’il avait poursuivi son travail à l’Opéra pendant la guerre. Lors de cette courte période de mise à l’écart, il prit la direction artistique des Nouveaux Ballets de Monte Carlo. De manière générale, Serge Lifar a exercé une grande influence sur la danse académique française. À ses débuts à l’Opéra, il s’est montré plutôt réformateur, introduisant des idées nouvelles issues de son expérience avec les Ballets Russes. Il s’est aussi entouré d’artistes tels que Cocteau, Prokofiev, Poulenc... Dès 1932, créant une classe d’adage, il conçoit deux nouvelles positions, dont les profils, et une arabesque spéciale, ouvrant l’angle droit ; enfin il a nuancé la virtuosité académique par un lyrisme expressif.227 Mais assez rapidement, d’après les critiques de l’art chorégraphique, son néoclassicisme s’est orienté vers un esthétisme extrêmement formel.
La technique académique est absolument inépuisable dans ses moyens d’expression, et qu’à [sic] l’instar des sept notes fondamentales de la musique, dont on peut tirer des sonorités d’une variété illimitée [...], les positions et les pas académiques peuvent servir de point de départ à des accords nouveaux, d’une tonalité, d’une mélodie et d’une expression plastiques toujours nouvelles228
2. La danse d’avant-garde américaine
33C’est avec la création de l’école de danse de Ruth Saint Denis et de Ted Shawn, la Denishawn School, vers 1917, que de nouveaux principes gestuels se constituent explicitement et rationnellement aux États-Unis, fondant des bases de la modern dance. L’enseignement dans cette école porte non seulement sur les techniques de danse, mais aussi sur des connaissances en anatomie et en musique, tout en dispensant une culture générale aux élèves. Y sont aussi enseignées les danses folkloriques, primitives, religieuses ou encore la philosophie de la danse moderne. Ted Shawn fait connaître les idées de Delsarte en les réinterprétant, d’après Alain Porte, selon ses propres convictions.229 La Denishawn School ne participe pas seule au développement de la danse moderne. Le Bennington College et d’une manière générale les universités américaines ont eu un rôle fondamental dans le développement de la danse moderne américaine et dans la professionnalisation des artistes non soutenus, comme en Europe, par l’État. Beaucoup d’entre elles, dès le début du XXe siècle, avaient des troupes de danse où les danseurs et les styles se côtoyaient.
34Malgré sa méfiance envers les codes et les règles formelles, au-delà de sa défense de la création individuelle censée se renouveler avec chaque interprète, la danse moderne américaine s’organise autour de quatre paramètres fondamentaux connus des artistes formés dans ces universités. Le contexte scolaire dans lequel prend place l’enseignement de la danse tend donc à formaliser ces notions en règles pratiques constitutives d’un nouveau « savoir » cinétique. Ces paramètres sont l’énergie, l’espace, le rythme et la forme.230
35Avec Doris Humphrey231 le style moderne se fonde sur une philosophie existentielle d’après laquelle la vie est une lutte entre l’immobilité d’avant la naissance et celle du décès, comme l’équilibre s’établit entre deux immobilités du corps, tandis que le mouvement est la vie. La danse se construit entre ces deux états : équilibre et déséquilibre. Cela se traduit par des chutes qui alternent avec des mouvements verticaux. Les danseurs doivent jouer avec ces différents états du corps : chutes, suspensions, rebonds, balancés, tours et élévations. La respiration est essentielle pour les rythmer. Selon une ancienne danseuse, Jacqueline Robinson, la danse de Humphrey se doit d’être assujettie aux « exigences d’une structure formelle cohérente » et « à la fonction de l’expressivité ».232 Elle partage avec les modernes Duncan et Wigman, l’ambition de faire de la danse un art indépendant de la musique et du théâtre. La démarche de Humphrey pour l’autonomisation de l’art chorégraphique use également de justifications proches de celles qui étaient déjà avancées par Noverre au XVIIIe siècle — le « moderne » du siècle des Lumières. Comme lui, elle renvoie la danse à l’action qui exprime les subtilités de l’âme.233 De même, le chorégraphe ne doit pas « flatter le goût du public » mais choisir d’incarner dans la danse ses propres valeurs et convictions.234 La chorégraphie se distingue aussi de la peinture et surtout de la musique, même si elle en a besoin, comme d’un « compagnon compréhensif — pas un maître ».235
