Traduction et interculturalité : convergences chez Heinrich Mann, de 1900 à l’exil
Übersetzung und Interkulturalität : Konvergenzen im Werk Heinrich Manns von 1900 bis ins Exil
p. 143-163
Résumés
Heinrich Mann gehört unbestreitbar zu den Schlüsselfiguren des deutsch-französischen Kulturtransfers während der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts. Doch ließen seine zahlreichen Interpreten bislang unbeachtet, in welch hohem Grade dieser Transfer durch seine Praxis der Übersetzung und Selbstübersetzung bestimmt wurde, und zwar noch vor oder parallel zu seiner literarischen Tätigkeit.
Unsere Analyse belegt, wie einige um die Jahrhundertwende entstandene literarische Übersetzungen französischer Autoren (A. Capus, A. France und C. de Laclos) die eigene Werkgenese beeinflussen und das interkulturelle Modell des engagierten Intellektuellen herauskristallisieren helfen, das im französischen Exil nach 1933 reaktualisiert und innerhalb eines doppelten kulturellen Bezugssystems entwickelt wird. Gestützt auf sein seit der Übersetzung des Untertan (1922) auch in Frankreich verbreitetes Image als Repräsentant eines demokratischen Deutschlands schlüpft Heinrich Mann nun in die Rolle des interkulturellen Intellektuellen, um das „Andere Deutschland“ vor französischen wie vor deutschen Lesern zu verteidigen. Resultat ist ein auf weite Strecken zweisprachig angelegtes essayistisches Werk, dessen bestes Beispiel die Selbstübersetzung von La Haine/Der Hass (1933) darstellt. Die Grenzen dieser Praxis zweisprachigen Schreibens werden indessen auf dem Gebiet der Literatur deutlich: Heinrich Manns Unvermögen, seine Romane selbst zu übersetzen bzw. ein fiktionales Prosawerk in Französisch niederzuschreiben hindern ihn daran, sich als französischer Romanautor durchzusetzen, führt andererseits aber zur Entstehung von partiell zweisprachigem Schreiben als Ausdruck seiner kulturellen Hybridität.
Heinrich Mann est incontestablement une figure-clé des transferts culturels franco-allemands de la première moitié du xxe siècle. Mais il aura échappé à ses nombreux interprètes à quel point ces transferts furent marqués par sa pratique de la traduction et de l’auto-traduction, antérieure ou concomitante de son activité littéraire.
Notre analyse montrera comment quelques traductions d’auteurs français effectuées au tournant du siècle (A. Capus, A. France et C. de Laclos) ont donné des impulsions pour la genèse de son œuvre littéraire ultérieure, et contribué à façonner le modèle interculturel de l’intellectuel engagé, qui sera réactualisé dans une double perspective culturelle pendant l’exil français à partir de 1933. Fort de son image de représentant d’une Allemagne démocratique qu’il s’était forgée non seulement dans son pays, mais en France également depuis qu’y était parue la traduction de Der Untertan en 1922, Heinrich Mann endosse alors le rôle de l’intellectuel interculturel pour défendre l’« Autre Allemagne » devant les publics français et allemand. Il en résulte une œuvre publiciste en grande partie bilingue dont la meilleure illustration sera l’auto-traduction de La Haine/Der Hass (1933). Les limites de cette pratique de deux langues se manifestent néanmoins dans le domaine littéraire : son incapacité à auto-traduire ses romans ou à rédiger une œuvre de fiction directement en français empêchera Heinrich Mann de s’imposer comme romancier français, mais donnera lieu à une écriture partiellement bilingue, marque de son hybridation culturelle.
Texte intégral
1En choisissant la France comme terre d’accueil, Heinrich Mann, en février 1933, espérait sans doute y devenir l’un des auteurs allemands les plus écoutés, les plus médiatisés. N’avait-il pas, depuis des décennies, œuvré pour le rapprochement des intellectuels de gauche de part et d’autre du Rhin et ne jouissait-il pas d’une renommée grandissante en France ? En 1923, alors que le bassin industriel de la Ruhr était occupé par les troupes françaises, il avait été l’un des rares étrangers à être fraternellement accueilli aux célèbres Décades de Pontigny, aux côtés d’André Gide, Roger Martin du Gard et André Maurois. En 1927, il eut l’honneur de participer à l’hommage solennel rendu à Victor Hugo au Trocadéro, à Paris, en présence du Président du Conseil, Edouard Herriot. Dans son allocution au ton involontairement prémonitoire, il salua la mémoire de ce grand esprit républicain, européen, puis exilé, comme l’illustration la plus parfaite de sa propre vision interculturelle de l’intellectuel européen1.
2Cette position d’acteur de premier rang dans les échanges culturels entre la France et l’Allemagne ne s’était certes pas conquise en un jour, ni de manière automatique, et nous savons aujourd’hui à quel point le jeune Heinrich Mann avait versé, un temps, dans le conservatisme le plus réactionnaire avant de connaître sa « conversion » démocratique. Dès avant 1900, en effet, la référence à la culture française est omniprésente dans les écrits et témoignages personnels de l’auteur. Elle lui fournira le mode opératoire à une construction identitaire, d’abord à visée individuelle, puis collective, à l’issue de laquelle ce jeune néo-romantique adepte du Culte du Moi (M. Barrès)2 finit par se convertir aux valeurs de la République pour s’en faire le chantre allemand. Pour nombreuses que soient ses évocations de faits et noms de la culture française, rares sont en revanche les considérations sur la langue et sur ce mode de création et de médiation linguistique et culturelle que représente la traduction. C’est sans doute parce que Heinrich Mann parle le français – assez bien, pense-t-il – qu’il se désintéresse des questions de traduction, laissant cette tâche à son éditeur et oubliant jusqu’au motif de son voyage à Pontigny en 1923 : un débat d’écrivains sur la traduction. Faire fi des frontières et rétablir la libre circulation des idées, tel fut pourtant l’enjeu des Décades consacrées à la traduction, comme il ressort de la lettre adressée par Paul Desjardins à un Heinrich Mann inquiet de ne pouvoir se déplacer dans une France encore marquée par la guerre. Desjardins y déclare que
il faut seulement, me dit-on, attester que vous êtes invité par des particuliers et pour une fin qui n’a rien de politique. Je vous mets sous cette enveloppe une invitation de ce genre, pour que vous en fassiez usage. Il s’agit de causer sur un sujet tout littéraire : les traductions, comment les surveiller, les améliorer, les rendre fiables. Il me semble que les autorités de votre pays ne peuvent qu’approuver des rendez-vous et des ententes dont il ne peut résulter que du bien pour tout le monde, et qui sont très opportunes.3
3L’acte de traduction et son opportunité dans une phase ou conjoncture historiques données – tels sont les termes d’une problématique dont Heinrich Mann, en 1923, ne semble pas avoir mesuré la portée, et à laquelle nous nous attacherons à répondre en nous interrogeant sur la signification culturelle de cet acte. Car en abordant la traduction sous l’angle des transferts culturels, on s’aperçoit que cette première, loin d’être un simple instrument, représente le mode déterminant des dynamiques de transferts successifs depuis les années 1890, constitutives non seulement des para digmes de la pensée de Heinrich Mann, mais aussi de son rayonnement en France avant et pendant l’exil. Pour comprendre cette dynamique des transferts, il faut explorer ce lien mésestimé entre Heinrich Mann et la traduction, à commencer par sa propre activité de traducteur.
