Introduction
Corps et champ de la danse
p. 9-19
Texte intégral
1L’art chorégraphique occidental ne s’est pas constitué de manière linéaire et sans lien avec les contextes sociaux et politiques. Il ne résulte pas d’une évolution inéluctable causée par la seule amélioration des techniques de danse. Ses ressorts se trouvent dans des configurations sociales et politiques spécifiques qui, depuis la Renaissance et plus particulièrement en France, ont généré les conditions favorables à la structuration d’un corps de professionnels de la danse. De la sorte, notre analyse n’est pas évolutionniste, puisqu’il n’est pas question de décrire les formes de danse ni de faire la biographie des artistes qui se sont « succédés » de la Renaissance aux époques actuelles. La délimitation de cette période (XVIe-XXe siècles), relativement large, est motivée par le fait que les formations sociales, qui la composent, ont provoqué les circonstances favorables à la structuration d’un espace artistique. Ces circonstances relèvent notamment de l’organisation de la profession dans des formes institutionnelles particulières4. Ce ne sont donc pas tant des techniques de danse dont il est question dans ce livre (les critiques de danse sont plus compétents pour le faire), mais de l’émergence d’un champ artistique qui a fait du corps un « objet » de savoirs d’une part, et des conditions actuelles de production et d’existence des professionnels de la danse d’autre part.
1. Savoirs du corps
2Dans les contextes sociohistoriques propices à l’édification puis à la consolidation d’un champ chorégraphique professionnel, les maîtres de danse ont eu la volonté de comprendre le corps dansant et d’en structurer la formation. Analysée, décomposée et recomposée, la danse va connaître des formes de rationalisation essentiellement scripturales (nous faisons ici référence aux traités de danse de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, puis aux analyses plus scientifiques du mouvement dansé). Le corps dansant se fait savoirs et savoir-faire plus ou moins codifiés selon les formes de danse.
3Les savoirs du corps dansant se constituent en lien avec les rapports au corps spécifiques aux configurations sociohistoriques où ils se développent ; ils intègrent, également, certaines des connaissances philosophiques, scientifiques ou pédagogiques de leurs époques. Par conséquent, étant des « produits sociaux » témoignant à leur façon des orientations de pensée et des logiques d’action des individus qui les formalisent et/ou qui les transmettent, ces savoirs corporels ne sont pas cumulatifs, ni nécessairement évolutifs, puisqu’ils se rapportent à des codes, à des valeurs et à des « cultures du corps » qui sont spécifiques aux formations sociales et à l’espace artistique où ils prennent place.
4Les écritures de la danse — et donc les formes de rationalisation scripturales du corps dansant — ont modifié les techniques de danse et en ont engendré de nouvelles moins accessibles aux amateurs qui ne suivent pas de formation spécifique en danse. Ainsi, une danse « professionnelle » s’affirme au XVIIIe siècle en tant qu’art de théâtre. Autrement dit, l’entrée de la danse dans l’enceinte du théâtre va de pair avec une progressive séparation entre amateurs et professionnels de la danse. Elle s’accompagne de l’« invention » d’un corps de « spécialistes » (les danseurs, les chorégraphes) et d’un corps de critiques qui déjà se « disputent » à propos de l’esthétique de la danse. Ces écritures du corps dansant émergent avec la naissance de la chorégraphie. Étymologiquement, cette notion désigne l’art de noter la danse à l’aide de signes symboliques ou de croquis figuratifs. « Chorégraphie est donc synonyme de notation de la danse5. » Une telle définition rejoint celle de l’« orchésographie » fournie au XVIIIe siècle par le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, la chorégraphie apparaissant en tant qu’« art et description de la danse, dont les pas sont notés avec des notes de musique6. » Au XIXe siècle, le corps dansant connaîtra une autre forme de rationalisation : celle de la science, de la bio-mécanique, puis au XXe siècle celle des analyses du mouvement qui ne cesseront de se justifier à l’aide de différents types de savoirs (anatomie, psychomotricité, psychologie cognitive, psychologie du développement, pédagogie, didactique de la danse, etc.).
