Chapitre cinq. Les conditions d’émergence des personnages féminins
Des émancipations sous contrôle
p. 105-118
Texte intégral
Les femmes, un nouveau marché pour les annonceurs
1Les femmes ont très tôt été un marché important pour les annonceurs du fait de leur influence sur les achats domestiques. À la fin des années 1970 néanmoins, les grands networks affrontent une chute d’audience importante qui va progressivement les amener à rediriger leurs attentes vers les femmes actives1 : non seulement le marché est rendu plus vaste et instable du fait du développement des chaînes du câble, mais en plus le déplacement des femmes vers la sphère professionnelle provoque un délaissement de la télévision en journée, y compris des soap operas pourtant phares pour le marché féminin. De surcroît, les mutations démographiques sont fortes. Les femmes baby boomers parvenues à l’âge adulte sont influencées par les valeurs féministes : elles dénotent une indépendance d’esprit et une autonomie économique plus importante que celles de leurs ainées, devenant ainsi une cible de choix pour les annonceurs2. Cette double émancipation crée un nouveau segment démographique qui est pris en considération dans les calculs de la mesure d’audience Nielsen dès 1976 : sont des « working women » les femmes qui travaillent plus de 30 heures par semaine, la catégorie allant des cols-blancs jusqu’aux ouvrières. Pour Byars et Meehan, à qui l’on doit un très convaincant article sur la question3, l’apparition progressive de la catégorie « femme active » par les annonceurs résulte de cinq variables. Après la défense des droits des femmes par la deuxième vague féministe à la fin des années 1960, de nombreuses mutations socioéconomiques marquent la deuxième moitié du xxe siècle : à partir de 1975, des récessions ont un impact fort sur les vies professionnelles des femmes de classe moyenne, qu’accompagnent en parallèle quelques évolutions industrielles et technologiques dans le milieu de la télévision. L’accès grandissant des femmes à la sphère professionnelle provoque non seulement une augmentation mécanique de leurs revenus mais surtout un contrôle exclusivement féminin de ces revenus, attisant l’intérêt des annonceurs et de la mercatique. Par ailleurs, les récessions économiques dont souffrent les États-Unis à partir des années 1970 (qu’elles soient dues aux crises énergétiques de 1973 ou 1979, au krach boursier de 1973 ou à la stagflation) entraînent un taux de chômage relativement élevé, et la présidence de Ronald Reagan arrange peu la situation pour des classes ouvrières et moyennes que la politique monétariste paupérise.
2Pour tenter de préserver leur pouvoir d’achat, un grand nombre de foyers américains renonce pour partie à l’idéal victorien de la famille nucléaire. Les mères vont travailler pour apporter un deuxième salaire, bien que ce déplacement ne s’accompagne pas mécaniquement d’une redistribution des tâches ménagères : les femmes désormais actives restent très largement en charge des services domestiques, y compris des achats, et « la signification de ce phénomène ne s’est pas perdue auprès des publicitaires, des corporations médiatiques qui leur vendent l’accès aux consommateurs, ni auprès des compagnies qui mesurent la qualité et la quantité des publics attirés par les médias4 ». Ces publics nouvellement pris en considération par les mesures d’audience deviennent un segment démographique « de qualité ». Dans un contexte économique où le pouvoir d’achat est en baisse, les stratégies publicitaires intègrent désormais une cible moins peuplée, mais plus riche. Les publics féminins sont également la réponse à la perte de monopole que rencontrent les networks. À partir de 1977 en effet, Nielsen intègre à ses calculs les chaînes du câble et les enregistrements par magnétoscope5, lesquels sont nombreux pour des femmes actives qui souhaitent continuer de suivre leur soap opera quotidien. Quand « le business de la télévision devient plus large que le business de la diffusion6 », ces nouveaux calculs apportent deux mauvaises nouvelles aux networks : non seulement ceux-ci perdent des téléspectateurs qui préfèrent le câble, mais en plus, ces téléspectateurs sont « de qualité ». En conséquence, en période de récession, les publics qui ont les moyens de payer pour regarder la télévision sont potentiellement ceux qui vont consommer plus fidèlement les programmes, devenant ainsi la cible première des annonceurs. Une conséquence industrielle est que les networks développent leurs propres chaînes du câble, et « identifient l’audience “féminine” comme une clé pour sécuriser l’intégration des audiences upscale, et ce par l’hybridation de genres traditionnellement masculins allant des buddy cop shows aux news7 ». Katherine Lehman ajoute à ce sujet que les femmes jeunes et/ou célibataires sont particulièrement visées par les annonceurs car l’on suppose qu’elles portent de nouvelles valeurs de liberté et de mobilité sans remettre profondément en cause les structures patriarcales8.
