Chapitre neuf. Fractures entre imaginaires, discours et pratiques
p. 183-195
Texte intégral
(Dé)constructions des amours
1À rebours de la définition romantique qui considère l’amour comme essentiel, éternel et exclusif, c’est-à-dire s’exprimant à un seul endroit et pour toujours, ses représentations sont désormais étendues et variées, concurrencées même par d’autres liens plus « faibles » comme les amitiés féminines. Contrairement aux séries précédentes où les héroïnes n’avaient qu’un amour central, peut-être deux, les « nouvelles “nouvelles femmes” » ont des relations qui évoluent en dents de scie. L’éclatement de la tradition fait qu’il n’est plus possible, comme le formule Ulrich Beck, « de dire de façon cohérente ce que [l’]amour signifie, ce qu’il devrait ou pourrait être : il varie en substance, exceptions, normes et moralités d’individu en individu, et de relation en relation1 ».
2De l’Amour aux amours, la perte de la tonalité romantique structure donc les redéfinitions. Car si l’amour est multiple, c’est un fondement du romantisme qui s’effrite. Les dragons qu’affronte le Prince charmant sont désormais de son espèce et les héroïnes, ne voulant plus être subsumées dans l’ensemble conjugal, doivent choisir entre ces différentes propositions amoureuses. Carrie Bradshaw en est un bon exemple, qui s’affranchit même des petits amis, accumulant les relations : « ce n’est pas mon copain, c’est juste quelqu’un que j’essaie2 », dit-elle, qu’elle essaie jusqu’à décider s’il lui convient ou non, si elle-même se convient ou non avec lui. La précarité des amours se confond avec la précarité des identités : s’il est si difficile de hiérarchiser ces diversités affectives, c’est que ce choix n’est pas seulement celui d’un homme ou d’un autre, c’est aussi celui d’une identité future. Cela explique la présence d’une rupture très franche entre les discours et les actes : si les trentenaires disent chercher l’homme idéal, leurs amours relèvent davantage de la sexualité plastique et de la relation pure.
3Les imaginaires, pratiques et discours ne sont pas cohérents. Les discours sont tiraillés entre imaginaires romantiques et pratiques de relations plus « pures » : les héroïnes disent vouloir un amour illogique, au-delà des intérêts individuels, qui consume, mais en parallèle, elles se plaignent des résistances sexistes qui y sont à l’œuvre. En retour, les pratiques sont en décalage avec les imaginaires et les discours : à travers les saisons, les héroïnes de Sex and the City et d’Ally McBeal sont essentiellement engagées dans des formes embryonnaires de relation pure et, lorsque le Prince charmant se présente à elles, il ne les convainc pas forcément. Carrie est troublée de ce que sa romance avec Aidan ne la comble pas… précisément parce qu’elle est parfaite :
« Carrie : – Ce qui ne va pas, c’est que, pour la première fois de ma vie, je suis dans une relation où absolument rien ne va pas. On navigue en douceur. Rien d’autre qu’une mer calme, de l’horizon bleu partout où je regarde. […] C’est bizarre. Je suis habituée à chasser. Là, c’est sans effort. Ça me fait flipper !3 »
4Imaginaires, pratiques et discours ne sont pas cohérents car les modèles mis à disposition ne le sont pas eux-mêmes. Comme l’a bien montré Joanna di Mattia, Mister Big et Aidan incarnent chacun à leur manière l’idéologie romantique. Le premier personnifie un romantisme passionnel tandis que le second propose un romantisme stabilisant. Or, qu’il s’agisse de la virilité classique de Mr Big ou de la masculinité postféministe d’Aidan (« mélange du héros phallique avec le nouvel homme sensible4 »), chacun des personnages est perçu comme compatible avec le romantisme car Carrie projette sur eux ses fantasmes : ses attentes romantiques précèdent les partenaires qu’elle rencontre. Lorsque Carrie s’inquiète que tout soit parfait, elle regrette en fait qu’il n’y ait pas plus de ferveur affective, ce qui comprend des moments de dispute codés passionnels. De son côté, Ally rencontre à plusieurs reprises des hommes potentiellement idéaux auxquels elle trouve invariablement un défaut rédhibitoire : l’héroïne est guidée par une utopie qui piège les pratiques.