2. Corps dansant et pouvoirs
5Tout au long de l’histoire de cet art, le corps en mouvement reste « travaillé » par des normes sociales souvent porteuses d’enjeux politiques, sans en être pour autant la reproduction mécanique. Par exemple, le corps dansant à l’origine du « Ballet de cour » est d’abord le corps « civilisé » des membres de l’aristocratie de cour ; art de représentation scénique, le ballet est avant tout une manière pour le roi d’affirmer son pouvoir en l’intensifiant grâce à sa propre mise en scène (Louis XIV, comme son père, dansait dans les ballets)7. La « discipline » aux XVIIIe-XIXe siècles se fait « manutention pédagogique8 » pour former des corps performants, façonnant un corps dansant virtuose qui, dans la danse romantique, exprime les valeurs et les rêveries d’évasion sociale de la bourgeoisie montante de la fin du siècle. De même, la conception du corps « libre » du début du XXe siècle revendiqué par les féministes a certains prolongements dans les différentes conceptions du corps de la danse « nouvelle ». Un ultime exemple peut être tiré de la comparaison de principes de vie et de corps suivis par les chorégraphes expressionnistes allemands et les idéologies vitalistes germaniques avant la seconde guerre mondiale.
6Cependant, en s’affermissant, le champ chorégraphique a généré ses propres « cultures somatiques ». Aussi, les expressions du corps dans la danse ne sont-elles plus systématiquement en rapport avec celles du monde quotidien9. Ce lien peut être encore diffus dans des genres de danse qui n’ont pas encore pleinement “intégré" le champ chorégraphique, où qui restent au croisement de différents champs (sportif, chorégraphique...) comme cela a été (ou est encore) le cas pour la danse hip hop qui met en scène un corps à forte physicalité reposant sur des dispositions corporelles proches de celles des franches sociales populaires10.
7La relative autonomie du champ chorégraphique par rapport au champ social n’empêche pas des chorégraphes d’éprouver le besoin d’ancrer leur travail dans le monde social, en développant le spectacle dans l’espace public ou en intervenant directement auprès des habitants (dans les quartiers défavorisés ou dans les écoles). En ce sens, les savoirs du corps peuvent être interprétés, en partie comme des objets de pouvoir, puisqu’ils se forment et se transforment dans les rapports sociaux et politiques. Par ailleurs, ils se modifient en fonction des normes et principes de la transmission qui marquent les corps du sceau du pouvoir pédagogique. Enfin, les choix des institutions publiques, privilégiant la défense de telle forme de danse plutôt qu’une autre, exercent à leur manière d’autres formes de domination sur les corps dansants.
3. Chorégraphie et institutions
8La professionnalisation de la danse s’est concrétisée par/dans des formes institutionnelles de structuration des métiers de la danse, qui accroissent la spécialisation des artistes dans des rôles (rôles sur scène) et dans des statuts (danseur, maître de danse, etc.). Trois formes majeures d’organisation de l’art chorégraphique ont été décisives dans le genèse du champ chorégraphique. Elles recouvrent en grande partie celles analysées par Raymonde Moulin à propos des arts plastiques11, à savoir : la corporation (la Communauté parisienne des maîtres à danser et joueurs d’instruments remonte à 1407), l’académie (l’Académie royale de danse créée en 1661 précède l’Académie royale de danse et de musique au XVIIIe siècle) et enfin le marché avec lequel émergent des troupes de danse indépendantes vis-à-vis de l’Etat parce que financées dans un premier temps par des mécènes (fin XIXe et début XXe siècles). Dans un second temps, quand les mécènes auront disparu, les artistes en France dépendront des lois du marché qui se structurent autour de trois pôles interdépendants : le politique, le symbolique et l’économique, c’est-à-dire les soutiens des institutions publiques, les modes de reconnaissance symboliques à l’intérieur du champ (reconnaissance entre pairs, par les journalistes...) et les stratégies de diffusion des lieux culturels.
