Chapitre 1. Ballet et société de cour
p. 25-43
Texte intégral
1L’histoire de l’art chorégraphique occidental est traversée par des distensions symboliques avec d’autres univers : distensions entre amateurs et professionnels, entre l’art et le pouvoir, entre le corps festif ou sacré et le corps « savant » et « dansant » qui compose les ballets, mais aussi entre les « fonctions » mêmes de la danse et de ceux qui y participent. De fait, l’art chorégraphique se caractérise par une distanciation entre d’un côté des formes de danse communautaires qui ont des fonctions de type festif, symbolique, religieux, éducatif (former un corps gracieux), voire même curatif, et les formes de danse « représentatives » reposant sur le principe de l’« art pour l’art ». En cela, la genèse du champ chorégraphique est marquée par des formes de rationalisation des pratiques et des conditions d’exercice des métiers de la danse qui vont le conduire à être plus autonome vis-à-vis des valeurs et conceptions du monde des savants, vis à vis des enjeux sociaux et politiques des groupes qui pratiquent la danse en « amateur », et enfin vis-à-vis des autres arts (par exemple avec la musique) quand ils entrent en concurrence dans des débats philosophiques ou pour des enjeux de reconnaissance institutionnelle.
2Une forme dominante de rationalisation a marqué les pratiques de danse, comme d’ailleurs la plupart des activités sociales occidentales, dès la Renaissance. Il s’agit de la rationalisation scripturale. La “rationalisation” n’est pas linéaire et ne vise en aucun cas un perfectionnement, ayant un début et une fin, comme s’il s’agissait d’un plan concerté élaboré par des consciences calculatrices. Il s’agit plus concrètement d’un ensemble de directions prises par les individus des sociétés modernes armées de techniques nouvelles (l’écriture notamment, la science...). Ces techniques ont permis le développement de différents domaines, administratifs, économiques, artistiques, scolaires, culturels, etc., en les organisant de manière rationnelle et légale. Moins connu pour les arts (hormis pour la musique grâce aux notations musicales), le processus de rationalisation scripturale a en particulier contribué à professionnaliser les artistes et à fixer les procédures de leur transmission.
3La notation des savoir-faire de la danse intervient très tôt (autour du XIVe siècle), dans un univers social où les pratiques scripturales et scolaires se généralisent à l’ensemble des pratiques sociales (artistiques, pédagogiques, politiques...), ainsi qu’aux différentes catégories de la population.32 Elle va de pair avec un nouveau regard porté sur les pratiques elles-mêmes, dont les principes esthétiques et les logiques d’action sont, de la sorte, objectivés dans les limites des habitudes de pensée de chaque époque. Tramant les rapports sociaux de plus en plus complexes, la rationalisation a donc modifié le rapport aux choses, au corps, et plus largement au monde, instituant certaines pratiques, (ou certains composants des pratiques), en « savoirs ».
4Les conditions sociohistoriques de la formation du champ de l’art chorégraphique et liées à la rationalisation des pratiques se manifestent à la fin du Moyen Âge, dans la danse mesurée, mais se réunissent véritablement avec le ballet de cour et la danse « savante » de la Renaissance. La danse est alors une pratique sociale et pas encore un art à part entière.
I. Philosophie humaniste
5L’art de la danse est particulièrement attaché à la culture humaniste qui, à la Renaissance, tente une synthèse entre religion et philosophie, entre mystique et raison.33 Il se « théorise » par imitation d’autres formes culturelles et artistiques (la musique, la poésie), en empruntant des connaissances savantes à la géométrie, aux mathématiques, à la perspective, et aux principes scolastiques de la composition. La rationalisation de la danse reste toutefois subordonnée à une vision métaphysique du monde, selon laquelle le corps ordonné et mesuré reproduit, sur terre, l’harmonie céleste. Le corps dansant se formalise en se sacralisant. Plus tard, au XVIIe siècle, son ordonnancement sera non plus sacré mais moral, dans le sens où il mettra en œuvre les préceptes de la courtoisie puis de la civilité. L’art de la danse deviendra alors « Ballet » en se mettant au service d’un pouvoir : celui du monarque et de la cour.
6Les conditions d’émergence du ballet correspondent à l’éclosion du mouvement académique humaniste, dont la première forme officiellement instituée par décret royal en France est, selon Frances Yates, l’académie de musique et de poésie de Jean-Antoine Baïf, en 1570. Elle-même est en rapport avec le mouvement poétique de Ronsard (La Pléiade). Elle semble avoir eu pour fonction d’être un centre de composition, d’enseignement et d’exécution en public de la poésie associée à la musique.34 Etudiant non seulement la poésie et la musique, les académiciens s’intéressaient également à la philosophie naturelle, aux mathématiques, à la peinture, aux langues ainsi qu’aux disciplines militaires et à la gymnastique. Leur souci premier était d’analyser les « effets », sur les auditeurs, de la musique antique associée à des vers. L’union de ces deux arts visant en effet à raffiner et purifier les esprits, les préparant de cette manière à l’accession des niveaux supérieurs de la connaissance. La musique et la poésie « mesurées » (parce que faisant l’une et l’autre appel à des rythmes censés refléter l’harmonie céleste) ne constituaient pas seulement un projet artistique, mais comprenaient des visées politiques, en s’inscrivant dans la réforme morale et religieuse de l’époque : un Etat ne peut se fortifier que si les mœurs des concitoyens sont ordonnées et dominées par la raison, pensait-on.
7De fait, au XVIe siècle, Baïf et ses congénères se sont réappropriées les idées des philosophes grecs (Platon et Aristote) selon lesquels la musique a une fonction éducative de premier ordre car elle peut imiter la nature des sentiments ; une musique apaisée procure de la tempérance, et plus largement elle modifie les états d’âme.35 La doctrine des « effets » est aussi l’héritière de la philosophie pythagoricienne qui cherchait à expliquer l’univers physique en termes d’harmonie et de nombre, croyant en une corrélation entre l’eurythmie de l’univers et l’âme humaine. Cette théorie a été reprise par l’Eglise, la pensée de saint Augustin étant habitée par les concepts de nombre et d’harmonie qu’il place au fondement de la connaissance et de la compréhension, parce qu’ils structurent l’univers et l’être humain.36
1. La danse mesurée
8Les vers mesurés de l’académie de Baïf sont écrits pour être chantés. La mise en musique se fonde sur le principe qui aux pieds longs doivent correspondre des notes de longues durées, et réciproquement, aux pieds courts des notes brèves. Écrite pour quatre voix, la musique mesurée adopte les acquis modernes de l’harmonie et de la polyphonie qui rendent les vers intelligibles.