36L’autre expression majeure de la modern dance est la danse de Martha Graham236 selon laquelle les gestes de danse suggèrent les pulsions de l’inconscient, mais aussi les révoltes contre les injustices sociales et plus largement contre les problèmes de l’humanité. Dans ses premières années de recherche chorégraphique, la danse de Graham se fait porteuse de messages, mais rejète explicitement l’héritage d’Isadora Duncan. Elle formalise un principe central hérité des investigations sur le mouvement produites à la Denishawn school (où elle s’est formée et a travaillé de 1916 à 1923), qui est la maîtrise de « l’énergie intérieure » enseignée, comme l’indique Nancy Midol237, par Ruth St-Denis qui s’inspire des danses orientales. Il s’agit de contrôler des impulsions vitales (situées dans le ventre et le bassin) et de produire des flux d’énergie sources de mouvements ondulatoires. La maîtrise de la respiration est donc essentielle dans cette technique, car elle dirige l’énergie. Martha Graham crée pour cela la notion de tension-release (alternance entre contraction des muscles et relâchement de l’énergie musculaire, en s’aidant de l’inspiration et de l’expiration). Le mouvement dansé, ancré dans le sol, retrouve la terre comme dans les danses rituelles des Indiens d’Amérique dont la chorégraphe s’inspire. Son travail a eu des cycles : primitif (pour retrouver les racines anthropologiques des danses), identitaire (elle revendique une culture américaine, reposant sur l’histoire des pionniers, sur les rites indiens...), grecque (retrouvant son idée de base proche de celle de Laban, selon laquelle la danse perpétue une mémoire ancestrale). Marcelle Michel et Isabelle Ginot précisent que Martha Graham était fortement intéressée par les idées de Carl Gustav Jung et, de fait, par la notion d’inconscient collectif.238 Un fonds commun d’idées et de valeurs est ainsi partagé entre les artistes américains et les pionniers allemands que sont Wigman et Laban, fondant la nouvelle danse sur deux territoires nationaux. Le nationalisme allemand dans le contexte politique du nazisme limitera la légitimité de ses artistes chorégraphes dans l’histoire de la danse contemporaine, alors que les revendications, parfois nationalistes des artistes américains, ne soulèveront pas une même interrogation.
3. À la recherche d’une forme abstraite
37Les avant-gardistes, dans les années 1950, de la danse moderne ont laissé place à de nouveaux chorégraphes qui ont accepté de reprendre certains codes de la danse classique, lorsque cette dernière pouvait servir leur propre technique. Effectuant un travail sur la forme en elle-même, ils ont orienté leur recherche vers l’abstraction et le « mouvement pour le mouvement », non vers l’expression de soi, de sentiments ou d’émotions, encore moins vers la narration. Le principe essentiel devient celui du mouvement se suffisant à lui-même ; s’il doit exprimer quelque chose ce n’est que sa propre forme sans aucune intention de dire quoi que ce soit, et encore moins en racontant une histoire. Cette idée était déjà en germe chez Laban, un peu dans la pensée de Wigman, mais elle se concrétise avec les chorégraphes de la génération suivante aux États-Unis plus particulièrement.
38Le courant d’abstraction en danse n’est pas détaché de celui qui parcourt les arts plastiques. L’abstraction s’est développée précocement dans les expérimentations du Bauhaus. École d’art réformée après la première guerre mondiale, fondée à Weimar et dissoute en 1933 après la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes.239 Kandinsky y a dispensé un enseignement, de 1922 à 1933, sur la peinture ainsi que sur la théorie des formes, de l’espace et des couleurs. Son travail a suscité des expériences chorégraphiques réalisées par Schlemmer et ses étudiants. L’idée de Schlemmer était d’harmoniser les éléments de la forme avec l’être et l’espace. Son Ballet triadique, dont la première représentation avait eu lieu à Stuttgart en 1922, s’est transformé en une expérience d’« anti-danse », appelée « constructivisme de danse »240 car le corps et le mouvement devaient s’intégrer aux décors et aux déguisements imposés aux danseurs et n’étaient pas la base de l’expression. Kandinsky et Schlemmer ont par conséquent influé sur la conception du mouvement pour le mouvement de la danse contemporaine, que l’on retrouve particulièrement chez Nikolai’s et Cunningham, mais également chez des chorégraphes plus jeunes tels que Gerhard Bohner, Susanne Linke et Robert Schad.241