9À l’époque contemporaine, les rapports différenciés entre le champ chorégraphique et le champ institutionnel et politique (par le biais des institutions publiques « aidant » la danse en France) ne sont pas des rapports de domination univoques, mais bien des liens d’interdépendance complexes sur lesquels nous reviendrons tout au long de cet ouvrage. Il en découle des prises d’autonomie gagnées en s’organisant collectivement, afin d’établir les principes de la reconnaissance de l’artiste (exemple du concours de Bagnolet à la fin des années soixante-dix en France), en créant des compagnies indépendantes en marge des institutions traditionnelles de la danse (années soixante en France), et sur le plan artistique en suivant des voies inattendues par rapport aux horizons d’attente des publics ou des acteurs institutionnels subventionnant la danse, au risque d’ailleurs de « perdre la partie » et de n’obtenir que peu de reconnaissance économique et symbolique.
10Aussi l’autonomie des créateurs français vis-à-vis des institutions n’est-elle guère assurée. D’ailleurs, de nombreux artistes contemporains français réclament des soutiens plus massifs et à plus long terme de la part de l’instance publique la plus légitime pour eux : le ministère de la Culture. Cela leur permettrait d’être moins soumis aux lois du marché de la diffusion. Au-delà des aides financières, beaucoup d’artistes — surtout pour les plus « fragiles » dans le champ — ont l’espoir d’obtenir un « label étatique » qui serait un peu le garant de leur légitimité auprès des programmateurs les moins connaisseurs du champ (et les plus nombreux) et autres partenaires susceptibles de les subventionner. C’est d’un autre type de sollicitation dont font preuve des chorégraphes hip hop, puisque beaucoup réclament une reconnaissance forte du ministère de la Culture et des instances culturelles afin de gagner une légitimité artistique au lieu d’être affiliés au « social » et aux politiques de la Ville. Ils signifient par-là que le hip hop est une pratique artistique, et pas seulement un divertissement sportif et occupationnel pour des jeunes gens issus de quartiers populaires.
11La « liberté » d’action des artistes est ainsi très limitée par des contraintes d’ordre institutionnel et économique interagissant avec les stratégies menées sur le marché de la diffusion. Face à ces contraintes, les artistes chorégraphiques ne s’organisent guère collectivement, préférant agir individuellement au sein de leurs réseaux relationnels. De fait, les actions des créateurs relèvent généralement de « tactiques » individuelles. D’après Michel de Certeau, les « tactiques » sont des actions des individus qui tirent profit, le mieux possible, des jeux de forces qui les déterminent, attentifs aux « occasions », aux circonstances qui peuvent leur être favorables sur une courte période. À la force du contre-pouvoir collectivement organisé pour défendre une profession — comme c’est le cas dans la plupart des professions (avec les syndicats notamment) —, les métiers artistiques opposent donc des tactiques de séduction et de persuasion, au nom souvent d’une indépendance de travail et de pensée, et en raison aussi des difficultés réelles à parler et à agir ensemble en étant dispersé géographiquement et isolés dans une salle de répétition. Ces tactiques sont possibles dans les réseaux interindividuels qui se tissent autour de l’artiste (avec les programmateurs et les responsables politiques locaux, les journalistes...). Si, avec habileté et souvent sans calcul stratégique, les créateurs peuvent valoriser leur démarche et leurs projets dans des relations de face à face permises par ce type de réseaux, alors peu à peu leurs cercles relationnels s’élargissent et offrent plus de possibilités de valorisation de leur travail. En revanche, l’interconnaissance, qui est le principe essentiel de ce type de réseaux, est un obstacle sérieux pour ceux qui en sont démunis, dans le sens où cette forme de relation sociale ne repose pas sur des règles objectives qui s’appliqueraient de la même façon à tous, mais dépend davantage des goûts personnels (habitus) et de la logique de cooptation.