9La recherche des académiciens a aussi porté sur la danse mesurée — le but étant de recréer le théâtre grec. Selon Frances Yates, ils n’ont pas été les inventeurs de cette forme de danse, mais semblent plus vraisemblablement avoir été des théoriciens inspirés par des maîtres de ballets italiens (Pomeo Diobono et Virgilio Bracesco) présents à la cour de France, et par les traités de danse existants. L’objectif était bien d’accorder les pas des danseurs aux rythmes de la musique et des vers mesurés. Ce procédé donne lieu aux premiers ballets, présentés lors des fêtes de cours, dès le règne de Henri ΙΠ.
Paul Bourcier donne l’exemple de la ductia, qui est instrumentale. Cette danse mesurée est composée de trois strophes au moins (puncta) « chacune comportant deux phrases musicales semblables coupées par une cadence suspensive [...]. La première phrase – A – mène cette cadence et est appelée « l’ouvert » ; la seconde tend à la conclusion définitive – A’, avec le refrain – R –, et est dite “le clos” (clausus). On a donc la construction suivante : AA’R / B B’R’ / CC R” / etc. ». L’auteur décrit aussi l’estampie qui était à l’origine une danse instrumentale avant de devenir chantée : « C’est sous forme chantée que l’on trouve la première estampie connue, l’occitane Kalenda maya, du troubadour Raimbaut de Vacqueiras, mort en 1205. Comme la ductia, elle est formée de puncta avec “ouvert” et “clos”. Mais le système de la rime est plus compliqué : les vers de chaque punctum peuvent comporter une rime unique pour l’ensemble, ou une rime pour chacune des deux phrases mélodiques, ou des rimes alternées dans tout le couplet. Le refrain peut ou non avoir la même rime que le couplet ou les alterner »37
10La danse mesurée issue des principes scolastiques repris par l’académie de Baïf, se fait alors « danse savante ». La danse connaît en effet l’influence du principe de clarification qui est à l’œuvre dans les arts (dans les arts figuratifs, dans la poésie, en musique et en architecture).38 Erwin Panofsky estime que le principe de clarification correspond à l’effort conscient pour structurer la sensibilité et la perception, en faisant appel à la raison associée à une imagination « plus claire ». Les scolastiques avaient auparavant introduit le principe d’ordonnancement. Ce dernier s’appliquait en particulier à la musique, et se modelait selon une division rationnelle du temps dans la notation proportionnelle de l’école de Paris. Il était également à l’œuvre dans les manuscrits des maîtres italiens de la Renaissance qui, en faisant la « science de la danse »39, rédigeaient leurs traités en suivant une logique similaire.40 Mais dès la fin du Moyen Âge, la danse qui se « mesure » participe des divertissements princiers et religieux. La danse reste cependant suspecte aux yeux des hommes d’Eglise, même si des Jésuites la défendront et en feront au XVIIe siècle un moyen d’éducation. Pour l’Église, en effet, si la danse peut se rapprocher d’une gesticulation sainte, elle a également le pouvoir de participer à la possession démoniaque dans des manifestations collectives (c’était le cas de certaines danses païennes pratiquées dans les églises). Au Moyen-Âge considéré comme « civilisation du geste »41, la danse hérite plus généralement d’une suspicion à l’égard du corps — suspicion dont Jean-Claude Schmitt souligne l’ambiguïté. Prison de l’âme et instrument de péchés, c’est pourtant par le corps que les hommes se repentent, font les gestes du salut et les prêtres ceux de la bénédiction. En fait, le corps exprime l’âme, ses vertus autant que ses vices.42
11La danse mesurée reprend les danses populaires en les ralentissant et en les solennisant.43 De danses par haut (sautées) elles se transforment en danses par bas (retenues) pour les honnestes gens. Par exemple, le quadrille, danse populaire à l’origine, semble s’être transformé en mouvements lents et solennels à la suite de son appropriation aristocratique.44 De même, les « basses danses » seraient issues d’une bipartition : la basse danse proprement dite, le retour de la basse danse et enfin le Tordion, exécutées sans sauter par les dames de cour, se différenciant ainsi des danses exécutées vivement par les villageois et par les baladins.45
12Les prémices des ballets de cour sont contenues dans cette manière de danser ; elle transforme les données motrices et kinesthésiques des danses populaires qui, en étant pratiquées dans le contexte des divertissements aristocratiques, se modèlent en appliquant les préceptes de la courtoisie et de la bonne tenue en société. « Contenir le débordement, faire taire la gesticulation, est la grande référence de ces remarques à l’égard de la posture ».46
2. Corps ordinaire et corps dansant
13La conception du corps de la danse à la Renaissance participe d’un nouvel ordre symbolique et social se traduisant par la transformation du corps quotidien en corps dansant (donc extra-quotidien).47 Une importance particulière est accordée au mouvement ainsi qu’à l’équilibre dynamique et expressif. En concevant l’œuvre d’art comme une manifestation de lois naturelles non détachée de considérations métaphysiques, les maîtres de danse orientent leur activité vers l’expression d’un équilibre et d’une harmonie sacrés.48 Leurs intentions métaphysiques n’excluent toutefois pas un souci de rationalisation du corps dansant. La danse est une manière d’exprimer l’âme et nécessite, par conséquent, une démarche analytique afin de mieux jouer son rôle d’intermédiaire entre le ciel et les hommes. C’est en tout cas la préoccupation de Guglielmo Ebreo :
La vertu de la danse vient de ce qu’elle est une action qui manifeste le mouvement spirituel, s’accordant avec les consonances mesurées et parfaites d’une harmonie qui descend agréablement par notre sens de l’ouïe jusqu’aux parties intellectuelles de nos sens cordiaux.49
14L’idée dominante de cette pensée humaniste consiste à faire la connexion entre corps et âme par des mouvements ordonnés et rationalisés. Alberti et Léonard de Vinci abordent le corps humain avec compas et rapporteurs50, Léonard de Vinci faisant fusionner une théorie des proportions du corps avec une théorie du mouvement. Pour y parvenir, il analyse les processus mécaniques et anatomiques du corps selon qu’il est statique ou en mouvement, debout ou au repos.51 Pour l’un comme pour l’autre, le corps en mouvement, ainsi analysé, décomposé et recomposé selon les principes de la géométrie et de l’arithmétique, a des correspondances avec les mouvements de l’âme (les passions).
15Accordée à la musique, la danse aurait des pouvoirs d’imitation de l’harmonie céleste, qui seraient d’autant plus forts que chaque partie du corps est reliée à une planète : en dansant, il deviendrait possible d’attirer les influences planétaires sur l’âme humaine.