39Comment les notions d’abstraction prennent-elles « corps » chez des danseurs ? Chez Alwin Nikolaïs (1912-1992), le corps dansant disparaît sous le jeu des lumières et des costumes. Seules apparaissent des formes et des mouvements parfois rendus étranges sous l’effet des accessoires qui prolongent les bras, comme l’emploi de diapositives projetées sur les corps ou de jeux de lumière qui éclairent certaines parties du corps et en dissimulent d’autres. Avec le principe de décentration, tous les points du corps sont susceptibles de devenir un centre de gravité à partir duquel le mouvement s’organise. Il s’agit alors d’approfondir la conscience du corps dansant, qui se déploie en se formant à partir de différentes zones du corps (le nez, une main...), produisant une gestuelle qui est tout à fait personnelle au danseur. Nikolaïs se distingue ainsi des premiers modernes qui organisaient le mouvement en rapport avec un centre unique : le plexus, le bassin. Il se différencie tout autant de la conception du corps classique, dont les mouvements sont structurés autour de l’axe de la colonne vertébrale. Nikolaïs a formé quelques-uns des chorégraphes contemporains français actuels. Le témoignage de Marc Lawton formé au C.N.D.C. d’Angers dans la période 1978/81, nous permet de mieux comprendre sa démarche. Décrivant les quatre concepts de base du mouvement dansé selon Nikolais — l’espace, le temps, la motion et la forme (les fondamentaux que l’on retrouve dans la danse moderne en général) —, il montre de quelle manière le style de Nikolais se fonde sur une théorisation plus large du mouvement et du geste.242 L’apprentissage, en revanche, ne se déroule pas de manière théorique, mais a recours aux improvisations à partir d’un thème imposé, sans support musical, courtes et répétées plusieurs fois. L’élève doit entrer directement dans le sujet sans réfléchir préalablement à son action. Il s’agit d’expérimenter la spontanéité, l’écoute des autres, et prendre des décisions (pratiques) immédiates. L’improvisation ne doit pas être maniérée, ni symbolique, encore moins expressive.243 Après ce travail d’exploration du mouvement, la composition intervient comme processus réfléchi, impliquant des choix entre les formes trouvées. Enfin, il faut les mémoriser, les améliorer, les organiser dans le but de les offrir en démonstration au public.
40Pour Merce Cunningham, l’abstraction prend la forme d’une idée d’abord : le mouvement ne signifie rien, n’exprime rien d’autre que sa propre forme, il se suffit à lui-même. Danseur chez Martha Graham, il a rapidement rompu avec le style et la pensée de cette dernière. Ensuite, en s’associant au compositeur de musique John Cage, sa conception de l’abstraction le conduit à élaborer des œuvres d’après des principes presque mathématiques. La conscience contrôle les actes du corps, volontairement, sans se laisser distraire.244 Le mouvement, expressif au-delà de toute intention, n’est pas intrinsèquement relié à la musique ; en tout cas il n’en est pas l’illustration, contrairement au ballet académique. Si Cunningham utilise des gestes de la vie quotidienne, c’est pour en changer le sens et la finalité, et les confondre dans un mouvement d’ensemble qui seul compte. Ses chorégraphies sont composées de séquences dont les mouvements sont numérotés puis tirés au hasard (aux dés notamment) pour être combinés ensemble.245 La composition peut se transformer continuellement, à chaque représentation. Les enchaînements ne doivent pas suivre la logique de la symétrie et dès qu’un certain ordre s’installe dans ses chorégraphies il le brise : il s’agit alors de repartir dans un autre sens, de marquer un temps d’arrêt, d’introduire un duo inattendu. « Lorsque les danseurs font ensemble la même séquence, c’est que j’ai tiré un seul nombre, le quarante neuf par exemple, qui est revenu plusieurs fois, et, dans ce cas, vous les voyez à l’unisson [...]. Selon ce que les dés produisent, certains danseurs quittent ou non l’espace scénique. Sur le même mode se décident aussi les "portés" ou les duos, etc. Dans ce dernier cas, si la possibilité d’un duo apparaît, je jette les dés pour la confirmer éventuellement, et c’est ainsi que duos ou trios se produisent dans le cours de l’œuvre ».246
41C’est aussi un nouveau rapport au corps dansant qui est proposé avec l’abstraction en danse : un corps « savant » sans sentimentalisme, ni message à transmettre. Conscient de ses mouvements, de ses déplacements et attitudes, le corps sait — même sans voir — où se trouvent les autres : les mouvements d’ensemble s’organisent sur scène selon la temporalité de la chorégraphie (timing) et les perceptions (en écoutant, en ressentant la présence d’autrui), bref, en ayant une très bonne connaissance pratique de la chorégraphie. « Au début du travail, il nous a fallu développer ce sens qui permet de sentir sans les voir où se trouvent les autres danseurs, et dans quel rapport avec soi. [...], si vous pensez que, la plupart du temps, les relations sont unilatérales, alors vous les vivez comme telles, mais si vous pensez que les relations peuvent être simultanées et multiples, alors votre perception s’en trouve transformée [...]. Il n’a pas besoin de se retourner et de regarder derrière lui pour savoir que quelque chose est là ».247
4. La post modern dance