4. Hypothèses
12L’ancrage sociologique, politique, et évidemment économique de l’art chorégraphique amène logiquement à s’interroger sur l’espace d’autonomie des artistes, ainsi que sur leur image sociale (véhiculée par les journalistes mais aussi par des chercheurs en esthétique et parfois en histoire de l’art) qui est celle d’un créateur singulier à même d’être « au-dessus » des déterminismes sociaux, historiques et politiques, voire artistiques, de son époque et de son champ de création.
13Nous proposons de mettre à l’épreuve une autre vision du travail artistique en défendant l’idée selon laquelle la singularité n’existe que déterminée par des conditions sociales d’existence. Ensuite, ces conditions d’existence ne sont pas uniquement imputables à l’« ici et maintenant » d’un individu isolé qui aurait à disposition des « ressources » (des ressources économiques variables, des compétences artistiques, des ressources relationnelles, etc.), qu’il pourrait plus ou moins bien valoriser dans ses productions. L’artiste est pris dans un réseau relationnel complexe dont la notion de « champ » va nous aider à rendre compte. Les pratiques, les orientations, les « stratégies » ou les « tactiques » d’un individu pour vivre de son métier artistique ne se prennent pas dans un vide sociologique, mais bien en rapport avec un espace interrelationnel, où il exerce plus ou moins de « poids » selon sa « position » (individuelle ou collective) dans le champ.12
14Nous suivrons donc l’hypothèse d’après laquelle la création individuelle (ou co-individuelle) est orientée par l’état du champ artistique où elle s’inscrit. Ce dernier est le produit de relations complexes entre des artistes (qui n’ont pas la même reconnaissance ni les mêmes conditions d’existence) et des contextes sociaux, politiques, institutionnels et économiques qui interagissent sur le marché de la production et de la diffusion des œuvres.
5. La notion de « champ » en discussion
15Pour éviter de renouer avec une vision substantialiste des artistes qui conduirait à penser que, d’une part l’artiste qui réussit le doit à son talent uniquement et que, d’autre part, il est « au-delà » de toutes déterminations (institutionnelles, sociales, etc.), nous utiliserons des concepts relationnels afin de montrer que le parcours d’un artiste se construit et se transforme en interdépendance avec ceux des autres artistes, de l’histoire du champ incorporée en chacun d’eux, et des orientations politiques et artistiques du marché.
16Les emplois des concepts relationnels (« monde », « configuration » ou « champ » par exemple) sont orientés par l’idée que les pratiques ainsi que les modes de pensée des individus se constituent dans des relations d’interdépendance liées à des conditions d’existence, à des contraintes, à des processus historiques, à des tensions, et enfin à des rapports de domination.13 Pourquoi alors privilégier la notion de champ de Pierre Bourdieu, plutôt que celle de « configuration », ou dans une autre perspective celle de « monde »14 ?
17La raison de cette orientation conceptuelle relève d’une volonté d’interroger empiriquement le programme de recherche de la théorie des champs, d’en saisir les atouts ainsi que les problèmes concrets. La seconde raison est que la souplesse théorique du concept de « configuration » engage une reconstruction conceptuelle et méthodologique complexe — au risque de l’employer comme synonyme d’un nom commun comme celui de « contexte » — qui n’est pas le projet de ce travail.15 En revanche, il n’est pas exclu que de nombreux emplois du concept de « champ » désignent en réalité des configurations particulières16 car le concept de configuration est opératoire à des échelles différentes d’analyse. Quant à la notion de « monde » de Howard Becker, elle conduit à décrire les coopérations entre les différents acteurs contribuant à faire exister une œuvre, un auteur ou un style, en se centrant généralement sur des « objets » microsociologiques et peu historicisés (la chanson populaire américaine, les musiciens de jazz, etc.).