3Les efforts des networks NBC, ABC et CBS pour attirer les femmes se traduisent par un renouveau des propositions mythologiques, jugées plus en accord avec ce segment émancipé. Ces nouveaux programmes se teintent d’un féminisme qui n’est plus contenu au registre comique mais qui investit dans le genre dramatique. Ainsi que le souligne Amanda Lotz, les discours plus explicitement féministes du Mary Tyler Moore Show, de Maude ou de Rhoda « marquent la tentative de toucher des femmes qui expérimentent des changements dans leurs statuts familiaux et économiques avec des histoires teintées de prise de conscience et de politique de choix de vie9 ». Mary Beth Rabinovitz, de son côté, souligne l’hétérogénéisation du groupe féminin, tant au cœur des groupes sociaux que dans les imaginaires, dans les mesures et dans les stratégies des publicitaires qui, intégrant désormais des variables libérales, urbaines, juvéniles et raciales, complexifient l’image jusqu’ici hégémonique de « la » femme au foyer10. Le passage à ce qu’Amanda Lotz appelle « l’ère postnetwork » diversifie les imaginaires qu’ont les publicitaires, les producteurs et les diffuseurs de leurs publics, renonçant à l’idée d’un « public de masse » et préférant à la diffusion générale (broadcasting) une diffusion ciblée (narrowcasting). Durant les années 1980 et 1990, les séries proposant des héroïnes se multiplient (Cagney & Lacey, Arabesque, Golden Girls, Designing Women, Murphy Brown, Roseanne… jusqu’à Ally McBeal et Sex and the City) tout comme les chaînes dédiées à un public féminin. L’emblématique Lifetime (dont le slogan est « Television for Women » de 1994 à 2006) est lancée en 1984 et sera suivie de la romantique WE (1997) puis d’Oxygen (2000), trois chaînes qui portent dans leur logo roses et arrondis les marques de la féminité qu’elles visent.
Imaginaires du média et cohésion familiale
4Les idéaux de la famille, la porosité grandissante entre sphère privée et sphère publique et les imaginaires du nouveau média télévisuel participent des conditions d’émergence des héroïnes de séries télévisées. Dès ses débuts, la télévision encourage des imaginaires protoféministes car elle permet, paradoxalement, une ouverture sur le monde au moment où les femmes sont enfermées dans le foyer suburbain. De nombreux historiens ont identifié un processus homologique entre l’implantation de la télévision dans les foyers et le développement des banlieues américaines des années 1950. Alors que les politiques étatiques encouragent la construction massive des maisons suburbaines, pour « la première fois dans l’histoire, les jeunes couples trouvent moins cher d’acheter leur propre maison que de louer un appartement en ville11 ». De telles conditions économiques bouleversent les styles de vie des jeunes étasuniens et enracinent dans l’esprit du temps l’idéologie de la propriété privée. Loin d’imaginer de façon simpliste que les fameuses « suburbs », les zones suburbaines, remplissent une fonction de refuge à l’écart des villes menaçantes, ce qui ancrerait une ferme distinction privé/public, Lynn Spigel considère que ces « jeunes couples étaient plutôt devenus les représentants culturels de la “belle vie”12 », jouissant d’une identité publique valorisée en tant que propriétaires privés. Lorsque se développe la télévision, les discours sont à la fois dystopiques et utopiques, craignant l’éclatement de l’unité familiale ou célébrant les progrès sociaux et technologiques du média. La télévision s’inscrit directement dans l’histoire très particulière qu’entretient la culture américaine avec l’utopie d’éradication des distances, une histoire qui s’épanouit pleinement après la guerre de Sécession, avec le développement des trains, et que le télégraphe, la radio, la télévision et plus tard la conquête spatiale viennent renforcer13. La télévision promet d’ouvrir sur le monde, à l’instar du « village global » promulgué une petite décennie plus tard par Marshall McLuhan. Mais nombre de ces discours dénoncent en retour les perturbations indésirables que risque d’entraîner le média dans l’univers domestique et dans l’organisation fonctionnelle du foyer : la télévision est-elle un meuble ? Faut-il la cacher ? Les femmes peuvent-elles regarder ses programmes seules la journée ? Par ses représentations ou par sa simple présence, la télévision menacerait l’autorité paternelle et le charme féminin.