Heinrich Mann Traducteur
4En héritier authentique du Bildungsbürgertum allemand, le jeune Heinrich Mann avait un accès privilégié à la langue et à la culture françaises, mais qui n’était aucunement exclusif puisqu’il s’ajoute, chez lui, à un véritable culte de l’Italie et à une certaine connaissance de la culture russe. Néanmoins, si à partir des années 1890, la France est érigée en référence culturelle constante, c’est notamment grâce à des impulsions puisées dans son activité de traducteur. Celle-ci prend naissance dans cette courte période après 1900, lorsque l’écrivain débutant est encore en quête de notoriété. Avec l’affirmation de l’écrivain, le traducteur s’effacera. Ce constat semble induire une vision purement pragmatique de la traduction chez Heinrich Mann, et de nombreux documents sur ses activités de traducteur viennent conforter cette idée. Jeune homme sans le sou, il multiplie les lettres insistantes à son éditeur Albert Langen à Munich et n’hésite pas à dresser lui-même le montant de ses honoraires (nous le citons en « voix originale ») :
Soeben habe ich die Übersetzung […] abgeschickt. Wenn Sie wie bei einer früher von mir gemachten Übersetzung 18 Mk für den Druckbogen berechnen, werden wohl 300 Mk herauskommen. Der Rest für „Die Jagd nach Liebe“ beträgt 75 Mk. Ich bin also so frei, Ihnen meine Rechnung über Mk 375 zu präsentieren. Wenn Sie mir die Summe gleich jetzt schicken wollen, werde ich Ihnen besonders dankbar sein.4
5Écrivain confirmé, il veillera aux droits de traduction de ses propres œuvres, estimant qu’ils pouvaient lui rapporter autant que le texte lui-même. Aussi Heinrich Mann sera-t-il courroucé de ne pouvoir tirer une plus forte somme de l’édition allemande de Henri Quatre, à moins qu’il ne cédât – il écrit « ausliefern » – les droits de traduction. Or, ceux-ci, estimait-il, étaient « la promesse de bonheur » (« – es sei denn, ich lieferte die Übersetzungsrechte aus. Aber grade diese sind das Versprechen des Glücks »5).
6Si l’intérêt économique est indéniable, il ne saurait seul motiver l’activité de traducteur de Heinrich Mann. Depuis l’Italie, où il vit en villégiature permanente, ce jeune dandy et rentier précoce entreprend, dès 1893, des voyages à Paris et sur la Côte d’Azur qui favorisent autant sa formation intellectuelle que sa vie amoureuse. De France, Heinrich Mann rapporte livres et souvenirs, et de franco-allemand, le transfert devient triangulaire, car c’est en Italie qu’il élabore ses traductions et ses premières œuvres. La traduction est pour le jeune homme le moyen de peaufiner son français, de travailler son style (que Thomas Mann, dans la fameuse polémique de 1918, qualifiera de foncièrement « français »6). Elle est le moyen aussi de faire connaître en Allemagne des auteurs auxquels il porte un intérêt personnel. Car il apparaît vite que les auteurs traduits par Heinrich Mann sortent des canons littéraires et sentent plus ou moins le soufre.
7Entre 1901 et 1905, Heinrich Mann traduira trois auteurs français, dont un roman contemporain d’Alfred Capus, un autre d’Anatole France, et le célèbre roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. Avec Alfred Capus (1857-1922), Heinrich Mann débute7 par un auteur très prisé de la Belle Epoque qui a des accointances avec les auteurs de l’Action Française. Qui perd gagne (1890), le premier roman de Capus, paraît en 1901 chez Albert Langen à Munich sous le titre Wer zuletzt lacht…8 Le roman véhicule rêves d’ascension bourgeoise, infidélité conjugale et peinture de milieu. Son héros est Farjolle, un habitué des tripots parisiens qui s’est rangé et a fait fortune comme courtier d’annonces. Mais son épouse Emma le trompe et Farjolle, à la suite d’une spéculation boursière, est menacé de prison. Alors, la brave Emma fait sacrifice de son corps et son second amant, un banquier, se montre suffisamment reconnaissant pour tirer le couple de l’embarras financier.
8Le deuxième texte est un roman d’Anatole France datant de 1902, Histoire comique, qui paraît en 1904 sous le titre de Komödiantengeschichte9. La thématique est de prime abord distincte : une petite actrice, Félicie Nanteuil, se fait entretenir par un riche amant, ce qui provoque la jalousie, puis le suicide d’un jeune acteur avec qui elle a eu une liaison éphémère. En se donnant la mort, l’acteur parviendra à briser la liaison entre Nanteuil et ce riche amant. – S’il s’agit là à l’évidence d’un texte plutôt faible d’Anatole France, il a pour fond le monde du spectacle et des actrices, ingrédients bien connus de la vie comme des œuvres de Heinrich Mann. Mais notons aussi que Capus et France dépeignent une image de la femme manipulatrice du sentiment amoureux, car dominant le désir sexuel.