Ce qui intéressait les inventeurs de ballet était surtout la représentation de la vie et des choses, la réalisation dramatique d’une harmonie imitée de celle des deux [...]. De plus, ils croyaient que la représentation, pour ceux qui jouaient et pour les spectateurs dont la participation était essentielle à la réussite du ballet, était un transfert dans le monde terrestre de l’harmonie céleste, un rétablissement de l’harmonie originelle, que l’âme de l’homme avait une fois connue.52
16La conception du corps humain, en tant que reflet du corps céleste s’accompagne d’intentions religieuses, politiques et éthiques concernant les usages du corps, définissant un art humaniste qui, d’après Jean-Claude Schmitt, est qualifié de la sorte parce qu’il exalte l’homme à travers la beauté du corps et assimile cette perfection humaine à la figure des dieux.53 Elle fait également du corps un moyen d’expression en lien avec les préceptes des théories de l’actio de l’Antiquité. La rhétorique de l’actio va de pair avec l’éloquence, elle la sert pour la rendre plus persuasive. Ainsi, dans sa Rhétorique française (1555) Antoine Fouquelin indique que « l’action est geste du corps, lequel donne quelque indice et signification du mouvement de l’esprit, émeut un chacun, même les idiots et barbares, par lesquels il aura été aperçu ».54 Se référant à Cicéron, Fouquelin défend l’idée selon laquelle les gestes du corps muet parlent d’eux-mêmes. Leur maîtrise est donc aussi nécessaire que celle des mots ; gestes muets et discours ne se contredisent pas lorsqu’on est bon orateur.
17Les mouvements corporels composent donc une action muette par laquelle ils ont la capacité d’exprimer ce que les mots taisent. Ce pouvoir d’expression est jugé plus puissant que le langage verbal. Cette idée va être appliquée à la danse, tandis que les académiciens proches de Baïf vont s’approprier la maxime de Plutarque selon laquelle la danse est une « poésie muette » :
Brief il faudrait transferer le dire de Simonides de la peinture au bal, pour ce que le bal est un poësie muette, et la poësie de la peinture, ny ne se servent aucunement l’une de l’autre. Là où entre le bal et la poësie toutes choses sont communes, et participent en tout l’une de l’autre, toutes deux representans une mesme chose, mesmement és chansons à danser, qui s’appellent Hyporchesmes, où la representation se fait plus efficacement de l’une par les gestes et mimes, et de l’autre par les paroles.55
18Le corps aux mouvements métriques et contrôlés dans la danse mesurée — corps qui se décompose pour être recomposé dans les traités de danse —, trouve son opposé dans le corps grotesque de la culture comique populaire. Renvoyant à un autre rapport au monde, aux autres, et surtout au corps56, la culture comique populaire crée une imagerie particulière que Mikhaïl Bakhtine nomme le réalisme grotesque et dans lequel les mondes cosmique et social ainsi que les corps forment un tout vivant et indivisible, joyeux et bienfaisant.57 Le corps non individualisé, est un corps collectif uni au cosmos, mais bien « matériel ». Dans le réalisme grotesque, ce n’est pas le corps qui s’élève et se met au service de l’âme, mais l’âme (plutôt vue comme une âme collective, cosmique) qui chute, devenant grotesque. Aussi, le corps grotesque se fait-il « extra-quotidien », non pas parce qu’il se spiritualise en s’ordonnant, mais au contraire, parce qu’il exagère l’image de sa matérialité jusqu’à l’absurde.58 Mikhaïl Bakhtine de conclure : « Ce corps n’a pas de place dans l’“esthétisme du beau” forgé à l’époque moderne ».59
3. La notion de composition
19D’après Sylvie Garnero, les traités des maîtres italiens sont les premiers à introduire, pour la danse, la notion de composition. Empruntée aux arts visuels et définie pour la peinture par Alberti, la composition marque une intention d’harmonisation de chaque élément du tableau pour obtenir un effet pictural particulier, selon un fondement scolastique qui prône aussi, dans la littérature, l’alternance entre décomposition en éléments simples et recomposition complexe suivant quatre niveaux hiérarchiques : phrase — Clause — Proposition —Mot, et réciproquement : Mot — Proposition — Clause —Phrase. Cette alternance reprise par Alberti et transposée à la peinture, semble s’appliquer rapidement à la composition chorégraphique. Dans le travail chorégraphique l’on retrouve en effet un procédé identique consistant à rechercher des éléments simples pour construire une structure élaborée. Les parties du corps sont donc analysées et codées d’après quelques principes élémentaires (espace, temps, poids, énergie) ; sur cette base, leur coordination et ajustement permettent de créer des mouvements et des ensembles de mouvements complexes mais ordonnés. Le corps dansant est encodé et (re) composé (composto), par opposition au corps des danses villageoises, qualifié de corps décomposé (scomposto60.) L’agencement des mouvements conduit à la production de figures construites selon le nombre de danseurs, dans un espace rationalisé, en rapport harmonieux avec la musique et selon une dynamique alternant pause et mouvements. Un tel processus d’ordonnancement fonde le travail de la chorégraphie comme « art de composer des danses » et « art de noter sur le papier les pas, les gestes et les figures d’une danse ».61 Les traités italiens étudiés par Sylvie Garnero établissent ainsi les premiers principes de l’esthétisme de « la danse savante ». En revanche, ils n’inventent pas de système de codification de la danse. Des éléments de notation usant de codes littéraires se trouvent dans d’autres traités de danse ; certains s’élaborent dès le XVe siècle, mais c’est surtout avec celui de Thoinot Arbeau, à la fin du XVIe siècle, que débutent les recherchent sur la codification, dans un contexte sociopolitique d’engouement pour le ballet de cour et la pratique de la danse « civilisée ».
II. Le ballet de cour et la politique
20Fusionnant quatre arts (poésie, musique, danse, peinture), à cause de leur analogie concernant leur capacité à imiter les expressions des âmes et l’harmonie céleste, le ballet, en tant que nouvelle forme de représentation, est inventé entre 1570 et 1580. Selon Margaret McGowan, « ce qui intéressait les inventeurs de ballet était surtout la représentation de la vie et des choses, la réalisation dramatique d’une harmonie imitée de celle des cieux ».62 Mais, dans une configuration sociale où la religion tend à ne plus garantir l’ordre social, la métaphore du règne de l’ordre et de l’harmonie sur terre prend un caractère politique : l’harmonie est de la responsabilité de l’État absolutiste (de la raison politique). Plus exactement, le ballet de cour affirme le pouvoir du monarque, en le mettant en scène de manière allégorique. Il l’instaure, à la vue de tous, comme loi qui s’impose aux sujets, sous couvert de réjouissances. En dansant dans les bals et dans les ballets, le roi rappelle par ailleurs sa puissance personnelle de contrôle et de domination de la scène sociale et politique.