Labeur individuel, idéal de l’aisance romantique
5Les récits sont de plus en plus ceux de la construction des amours à partir d’interactions et de dosages inédits entre les modèles disponibles et des identités malléables. Les héroïnes ne se contentent pas de résoudre les problèmes que pose leur mariage comme Maude et Roseanne mais élaborent démocratiquement la structure conjugale. Les temporalités sont inversées : le point de départ est l’attraction physique et psychologique qui, peu à peu, mène à la relation amoureuse, laquelle demande du temps, de l’investissement, des compétences émotionnelles et des valeurs égalitaires. La construction de la relation amoureuse s’effectue par paliers. Les premiers rendez-vous, traditionnelles dates étasuniennes, deviennent le lieu d’un jeu amoureux fait de performances de genre classiques, que les femmes décrivent ensuite comme des jeux théâtraux aux allures goffmaniennes : « Charlotte me dira plus tard qu’elle pensait avoir joué la soirée sans aucun faux pas5 », raconte Carrie Bradshaw qui de son côté regrette d’avoir porté pour son premier rendez-vous avec Mr Big une robe dénudée qui les a encouragés à faire l’amour sans attendre. Comme l’a montré Beth Bailey, les codes communicationnels qui structurent les premiers rendez-vous amoureux sont hérités de la traditionnelle cour amoureuse américaine mais ils sont en même temps perturbés par les nouveaux rapports de genre : les « dissonances » que produisent ces derniers s’expriment « dans des luttes pour gagner ou regagner du contrôle dans le système de cour6 ». Carrie craint en effet que le contrôle sexuel qu’elle exerce lorsqu’elle se montre presque nue n’aboutisse paradoxalement à une domination masculine : ayant épuisé tout son capital sexuel dès le premier soir, l’héroïne a peur de n’être plus émotionnellement crédible auprès de Mr Big. La part grandissante de construction dans les rapports amoureux a ses symptômes que la littérature scientifique a bien identifiés : la labilité apporte son lot de névroses et de « fatigues d’être soi7 ». Lorsque commence sa relation avec Mr Big, Carrie est épuisée de devoir continuer de performer une féminité parfaite : « Quand je suis avec lui, je ne me ressemble pas, je suis comme une “Carrie contenue”, je mets des petits costumes, tu sais, “Carrie sexy” et “Carrie décontractée”. Parfois, je me surprends à poser ! C’est crevant !8 » Les femmes sont soumises à une représentation constante d’elles-mêmes qui, parce qu’elle est censée agir comme une preuve de leur affection, rend prioritaire la performance de genre sur la démocratie intime.
6Dans le même temps pourtant, s’affaiblit l’idéal de la communication romantique, supposément immédiate et aisée grâce à la fusion et à l’intuition. Certes, des formes romantiques persistent comme des échanges de regards (entre Ally et Billy ou Carrie et Big), des chamailleries complices entre Lorelai et Christopher (Gilmore Girls), ou des élans lyriques (Buffy, Charmed). Mais, en parallèle, apparaissent de nombreuses occurrences d’un labeur relationnel et d’une démystification de l’intercompréhension immédiate. La romantique Ally McBeal est déconcertée lorsque Larry refuse de participer à un échange fusionnel et qu’il défend des découvertes progressives basées sur le non-verbal9. Le travail relationnel croît en interaction avec l’idéal de la communication romantique qu’il contredit souvent, mais les héroïnes, prises aux pièges d’un système de genre encore très binaire, sont laissées face à une injonction contradictoire : elles doivent, tout en restant éminemment séduisantes, faire l’effort de s’ouvrir psychologiquement à l’autre. La solution qu’elles trouvent est typique de leur statut de femme active. Rêvant toujours du Prince charmant, les femmes ne sont plus des princesses passives pariant sur les faveurs du destin : pour trouver l’élu de leur cœur, elles multiplient les relations pures en travaillant à ce que l’une d’elles se transforme en conte de fées, tant et si bien que le hasard semble ne plus avoir sa place dans les récits. L’amour perd de sa destinée et s’imprègne de la contingence moderne, il est désormais une entreprise personnelle au même titre qu’une carrière : pour Ally McBeal, « Nous consacrons douze heures par jour à notre vie professionnelle tout en déclarant que notre vie personnelle est plus importante mais nous n’y travaillons pas. Je vais appliquer un plan de carrière dans ma vie privée. Au lieu de me croiser les bras en espérant que ça arrive, je vais m’arranger pour que ça arrive !10 » Cupidon est au chômage. Un glissement opère, qui espère aisément déplacer les compétences professionnelles vers la sphère amoureuse, ne voyant pas de raison à ce que la détermination personnelle qui a permis l’accomplissement professionnel ne puisse faire aussi