18La notion de champ décrit un espace social structuré par des positions et des prises de positions d’individus ou de groupes d’individus. Cet espace est dynamique dans le sens où il est à la fois espace de forces et espace de luttes ou de concurrences, bref « un champ de forces, dont la nécessité s’impose aux agents qui s’y trouvent engagés, et comme un champ de luttes à l’intérieur duquel les agents s’affrontent, avec des moyens et des fins différenciés selon leur position dans la structure du champ de forces, contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la structure ».17
19Parler de « champ de forces » revient à prendre en compte le fait que les individus, qui croient aux valeurs du champ et jouent leur partie dans cet espace, n’ont pas tous les mêmes "ressources" (capitaux, dispositions) et donc pas les mêmes moyens pour se faire entendre dans ce champ, pour s’y faire reconnaître et pour vivre de leur activité avec les moyens qu’ils peuvent plus ou moins bien retirer du champ lui-même. Selon Pierre Bourdieu, chaque agent aurait alors pour stratégie d’occuper une position dominante au sein du champ, afin de s’assurer la maîtrise du jeu. La lutte n’est pas l’effet d’une action exercée les uns sur les autres, mais l’effet indirect d’actions qui aboutissent à une prise de position et à la domination d’une position (ou de positions) sur les autres.18
20S’il est raisonnablement possible de concevoir que le « résultat » d’actions multiples est la création d’une position acceptable dans le champ chorégraphique, néanmoins un premier élément de distanciation vis à vis de la théorie des champs s’énonce en reprenant les définitions de « stratégies » et de « tactiques » de Michel de Certeau. La « stratégie » chez de Certeau renvoie à des individus ayant une position « extérieure ». Elle va de pair avec la possession d’un pouvoir reconnu ou dominant. Réciproquement, la « tactique » est ce qui reste aux dominés, lesquels n’ont pas de « lieu propre », ni ne sont totalement visibles.19 La visibilité est l’une des propriétés des dominants d’un champ, qui leur permet de se faire entendre et de s’imposer en tant que force de persuasion ou d’action.
21Il est à remarquer que les agents pris en compte par les chercheurs travaillant sur un champ (politique, artistique...) sont ceux qui ont des « stratégies » liées à leur visibilité ou officialité. Il s’agit par exemple des agents organisés collectivement comme les Surréalistes étudiés par Norbert Bandier20, ou encore des auteurs cités dans les revues ou par les critiques, des auteurs connus comme Balzac, Flaubert, qu’utilise Pierre Bourdieu pour repérer les structures du champ littéraire au XIXe siècle21 ; il s’agit encore d’intellects ayant exprimé une position politique, lors d’une période donnée en écrivant dans des journaux, en s’exilant ou en collaborant avec l’occupant comme les écrivains évoqués par Gisèle Sapiro qui travaille sur le champ littéraire français sous l’Occupation22, ou encore des agents appartenant à des institutions ou dont le discours est officiel (champ politique, champ religieux), etc. Bref, dans la plupart des reconstitutions de champs sociaux, il est quasiment toujours question d’individus ou de collectifs d’individus possédant un pouvoir de manipulation sur les rapports de force. Ils sont repérables puisqu’ils sont munis des moyens d’objectivation (critiques, articles, livres des agents, biographies...) par lesquels s’affiche leur « extériorité ».
22La théorie des champ permet moins, en revanche, de rendre compte de ceux qui agissent à la marge du champ, soit que leurs œuvres ne connaissent pas un grand succès ou qu’elles changent de position au cours du temps23 (une œuvre ou un auteur peut devenir marginale dans le temps, et n’être plus prise en compte par les statistiques ou par le travail d’historien), soit qu’ils sortent volontairement du jeu, à un moment donné, afin de mener d’autres types d’action ; si le chercheur étudie cette période, il ne percevra pas nécessairement ces auteurs.
23Les agents d’un champ qui n’ont qu’une faible visibilité publique ne peuvent déployer que des « tactiques » de maintien dans le champ (et non des stratégies de prises de position), risquant ainsi d’échapper aux modes de reconnaissance publique, officielle et historique sur lesquels reposent en grande partie le travail du chercheur qui reconstitue un « champ » en puisant dans les écrits conservés, publiés (les biographies des auteurs, leurs livres, les critiques et les divers documents conservés dans des archives) constituant généralement les sources d’information dont seront tirées ses statistiques ou d’autres matériaux de recherche.