21François Ier avait fait venir à sa cour nombreuse artiste italienne, dont des maîtres à danser (son fils était marié à Catherine de Médicis qui s’adonnait, selon Marie-Françoise Christout, à la chorégraphie et confiait ses enfants à des maîtres à danser). De fait, le goût pour un spectacle réunissant les différents arts se constitue à la cour de France.
22Le premier livret connu des historiens du ballet de cour est intitulé Le Balet Comique de la Reyne. Publié en 1581, il a été composé par Beaujoyeulx à l’occasion du mariage entre Melle de Vaudemont et le favori d’Henri III : le duc de Joyeuse. Le ballet faisait partie d’une série de fêtes données à la cour de France pour célébrer le mariage. Beaujoyeulx s’est associé au poète et aumônier de la reine, La Chesnaye, ainsi qu’au maître de musique de la Chambre du roi, Salmon, au peintre du roi, Jacques Patin et enfin à Beaulieu, cofondateur avec Baïf de l’Académie de musique et de poésie. Le ballet s’étant déroulé à la petite salle Bourbon à côté du Louvre le 15 octobre 1581, l’organisation spatiale du spectacle ne séparait pas le public de la scène. De plus, le décor, réparti autour de la salle favorisait la proximité entre acteurs et spectateurs.63 Le palais et le jardin de Circé étaient représentés, ainsi qu’une ville peinte en perspective sur une toile de fond ; sur la gauche, une voûte dorée dissimulait les musiciens. Pendant le spectacle, des personnages mythologiques, installés sur des chars, échangeaient avec les spectateurs. Selon Margaret McGowan, « la participation du public était un élément essentiel de la réussite du ballet ».64 Elle estime que le Balet Comique de la Reyne avait un but politique, comportant aussi des intentions philosophiques : il s’agissait de montrer le triomphe de la raison (de la raison d’État) qui rétablit l’harmonie des cieux sur terre (l’ordre social dans le pays) et de célébrer la puissance du roi. À un second niveau d’interprétation, le ballet représentait les vérités éternelles atteintes par l’homme quand il sait se contrôler et diriger son désir.65
23Plus largement, le ballet de cour avait une fonction d’expression de valeurs morales et d’affirmation de la légitimité de la souveraineté, s’imposant d’autant plus aisément que l’organisation scénique favorisait la participation éthico-pratique, quasi mimétique, avec les personnages tenus par des hommes et des femmes de même rang social que les spectateurs. En étant proche des comédiens, en s’identifiant peut-être à eux et à leur rôle théâtral, le public faisait siennes les significations du ballet et célébrait, avec les personnages, la grandeur du roi. Cette disposition scénique intégrait ainsi le spectateur à la représentation, en faisant de lui un acteur à part entière.66
1. Principes du ballet de cour
24Ouvrage collectif et grand spectacle usant de machineries complexes, alternant des récits chantés avec des entrées dansées, des figures géométriques et la danse narrative, le ballet de cour s’achève par une chorégraphie réservée à la danse pure, dénuée de tout caractère narratif. L’inventeur du thème est généralement un poète qui collabore avec le maître à danser, le maître de musique et un peintre décorateur.67 Les rôles de danseurs sont tenus par les courtisans, mais il semble que pour exécuter des mouvements difficiles ou acrobatiques, il était fait appel à des baladins professionnels.
25Le ballet de cour de la fin du XVIe siècle et dans la première décennie du XVIIe siècle repose sur l’allégorie essentiellement politique, intégrant fréquemment une dimension burlesque. Il arrivait que dans certains spectacles la poésie prédomine, conduisant le genre vers une forme plus littéraire. Les inventeurs de ballet trouvaient leurs idées dans des recueils d’allégories68 dont les thèmes renvoyaient à la mythologie, à l’histoire ou encore à la littérature. Les allégories devaient être comprises du public, c’est-à-dire essentiellement des courtisans et du roi. Selon Margaret McGowan, les images, interprétables selon plusieurs niveaux de compréhension69, portaient une signification philosophique et politique pour les plus érudits, ou une signification morale ; un autre niveau d’intelligibilité consistait à faire le lien avec des événements politiques et sociaux. Enfin, l’on pouvait réduire le ballet au sens textuel du conte raconté.
2. Évolution du ballet de cour au XVIIe siècle
26La première forme prise par le ballet est la chorégraphie planimétrique qui inclut la « danse horizontale » ou géométrique, dont on repère une prime expression en 1546, en France, avec l’Hypnerotomachie de Colonna (livret publié en italien dès 1499).70 Elle a disparu vers 1640, quand la scène a été surélevée, impliquant des bouleversements importants des chorégraphies. Auparavant, la scène était vue en plongée, à partir de gradins, ou de galeries situées en haut de la salle ; elle rendait possible la vision de figures géométriques que les danseurs traçaient sur le sol et qui avaient parfois un caractère symbolique. Pour les spécialistes de la danse, l’inventeur de la danse horizontale est Beaujoyeulx, à qui le poète Billard écrit une dédicace, le qualifiant de « Geometre, inventif, unique en ta science ». La chorégraphie est perçue comme une science. Héritant des connaissances sur la perspective, elle devient langage visuel, dessinant des figures et des signes avec les corps.
27Tandis que l’Italie s’orientait vers d’autres formes de spectacle, notamment vers le dramma per musica, futur opéra dans lequel la danse est réduite à un intermède71, le ballet s’affirmait en France. Progressivement, le public et les lieux de représentation se sont diversifiés, plaisant aux hommes de cour — qui y assistaient à l’Arsenal, dans les hôtels particuliers, dans les châteaux aux environs de Paris et en province —, mais aussi aux bourgeois, qui en organisaient à l’Hôtel de Ville ou dans des théâtres, ainsi que dans des appartements privés. Les ballets, présentés sur les champs de foire, étaient également un divertissement populaire. Son succès a occasionné la multiplication des œuvres et des genres, prenant fréquemment une forme burlesque (en particulier entre les années 1620 et 1636), ou servant de compliment à une dame, devenant parfois jeu de société.72 Les principaux procédés théâtraux mis en œuvre étaient le renversement de situation ou de caractère (un personnage devenant fou), ainsi que la farce qui se sert des effets comiques usuels : les crocheteurs, les aveugles, les estropiés.