5Ce préambule historique est essentiel pour comprendre les représentations très familiales proposées par la télévision des années 1950 jusqu’au début des années 1960. Accompagnant l’essor économique de l’après-guerre, les imaginaires sociaux et médiatiques se concentrent sur des familles dont les rôles genrés très marqués portent l’espoir de rétablir et de renforcer la cohésion familiale. La famille nucléaire est faite d’Étasuniens blancs de classe moyenne, « envisagés comme la clé de voûte de l’économie sociale américaine dans les années 195014 », sans que les récits ne montrent systématiquement le père comme une figure intouchable. Quelques magazines se plaignent d’ailleurs, à l’époque, de ce que l’autorité du père de famille s’affaiblit : des personnages comme Ozzie Nelson, Chester A. Riley ou Ralph Kramden sont dépeints comme « des idiots primaires », regrette TV Guide15 (The Adventures of Ozzie and Harriet, The Life of Riley), qui n’écoutent pas suffisamment les judicieux conseils de leur femme (The Honeymooners) à qui la fin de l’épisode donne raison. Si certaines séries télévisées sont plutôt urbaines, à l’instar de I Love Lucy ou de The Honeymooners dont les récits comiques reposent sur des gags et du vaudeville, d’autres comme Father Knows Best (sic) et Leave It to Beaver substituent aux gaffes et débordements l’idéal-type de la famille nucléaire en zone suburbaine16. Produite en masse à partir des années 1940, la maison de banlieue qui peuple les imaginaires médiaculturels est truffée d’appareils électroménagers et a pour fondations des valeurs étasuniennes si fortes, comme le rêve de la prospérité, que selon l’architecte et historienne de l’urbanisme Dolores Hayden, « pour la première fois dans l’histoire, une civilisation a créé un idéal utopique basé sur la maison plutôt que sur la cité ou la nation17 ». Cet idéal est celui de la famille victorienne aux fonctions très genrées. Pour Hayden, le contexte sociopolitique de l’après-guerre a deux priorités qui vont fusionner : d’abord, repositionner les hommes sur le marché du travail et en retirer les femmes, ensuite, construire des logements en masse. Ces imaginaires suburbains sont au cœur des séries télévisées des années 1950 jusqu’aux années 2000 (Desperate Housewives en est emblématique mais elle n’est pas la seule) et le statut de mère au foyer y est à la fois effacé et important, dominé et libéré. Dans cette économie florissante, les femmes sont simultanément rejetées de l’économie de marché et essentielles au consumérisme puisqu’elles en sont les principales clientes. Margaret Anderson et June Cleaver, les mères de Father Knows Best et de Leave It to Beaver, jouissent d’un pouvoir domestique concédé par le patriarcat et par l’âge d’or du capitalisme, lesquels rendent leur position dans le foyer familial indissociable de leur consumérisme.
6Pensée dans l’intérêt de la famille nucléaire, l’architecture d’alors soustend une économie familiale genrée dans laquelle le père est en charge de la situation socioéconomique et la mère assure la tranquillité du foyer familial, tout en étant « à l’abri de l’hétérogénéité de classe, de race, d’ethnicité et d’âge18 ». En ce sens, les héroïnes femmes au foyer, de Donna Stone (The Donna Reed Show) à Samantha Stevens (Ma Sorcière bien-aimée) en passant par Lucy Ricardo (I Love Lucy), n’ont presque jamais d’histoires à elles seules et sont plutôt montrées en train de tenir la maison en bon état, d’éduquer les enfants et de gérer les dépenses, tout cela dans l’euphorie de la cellule domestique. Elles sacrifient de bon cœur leur individualisme pour le holisme familial. Gaiement soumises, les femmes au foyer ne sont alors pas du tout désespérées : Donna Stone, Margaret Anderson ou June Cleaver sont de parfaites épouses et mères de famille qui se sacrifient pour la cohésion familiale. Leur rôle est celui de la lieutenante d’une maisonnée in fine régie par le colonel patriarche, et c’est bien sûr l’idéal (et idéal-type) de la famille étasunienne de banlieue qui se joue au lendemain de la seconde guerre mondiale. Contrairement à la France où le monopole étatique voit en la télévision un outil pour ressouder la nation d’après-guerre, les séries télévisées étasuniennes vantent le bonheur de la famille, de la propriété privée, de l’architecture domestique, de l’économie capitaliste et de son régime consumériste.