42Dans les années soixante, le champ de la danse a continué à se construire en tissant des liens avec les artistes des autres domaines artistiques et avec des praticiens d’autres techniques du corps (yoga, arts martiaux, méthodes de conscience du corps...). Paradoxalement, après avoir revendiqué son indépendance par rapport à la musique, la poésie ou le théâtre (la pantomime, la narration...), certains modes d’expression de la post modern dance — qui émergent aux États-Unis dans les années soixante et arrivent en France dans les années soixante-dix et quatre-vingt — tissent à nouveau des liens avec les autres formes artistiques. Parfois, cela produit un spectacle dans lequel les formes dansées tendent à se dissoudre, au profit d’un jeu scénique de type théâtral ou acrobatique, d’effets visuels (jeux avec les lumières notamment, utilisation de la vidéo, etc.) ou auditifs. Les expériences des créateurs conduisent par exemple à investir des gestes inédits dans la danse (les gestes de la vie quotidienne), d’autres lieux de représentation, d’autres sensations physiques. Cette démarche est plutôt celle de nouveaux-entrants dans le champ chorégraphique. Steve Paxton cherche à supprimer la frontière entre spectateurs et danseurs.248 Trisha Brown avec d’autres artistes de la new dance américaine ont, en effet, inauguré ces types de recherche sur le mouvement, en ayant la volonté d’ouvrir le champ des possibles de la danse en réponse à la danse moderne alors dominante dans la chorégraphie contemporaine. L’outil principal de cette recherche est l’improvisation.249
43Ainsi, dans certaines de ses tendances les plus avant-gardistes, la danse américaine s’est positionnée en rupture non seulement avec la danse classique mais aussi avec les techniques de la modern dance, qui leur semblaient encore trop formelles et trop élitistes. En fait, les nouveaux venus dans le champ se déterminent artistiquement par rapport aux positions dominantes de l’espace chorégraphique ; ces dernières ont pu être des positions avant-gardistes qui, en s’affirmant progressivement dans le champ, sont perçues comme des « écoles » respectables mais qu’il s’agit de dépasser.
44Les nouveaux chorégraphes vont donc sonder les limites du mouvement dansé, travailler la répétition des pas, inventer des gestes issus de contacts avec les autres corps (le contact improvisation), user de techniques corporelles ou d’expression (bûto, théâtre...), éviter de prendre comme fondement de leur œuvre les techniques de danse déjà existantes, etc. Par conséquent, les œuvres en viennent à chasser toutes les idées déjà faites sur ce qu’est la danse jusqu’à éliminer le mouvement lui-même, introduisant par exemple de longues séquences d’immobilité.250 Elles ne font pas systématiquement du public un corps (collectif) extérieur qu’il s’agit de séduire à tout prix — ou, comme le dit la chorégraphe Stéphanie Aubin, qu’il s’agit d’« avoir »251 —, en lui présentant ce qu’il attend de la danse, ce qu’il connaît. Provoquant des événements (performances), en dansant dans des lieux inattendus, en faisant intervenir les spectateurs, en improvisant, les postmodernes expérimentent de nouvelles manières d’exister à la façon de l’avant-garde en peinture qui se cherche parfois en sortant des musées et en investissant d’autres lieux, tel que l’espace urbain, tout en s’impliquant dans les problèmes de leur époque (révolte contre les nouveaux fléaux sociaux, contre la brutalité, le sida, etc.).
Les postmodernes dansent dans la rue, sur les toits et les parois verticales des buildings (Trisha Brown), dans des lofts, des galeries d’art [...]. C’est cependant parmi ces révoltés de la société américaine, ces chercheurs passionnés du corps et de l’espace contemporains que se trouvent les plus grands artistes américains de notre temps. Leurs esthétiques, leurs modes de travail et leurs publics ont évolué dans des directions extrêmement diverses, et tous ne sont pas restés dans la dimension de recherche et d’avant-garde qui était leur lot commun et originel.252
45Ainsi, la nouvelle danse avait fourni les conditions d’émergence de l’avant-garde contemporaine du milieu du siècle, pouvant se résumer par une double et contradictoire injonction : celle du renouvellement continuel de la forme de danse (renouvellement issu de la recherche de chaque interprète pour trouver un style propre) s’exprimant dans une nécessaire technique. Elle refusait les expressions trop codifiées engageant Limitation de modèles (à reproduire) pour danser. Cependant, certaines de ses démarches vont faire école, tendant parfois vers un formalisme aussi poussé que la danse classique. Elle s’est développée grâce au marché naissant qui va permettre la multiplication des compagnies et favoriser la professionnalisation des artistes. Le processus s’amplifiera dans les dernières décennies du XXe siècle, non sans générer d’autres types de problème, comme nous le verrons.