28La farce et la satire ne sont pas seulement des techniques produisant des effets comiques, mais des genres théâtraux forts prisés. Ainsi, le maître à danser de Louis XIV, Beauchamps, a participé à plusieurs pièces de théâtre de Molière, créant des ballets notamment pour les Fâcheux, Le Mariage forcé et Psyché. D’autres compositeurs s’inspirent des personnages de Rabelais. Molière crée la comédie ballet, dès 1661 avec Les Fâcheux, remplaçant les entractes par des intermèdes dansés liés au sujet de la pièce. Dans sa continuité, Lully met en place la tragédie ballet qui privilégie l’expression et la narration tout en conservant, le goût de l’allégorie, issu du ballet de cour.
29La variété des lieux de production des ballets a, par ailleurs, conduit à simplifier la scénographie, grâce à la réduction des machineries et des effets spectaculaires. Cela conduit à un perfectionnement technique et à une amélioration des costumes de danse. Progressivement, la participation des arts (poésie, musique, peinture à travers le décor et le costume) s’est modifiée et la poésie a disparu. Adoptant une forme plus théâtrale, le ballet a alors requis différents types de danse : les danses horizontales sont moins utilisées (car elles ne peuvent être vues que dans de vastes salles avec balcons ou gradins), supplées par les danses de société chorégraphiées et la danse imitative — sérieuse ou burlesque — qui avaient le pouvoir d’exprimer les sentiments et les intentions du personnage interprété par le danseur (au visage souvent masqué). Enfin, la danse burlesque consistait essentiellement en des postures ridicules et des sauts périlleux exécutés par des baladins professionnels, tandis que les danses plus simples étaient interprétées par les courtisans.73
30Par conséquent, il semblerait qu’au XVIIe siècle se côtoient professionnels et amateurs de danse : d’un côté, les baladins plutôt engagés dans les rôles burlesques et les sauts périlleux, quelques danseurs à gages, et les maîtres à danser ; de l’autre côté, les hommes de cour. La création de l’Académie royale de musique et de danse conduira à une séparation tranchée entre amateurs et professionnels dans l’art du ballet occidental.
31Le ballet de cour rendait visible l’appartenance des participants « amateurs » à la noblesse de cour, qui dansaient peut-être pour briguer « l’honneur de paraître dans les ballets ».74 En ce sens, il peut être interprété comme la métaphore du fonctionnement de la cour, dans lequel tout geste est calculé, les actions s’enchaînant les unes aux autres, alors que l’écart d’un individu peut remettre en cause le prestige de tous.75 En particulier dans les ballets où le roi danse, les autres danseurs s’ordonnent autour de lui, signifiant par là que personne ne peut danser, penser et agir indépendamment de l’autorité royale.76 De la sorte, L’État absolutiste raffermit le rôle politique du ballet.
32Louis XIII et Louis XIV ont particulièrement compris l’importance de la représentation scénique. Ainsi, le règne de Louis XIII est marqué par une abondante production de ballets, auxquels le roi participait en tant que danseur. Louis XIV se produisait régulièrement ; certains historiens estiment qu’il a pratiqué la danse pendant vingt ans, à raison d’une ou deux heures par jour. Pour Louis Marin, la représentation du roi (dans/par les ballets, sur des médailles, dans des tableaux, dans les récits historiques qui s’écrivent sous son contrôle, etc.) est une manifestation de son pouvoir, qui rend sa personne présente même en son absence, ou qui intensifie sa présence effective. Plus largement, l’autoreprésentation du roi manifeste son désir du pouvoir absolu.77
33Visant des intentions politiques, certains compositeurs de ballets ont osé exprimer des critiques concernant des actions politiques et des abus de justice ou, au contraire, ont rendu hommage à leur souverain, à sa justice et à sa politique. Cependant, en se professionnalisant, le ballet de cour a engendré une démarcation entre scène et spectateurs, ainsi qu’une séparation entre l’objet esthétique et sa valeur éthique ou sa fonction moralisatrice et politique. Jusqu’alors, la scène qui ne séparait pas le public des acteurs, favorisait la mimesis, c’est-à-dire un engagement quasi total avec ce qui était représenté.78
III. Danse et Éducation
34Les maîtres à danser, qui échafaudent l’art chorégraphique entre le XVe et XVIIe siècles, sont proches des aristocrates et des hommes de cour : c’est à leur intention qu’ils produisent des ballets, organisent des divertissements dansés, consignent les principes esthétiques et constituent un vocabulaire de danse. Leurs œuvres sont en grande partie le produit du rapport au monde de ces hommes qui pratiquent la danse et qui sont les commanditaires des ballets. Il est donc logique que l’art chorégraphique se soit instauré en lien avec les préceptes courtisans, tels qu’ils ont été formalisés dans les traités de courtoisie puis de civilité.
35Apprentissage de savoir-faire utiles dans les bals, la danse se fait également « exercice » pour l’acquisition des « bonnes manières ». Elle est par ailleurs un excellent entraînement du corps pour d’autres activités corporelles. Georges Vigarello précise que la danse était un moyen d’éduquer le corps (avec l’escrime, l’équitation et le théâtre) en le dénouant, en l’assouplissant. Mais, paradoxalement, sa pratique est liée à une pédagogie de la posture79. Art aux mouvements contenus, soumis à la discipline du regard et des contraintes de « l’étiquette », et au service d’une beauté se référant aux justes proportions, à la géométrie, la danse de cour n’est pas exempte de mystique humaniste. Dans cette perspective, la pratique de la danse par les courtisans est à interpréter dans le mouvement de transformation des comportements, au cours du processus de civilisation, qui règle les attitudes corporelles, les gestes, les manières de se vêtir, de se comporter. Les contextes de sa pratique s’élargissent. Ainsi, elle devient une discipline pédagogique dans les collèges des Jésuites, pour apprendre aux écoliers à contenir le corps, ses agitations et ses passions.