24De fait, il semblerait qu’un champ recomposé en suivant fidèlement le programme de recherches de Pierre Bourdieu soit un espace partiel, celui des dominants — entre eux se tissent des rapports de force de dominants à dominés — qui tend à exclure de l’analyse les pratiquants les moins visibles, ceux que ne retiennent ni les archives historiques ni les statistiques. Il n’est donc pas anodin, si l’on regarde de plus près les travaux existants portant sur un champ spécifique, que ceux-ci reposent essentiellement sur l’histoire d’un domaine (le passé effectue une grande part du travail de sélection des positions « conservées »), ou pour lesquels le champ « du présent », avec les nouveaux-entrants et leurs parcours « en train de se faire », fassent uniquement l’objet d’intentions.24 Autrement dit, un champ est la reconstruction sociologique d’un espace social préconstruit (ou en voie de l’être) par diverses instances officielles ou publiques.25 Il est donc nécessaire de s’interroger sur les éléments de cette pré-construction. Le « champ du présent », quant à lui, n’a pas toujours de lieu, il dépend du « temps » (le temps présent, justement) et de son immédiateté qui complexifient la distanciation et l’objectivation scientifiques, il donne à voir non pas des « positions » (qui sont le produit de rapports de force et de stratégie de dominants), mais des « tactiques » qui s’entremêlent dans les fondements du pouvoir dominant ; il en dérive des manières de faire différentes. « [...] les stratégies misent sur la résistance que l’établissement d’un lieu offre à l’usure du temps ; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente et aussi des jeux qu’il introduit dans les fondations d’un pouvoir ».26
25Les limites de la notion de champ sont liées à ses ambitions premières, qui sont de donner une image suffisamment précise du réseau de relations sociales ou d’une part, se forgent les orientations de la production d’œuvres ou de discours dans un domaine particulier (la politique, la littérature, la chorégraphie, etc.) et où, d’autre part, se dessinent les stratégies et tactiques des producteurs selon l’état du réseau du moment. De fait, les bornes conceptuelles clairement énoncées du concept de « champ » invitent d’elles-mêmes à leur transgression par l’empirie. D’ailleurs, sa construction théorique, loin de rendre impossible l’enquête empirique, en facilite les actes de recherche à condition de considérer les concepts non comme des doctrines, mais bien comme des outils à reconstruire en fonction de chaque terrain. Pierre Bourdieu invite à cette vigilance épistémologique en mettant en garde le chercheur de ne pas « glisser du modèle de la réalité à la réalité du modèle ».27
26En l’occurrence, il s’agit de choix méthodologiques du chercheur qui ne peut, dans une même enquête empirique, rendre compte de l’étendue réelle d’un espace artistique socialement constitué. Le choix du concept va donc de pair avec des orientations méthodologiques. Il dépend en même temps des objectifs de recherche que l’on se donne et qui pourraient se résumer à deux questions : quelle « réalité » veut-on reconstruire et pour quels bénéfices empiriques ? Que permet-elle de dire et quels en sont les cadres (ou limites) d’interprétation ? D’autres questions amènent à user d’autres méthodes.
27D’ores et déjà, nous considérons le champ chorégraphique comme un réseau de relations sociales et historiques interdépendantes spécifiées par la nature du travail effectué (professionnelle) et par des rapports de domination et de concurrences entre des individus légitimés (ou en voie de reconnaissance) par le marché chorégraphique français qui organisent (ou régulent) la production chorégraphique. Il s’agit pour nous de prendre sérieusement en compte le « champ du présent » et donc les « positions » qui n’en sont peut-être pas encore (ou qui sont éphémères), mais qui pourtant marquent à leur façon l’espace chorégraphique actuel. Quand les questions que posent les chercheurs ne correspondent pas à la forme d’analyse mise en œuvre jusque-là, alors il est nécessaire d’introduire une nouvelle logique d’enquête plus contextualisée, plus «individuelle » aussi28. C’est ce que nous faisons dans la seconde partie en reconstituant des parcours d’artistes et leur réseau inter-individuel.