9Cette vision-là culmine dans le troisième roman traduit par Heinrich Mann, Les Liaisons dangereuses de Laclos, qu’il s’efforce à débarrasser de sa réputation de roman libertin. Dans la préface à sa traduction parue en 190510, il souligne le génie féminin de Madame de Merteuil qui transforme l’intrigue amoureuse en jeu de pouvoir. Ainsi, Heinrich Mann tend à imposer en Allemagne une réinterprétation du roman qui rejaillira sur ses propres œuvres à venir. Car les personnages de Laclos, qui emploient leur maîtrise diabolique de la « culture des nerfs » à assujettir autrui, éloigneront Heinrich Mann définitivement du psychologisme individualisant d’un Paul Bourget et l’orienteront vers un discours social sur l’amour et l’érotisme. Pour preuve, la même année 1905 paraîtra Professeur Unrat, satire d’un tyran à la libido refoulée. Mais encore, un second axe de réflexion tout aussi original se dégage de cette préface. En pointant le contexte historique, elle vise également la réhabilitation de l’auteur Choderlos de Laclos, partisan de la Révolution française et « traître à sa propre caste », comme le dira Heinrich Mann. De Laclos, il n’y a qu’un pas jusqu’à l’essai phare sur Flaubert et George Sand. Heinrich Mann le franchira la même année 1905. Mais l’impulsion première en revient à Laclos, cet aristocrate au service de Napoléon, l’officier littéraire « qui, de nervi, est devenu porteur de culture », et qui incarne, selon Mann, le genre triomphant de l’homme d’action.
Der Soldat ist vom Herkommen abgewichen, er erhält nicht mehr das Bestehende, sieht nicht länger der Tatwerdung von Ideen entgegen […]. Er war Scherge und ist nun Kulturbringer ; der literarische Offizier, in dessen Briefen die Namen Voltaire und Rousseau so oft vorkommen wie die von Kriegsmännern, ist der siegende Typus.11
10Incontestablement, la préface sur Laclos inaugure la stylisation de l’intellectuel militant, annonciatrice du grand essai Geist und Tat de 1910.
11Cependant, dix ans plus tard, Heinrich Mann se déjugera d’une partie de ses traductions. Dans un essai de 1914 intitulé Le Paysan en Touraine, il prendra publiquement ses distances avec Capus, alors qu’il continuera à traduire Anatole France entre 1915 et 1919 et que son Laclos connaîtra plusieurs rééditions. Rejet d’un côté, relance de l’autre : la raison en est que le modèle interculturel de l’intellectuel militant développé à partir du début du siècle et qui culminera dans son grand essai de 1915 sur Zola12 est devenu opérant, et que Heinrich Mann procède à la révision des auteurs traduits en fonction de ce modèle aux fortes implications idéologiques. C’est précisément ce qui motive, en mars 1914, sa charge violente contre Capus qui venait d’accéder à la direction politique du Figaro. Dans son essai, Heinrich Mann fustige les « boulevardiers littéraires » et les « sentiments primitifs du patriote Capus »13 auxquels il oppose le bon sens du peuple, symbolisé par un simple paysan de Touraine (lieu de villégiature de Capus) resté imperméable aux discours belliqueux. Contre Capus, le parolier d’une France va-t-en-guerre, Heinrich Mann désigne dans ce même essai Anatole France et Zola comme les dignes représentants de l’esprit. L’année suivante, il consacrera à Zola son fameux essai-manifeste, et Anatole France fera l’objet de traductions et d’essais à venir, dont Le Procurateur de Judée, une nouvelle de 1902 dont il lance la traduction en 1919 en soutien à l’auteur français qui venait de critiquer dans L’Humanité le Traité de Versailles14.
Heinrich Mann traduit
12À la même époque où Heinrich Mann débute comme traducteur vers l’allemand, commence aussi l’histoire de la traduction de ses œuvres vers le français. Mais ce fut un début manqué, car son roman satirique Au Pays de Cocagne, paru en 1903 chez l’éditeur de Capus, Paul Ollendorf, a fait long feu. La faute semble en partie incomber au traducteur, resté inconnu, et dont le travail avait dû être entièrement révisé, d’après Albert Langen15.
13Ce premier échec nous explique probablement pourquoi l’histoire de la traduction des œuvres de Heinrich Mann en France ne commence véritablement qu’en 1922-1923, à un moment où celui-ci est déjà connu pour ses prises de position critiques à l’égard du Reich avant et pendant la guerre. Présidant le Conseil des travailleurs intellectuels à Munich aux côtés de Kurt Hiller en 1918, il est sollicité la même année par Henri Barbusse et Romain Rolland pour leur mouvement Clarté. En 1922, il fait la connaissance du germaniste Félix Bertaux, qui publie alors dans la NRF. Bertaux sera son fidèle ami et son premier traducteur qui le mettra en relations avec Paul Desjardins, entre autres. Viendront s’ajouter au nombre de ses amis le jeune Philippe Soupault à partir de 1923 ou l’écrivain prolétarien Henry Poulaille à partir de 1925. Mais il faut noter que les relations et amitiés françaises nouées par Heinrich Mann se cantonnent à des écrivains et intellectuels de gauche, qui ne représentent qu’une partie du champ intellectuel français d’avant 1933.
14Le premier texte traduit en français après la guerre fut – évidemment – Le Sujet, mais son traducteur, en fait, était Suisse. Paul Budry, écrivain vaudois et éditeur, avec le mécène André Germain, d’une revue littéraire à Paris16, se charge de la traduction parue en 1922 aux éditions du Rhin (Paris/Bâle)17. La même année, Florent Fels des éditions Stock contacte Heinrich Mann pour la traduction d’une nouvelle récente, Jeunesse (Der Jüngling)18, qui est confiée également à Budry. Stock tente même d’acquérir un nouveau roman de l’auteur qu’il estime parmi les « meilleurs écrivains cosmopolites contemporains »19, mais le projet semble avoir échoué.
15Signe d’une certaine notoriété, Heinrich Mann, en 1926, est sur le point de faire son entrée dans les feuilletons de la presse française. Charles Reber, critique aux Nouvelles littéraires et journaliste au Quotidien, projette de traduire Professor Unrat pour ce grand journal républicain, avant sa sortie en librairie prévue chez Grasset. Le projet achoppe sur l’opposition de Charles Dumay, directeur du Quotidien, qui craint que cette satire mordante d’un vieux professeur perdant son latin devant une danseuse ne puisse « blesser l’esprit de corps, si aigu chez les instituteurs et spécialement chez les instituteurs de la province française »20. Pour ménager les lecteurs, Reber renoncera à traduire Professor Unrat, et un compromis est trouvé avec Les Pauvres, le dernier tome de la trilogie de l’Empire. Mais cette fois-ci, c’est la vente du journal qui met un terme au projet ; Reber quitte la rédaction du Quotidien lequel publie une version partielle et non autorisée, désignée d’emblée comme « adaptation »21. À l’issue d’un procès gagné par Reber, le roman Les Pauvres paraît enfin en 1929, non plus chez Grasset, mais aux éditions du Sagittaire/Simon Kra qui viennent de rééditer Le Sujet22.