ses preuves dans le domaine amoureux. Les amours deviennent des objets de travail. Le tournant est flagrant : tandis que les femmes actives et les « féministes au foyer » critiquaient les sacrifices que requiert une relation, les héroïnes des années 1990 se concentrent sur le labeur émotionnel et communicationnel en ramenant dans la sphère privée les compétences développées dans la sphère publique. Une fois la relation sérieusement enclenchée, l’amour ne doit plus demander des sacrifices mais du temps, des encouragements et une constante considération. Si les comportements amoureux restent évidemment structurés par les rapports de genre, les logiques individualistes interviennent de plus en plus. Néanmoins, les héroïnes oublient que le caractère souvent hasardeux de la rencontre amoureuse empêche de maîtriser totalement ses manifestations. Cupidon est au chômage mais il n’est pas mort.
Imaginaires idéalisés sur un modèle romantique concrètement affaibli
7Indice de sa résistance, les modalités représentationnelles du romantisme le rattachent à une croyance quasi religieuse en l’amour. Dans The Normal Chaos of Love, Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim avaient déjà proposé une telle définition, envisageant l’amour comme une « religion après la religion, l’ultime croyance après la mort de toutes les fois11 ». Selon eux, l’amour promet aujourd’hui de résoudre le problème contemporain de la solitude tout en offrant à l’individu une stabilité liée à la personne : « Si ce n’est plus Dieu ou les prêtres, ou la classe sociale ou les voisins, alors au moins, il y a toujours Toi12. » Une telle approche trouve un écho dans les représentations où la récompense du cheminement individualiste prend la forme de l’individu destiné. Élu du cœur, moitié, âme sœur ou Prince charmant sont le Saint Graal de l’amour qui conclut de nombreuses séries sur un happy end romantique (Sex and the City, Charmed, Alias, Gilmore Girls, voire également le romantisme parental d’Ally McBeal). Face à un processus d’individualisation anxiogène, entre rejet du holisme et crainte de la solitude, le romantisme promet un séduisant compromis : il concilie sécurité et indépendance et investit la place laissée vacante par les structures familiales rigides. L’identité individuelle qui n’est plus validée par les structures dont elle s’est émancipée trouve reconnaissance auprès de l’unique pour toujours – la contrepartie étant une « disparition de soi dans une totalité13 » romantique qui grève plus particulièrement le féminin du fait de son assignation au privé.
8Les références religieuses sont nombreuses et explicites. Les héroïnes convoquent un champ lexical religieux, évoquant la « croyance », la « foi », les « signes », et s’entendent dire en retour qu’elles s’illusionnent dans des idéaux. Ally McBeal voit dans la croyance en l’amour le courage pour supporter sa solitude : « J’ai besoin de croire que ça marche – l’amour, le couple, le partenariat, l’idée que quand des gens se mettent ensemble, ils restent ensemble. J’ai besoin d’emmener ça avec moi le soir dans mon lit, même si je me couche seule14. » Dans Alias, Sydney est furieuse que deux ans seulement après sa disparition, Vaughn, déjà remarié, n’ait pas cru dans leur relation : « Tu veux savoir comment je vais ? Je suis dévastée, Vaughn, je suis anéantie ! Pas parce que je t’ai perdu… mais parce que si ça avait été moi, j’aurais attendu. J’aurais découvert la vérité. Je ne t’aurais pas abandonné. Et maintenant, je réalise quel incroyable gâchis cela aurait été15. » De leur côté, les héroïnes de Sex and the City passent un épisode entier à essayer de savoir si « les relations amoureuses sont la religion des années 199016 ». Se trouvant dans une impasse car Mr Big refuse de la présenter à sa mère, Carrie est désespérée : « J’ai besoin d’un signe, tu me dis d’avoir la foi mais je la perds alors j’ai besoin d’un signe. […] Dis-moi juste que je suis la bonne, tu n’as pas à le dire à ta mère ni au monde entier, juste… juste moi17. » Carrie produit ici un compromis paradoxal en demandant à Big de lui confirmer, à elle seule, qu’elle est « la bonne ». Elle accommode ainsi son idéal romantique aux impératifs individualistes : la confirmation romantique se fait dans l’échange interpersonnel sans qu’il soit besoin de prendre pour témoin les structures classiques. L’effervescence romantique reste, elle, non négociable : Carrie n’accepte pas que Mr Big lui demande d’avoir foi en l’avenir car cela entre en collision avec ses idéaux d’un amour romantique par définition immédiat et entier. Cela pose la question de ce qui, des sentiments ou de la relation, apparaît en premier : si Carrie admet que la relation s’élabore par compromis, elle refuse que les sentiments apparaissent au même moment ou, pire, à postériori.