III. Conclusion de la partie historique : les logiques de la singularité
46Les conditions sociohistoriques de l’art chorégraphique occidental sont liées à la professionnalisation des artistes de danse rendue possible par les formes d’organisation sociales et politiques de leur temps. Les rapports étroits tissés entre maître de danse, amateurs de danse (les aristocrates) et les formes de pouvoir politique participent de la construction d’un champ artistique, qui lui-même engendre des formes de rationalisation des savoirs du corps dansant. Ces savoirs du corps relèvent de nouvelles manières de danser, de concevoir la beauté des gestes, et de se former à la danse. De fait, la rationalisation des pratiques de danse a rendu possible la séparation entre amateurs et professionnels, déterminant en cela les conditions initiales de structuration du champ chorégraphique occidental. Les premières « prises de position » se portent sur les nouvelles formes de danse issues d’artistes qui font de la danse leur métier et l’apprennent en suivant un programme établi (pédagogique) et rigoureux. Professionnalisation, rationalisation des savoirs et des modalités de transmission vont de pair.
47Le champ se structure véritablement au début XXe siècle, avec l’avènement de deux modernités en danse — contrebalançant l’hégémonie de l’académisme — qui adoptent les lois du « marché », et ne dépendent plus systématiquement des structures institutionnelles. Le développement du champ a également un ressort symbolique : la construction sociale, politique et philosophique de la figure de l’artiste moderne. Cette image de l’artiste à laquelle vont s’identifier bon nombre de chorégraphes (on parlera progressivement de « chorégraphes » et non de « maîtres de ballet ») est annoncée dès le XVIIIe siècle, dans les philosophies de la « singularité », en prolongement de la revendication de « l’autonomie du sujet » des philosophes des Lumières. Elle redéfinit les fonctions de l’artiste tout en apportant des changements importants dans les pratiques.
48Au siècle des Lumières, mettant à mal la logique académique de l’entraînement du danseur et les usages du corps dans la chorégraphie, le maître à danser Georges Noverre avait manifesté une nouvelle conception du corps dansant, un corps exprimant la sensibilité du danseur qui ne peut plus être cette belle mécanique inexpressive de la danse académique. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le principe d’autonomie du sujet trouvait une nouvelle orientation dans les philosophies de l’intériorité, s’appuyant sur la croyance en une « nature intérieure » de l’être. Il s’exprime dans l’art chorégraphique par le Romantisme d’une part, et par l’émergence d’une « nouvelle danse » d’autre part. Le corps n’est plus considéré comme un objet, mais comme le réceptacle d’un « moi intérieur ». Pour les artistes romantiques, il s’agit de suivre des sentiments, de développer l’imagination. Pour les chorégraphes modernes des premières décennies du XXe siècle, il s’agit d’écouter « l’être intérieur », ses pulsions, ses « voix ».
49L’idéologie de la singularité impose un rapport à soi inédit, conçu comme un « être » unifié, séparé des autres253 et dont les compétences et potentialités existent de manière « interne ».254 Selon Charles Taylor, cette nouvelle conception du « moi » est orientée par l’éthique (c’est à dire par la recherche d’une valeur morale) qui prend sa source dans cette nouvelle conception de l’individu, censé se mouvoir d’après sa « nature intérieure ».
Accomplir ma nature signifie épouser la voix, l’impulsion, ou l’élan intérieur. Et cela rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché. Mais cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit être réalisé [...]. En réalisant ma nature, j’ai à la définir en ce sens que je dois lui donner une formulation ; mais il s’agit aussi d’une définition en un sens plus fort : en réalisant cette formulation, je donne ainsi une forme définitive à ma vie. On considère qu’une vie humaine manifeste des potentialités qui se modèlent à leur tour en fonction de cette manifestation ; il ne s’agit pas de simplement reproduire un modèle extérieur ou de mener à son terme une formulation prédéterminée.255
50L’éthique des chorégraphes « modernes » revient à rechercher l’« authenticité », à répondre à une « nécessité intérieure », bref, à construire une danse « authentique », comme le pensait Mary Wigman. N’étant plus systématiquement un corps habile au service d’une interprétation, le corps dansant se singularise en se différenciant des autres. L’interprète dans ce cas-là est inévitablement un créateur.