16Avec l’émigré allemand Simon Kra comme directeur et Philippe Soupault comme lecteur, Heinrich Mann a trouvé une maison d’édition qui lui est dévouée, mais qui, hélas, est assez marginale sur le marché de la librairie française. En 1927, Soupault y avait déjà édité le roman Mère Marie23 dans la traduction de Ralph Lepointe, fils du germaniste Emile Lepointe. Ce même traduira cinq nouvelles de Heinrich Mann entre 1925 et 1928 qu’il placera dans différentes revues françaises24. Mais en 1931, les deux hommes se brouillent sur la traduction de Professor Unrat. Encouragé par le succès du film de Josef Sternberg (« L’Ange Bleu ») tourné en 1930, Lepointe avait préparé une adaptation scénique du roman lorsque les éditions de France proposent à Mann, en 1931, la traduction intégrale du texte à condition d’obtenir les droits exclusifs pour ce pays. Bien qu’il l’ait initialement approuvé, Heinrich Mann est alors irrité par le projet de Lepointe qui compromet la traduction du roman, et il s’en plaint ouvertement à son ami Bertaux :
Herr Ralph Lepointe hat sich damit begnügt, seine „Adaptation“ unterzubringen. Jetzt ist die Lage entstanden, dass eben deswegen der Roman selbst nicht erscheinen kann. Ich halte es für unberechtigt, dass ich um einer, mir völlig gleichgültigen Adaptation willen, diesen Schaden tragen soll.25
17Il ira jusqu’à proposer à Lepointe le rachat du contrat en échange du retrait de son adaptation, et Professeur Unrat sortira finalement en 1932 chez Grasset, dans une traduction que Charles Wolffa effectuée grâce à l’entremise d’Henry Poulaille, lecteur chez Grasset et ami fidèle de Heinrich Mann depuis plusieurs années.
18Résumons : De 1922 à 1933, quatre romans de Heinrich Mann ont été traduits en français – Le Sujet, Mère Marie, Les Pauvres, Professeur Unrat – et deux réédités (Le Sujet, Mère Marie, tous deux chez Kra). Presque toujours, leur publication a connu des difficultés qui ont empêché la fidélisation à une maison d’édition ou à un traducteur, et l’attitude personnelle de Heinrich Mann, toujours tiraillé entre amis et éditeurs, à l’affût du contrat le plus prometteur, n’a rien arrangé. Cette attitude, amplifiée probablement par des rivalités entre ses amis français, a fini par coûter cher à l’auteur qui se retrouve donc, en 1933, sans éditeur attitré. Face aux traducteurs aussi, il a manqué de flair : en 1926, Henry Poulaille met Heinrich Mann en contact avec Alzir Hella26, qui traduira deux de ses nouvelles et sollicitera l’autorisation à traduire Liliane et Paul, une nouvelle, puis le roman Mère Marie en 1927. Les deux textes seront bien traduits, mais non par Hella. C’est Ralph Lepointe qui aura reçu l’aval de Heinrich Mann, or Lepointe était un ami de Bertaux, Hella un ami de Poulaille. Le choix de Heinrich Mann a eu les conséquences que l’on sait, avec la brouille avec Lepointe en 1931, tandis que Hella sera, à partir de 1927 précisément, le traducteur inlassable et quasi-exclusif de Stefan Zweig et contribuera à ce titre au rayonnement extraordinaire de celui-ci en France.
19Mais peut-être, en dernier ressort, Heinrich Mann n’a-t-il compté que sur lui-même pour asseoir sa renommée, se fiant pour cela à sa connaissance de la langue française grâce à laquelle il multiplie, dès avant 1933, les prises de position et les contributions dans la presse française. Entre 1922 et 1932, il publie 41 essais et tribunes en français, dont 24 rédigées directement dans cette langue, et 17 traduites de l’allemand. Durant la période de l’exil, sa production s’amplifiera notablement : on dénombre actuellement 162 essais et articles parus en français, dont 43 traductions de l’allemand et 119 textes rédigés en français27. Ces chiffres témoignent de l’importance croissante de l’activité publiciste de Heinrich Mann pendant l’exil. Il comptera parmi les collaborateurs les plus actifs de la presse des exilés, mais sera présent aussi dans la presse française grâce à des relations nouées dès avant 1933 avec des revues comme Europe, Monde et le quotidien radical-socialiste La Dépêche de Toulouse. L’activité publiciste constituera un pan essentiel du travail de Heinrich Mann en exil et une source importante de revenus ; mais elle correspond aussi foncièrement à son habitus d’intellectuel militant et à son statut de médiateur culturel entre le pays d’accueil et ses compatriotes exilés.
Auto-traduction et changement de langue en exil
20Dans son exil français, Heinrich Mann veut incarner, une fois de plus, cette « autre » Allemagne, non plus anti-wilhelminienne, mais anti-hitlérienne et antifasciste. Et il frappe fort : son premier livre à paraître en France est un recueil d’articles et de commentaires politiques sur l’Allemagne nazie. La Haine paraît en octobre 1933 chez Gallimard, et en novembre, en langue allemande, chez Querido à Amsterdam28. L’ouvrage est conçu dans l’urgence – urgence des délais de parution, mais aussi urgence du propos. Heinrich Mann veut tenir, dit-il, un « langage de vérité »29 sur la nature du régime national-socialiste. Il veut dénoncer la prétendue « révolution nationale » et dévoiler les ressorts psychologiques de cet esprit de revanche et de jalousie, dit-il, qui pousse les nationaux-socialistes à poursuivre de leur haine implacable intellectuels, Juifs, marxistes, socialistes, ou tout autre représentant du monde civilisé30.
21Tenir un « langage de vérité » – mais en quelle langue ? Le contrat signé en août 1933 avec Gallimard porte sur « un ouvrage sur les problèmes de l’Allemagne actuelle, dont il a écrit directement le texte en français »31. En fait, sur les onze articles suivis de courtes scènes dramatisées que comporte l’édition française, quatre sont des articles originaux, six ont paru précédemment dans La Dépêche et dans Marianne et un, en version allemande abrégée, dans le Neues Tage-Buch. Bien que Heinrich Mann fût habitué à rédiger en français, le travail fut éprouvant, comme en témoigne la lettre adressée à Antonia Vallentin, le 8 août 1933 :
Das französische Buch hat mich doch etwas angestrengt, und jetzt habe ich das Ganze auf deutsch noch einmal zu machen.32
22Car pour l’édition allemande chez Querido, il devra traduire ses articles français en allemand. Ainsi La Haine/Der Hass représente un cas d’école pour l’auto-traduction et l’auto-interprétation de Heinrich Mann – un fait qui a jusqu’alors échappé aux commentateurs de ce texte33. En effet, les éditions française et allemande mettent en jeu non seulement les compétences linguistiques de l’auteur-traducteur, mais aussi deux systèmes culturels et des attentes assez divergentes, en cette année 1933, de la part des publics français et allemand exilé.