Une confusion de l’amour conjugal et de l’amour familial
7Les héroïnes familiales, prises entre les convalescences d’après-guerre et les bourgeonnements de la révolution sexuelle, sont clairement influencées par les lois romantiques : les époux se sont choisis de façon exclusive et créent une histoire partagée dont les codes sont largement dictés par des valeurs comme l’idéalisation, la transcendance et la perte de soi, la fusion des âmes, la validation de l’identité par autrui. Toutefois, l’amour porté à l’époux se confond très vite avec l’amour porté à la famille. Donna Stone apparaît comme une femme idéale par sa capacité à se transcender dans le care et l’amour familial, ce dont témoignent les bienveillants sourires qu’elle distribue à longueur d’épisodes. Dans ces sitcoms familiales et contrairement à ce que décrit Anthony Giddens, le romantisme conjugal ne se distingue donc aucunement de l’organisation familiale : les représentations tendent au contraire à fusionner les mythes romantiques qui font alors autorité dans les imaginaires socioculturels avec les mythes familialistes d’une société étasunienne encore marquée par la deuxième guerre mondiale et que l’instabilité de la guerre froide rend anxieuse. « Siège d’énormes investissements psycho-affectifs et de la micro-économie personnelle19 », l’aménagement de la maison reflète l’ordre social genré et l’inscription dans deux puissantes idéologies d’après-guerre que sont la propriété privée et le travail, ce dernier étant tout particulièrement présent dans Ma Sorcière bien-aimée où les pouvoirs de Samantha sont considérés comme une tricherie par son mari mortel. Quand elle allume un feu du bout du nez, Jean-Pierre lui demande si « ça [la] fait se sentir coupable de savoir qu’en ce moment même, les Boys Scouts d’Amérique essaient de faire la même chose avec des bouts de bois et des cailloux20 ». Culpabilisant Samantha, l’empêchant même d’utiliser ses pouvoirs, c’est tout un idéal méritocratique et travailliste qui se déploie dans ces banlieues américaines et qui vient sous-tendre la fonction, la place et le comportement attendu de ces héroïnes. Pourtant, cette distribution genrée des manières d’aimer n’est pas sans rencontrer de résistances. Donna Stone exige la reconnaissance de son travail domestique, Lucy Ricardo fugue du foyer pour devenir comédienne, Samantha pratique sa magie en ignorant allègrement les récriminations de son époux.
8En somme, les héroïnes ont profité de l’individualisme bourgeois pour s’émanciper du holisme traditionnel et construire une famille nucléaire qui promet la joie quotidienne tout en souhaitant, à leur échelle, profiter de quelques péripéties évasionnelles (c’est le cas de Lucy Ricardo dont le rêve de devenir comédienne est aussi celui de s’échapper du foyer domestique). Dans le même temps, portée par le syncrétisme des productions fictionnelles de masse, cette croyance se déboîte et laisse apparaître de fortes insatisfactions dont les causes sont explicitement l’organisation patriarcale contre laquelle les héroïnes se dressent de plus en plus systématiquement (son mari a beau, chaque épisode, dire non à Lucy, elle n’abandonne jamais). L’idéologie du bonheur se propage donc à la télévision au milieu des années 1950, moyennant quelques ajustements vis-à-vis de son alter ego cinématographique. Tandis que le cinéma porte à l’écran des amours romantiques ou des héros individuels, la télévision semble retranscrire le bonheur dans le cadre imaginé de sa réception. Les industries télévisuelles valorisent des héroïnes afin de s’adresser à un public majoritairement féminin, mais celles-ci voient le plus souvent leur individualisme écrasé par leur époux, leurs parents, leurs enfants, leurs tâches domestiques. C’est un curieux équilibre, donc, que propose la fiction télévisée des décennies 1950-1960. Ces « semi-héroïnes », à défaut d’être des sujets indépendants, sont bien souvent décisionnaires et les époux qui supposément décident et ordonnent sont en fait rarement suivis docilement. La stabilité des rôles genrés est omniprésente dans les structurations des personnages mais, dans les récits, elle se révèle fragile car subordonnée aux consentements de chacun et surtout de chacune. L’amour tient une place charnière puisque bien souvent, c’est lui qui légitime les abandons individuels : les épouses acceptent de tenir la maison et d’élever les enfants au nom de l’affection qu’elle leur porte, et plus encore au nom de leur amour d’aimer. À postériori, les cadres familialistes de ces séries apparaissent comme le dernier souffle médiaculturel de l’économie patriarcale telle que la concevait la première modernité. Des élans démocratiques naissent de l’expression des frustrations et des rêves.