51Cette idéologie empruntera les voies de la rationalisation scientifique et se développera dans des formes de pédagogie. Les artistes modernes vont d’ailleurs s’intéresser à la création autant qu’aux méthodes nouvelles d’entraînement du corps (démarches de Delsarte, Jacques-Dalcroze, von Laban ; les plus récentes sont les méthodes de Matthias Alexander, de Moshé Feldenkrais, de Irmgard Bartenieff, etc.) dont le sens général vise à construire un corps sujet, non souffrant, conscient et capable par cette prise de conscience de trouver par lui-même ses propres chemins kinesthésiques et moteurs. Mettant à mal l’idéologie de la compétition sportive ainsi que l’entraînement physique basé sur la reproduction de modèles et la performance, les auteurs de ces « éducations somatiques »256 ont valorisé l’expression créatrice (l’autonomie de création) qui accomplirait la « nature intérieure » de l’individu. Dans cette logique, le pratiquant est amené à devenir l’auteur de ses mouvements. Déjà au XIXe siècle, François Delsarte parlait d’« esprit de l’auteur », dans le sens où pour lui l’auteur/acteur peut produire une expression vraie, à condition d’agir d’après une intention accordée à sa nature propre. Pour parvenir à cet état de corps, il préconisait le contrôle des mimiques et des mouvements, par ajustement du geste au sentiment exprimé, c’est-à-dire en rapportant l’expression à une unité d’intention et de sentiment.257
52Instituant la légitimité du « pouvoir sur soi » à travers un entraînement du corps particulier, ces « pédagogues » ont aussi instauré de nouveaux savoirs du corps. Leurs méthodes s’appuient toujours sur une « théorie du mouvement », qui utilise généralement des connaissances « savantes » (en matière d’anatomie, physiologie et psychomotricité), mise au service de l’idéologie (ou de la philosophie) de l’intériorité à laquelle ils se rattachent implicitement ou explicitement. La pratique se fonde de la sorte sur la théorie — la seconde se justifiant par l’efficacité de la première.
53Cependant, le déploiement sociohistorique de la logique de la singularité dans un champ chorégraphique prolifique génère, à la fin du XXe siècle, deux paradoxes. D’abord, il remet en cause la « signature » de l’œuvre. Celle-ci se fait plurielle, en raison du fait que les danseurs vont être choisis non plus pour leurs seules compétences techniques, mais aussi pour leur « singularité » (à condition toutefois d’avoir une proximité intellectuelle et artistique avec le chorégraphe) devenant un peu les co-créateurs de la production chorégraphique. Ensuite, la démultiplication des possibles conduit dans certaines œuvres qui se revendiquent « chorégraphiques » à faire disparaître ce corps dansant sur lequel s’est construit le champ. Parfois les frontières de la danse avec d’autres disciplines artistiques (théâtre, arts plastiques, etc.) ou non artistiques (l’escalade, les technologies, etc.) se détendent de par les collaborations entre des artistes de champs différents. Ces démarches de création — au sein desquelles le corps n’est pas effacé, même s’il ne s’agit plus toujours d’un corps dansant — ne sont pas sans poser problèmes aux institutions qui ont la charge d’allouer des aides à la création chorégraphique ou de diffuser les œuvres : tel projet, est-il toujours de la danse ? Est-il susceptible de recevoir des subventions « danse » alors qu’il ressortit aussi au théâtre, ou au cirque, à la performance physique, ou aux arts plastiques, etc. ? Comment et où « diffuser » un tel « spectacle » ?
Notes de bas de page
188 L’école russe avait reçu l’influence de l’école française par l’intermédiaire de danseurs et chorégraphes romantiques qui s’étaient établis dans ce pays : Didelot (au début du XIXe siècle), Saint-Léon (années 1859-1869), Perrot (de 1848 à 1858) et surtout Marius Petipa (de 1847 à 1904).
189 S. Jacq-Mioche, Le Ballet à Paris de 1820 à 1830, thèse de doctorat, Paris I, 1994, p. 234.
190 Cf. Serge Lifar, La Danse, Gonthier, 1965.
191 P. Bourcier, Histoire de la danse en Occident, op. cit., p. 194-200.
192 N. Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 108.
193 Cf. P. Bourdieu, Les Règles de l’art..., op. cit.
194 N. Elias, La Société de cour, op. cit., p. 242.
195 J.-M. Palmier, L’Expressionnisme et les arts, tome 1 : « Portrait d’une génération », Paris, Payot, 1979, p. 8.
196 Sa vie est marquée effectivement par des événements dramatiques (ses enfants sont morts accidentellement en 1922, son compagnon se suicide trois ans après ; elle-même meurt étranglée par son écharpe dans la voiture de Bugatti en 1927).