Notes de bas de page
4 Telles que la Communauté parisienne des maîtres à danser et joueurs d’instruments fondée en 1407 ; l’Académie royale de danse créée en 1661 succédée par l’Académie royale de danse et de musique ; la constitution d’un marché avec le développement des théâtres et du mécénat des troupes de danse au XIXe siècle, etc.
5 M.-F. Christout, « Chorégraphie », Encyclopaedia Universalis, corpus 5, p. 738.
6 Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, (XVIIIe siècle), Paris, éditions de 1978, cf. « Orchésographie ».
7 Louis Marin définit la représentation comme une façon de montrer, d’intensifier et de redoubler la présence du roi, pour affirmer son pouvoir personnel, ce dernier se confondant avec les intérêts et le pouvoir de la nation face aux autres États. L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, éditions de Minuit, 1981, cf. p. 10.
8 P. Legendre, La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, Paris, Seuil, 1978, cf. p. 151-152.
9 Toutefois, l’art chorégraphique relève bien évidemment du social.
10 Nous renvoyons aux sociologies du corps, en particulier à celle qui s’intéresse aux dispositions mentales et physiques des groupes sociaux et qui a été particulièrement développée par Pierre Bourdieu. Les dispositions corporelles dans le hip hop sont notamment la valorisation de la force et de la performance, du « défi ». Elles sont assez proches de celles que Luc Boltanski décrit à propos des classes populaires, à savoir la valorisation de l’activité et de la force physiques, l’usage instrumental du corps, la résistance à la maladie, etc., sans pouvoir non plus se réduire complètement à ces caractéristiques. Cf. L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales E.S.C., 1971, p. 205-233.
11 R. Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
12 N. Bandier, Sociologie du surréalisme. 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999.
13 N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, éditions de l’aube, 1991, cf. p. 154-161.
14 Cf. H. Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
15 Nous travaillons cette question avec Marie-Carmen Garcia (maître de conférences en sociologie à l’université Lumière Lyon2, et membre du GRS) à propos d’une recherche que nous menons en direction de la danse hip hop. La recherche s’intitule : Danses des villes et danse d’école. Elle s’inscrit dans le programme interministériel « Cultures, villes et dynamiques sociales » (2000-2002), appel d’offre « Apprentissages, transmission et créativité de la ville et dans la ville », Convention de recherche avec le ministère de la Jeunesse et des sports.
16 Bernard Lahire note que, lorsque Pierre Bourdieu parle de la famille en tant que champ, il s’autorise un usage métaphorique de la notion pour marquer les rapports de force entre des agents ayant des propriétés objectives, mais la notion de « configuration » aurait été plus judicieuse. Cf. « Champ, hors-champ, contrechamp », le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (sous la direction de B. Lahire), Paris, éditions La Découverte, 1999, p. 39-40.
17 P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 55.
18 Ibidem, p. 56-57.
19 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, éditions du Seuil, 1990, p. XLVI.
20 N. Bandier, Sociologie du surréalisme..., op. cit.
21 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structures du champ littéraire, Paris, éditions de Minuit, 1992.
22 G. Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.
23 C’est ce que montre Stéphanie Tralongo dans sa thèse intitulée La Réception de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, entre injonctions des textes et appropriation des lecteurs, menée sous la direction de B. Lahire, Université Lumière Lyon 2, 2001, sous la direction de B. Lahire.
24 P. Bourdieu, Les Règles de l’art...,op. cit., p. 106-107.
25 Nous développons ce point dans notre thèse de doctorat, Les Processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur, Université Lumière Lyon 2,1998, chapitre III, cf. p. 225-226.
26 M. de Certeau, Arts de faire...,op. cit., p. 63.
27 P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 67
28 M.Gribaudi, A. Blum, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », Annales ESC, nov-déc.1990, n°6, p.1365-1402.
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