23Heinrich Mann n’était pas sans connaître la difficulté de son entreprise, car il conclut son texte français en rappelant la portée humaine et universelle de son propos grâce à l’outil linguistique dont il dispose : la langue de Voltaire.
Je garde ma sincérité personnelle, et je veille sur quelques étincelles de vérité allemande en même temps qu’humaine, dans une langue qui n’est pas la mienne. Elle m’a été transmise par les maîtres d’une littérature, que leurs efforts généreux ont rendue universelle.34
24Mais le fait de participer de cette langue qualifiée d’universelle n’empêche pas les difficultés concrètes. Pour preuve, ces quelques exemples tirés des éditions française et allemande de La Haine/Der Hass35. La comparaison des deux ouvrages révèle des difficultés de divers types. Terminologiques, d’abord, lorsqu’il s’agit d’importer dans la langue française des termes-clé de l’idéologie ou du jargon national-socialistes, alors que, en 1933, la langue française n’en a pas encore fixé l’usage. Ainsi, par exemple, les courtes scènes dramatisées qui clôturent le volume, Szenen aus dem Nazileben, s’intitulent en français Scènes de la vie naziste (sic !), par une contraction maladroite du terme « national-socialiste » qui deviendra « nazi/e ». De même, les « junge Gleichschalter » se retrouvent atténués en de « jeunes conformistes »36, le terme de « mise au pas » n’étant pas encore usuel. Heinrich Mann est assez circonspect, par contre, lorsqu’il s’agit de transposer des idéologèmes comme « Führer » ou « Volksbewegung ». Le « Führer », en général, a droit à la litote (« ce grand homme », ou « le grand chef »), et le terme de « Volksbewegung » est soit contourné, soit précédé d’un déictique discriminatoire : « ce mouvement populaire ». Par ailleurs, Heinrich Mann doit affronter des difficultés stylistiques et lexicales dès lors qu’il s’agit de traduire fidèlement d’une langue à l’autre. Son style en français est incisif, hypotaxique ; il recourt volontiers aux juxtapositions d’adjectifs et de participes et à la langue parlée. Le passage d’une langue à l’autre se négocie soit par contraction (en traduisant vers le français), soit par amplification (en allant vers l’allemand), mais l’on comprend que l’expressivité de l’écrivain pâtit du fait de son expression exogène. Les auto-traductions de Heinrich Mann tiennent donc davantage de l’adaptation que de la traduction littérale. Qu’on en juge d’après ces quelques passages :
La Haine | Der Hass |
Encore fallait-il créer une atmosphère de révolution (p. 8) | Überdies aber musste die Luft mit Revolution aufgeladen werden (p. 52) |
Mais les contempteurs de la foule profane se sont quelquefois faits agitateurs (p. 15) | Aber die Verächter der gemeinen Menge haben sich manchmal in eine Volksbewegung gestürzt (p. 57) |
Les républicains gardaient une foi, routinière et bourgeoise, dans la légalité (p. 19) | Die Republikaner bewahrten sich den Glauben an die Gesetzlichkeit. Sie waren darin eingefahren, dachten übrigens streng bürgerlich (p. 59) |
L’anniversaire du grand chef fut fêté comme s’il avait gagné cent batailles (p. 23) | Der Geburtstag des Führers ist gefeiert worden, als wäre er Sieger in hundert Schlachten (p. 61) |
25Non moindres sont les problèmes d’ordre culturel, lorsqu’il s’agit de rendre transparents pour des publics différents des faits et expériences politiques inégalement partagés – et l’édition allemande est d’ailleurs amplifiée d’un essai de 1932, Das Bekenntnis zum Übernationalen, qui accentue la perspective historique de l’ouvrage par la distinction d’un avant et un après Hitler. Cette difficulté à restituer des contextes culturels est encore augmentée du fait du style souvent ironique ou elliptique de Heinrich Mann. Ses allusions, aisément décryptables pour le lecteur exilé allemand, exigent alors des mises au point plus explicites pour le public français, et il est contraint à argumenter ad hominem. C’est le cas, par exemple, dans l’essai L’Intelligence humiliée, où Heinrich Mann s’en prend à l’opportunisme de certains écrivains et journalistes allemands prompts à s’arranger avec le régime. Si la version originale allemande se contente d’allusions, la traduction française désigne ouvertement la cible de sa vindicte : Friedrich Sieburg, journaliste bien en vue dans les salons parisiens et homme-alibi du régime, dont la version française de Es werde Deutschland parue peu avant chez Grasset avait été très remarquée37.
Die erniedrigte Intelligenz | L’Intelligence humiliée |
Einer von ihnen hatte lang und breit, ausdrücklich für Frankreich, die Verteidigung des deutschen Nationalismus unternommen. Damit hat er hauptsächlich erreicht, dass seine französischen Leser diesen Deutschen seither für moralisch unzulänglich halten. Denn sie stellen fest, was aus dem gerühmten Nationalismus inzwischen geworden ist : der Terror ; und was aus dem Autor : ein Parteigenosse Hitlers. So einer findet, dass jede siegreiche Bewegung ihre Rechtfertigung schon mitbringt. Nun, wenn dann morgen die kommunistische Bewegung siegt, werden wir die Freude erleben, dass er sich dort anzubiedern versucht und mit Fusstritten weiterbefördert wird (p. 145-146). | L’un d’eux, ayant pris, tout au long, la défense du nationalisme allemand, avant même que celui-ci arrivât à son expression actuelle, qui est la Terreur, a depuis vaillamment progressé dans ce chemin. Ce collaborateur de longue date d’un ancien journal de la Démocratie vient de franchir le dernier pas en se faisant admettre dans le parti qui l’avait écrasé. Monsieur Sieburg trouve que tout mouvement vainqueur porte sa justification en lui-même. Alors, quand demain ce sera le mouvement communiste, on aura la joie de voir M. Sieburg venir s’offrir et être chassé à grands coups de pied (p. 137-138). |
26Combattre le régime national-socialiste et dénoncer ses partisans, tel était l’objectif de La Haine. Mais Heinrich Mann craignait un moment que ce ne fût un combat inégal, mené par traductions interposées :
[…] j’ai peur qu’on ne traite mon livre en littérature d’émigrés, nullement faite pour un public français. Je n’accepte pas ce point de vue. Après tout le bruit qui s’est fait dans la presse pour le livre de Sieburg, on aurait même le devoir de présenter au même public quelques vérités un peu moins contestables.38
27C’est donc avec satisfaction qu’il recevra l’assurance de l’intérêt personnel que son éditeur Gaston Gallimard porte à ce livre, et qui fait écho à ses inquiétudes :
Je tiens en effet à faire connaître le plus tôt possible au public français, qui j’en suis persuadé l’appréciera à sa haute valeur, cet ouvrage qui montrera enfin la véritable pensée allemande. Croyez que je suis fier d’être l’éditeur d’un tel ouvrage et que je ne négligerai rien pour en assurer la diffusion.39
28Mais malgré un tirage de 10 000 exemplaires et des comptes rendus lancés dans la presse française40, l’impact de l’ouvrage devait rester limité. Au 30 juin 1936, soit presque trois ans après sa parution, seuls 1 500 exemplaires s’étaient vendus41.