1. Danse et civilité
36Les premières formes de composition chorégraphique se sont développées dans une configuration sociale — la société de cour — que Norbert Elias considère comme étant le laboratoire du processus de civilisation. Pour Norbert Elias, en effet, une nouvelle forme d’interrelations s’établit à la cour, engageant les individus à une observation mutuelle qui les contraint à contrôler leurs actes par rapport à ceux d’autrui, ainsi qu’à refouler leurs pulsions et leurs émotions. Les traités de civilité apparaissent dans de telles configurations sociales. Édictant les règles du devoir être, ils visent, selon Roger Chartier « à transformer en schèmes incorporés, régulateurs automatiques et non dits des conduites, les disciplines et censures qu’elle énumère et unifie dans une même catégorie »80. Cependant, les dispositifs qui permettent l’incorporation de ces règles dépendent des usages sociaux en des lieux propices à leur appropriation. Le bal de cour semble être un de ces lieux où les corps se règlent les uns par rapport aux autres, ceux des hommes par rapport à ceux des femmes, dans des mouvements dansant d’ensemble, mettant à l’épreuve les règles de la civilité, dans le contrôle des corps qui doivent garder une certaine distance dans la danse81. Le bal est en même temps représentation publique (et autoreprésentation d’une catégorie sociale) de la maîtrise de soi transformée en dispositions corporelles dans les mouvements dansés, dans les gestes, dans l’allure et le maintien corporel.
37Entre le XVIe et le XVIIe siècles, la danse fait partie de l’éducation des courtisans, autant que l’escrime et l’équitation. La monopolisation de la contrainte physique et de la force militaire par l’État absolutiste a conduit à un fort contrôle de soi82 s’accompagnant de la codification des affrontements corporels. Léandre Vaillat souligne d’ailleurs que la pratique de la danse par les courtisans a profité du recul des divertissements violents (les tournois).83
38Pour les jeunes nobles, la danse ne s’apprend plus seulement auprès d’un maître particulier, mais également dans des lieux où s’enseignent collectivement des pratiques et des savoirs spécialisés (les académies formant aux pratiques militaires84 et les collèges des jésuites). Les arts de cour (musique, danse, bonnes manières) et arts de guerre (exercices du corps, équitation, escrime) ne suffisent plus à l’éducation ; pour des raisons politiques « se trouvent en effet étroitement imbriquées la revendication nobiliaire du contrôle des charges publiques et le besoin d’une éducation qui donne au jeune noble la capacité de les exercer »85.
39Pour les enfants royaux, l’éducation est prise en charge par des précepteurs et des gouverneurs. L’éducation princière ne l’imite pas toujours. Préceptorat et collège vont de pair. Toutefois, la plupart des enfants des aristocrates ne passe que peu de temps au collège, faisant l’apprentissage du monde dans les académies « ce temple du cheval où le jeune noble s’initie aux subtilités de la haute école sous la direction des écuyers, mais aussi à tous les autres exercices du corps (escrime, danse et même natation), aux arts d’agrément (dessin, musique) et aux notions qui peuvent être utiles à la guerre telles la géographie et la fortification »86.
2. La danse dans l’éducation des Jésuites
40Les maîtres à danser étaient présents à la cour, dans les académies militaires et au domicile des bourgeois qui désiraient acquérir les bonnes manières. Leurs services étaient aussi requis dans les collèges des jésuites. Selon Régine Astier, les pères auraient introduit des intermèdes dansés dans leurs spectacles qui suivaient les remises des prix, afin d’alléger la « souffrance » des spectateurs à qui on présentait des pièces théâtrales en latin. La danse était surtout considérée comme un exercice utile pour l’éducation des écoliers, et participait à la formation de l’orateur : si la voix était éduquée par les déclamations, le corps l’était par la danse. « Une belle éducation ne néglige pas les dehors, elle apprend à se bien présenter, à avoir une contenance peu embarrassée, à saluer de bonne grâce, à faire une révérence avec art [...]. Il faut des pas mesurés, il faut de l’agilité, de la souplesse, il n’y a guère que quelques leçons de danse qui puissent dresser un jeune homme ».87
41Accordant une origine sacrée à la danse — même s’ils en venaient parfois à critiquer la manière de régler les ballets à leur époque —, les jésuites fondaient essentiellement leur intérêt pour la danse sur la rhétorique des gestes sacrés pour laquelle tout geste doit être clair et précis afin d’être univoque. Dans un même temps, en proposant des leçons de danse dans les collèges, ils séduisaient les familles (appartenant aux élites urbaines et aux gens de la cour)88, qui étaient susceptibles de mettre leurs enfants dans ces collèges. Les pères pouvaient ainsi conjuguer le goût de la danse de leurs publics et les avantages pédagogiques de la pratique, puisque l’exercice de la danse, avec celui du chant et de la diction, permettaient d’acquérir les dispositions nécessaires (contrôle des gestes, bonnes manières, placement de la voix, etc.) aux rôles sociaux auxquels les élèves étaient formés.89 Quant au spectacle, il avait une fonction de divertissement autant qu’une valeur morale pour les élèves qui jouaient ou qui regardaient. Ainsi, le père Ménestrier souligne que la danse sert à modérer la crainte, la mélancolie, la colère et la joie90 ; et le père Le Jay écrit en 1697 que la danse est nécessaire à la jeunesse qui ne peut pas se passer de quelques divertissements « honnêtes ».91
3. Les maîtres à danser particuliers
42Les maîtres à danser formaient une catégorie sociale incontournable pour qui voulait recevoir des leçons de grâce et de maintien. Félicien de Ménil en dresse un portrait rapide. Généralement issus de groupes sociaux dominés, les maîtres étaient obligés « de se frotter aux hautes classes dont l’éducation première leur manquait, il leur arrivait parfois de surenchérir, en parvenus, sur les belles manières qu’ils étaient chargés de montrer ».92 Dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle93, il est précisé qu’on se disputait les maîtres à danser, notamment Bacan au XVIIe siècle qui était maître à danser des reines de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Pologne et du Danemark. Les maîtres à danser s’accompagnaient d’un petit violon et devaient conduire « figure par figure, avec méthode et précision ».94
43Les témoignages sur les maîtres sont rares. La littérature en fournit quelques-uns, généralement sur le ton de la raillerie. Peu précise sur le savoir-faire du maître, elle manifeste essentiellement le rapport (de domination) qu’entretenaient les groupes sociaux qui commandaient ses services et le maître à danser.95 Molière fait apparaître celui de Monsieur Jourdain comme quelqu’un de précieux et d’intéressé par la gloire. On peut y trouver quelques indices concernant sa manière d’enseigner. Il transmet en effet le menuet à son élève de manière pratique, par imitation. Aussi danse-t-il pour lui montrer les pas, le prenant par la main pour le guider dans le mouvement, tout en scandant le rythme en chantonnant, et fournissant quelques conseils pratiques.
Acte II. Scène première.
Maître à danser : Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît (M. Jourdain va prendre le chapeau de son laquais et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante). la, la, la ; – La, la, la, la, la, la, – La, la, la, bis ; – La, la, la ; – La, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la. La jambe droite. La, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la ; – La, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.
Monsieur Jourdain : Euh ?
Maître de musique : Voilà qui est le mieux du monde.