197 Duncan, Ma vie, Paris, Gallimard, 1932, p. 277-278.
198 Dans ses mémoires, elle explique qu’elle a été élevée avec sa sœur et son frère par sa mère, voyant extrêmement rarement son père pendant sa jeunesse. Sa mère, musicienne amateur, semble avoir connu quelques difficultés pécuniaires, tandis que la jeune Isadora avec sa sœur donnaient des cours de danse aux enfants et jeunes filles de leur quartier, contre de menues rémunérations.
199 Duncan, Ma vie, op. cit., p. 81.
200 Duncan, Ma vie, op. cit., p. 81.
201 Extraits de Isadora DUNCAN. Écrits sur la danse, éditions du Grenier, 1927, Nouvelles de danse no 23,1995, p. 31.
202 Cf. I. Launay, A la recherche d’une danse moderne. Étude sur les écrits de Rudolf Laban et Mary Wignian, thèse de doctorat en Esthétique des Arts du spectacle, Paris VIII, sous la direction de M. Bernard, 1993.
203 « [...] la culture du corps et des mouvements en groupe ou individuels, si chère à Ascona, était également prônée par le régime nazi », Ed Groff, « Rudolf von Laban : une perspective historique », La Danse, art du XXe siècle ?, textes réunis par J.-Y. Pidoux, Lausanne, Payot, 1990, p. 138-165, p. 154-155.
204 L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Paris, éditions Complexe, 2000, p. 31.
205 Chercheur autant que chorégraphe, il travaille dans cinq directions : l’étude du mouvement pour acteur et danseur ; l’analyse du mouvement dans l’éducation permanente ; le mouvement comme thérapie ; la recherche d’une notation du mouvement (la notation Laban) et enfin le travail à partir du mouvement collectif. P. Brinson, « L’impact de Laban sur la danse et le théâtre contemporain », Les Fondements du mouvement scénique, op. cit., p. 43-60 (pour la version française du texte).
206 Launay, A la recherche d’une danse moderne..., op. cit.
207 Laban cité par Ed Groff, « Rudolf von Laban : une perspective historique », La Danse, art du XXe siècle ?, article cité, p. 151.
208 Cf. L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich...,op. cit., p. 28-29.
209 Launay, A la recherche d’une danse moderne...,op. cit.
210 Cf. L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich...,op. cit., p. 290-291.
211 M. Wigman, Le Langage de la danse, Paris, éditions Papiers, 1986.
212 I. Launay, A la recherche d’une danse moderne...,op. cit., p. 303-304.
213 J.-M. Palmier, L’Expressionnisme et les arts, op. cit., p. 9.
214 Cf. l’introduction de L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich...,op. cit.
215 Cf. M. Kant, article sans titre, Les Saisons de la danse, no 279, avril 1996, p. 40-43.
216 L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich...,op. cit., p. 219-268.
217 Ibidem, p. 231.
218 Ibid., p. 241.
219 Les archives étudiées par Marion Kant indiqueraient, selon l’historienne, que Wigman a reçu 25 000 RM en 1934 et 1935 pour financer sa participation aux manifestations du parti national-socialiste. M. Kant, article cité, p. 41.
220 Ibidem.
221 Ibidem.
222 J.-M. Palmier, L’Expressionnisme et les arts, op. cit., p. 347.
223 L. Guilbert, Danser avec le IIIe Reich..., op. cit., p. 394.
224 P. Bourcier, Histoire de la danse., [1ère édition], op. cit., p. 212-213.
225 P. Bourcier, Histoire de la danse en Occident. Du romantisme au contemporain, Seuil, 1978 (réédition de 1994), p. 35.
226 Cf. M. Michel et I. Ginot, La Danse au XXe siècle, op.cit.
227 Ibidem, p. 43-45
228 Serge Lifar, La Danse, op. cit. p. 142-143.
229 A Porte, « François Delsarte (1811-1871)article cité. Le livre de Shawn est publié en 1954, sous le titre : Every Little Movement, a book about Delsarte.