29À l’évidence, c’est dans la presse que la présence de Heinrich Mann aura été la plus forte. D’après la méthode expérimentée depuis La Haine/Der Hass, il continue à pratiquer l’auto-traduction, parvenant ainsi à « dupliquer » nombre de ses textes publicistes. Ces doublons, qui sont en général des traductions du français vers l’allemand, mériteraient une analyse approfondie de leurs contenus et de leurs éventuelles variantes. Par elles, Heinrich Mann poursuit inlassablement son discours interculturel dans un espace discursif qui va des organes de la gauche française, socialiste ou communiste (La Dépêche, Europe, Monde, Vendredi, etc.) aux nombreux organes de l’exil dont l’espace géographique ne cesse de s’étendre (Pariser Tageblatt, Neue Weltbühne à Prague, Internationale Literatur à Moscou, etc.). Pour exemple, tel article sur le 150e anniversaire de la Révolution française écrit pour La Dépêche paraîtra en allemand dans Internationale Literatur42 ; tel autre article intitulé « Hommage à l’âme autrichienne » et publié dans Commune sera repris dans les Nouvelles d’Autriche/Österreichische Nachrichten43 ; tel autre encore sur le 175e anniversaire de Schiller, écrit pour La Dépêche, sera repris par le Neues Tage-Buch44.
30Durant l’exil, le recours à l’auto-traduction assure à Heinrich Mann une réelle présence devant ses deux publics français et allemand exilé. Cette pratique restera cependant limitée à l’œuvre publiciste et essayiste, et ne concerne pas son œuvre romanesque – signe infaillible que l’on touche ici aux limites de ses compétences de traducteur et écrivain d’« expression française ». La meilleure illustration en est le roman Henri Quatre. Chacun des chapitres de ce riche texte allemand se clôt sur une moralité en langue française, en hommage sans doute à Michel de Montaigne qui apparaît dans le roman comme le père spirituel d’Henri de Navarre. Mais ces moralités ont été rajoutées une fois le roman achevé et révisées par Félix Bertaux, comme en témoigne l’échange de correspondances à leur sujet. Plus complexe est le cas de la dernière œuvre, Le Souffle, qui porte la marque de l’interférence perpétuelle entre deux langues. Ici, le français s’immisce dans le texte allemand par bribes ou expressions toutes faites s’entremêlant dans le monologue intérieur des personnages comme dans une interrogation à deux voix. Voici un extrait du début du roman (c’est la boulangère Mme Vogt qui parle) :
Wie, ich soll die ganze Zeit an Kobalt denken ? Elle, se fout de moi. Oh ! mein Kopf… Für mich hat sie es nicht gesagt, kennen wir uns denn ? Ni d’Adam ni d’Eve. Das war einmal.45
31Le changement de langue opéré avec un certain succès par Heinrich Mann dans sa production publiciste n’a pu être réitéré dans son œuvre romanesque, et pour la faire connaître, Heinrich Mann reste tributaire de l’engagement de ses traducteurs. Malheureusement, de son grand roman consacré à Henri IV, seul le premier tome sera publié en France. En été 1938, La Jeunesse d’Henri IV paraîtra dans les colonnes du quotidien Ce Soir fondé sous les auspices du Front populaire et dirigé par Jean-Richard Bloch et Aragon, puis sort en librairie, chez Pierre Tisné, dans une traduction de Danielle Semeur. S’y ajoute, en 1939 – et presque à contrecourant –, un recueil d’essais de Friedrich Nietzsche qui est préfacé par Heinrich Mann et traduit par le germaniste Joseph-François Angelloz46.
32Maigre bilan pour la traduction d’œuvres littéraires de Heinrich Mann durant l’exil. Comment expliquer qu’aucune autre œuvre littéraire n’ait été traduite après 1933, à l’exception de son essai sur Zola47 dont l’édition allemande remonte à 1915 ? Il s’agit là, certes, d’une réimportation du modèle de l’intellectuel militant et l’on pourrait se féliciter de ce double transfert aller-retour apparemment réussi, si ce n’était que le préfacier Georges Gruau fait l’éloge du « romancier social » ( !) Heinrich Mann, sans mention aucune du débat public que ce texte a suscité à l’époque ni de l’évolution littéraire que son auteur a connue depuis. Décidément, pour un large public français, après 1933, le romancier Heinrich Mann n’existait guère, ou paraissait figé dans la cire.
Épilogue
33La guerre et l’Occupation ont obligé Heinrich Mann à se réfugier dans un exil plus lointain, aux états-Unis, et ont empêché toute autre publication en français jusqu’à la Libération. Ce n’est qu’en 1946 que la revue Europe reprend contact avec Mann à l’occasion de ses soixante-quinze ans. Celui-ci se voit alors encouragé à renouer les relations et envoie à Jean Cassou, directeur de la revue, le dialogue, dramatisé à la manière des courtes scènes de La Haine, d’un entretien imaginaire entre les trois chefs d’état Churchill, Roosevelt et Staline. Son texte est refusé au motif qu’il serait une mauvaise traduction du russe ( !), alors que Heinrich Mann avait transmis son texte original rédigé en français. Blessé dans son orgueil, il s’en explique à Gabrièle Laureillard qui joue les intermédiaires avec la revue, et constate :
Quant à la langue de mes interlocuteurs supposés [dans le dialogue fictif ; M. E.-R.], je leur ai prêté mon français, évidemment insuffisant. La traduction russe a été faite sur mon texte français, qui fut trouvé assez clair pour cela. Mais ces étrangers, ne parlant pas mieux que moi, s’arrangent d’un à peu près. Dans une revue française, il s’entend que la forme de l’article est de la première importance. Il ne m’est pas facile d’imaginer un Européen de langue étrangère m’envoyer un article écrit en allemand. Cela n’arrive pas, le déclin d’une nation enlevant tout prestige à sa langue. Si, par impossible, j’avais en mains cet article et que pour ses idées ou ses suggestions je le juge essentiel, il sera publié malgré son dilettantisme linguistique. Avec les corrections strictement nécessaires, il n’y paraîtra plus. [sic]48
34Et Heinrich Mann, tenace, conclut en sollicitant l’arbitrage de « Messieurs Jean-Richard Bloch et Louis Aragon dont, dans d’autres temps, (il) étai(t) le collaborateur »49.