9D’un autre côté, le monde désenchanté d’Ally McBeal produit ses propres paradoxes : plus l’idéal romantique est obsolète, plus il est renforcé chez l’héroïne. Les cas judiciaires qu’Ally traite la confrontent sans cesse aux échecs du modèle de la famille nucléaire. Elle est le témoin, et ironiquement l’avocate !, d’une pluralisation des modèles amoureux et familiaux : ménages à trois, familles homoparentales, transexuel.le.s se succèdent à la barre pour demander à une législation désuète la reconnaissance du droit de vivre comme ils l’entendent. En parallèle, les cas hétérosexuels sont bien souvent ceux d’un déchirement ou d’une résignation. Dans cet effondrement du romantisme, Ally incarne un sursaut dont la forme illusionnée est un mécanisme de défense contre le monde incertain qu’elle côtoie au quotidien. Les racines de son idéalisation de l’amour sont précisément consolidées par cette précarité qu’elle a expérimentée très tôt. Une dispute entre l’héroïne et sa mère renseigne en effet le téléspectateur sur les précoces rêvasseries d’Ally :
« Jeannie, mère d’Ally : – Ally, tu sais quoi, reste donc dans tes rêvasseries. […]
Ally : – Je ne vis pas dans des rêvasseries, maman ! C’est juste que je m’y réfugie parfois !
Jeannie : – Non, le problème, c’est que tu les prends pour la réalité. Eh bien, pas moi.
Ally : – Non. Une rêvasserie, c’est quand je vais dans ma chambre, que je ferme les yeux et que je vois une licorne. La réalité, c’est quand, à trois ans, j’entre dans la chambre de mes parents et que je te vois au lit avec un autre homme. Je sais faire la différence18. »
10Le romantisme, qui prend historiquement racine dans la construction d’une individualité contre les structures sociales, est dans Ally McBeal le symptôme d’un traumatisme enfantin. Ally s’illusionne de plus belle car elle a été désillusionnée trop tôt : l’héroïne rendue hyper-sensible trouve dans la fluidité romantique la promesse d’ignorer la réalité crue qui s’est imposée à elle.