Le menuet se termine sur une révérence chapeau en main. Monsieur Jourdain en vient à demander à apprendre la révérence pour saluer une marquise (Dori mène).
Maître à danser : Donnez-moi la main.
Monsieur Jourdain : Non. Vous n’avez qu’à faire, je le retiendrai bien.
Maître à danser : Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baissez jusqu’à ses genoux.
Monsieur Jourdain : Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences) Bon !96
44Dans les témoignages littéraires, l’apprentissage de la danse auprès d’un maître à danser particulier ne paraît pas inclure des exercices décomposant les mouvements pour les maîtriser progressivement. Il s’agit au contraire d’un enseignement pratique, par reproduction des gestes et des postures du maître. Les corrections se déroulent pendant l’action et ne se développent pas en explications théoriques. L’attention pédagogique se porte davantage sur la façon de se comporter devant le professeur.
Le maître de danse M. Guillemin, à la fin du XVIIIe siècle, décrit ce que doivent être les relations entre maître et élèves : « Il convient que l’Elève aille au-devant du Maître, quand il arrive ; on doit le recevoir poliment ; lui faire deux révérences [...]. On doit ensuite le faire entrer dans l’appartement, lui présenter un fauteuil ou une chaise pour s’asseoir. Sitôt que le Maître sera assis, l’Élève (Demoiselle ou Cavalier) lui présentera les deux mains. Il se placera à la première position, et fera quatre révérences, les genoux biens ouverts [...]. Après ces révérences, l’Ecolier ou l’Ecolière marchera en avant, puis en arrière ; à droite et à gauche, de côté ; ainsi que de toute autre marche que le Maître jugera à propos. La leçon finie, l’Elève aura l’attention à conduire le Maître jusqu’à la porte de l’appartement ; il lui fera ensuite deux révérences, la première bas, la seconde moins. Il le remerciera des peines qu’il s’est données et des attentions qu’il a prises ».97
45Au sein des formations sociohistoriques de la cour, danses de bal et danses de ballet ne sont pas des pratiques très distinctes ; le maître à danser particulier peut être un inventeur de ballet ou un « régleur » de danses de bal. Les interprètes des ballets sont les mêmes personnes qui participent aux danses festives. De fait, à cause de leur proximité dans la pratique, nombreux sont les principes kinesthésiques qui sont communs aux danses de bal et aux danses de ballet, et qui ont évidemment à voir avec l’habitus du courtisan. Les rôles dans les ballets sont donnés en fonction de l’allure générale et des capacités des danseurs. La généralisation de la scène à l’italienne accentue les mouvements symétriques vus de face ; elle favorise le développement du travail de l’en-dehors, qui est la base de la technique classique. La scène à l’italienne met en valeur le soliste, tandis que le corps de ballet, en retrait, exécute des mouvements symétriques, parallèlement ou perpendiculairement à la rampe. Sont privilégiées l’harmonie des lignes, l’expression et l’élégance. Cependant, une division du travail chorégraphique commence à se développer. Elle est repérable par une spécialisation des artistes. Ainsi, les rôles se divisent en trois emplois : le rôle noble dit sérieux (pour les danseurs de haute taille, élégants, il s’agit du rôle le plus valorisant et le plus convoité), le rôle de caractère (sens comique, aptitude aux sauts et aux pas grotesques) et celui de demi caractère (taille moyenne, vivacité, pour les emplois de démons, bouffons, paysans, personnages exotiques).
46Sur la base du ballet de cour, la danse, en voie de devenir professionnelle, devient peu un peu une danse « savante » grâce aux écritures des maîtres. Beauchamps est, en ce sens, une figure importante. Il a formalisé les cinq positions de base, ainsi que l’en-dehors qui doit faciliter le mouvement et l’élégance, l’élévation fondée sur l’étirement du corps et la dissimulation de l’effort par une aisance souveraine qui caractérise le style français. Un vocabulaire se dessine, rendu possible par la codification des pas et des mouvements. « Le vocabulaire des pas est déjà riche : glissés, coupés, jetés, assemblés, chassés, sissones, entrechats [...] pas de bourré, pas de basque... [... ] ».98
47Mais plus largement, les ballets de cour sous l’Ancien Régime étaient des moyens d’expression de la légitimité du pouvoir absolutiste, ou, en d’autres lieux, sa critique. Ainsi, le genre s’est diversifié quand le goût pour la danse chorégraphiée s’est étendu aux élites de la société ; le ballet de cour a alors été l’objet de réappropriations politiques et sociales (certains compositeurs l’utilisant pour dénoncer les mœurs et les conduites de leurs concitoyens, usant de moins en moins d’allégories, mais composant des œuvres satiriques, des farces). Progressivement, l’art chorégraphique a commencé à s’autonomiser vis-à-vis de la société de cour en intégrant complètement le lieu du théâtre. La comédie ballet, le ballet pantomime, le ballet d’action marquent, de la sorte, la rupture définitive entre les amateurs et les professionnels formés auprès de maîtres réputés. L’autonomie relative gagnée sur la société de cour induit ainsi une émancipation de la danse par rapport à des pratiques sociales de divertissement. Elle se caractérise par l’émergence d’un espace artistique possédant ses institutions, son mode de recrutement, et commençant à penser son enseignement dans le but de former les professionnels de la danse.
Notes de bas de page
32 G. Vincent, L’École primaire française, Lyon, P.U.L., 1980. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de “l’échec scolaire” à l’école primaire, Lyon, P.U.L., 1993.
33 Cf. F. Yates, Les Académies en France au XVIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p. 3.
34 F. Yates, Les Académies en France...,op. cit.
35 Cf. Aristote, Politique, VIII, 5, cité par F. Yates, Les Académies...,op. cit., p. 49.
36 Cf. F. Yates, Les Académies en France..., op. cit., p. 51-53.
37 P. Bourcier, Histoire de la danse en Occident, Paris, éditions du Seuil, 1978, p. 58 et 59.
38 E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, éditions de Minuit, 1967, cf. p. 100-101.
39 S. Garnero, « Les premiers traités de danse au XVe siècle : principes d’une danse savante et technique du corps dans une société du mouvement », Techniques et cultures, no 22, 1993, p. 146.
40 S. Garnero, « Les premiers traités de danse... », article cité, p. 147 ; P. Bourcier, Histoire de la danse en Occident, op. cit., p. 67-68.
41 J.-C. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, expression empruntée à Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Arthaud, 1964.
42 J.-C. Schmitt, La Raison des gestes...,op. cit., p. 91-92.
43 M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France, 1581-1643, Paris, éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1963, p. 31.