230 Cf. N. Midol, Théories et pratiques de la danse moderne, Paris, Amphora, 1982, p. 38.
231 Contemporaine de Martha Graham, Doris Humphrey a préféré le travail des studios à celui de la scène. Elle a formé des danseurs (Betty Jones, Louis Falco). Le danseur chorégraphe José Limon a continué le travail de Doris Hum phrey, en théâtralisant sa technique. Cette dernière est le résultat d’une élaboration commune avec Charles Weidman.
232 Propos de Jacqueline Robinson, préface de l’ouvrage de Doris Humphrey, Construire la danse, Paris, éditions Bernard Coutaz, 1990, p. 5.
233 D. Humphrey, Construire la danse, op. cit., p. 45.
234 Ibidem, p. 37-38.
235 Ibid., p. 151 et p. 162.
236 Née en 1894, elle est décédée en 1991, dansant jusqu’à un âge très avancé. Elle est plus célèbre que Doris Humphrey, de par une vie de danseuse très longue et une œuvre chorégraphique importante.
237 N. Midol, Théories et pratiques de la danse moderne, op. cit., p. 38.
238 M. Michel, I. Ginot, La Danse..., op. cit., p. 114.
239 B. Taschen, Bauhaus, 1919-1933, édition du Bauhaus-Archiv Museum de Berlin, 1993.
240 B. Taschen, Bauhaus..., op. cit., p. 101.
241 Le constructivisme n’a pas été propre au courant d’avant-garde donnant lieu à la forme de danse contemporaine, il a quelque peu influencé des chorégraphes rattachés à la tradition classique, dont certains sont issus des Ballets Russes.
242 M. Lawton, « Alwin Nikolaïs : le creuset », Nouvelles de danse, no 22, 1995, p. 34-39.
243 M. Lawton, « Alwin Nikolaïs... », op. cit., p. 35.
244 « Pendant le travail de maîtrise de la technique par la volonté, le corps et l’esprit sont en accord, car la maîtrise volontaire d’une technique exige du danseur qu’il garde à l’esprit ce qu’il fait et qu’il empêche son corps de distraire les intentions de l’esprit », M. Cunningham, « La fonction d’une technique pour la danse », Nouvelles de danse, no 20, 1994, p. 37.
245 Une telle idée avait été amorcée à la génération précédente, celle des modernes, notamment par Weidman.
246 M. Cunningham, Le Danseur et la danse, entretiens avec J. Lesschaeve, Paris, éditions Belfond, 1980, p. 22.
247 M. Cunningham, « La fonction d’une technique pour la danse », article cité, p. 25.
248 C. Fleischle-Braun, « New Dance comme langue de danse postmoderne », La danse, une culture en mouvement, Actes du colloque international de mai 1999, Université Marc Bloch, Strasbourg, septembre 1999, p. 327-336.
249 Trisha Brown (née en 1936, américaine) s’est d’abord formée au sport, avant de s’intéresser à la danse jazz, aux claquettes et à l’acrobatie. Étudiant, au Mills College, la technique Graham, puis Limon, Cunningham, lors de stages à l’université du Connecticut, elle a cherché son style propre en travaillant les improvisations et en faisant des expérimentations sur l’espace et le mouvement.
250 Selon Michèle Febvre cette immobilité est une autre façon de montrer le corps dansant, il s’agit d’une suspension dramatique produite par l’immobilité des danseurs, conduisant la danse vers une forme théâtralisée. M. Febvre, Danse contemporaine et théâtralité, op. cit., p. 80.
251 Boulevard Jourdan. L’Art en scène et Première, réalisation Marie-Hélène Rebois, production Daphné, Larsen, 1995, 63’. Ce documentaire présente cinq signatures de chorégraphes contemporains invités à expliquer leur démarche artistique, lors d’une rencontre en mai 1994 au Théâtre de la Cité Internationale.
252 M. Michel, I. Ginot, La Danse...,op. cit., p. 145-149.
253 Cf. N. Elias, La Société des individus, Fayard, Paris, 1987.
254 C. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, Paris, 1998, cf. p. 151.
255 C. Taylor, Les Sources du moi..., op. cit., p. 470.
256 Notion que nous empruntons à Sylvie Fortin, « L’éducation somatique, les principes techniques », Actes du Forum Enfance danse 1998, L’esplanade, secteur Jeunes Publics, Saint-Etienne, 2000, p. 9-10.
257 Cf. A. Porte, « François Delsarte (1811-1871). Le théâtre et l’esprit de l’auteur », Les Fondements du mouvement scénique, Actes du colloque international des 5, 6, 7 avril 1991, Saintes, Maison de Polichinelle, La Rochelle, éditions Rumeurs des Âges, 1993, p. 13-28.
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