11En ce sens, de la même façon que s’influencent précarité identitaire et précarité amoureuse, l’idéalisation de l’amour renvoie à un idéal du moi, désenchevêtré des contingences pragmatiques de la deuxième modernité. Un tel jeu entre la représentation idéalisée de l’amour et son évocation explique sa persistance dans les médiacultures, malgré son incapacité à se réaliser concrètement. Le romantisme est ainsi conjointement « abymé » et abîmé : il est « abymé », mis en abyme, car ce modèle se retrouve confiné aux rêves des héroïnes, aux imaginaires des imaginaires médiatiques ; il est aussi abîmé, endommagé, car ses seuls accès au premier niveau de représentation s’effectuent pour signifier que les héroïnes ne souhaitent pas vraiment l’actualiser. Les fins des séries sont un bon indice des allées et venues de l’optimisme et de la méfiance quant aux promesses de l’amour. Après avoir majoritairement vécu des relations incertaines, avortées parce qu’elles contrariaient l’épanouissement individuel, les héroïnes des années 1990 trouvent le bonheur, et ce de manière souvent exagérée, comme pour récompenser leurs efforts : Sydney (Alias) part vivre sur une plage déserte avec son mari et ses enfants ; les derniers plans de Sex and the City montrent chacune des héroïnes en couple, alors qu’elles sont celles qui ont le plus pratiqué la relation pure ; Max et Logan (Dark Angel) sous-entendent qu’ils surmonteront la malédiction qui les empêche de se toucher en joignant leurs mains gantées ; Dharma et Greg ainsi que Lorelai et Luke continuent de vivre amoureux ; Charmed montre les héroïnes devenues vieilles entourées de leur mari et de leurs enfants, rejouant (littéralement !) le très classique « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Seul l’amour de Buffy et Angel, qui est pourtant le plus romantique des séries analysées ici, reste inachevé en accord avec les tonalités pessimistes de la série sur l’amour et la sexualité. Ces fins romantiques tranchent radicalement avec les représentations produites tout au long des saisons. Une chronologie est commune aux séries : dans un premier temps, les héroïnes ont des relations amoureuses qui relèvent de la relation pure ou qui portent en elles des fragments de la relation pure comme la sexualité épanouissante (Sex and the City), la démocratie relationnelle (Dharma & Greg) ou l’attention à l’égalité (Gilmore Girls). Ces amours n’existent toutefois pas pour elles-mêmes mais apparaissent comme des moyens pour les héroïnes de déterminer ce qu’elles veulent et ce qu’elles ne veulent pas, un ensemble d’expériences au cours desquelles les femmes, qui ont tiré les leçons de la réflexivité et considèrent qu’il faut être bien avec soi-même avant d’être bien avec quelqu’un, se découvrent. Dans un deuxième temps, qui n’est toutefois pas exploré puisqu’il s’agit de la fin des séries, les femmes accomplissent le rêve romantique, faisant de leurs relations passées des préludes à cet accomplissement traditionnel. La relation pure aura été un modèle adéquat aux premiers moments d’une relation amoureuse dans laquelle on ne peut plus immédiatement s’engager.
12La fracture entre imaginaires et pratiques se résout donc dans une instrumentalisation de la relation pure, en tant que matrice d’expériences personnelles au service de l’accomplissement romantique. La labilité amoureuse apparaît comme la possibilité de « tester » des relations et des hommes jusqu’à trouver celui que les héroïnes n’appellent plus vraiment le Prince charmant, mais le Bon, « the right guy », « Mister Right ». Ce glissement terminologique témoigne de l’affaiblissement de la croyance en l’homme parfait, au profit d’une figure individualisée de l’Élu amoureux. « Monsieur » est « le Bon », non pas intrinsèquement, mais par rapport aux attentes et aux particularités de celle qui le cherche : l’amour perd de sa substance totalisante pour embrasser les trajectoires individuelles. Jusqu’en 2004, date d’arrivée d’héroïnes quadragénaires qui inverseront cette temporalité « relation pure puis romantisme », la relation pure n’est donc pas une fin mais un moyen pour tester les potentiels princes charmants. Elle est curieusement, ce que Giddens n’envisage pas, une forme embryonnaire de l’amour romantique auquel elle s’oppose.