44 M. Louis, Danses populaires et ballets d’Opéra, Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1965, p. 179.
45 F. de Ménil, Histoire de la danse à travers les âges, Slatkine, fac-similé à l’édition de 1905,1980, p. 136-151.
46 G. Vigarello, Le Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Delarge éditeur, 1978, p. 19.
47 S. Gamero, « Les premiers traités de danse... », article cité, p. 145-173.
48 E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les “arts visuels”, Paris, Gallimard, 1969.
49 Cité par M. Baxandall, L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985, en italique dans le texte, p. 95-96.
50 E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations..., op. cit., cf., p. 89.
51 D’après Panofsky, Léonard de Vinci ramène les mouvements à un principe général : le principe du mouvement circulaire continu et uniforme. Cf. L’Œuvre d’art et ses significations...,op. cit., p. 92.
52 M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France..., op. cit., p. 22-23.
53 J.-C. Schmitt, La Raison des gestes..., op. cit., cf. p. 51-54.
54 A. Fouquelin, La Rhétorique française (1555), présenté dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, introduction, notices et notes de Francis Goyet, Paris, Le Livre de Poche classique, Librairie Générale Française, 1990, p. 345-464, p. 443 : « [II, B] Action et geste ».
55 Texte cité par M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France..., op. cit., p. 12.
56 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 12-13.
57 Cf. M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais..., op. cit., p. 28.
58 Ibidem, p. 34.
59 Ibid., p. 39.
60 Terme qui signifie aussi : troublé, indécent, désordonné.
61 Dictionnaire Littré, édition de 1968.
62 M. McGowan, L’Art du ballet de cour..., op. cit., p. 22.
63 Ibidem, p. 44.
64 Ibid., p. 44.
65 Nous renvoyons à la description complète qu’en fait M. McGowan, L’Art du ballet de cour...,op. cit., p. 42-46.
66 En paraphrasant Mikhaïl Bakhtine, nous dirions que le spectateur de ces représentations pouvait pénétrer en créateur ce qu’il voyait, entendait et percevait. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 71.
67 M. McGowan, L’Art du ballet de cour..., op. cit., p. 23.
68 Margaret McGowan cite quatre recueils très utilisés en France par les inventeurs de ballet : La Généalogie des Dieux de Giraldi, Le Imagini con la spositione de i dei de gli antici de Cartari, la Mythologie de Conti, et l’Iconologie de Ripa.
69 M. McGowan note : « Toute la signification et la portée du ballet devaient dépendre de l’utilisation d’images soutenues, et susceptibles de multiples interprétations », L’Art du ballet de cour...,op. cit., p. 24.
70 Le ballet décrit une partie d’échecs qui durait une heure.
71 M.-F. Christout, Le Ballet occidental. Naissance et métamorphoses XVIe-XXe siècles, Paris, Desjonquières, 1995.
72 M. McGowan L’Art du ballet de cour...,op. cit., p. 136.
73 Antoine Furetière précise dans son dictionnaire que les baladins sont « danseur de profession sur les théâtres publics » et dansent « à gages et par de l’argent » ; il indique aussi que le roi « a plusieurs danseurs à ses gages pour faire diverses entrées dans ses ballets », Dictionnaire universel, op. cit., « Danse » et « Balladin » [sic].
74 M.-F. Christout, Le Ballet occidental, op. cit., p. 30.
75 N. Elias, La Société de cour, Paris, Calman-Lévy, 1974.
76 A. Foix, Danse et philosophie, thèse de doctorat de troisième cycle de philosophie, Paris I, 1982-83, p. 134.
77 Cf. L. Marin, Le Portrait du roi, op.cit., p. 12-13.
78 Richard Shusterman estime que l’esthétisme passant par l’implication et la possession corporelle du public rappelle l’analyse platonicienne de la poésie comme « chaîne d’inspiration divine qui s’étend de la Muse au Public », esthétisme critiqué par la modernité qui tend à autonomiser l’art et à favoriser la contemplation distanciée, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétisme populaire, Paris, éditions de Minuit, 1991, p. 204.
79 G. Vigarello, Le Corps redressé, op. cit., p. 52.
80 R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, éditions du Seuil, 1987, p. 48.
81 Roger Chartier écrit que la civilité est « apprentissage de la mise à distance des corps ». Cf. R. Chartier, « Les pratiques de l’écrit », Histoire de la vie privée, sous la direction de Ph. Ariès et G. Duby, tome 3, Paris, éditions du Seuil, 1986, p. 165.
82 N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 ; N. Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calman-Lévy, Presses Pocket, 1973.
83 L. Vaillat, Histoire de la danse, Plon, 1942, p. 100.
84 Dans l’Encyclopédie méthodique. Arts Académiques – Équitations, Escrime, Danse et Art de nager, Paris, Chez Panckoucke, 2e édition de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1786, il est précisé que l’académie est un manège ou un bâtiment destiné à apprendre l’art de monter à cheval, mais les internes y reçoivent aussi un apprentissage de la danse, de la voltige, des mathématiques et des armes.
85 R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècles, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1976, p. 168..
86 R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Education en France..., op. cit., p. 181.
87 F. de Dainville, L’Éducation des jésuites (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, éditions de Minuit, 1978, p. 522.
88 R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Éducation en France..., op. cit., cf. p. 204.
89 Ibidem, p. 203-204.
90 C.-F., Ménestrier, Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Minkoff-Reprint, 1972 (1ère édition en 1682), p. 311.
91 R. Astier, « Pierre Beauchamps et les ballets de collège », La Recherche en danse, no 2,1983, p. 45-51, p. 45.
92 F. de Ménil, Histoire de la danse..., op. cit., p. 177.
93 Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Stakine.
94 Larousse, Grand Dictionnaire..., op. cit., « Danse ».
95 Un témoignage littéraire vient de Georges Sand, qui ne manque pas de se moquer de son maître qui « faisait grincer sa pochette et nous tortillait les pieds pour nous les placer en dehors », G. Sand, Histoire de ma vie, Paris, Calmann-Lévy, 1879, vol. II, partie II, p. 384. La pochette est un petit violon, instrument qui accompagne les maîtres à danser.
96 J.-B. Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, Paris, Librairie Larousse, col. Nouveaux Classiques Larousse, 1970, p. 37-38.
97 M. Guillemin, Chorégraphie ou l’art de décrire la danse, chez Petit Libraire, 1784, p. 35. Cf. aussi dans L. Vaillat, Histoire de la danse, op. cit., p. 102.
98 M.-F. Christout, Le Ballet occidental..., op. cit., p. 36, noms en italique dans le texte.
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