35L’épisode résume bien la situation. Si son « français d’étranger » – c’est Heinrich Mann lui-même qui emploie ce terme50 – avait pu « passer » dans les années trente, il est jugé inacceptable après 1945. Car la France, y compris ses amis communistes, tourne la page des appels à la solidarité internationale, et la reconstruction européenne d’après 1945 se fera sur des bases intellectuelles autres qu’en 1918. Ainsi n’est-il guère surprenant que la dernière traduction du vivant de Heinrich Mann sera du fait du résistant gaulliste Jean-Louis Crémieux-Brilhac qui traduit en 1949 Die kleine Stadt51 (un texte datant de 1909 !). Ce n’est qu’une vingtaine d’années après la mort de Heinrich Mann que commence une nouvelle étape de la traduction de ses œuvres, avec la traduction intégrale de son Henri Quatre52 en 1972. Rares sont alors les lecteurs qui se souviennent encore qu’il est la quintessence littéraire des années d’exil français par laquelle Heinrich Mann chercha également à « traduire » une certaine idée de la France.
Notes de bas de page
1 « Discours tenu au Palais du Trocadéro, le 16 décembre [1927] », in Heinrich Mann, Sieben Jahre. Chronik der Gedanken und Vorgänge, Peter-Paul Schneider (éd.), Francfort/Main, Fischer, 1994, p. 406-409.
2 Il faut rappeler l’influence exercée notamment par Maurice Barrès (Le Culte du Moi, 1888-1891) et Paul Bourget sur le jeune Heinrich Mann. Pour cette première période, voir aussi les ouvrages de Renate Werner, Skeptizismus, Ästhetizismus, Aktivismus. Der frühe Heinrich Mann, Düsseldorf, Bertelsmann, 1972 ; Elke Emrich, Macht und Geist im Werk Heinrich Manns. Eine Überwindung Nietzsches aus dem Geiste Voltaires, Berlin-New York, de Gruyter, 1981 ; Rolf Thiede, Stereotypen vom Juden. Die frühen Schriften von Heinrich und Thomas Mann. Zum antisemitischen Diskurs der Moderne und dem Versuch seiner Überwindung, Berlin, Metropol, 1998.
3 Paul Desjardins à Heinrich Mann, le 28/7/1923 (souligné dans l’original), Stiftung Archiv der Akademie der Künste, Berlin, Heinrich-Mann-Archiv (abrégé par la suite : SADK, HMA), no 1061.
4 Heinrich Mann à M. Mischek/Albert Langen, le 28/11/1903, SADK, HMA, no 4244.
5 Heinrich Mann à Antonia Vallentin, le 22/5/1933, Deutsches Exilarchiv in der Deutschen Nationalbibliothek Frankfurt/Main (abrégé DEA), coll. « Antonia Vallentin », liasse Eb 2001/072, no I.A.009.
6 « Er denkt nicht nur in französischer Syntax und Grammatik, er denkt in französischen Begriffen, französischen Affären und Skandalen. » Thomas Mann, Betrachtungen eines Unpolitischen (1918), cité d’après Heinrich Mann, Macht und Mensch, Essays, Peter-Paul Schneider (éd.), Francfort/Main, Fischer, 1989, p. 274.
7 Les archives recèlent les premiers essais de traduction non publiés de deux poèmes de Maeterlinck en 1892, et d’une nouvelle de Maupassant, Solitude, en 1894.
8 Alfred Capus, Qui perd gagne, Paris, Ollendorf, 1890. – C’est la deuxième édition parue la même année ainsi que l’édition illustrée des gravures de René Lelong de 1900 qui ont servi à la traduction publiée en 1901 chez Albert Langen à Munich sous le titre Wer zuletzt lacht…
9 Anatole France, « Histoire comique », Revue de Paris no 24 du 14/12/1902 et no 1-2 des 1er et 15/1/1903, puis chez Calmann-Lévy, 1903. Cette édition a été utilisée pour la traduction parue chez Albert Langen à Munich en 1904.
10 Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses. Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres par M. C. de L., Amsterdam et Paris, Durand neveu, 1782. La traduction parut sous le titre Gefährliche Freundschaften, Berlin/Leipzig, Magazin-Verlag Jacques Hegner, (s. d.) [1905]. Deuxième édition sous le titre Schlimme Liebschaften, Leipzig, Insel, 1920.
11 Heinrich Mann, Choderlos de Laclos (préface), reprise dans : Geist und Tat. Franzosen von 1780 bis 1930, Berlin, 1931, cité ici d’après l’édition commentée par Peter-Paul Schneider, Francfort/Main, Fischer, 1997, p. 23.
12 Heinrich Mann, « Zola », in Die Weissen Blätter, Leipzig, 2/11/1915, p. 1312-1382. – Le lieu choisi pour la publication en temps de guerre de ce texte, la revue pacifiste de l’Alsacien René Schickele, est évidemment symbolique.
13 Heinrich Mann, « Der Bauer in der Touraine » (1914), repris dans : Macht und Mensch (voir note 6), p. 35 (c’est moi qui traduis ; M. E.-R.).
14 Anatole France, Der Prokurator von Judäa, übersetzt von Heinrich Mann, Leipzig, Poeschel und Trepte, 1919. – Cf. l’article « Contre une paix injuste », in L’Humanité, 22/7/1919.
15 Albert Langen à Heinrich Mann, le 28/4/1903 : « Das Buch wäre schon früher erschienen, aber die erste Übersetzung musste ganz überarbeitet werden. » (Pámatník Národního Písemnictví, Prague, Fonds H. Mann).
16 Il s’agit d’écrits nouveaux à Paris.
17 Heinrich Mann, Sujet ! Roman, traduit de Paul Budry, Paris/Bâle, éditions du Rhin, 1922. – Le texte sera réédité en 1928, chez Kra. Depuis sa réédition en 1982, son titre français est Le Sujet de l’empereur.
18 Heinrich Mann, Jeunesse, traduction de Paul Budry, Paris, Librairie Stock, coll. « Les Contemporains. Œuvres et portraits du xxe siècle », no 23, 1923.