Dharma & Greg ou la rare réussite démocratique
13En termes de démocratie relationnelle, l’unique franche réussite de la télévision étatsunienne est Dharma & Greg. Cela n’est pas sans lien avec l’évolution des modèles amoureux qui y est représentée : contrairement à Sex and the City ou Ally McBeal où les relations pures précèdent le romantisme, le pilote de Dharma & Greg propose une vision immédiatement romantique de leur couple. Tout d’abord, la première scène relève de la prédestination : elle les montre, enfants, se croisant dans le métro, et enchaîne avec leur rencontre, quelques décennies plus tard, au même endroit. Puis, leur relation se fait contre leurs origines sociales : Dharma, professeure de yoga, est née dans une famille hippie, tandis que Greg, avocat, a grandi dans un foyer bourgeois. La base de leur relation est donc le thème amoureux de l’elope, de la fuite pour se marier contre les structures familiales. Il s’agit là d’une rare occurrence d’un écart de classe dans les représentations des années 1990. Même s’il n’est pas sans causer problèmes, c’est précisément l’apport mutuel d’une perspective différente sur le monde qui enrichit la relation : dans « Chacun son dû19 », Dharma remercie Greg de l’avoir stabilisée et Greg remercie Dharma de l’avoir rendu plus serein. Néanmoins, la pérennité de leur relation ne repose pas sur ce romantisme à l’origine de leur relation mais sur des mécanismes démocratiques, comme en témoigne l’usage répété et systématique de confiance, d’encouragement et d’honnêteté pour résoudre leurs problèmes. De très nombreuses répliques parsèment la série, insistant sur le respect du partenaire, comme par exemple lorsque Greg avoue : « Je ne devrais pas te freiner dans ce que tu veux faire simplement parce que je ne le comprends pas, je devrais accepter que c’est important pour toi, peu importe ce dont il s’agit20. » Ces difficultés se résolvent presque invariablement lorsque l’un des partenaires réalise que le problème n’est pas l’autre et ses envies, mais ce que lui-même redoute. Dans Dharma & Greg, les peurs individuelles freinent l’intercompréhension car elles freinent en fait l’expression individualiste d’un « je » hors du « nous » : Dharma, qui veut partir seule faire une retraite spirituelle, explique à Greg « Je ne suis pas inquiète à propos de nous, d’accord ? Je suis inquiète à propos de moi. Le moi qui n’est pas nous. Non pas qu’il y ait un moi qui ne veuille pas d’un nous. C’est juste que ce sera un meilleur “nous” si je sais qui “moi” est21. » Comme toujours, Greg accepte finalement. Le romantisme est ainsi surplombé par la relation pure jusqu’à disqualifier l’idéal si présent dans les représentations contemporaines d’un « Mr Right ». Quand Dharma cherche un potentiel partenaire pour l’ex-petite amie de Greg, elle rencontre un homme hippie en apparence parfait pour elle : leur communication est facile, immédiate et intuitive car, provenant du même milieu, ils partagent les codes communs de l’idéologie new age. Lorsque Greg les interrompt, demandant à Dharma si elle a trouvé « Mr Right » (sous-entendu pour son ex-petite amie), elle lui répond « Ouais, mais je rentre avec l’homme que j’aime22. » Les représentations hiérarchisent ici l’amour actuel et travaillé, sous-entendant que l’intercompréhension immédiate est due à un déterminisme sociologique qui ne promet pas forcément une réussite émotionnelle. Écouter son partenaire et ne pas lui infliger ses propres peurs apparaissent en retour comme les deux clés de voûte de la réussite démocratique du couple. Elles peuvent être développées grâce à l’idéologie hippie de Dharma qui crée un amour dont les valeurs dominantes sont la compassion et la bienveillance, lesquelles engendrent et sont engendrées par la confiance. De fait, lorsque cette confiance est trahie, c’est toute la relation qui chancelle. Après que Greg a dormi chez son ex-petite amie, Dharma est furieuse pour une raison inattendue :
« Dharma : – Tu as dormi chez ton ex-petite amie !
Greg : – Il ne s’est rien passé.
Dharma : – Je sais bien parce que je te fais confiance. Mais tu ne m’as pas laissé une chance de te faire confiance, tu m’as juste menti23. »
14Dans la série, les problèmes sont invariablement résolus par des excuses ou par une explication, c’est-à-dire par un cheminement personnel. Ils relèvent ainsi bien plus d’une réflexivité individualiste visant à ne pas écraser l’autre à cause de ses propres limites de compréhension. Pour pérenniser l’ouverture à l’autre et le pardon, les partenaires se soumettent à des exercices new age, par exemple lorsqu’ils enferment des secrets jusqu’ici inavoués dans des bulles imaginaires qu’ils soufflent au loin24. Ce n’est pas un hasard si le succès du couple est bien souvent dû aux techniques hippies de Dharma et à la volonté de Greg de s’y convertir. Les différences ne sont pourtant pas entendues comme un déséquilibre mais comme une richesse multiculturelle. L’invocation des valeurs orientales permet un décentrement de l’amour occidental (structuré dans et par la famille nucléaire) mais elle est aussi permise par l’intérêt grandissant donné au cours de la deuxième modernité aux nœuds psychologiques.
15L’idéologie new age de Dharma est très précieuse pour la relation pure parce qu’elle considère que tout a un sens, un but, une utilité. La moindre dispute apparaît alors comme l’opportunité individuelle et conjugale de se comprendre, de s’expliquer et surtout de s’améliorer. Après une dispute, que l’on peut considérer comme la plus violente de la série car toute communication est rompue pendant trois jours, Dharma peine à faire comprendre à Greg que la pire chose n’est pas de se disputer mais de considérer qu’il y a un vainqueur : « On peut prendre ça sous l’angle de qui a fait quoi à qui et additionner les points mais on va finir avec un énorme tableau des scores au lieu d’un mariage25. » Enfin, dernier élément, la sexualité des personnages est cruciale : pratiquée tous les jours, elle foisonne d’innovations qui la décentrent ainsi de la sexualité hétéronormée. Orientée vers le plaisir, elle est un moyen de communication et un signe de la bonne santé du couple : lorsqu’épuisés, Dharma et Greg s’endorment durant les préliminaires, ils s’inquiètent de la vigueur de leur couple et décident de pimenter leur vie sexuelle en faisant l’amour dans des endroits incongrus26. Leur recours au Kâma-Sûtra sous-entend par ailleurs que Dharma et Greg ne réduisent pas la sexualité à la pénétration et qu’ils développent un ars erotica coïncidant avec la sexualité plastique.
16La réussite du couple n’a donc pas trait au coup de foudre mais au travail identitaire et relationnel produit tout autant dans le couple qu’en dehors. L’idéologie new age qui amène à vouloir se comprendre soi-même se superpose sans difficulté à l’individualisme réflexif : il s’agit non seulement d’être bien avec soi-même, mais aussi et surtout de réussir à atténuer les répercussions négatives qu’ont nos angoisses sur autrui. La psychologisation forte de la relation amène une grande nouveauté : à l’heure où les autres héroïnes sont peu conciliantes car elles se sentent individuellement menacées par le compromis conjugal, Dharma tout autant que Greg admettent leurs torts, s’excusent, acceptent leurs différences, revoient leur perspective. Les changements auxquels ils consentent ne se font pas en fonction de l’autre ou en fonction du couple mais ils se font avec l’autre, simultanément pour soi, pour autrui et pour le couple. Le changement que produit forcément l’entrée dans une structure de couple délaisse l’adaptation à l’autre, qui historiquement a été celle du féminin au masculin, au profit d’une transformation mutuelle, entendue comme une opportunité individuelle de se découvrir et de grandir.
Notes de bas de page
1 Beck, Ulrich, Beck-Gernsheim, Elizabeth, The Normal Chaos of Love, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 5.
2 Sex and the City, saison 1, épisode 3.
3 Sex and the City, saison 3, épisode 7.
4 Di Mattia, Joanna, ibid.
5 Sex and the City, saison 1, épisode 1.
6 Bailey, Beth, From Front Porch to Back Seat. Courtship in Twentieth-Century America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989.
7 Ehrenberg, Alain, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000.
8 Sex and the City, saison 1, épisode 11.
9 Ally McBeal, saison 4, épisode 7.
10 Ally McBeal, saison 2, épisode 21.
11 Beck, Ulrich, Beck-Gernsheim, Elizabeth, ibid., p. 12.
12 Beck, Ulrich, Beck-Gernsheim, Elizabeth, ibid., p. 33.
13 Kaufmann, Jean-Claude, L’Étrange histoire de l’amour heureux, Paris, Fayard, 2010.
14 Ally McBeal, saison 1, épisode 2.
15 Alias, saison 3, épisode 1.
16 Sex and the City, saison 1, épisode 12.
17 Sex and the City, saison 1, épisode 12.
18 Ally McBeal, saison 3, épisode 5.
19 Dharma & Greg, saison 4, épisode 10.
20 Dharma & Greg, saison 5, épisode 8.
21 Dharma & Greg, saison 2, épisode 9.
22 Dharma & Greg, saison 1, épisode 5.
23 Dharma & Greg, saison 2, épisode 12.
24 Dharma & Greg, saison 3, épisode 20.
25 Dharma & Greg, saison 4, épisode 24.
26 Dharma & Greg, saison 1, épisode 22.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020