19 Florent Fels/éditions du Stock à Heinrich Mann, le 6/2/1923 : « Nous serions particulièrement intéressés de pouvoir publier un important roman de votre œuvre, et nous le proposer est honorer notre firme. J’espère que vous pourrez nous en communiquer une copie dactylographiée dès sa réalisation finale, et certain [sic] que nous le publierons de manière à vous être agréable et par ailleurs enrichir notre choix des meilleurs écrivains cosmopolites contemporains. » (Pámatník Národního Písemnictví, Prague, Fonds H. Mann).
20 Charles Reber à Heinrich Mann, le 24/6/1926, SADK, HMA, no 3276.
21 « Adaptation française de Pierre Cadet » ; cf. Heinrich Mann à Félix Bertaux, le 14/8/1926, in Heinrich Mann – Félix Bertaux. Briefwechsel 1922 – 1948, Wolfgang Klein (éd.), Francfort, Fischer, 2002, p. 140, et le commentaire p. 604-606.
22 Heinrich Mann, L’Empire. 2. Les Pauvres. Traducteur Charles Reber, Paris, éd. du Sagittaire, 1929.
23 Heinrich Mann, Mère Marie. Traduit de l’allemand par Ralph Lepointe, Paris, Kra, 1927 (réédition en 1933 chez Fayard).
24 Il s’agit de « Kobes », in Le Rouge et le Noir (1928) ; « Notre Cœur » (« Das Herz »), Revue de Genève (1928) ; « Jeunes filles » (« Jungfrauen »), Revue d’Allemagne (1929) ; « Le créancier » (« Der Gläubiger »), Nouvelles Littéraires (1929) et « Nouvelle inédite » (« Drei-Minuten-Roman »), Monde (1929).
25 Heinrich Mann à Félix Bertaux, le 23/9/1931, in Heinrich Mann – Félix Bertaux. Briefwechsel 1922 – 1948 (voir note 21), p. 243.
26 Henry Poulaille à Heinrich Mann, le 11/8/1926 : « Quant à la traduction, donnez-la moi à faire faire plutôt car aux Nouvelles Littéraires on me ferait attendre sans raison, j’ai peur. Si M. Berteaux [sic] ne peut s’en charger je la demanderai à Alzir Hella qui est un bon camarade et me la remettra aussitôt. » (SADK, HMA, no 2202).
27 Cf. le minutieux recensement fait par Brigitte Nestler, Heinrich-Mann-Bibliographie. Bd. 1. Das Werk, Morsum, Cicero-Presse, 2001.
28 Heinrich Mann, La Haine. Histoire contemporaine de l’Allemagne, Paris, Gallimard, [octobre] 1933 ; éd. allemande : Der Hass, Deutsche Zeitgeschichte, Amsterdam, Querido, [novembre] 1933.
29 Ibid., p. 143, et p. 150 dans l’édition allemande.
30 Cf. à ce propos : Albrecht Betz, Exil und Engagement, Deutsche Schriftsteller im Frankreich der dreissiger Jahre, München, text + kritik, 1986, p. 88-99.
31 Contrat d’édition daté du 5/8/1933 ; SADK, HMA, no 3033.
32 Heinrich Mann à Antonia Vallentin, le 8/8/1933 ; DEA, Eb 2001/072 I. A. 009.
33 Peter-Paul Schneider, dans la réédition commentée (Heinrich Mann, Der Hass, Peter-Paul Schneider (éd.), Francfort/Main, Fischer, 1987), n’a pas relevé ce fait.
34 Heinrich Mann, La Haine (voir note 28), p. 142-143.
35 Je laisserai de côté l’essai « Das Bekenntnis zum Übernationalen » (1932) repris dans l’édition allemande, de même que la question des variantes de texte lorsque ceux-ci ont paru préalablement dans la presse (problèmes de coupes rédactionnelles, actes de censure, etc.).
36 Heinrich Mann, La Haine (voir note 28), p. 136 et Der Hass, p. 144.
37 Friedrich Sieburg, Es werde Deutschland, Frankfurt/Main, Societäts-Verlag, 1933 (Défense du nationalisme allemand. Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris, Grasset, 1933).
38 Heinrich Mann à Félix Bertaux, le 24/6/1933, in Heinrich Mann – Félix Bertaux. Briefwechsel 1922 – 1948 (voir note 21), p. 312.
39 Gaston Gallimard à Heinrich Mann, le 5/8/1933 ; SADK, HMA, no 3033 (lettre jointe au contrat).
40 Voir le relevé de comptes rendus établi par Peter-Paul Schneider dans : Heinrich Mann, Der Hass (voir note 33), p. 229-230.
41 Éditions Gallimard, Relevé de vente au 30/6/1936 ; SADK, HMA, no 3034.
42 « La Révolution française continue », La Dépêche du 5/7/1939 et « Die Französische Revolution und Deutschland », Internationale Literatur, août 1939.
43 « Hommage à l’âme autrichienne », Commune, mai 1938 et « Huldigung an die österreichische Seele », Nouvelles d’Autriche/Österreichische Nachrichten, mars 1939.
44 « Liberté et Nation, 175e anniversaire de Schiller », La Dépêche, 30/10/1934 et « Nation und Freiheit », Neues Tage-Buch, 10/11/1934.
45 Heinrich Mann, Der Atem (1949), Peter-Paul Schneider (éd.), Francfort/Main, Fischer, 1993, p. 19.
46 Les pages immortelles de Nietzsche. Choisies et expliquées par Heinrich Mann. Traduction de J. Angelloz, Paris, éd. Corrêa, 1939. (On sait depuis que c’est Golo Mann qui a choisi les textes, seule la préface est de Heinrich Mann.)
47 Heinrich Mann, Zola. Traduction française de Yves Le Lay, préface G.[eorges] Gruau, Paris, éd. de la Nouvelle Revue Critique, s. d. [1937].
48 Heinrich Mann à Chère Madame [G. Laureillard], le 25/8/1946 ; SADK, HMA, 549.
49 Ibid. (Le texte n’y parut jamais.)
50 Heinrich Mann à Gabrièle Laureillard, le 28/5/1946 ; HMA, SADK, 548.
51 Heinrich Mann, La Petite Ville. Roman, traduit de l’allemand par J.-L. Crémieux-Brilhac, Paris, Calmann-Lévy, 1949.
52 Heinrich Mann, Le Roman d’Henri IV. Traduit de l’allemand par Albert Kohn, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1972.
Auteur
Maître de conférences en littérature allemande à l’université François-Rabelais de Tours
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