Quand les femmes aiment aimer
9« Agents secrets de la modernité » selon la belle formule d’Edgar Morin21, les femmes sont les premières à avoir développé les compétences émotionnelles qui se propageront à l’ensemble de la société par le processus de ce que d’autres auteurs ont appelé la réflexivité, mais elles en sont également le « sous-prolétariat émotionnel » pour Anthony Giddens puisqu’elles travaillent, sans reconnaissance publique, au bien-être des membres de la famille. En charge de la famille et du foyer, les héroïnes des séries télévisées voient leurs récits ancrés dans des thématiques interpersonnelles et, qu’elles excellent ou gaffent dans la gestion émotionnelle de la maison, la dimension sentimentale de leurs tâches domestiques est toujours valorisée. Le sacrifice féminin apporte aux personnages compliments et relation privilégiée aux enfants que l’on peut analyser comme autant d’avantages concédés aux subalternes par la visée patriarcale, rémunérations symboliques d’un travail exclu du marché de la reconnaissance. Les féministes matérialistes ont très tôt identifié ces processus, à l’instar du privilège parental22 dans lequel l’attention que les femmes portent aux enfants provoque logiquement une relation très forte entre eux qu’encourage l’autorité en retour naturalisée et distante du patriarche23. La réhabilitation du travail des femmes au foyer ainsi représentées ne concerne pas le travail ménager mais le labeur éducatif, relationnel et émotionnel et agit comme une légitimation des manières spécifiquement féminines d’aimer, une mise en lumière des bienfaisances des politiques privées du care. Jamais les héroïnes ne demandent à leur enfant de remettre à plus tard une requête, comme bénies par tant de sollicitations, et rarement reprochent-elles à leur époux de ne pas être disponible. Le travail domestique est pour Samantha une preuve d’amour. Joie du quotidien, preuve de l’affection portée à la famille, source même d’épanouissement personnel, il signifie que « l’on fait quelque chose pour quelqu’un que l’on aime24 » et sa difficulté est exaltée comme l’authenticité de l’engagement personnel dans la structure familiale. Il faut souligner au passage que ce sacrifice qui n’en est pas un n’a plus rien de naturel car, enregistrant des subversions beauvoiriennes, les coulisses de ces ethos révèlent leur construction sociale : Samantha n’a aucun talent domestique, en particulier culinaire, et Lucy cumule les bourdes domestiques.
10On doit à Carol Gilligan les réflexions liminaires sur « l’existence d’une voix morale différente, basée non pas sur les critères de la loi et de l’impartialité comme c’est le cas pour l’éthique de la justice, mais sur des critères relationnels et contextuels25 ». Les manières d’aimer varient selon les socialisations genrées, aux femmes revenant des méthodes douces et dévouées, fondées sur l’oblativité et le sacrifice personnel qui sont articulées aux rôles genrés de la famille nucléaire. Les conseils toujours judicieux de Donna, les catastrophes domestiques lorsque Ricky gère le foyer ou la douceur bienveillante de Samantha, en somme les différentes gentleness26 des femmes, sont autant de signes de cette intelligence émotionnelle au « savoir-faire discret27 » et dont l’hégémonie est matériellement dépendante – ce que souligne une amie de Donna qui l’encourage à laisser son mari et sa fille seuls pendant une semaine : « Alex va réaliser que rester seul est bien plus dur qu’il ne l’imagine [et] c’est exactement pour ça que tu devrais partir : c’est la seule façon pour un homme de réaliser à quel point il est dépendant de son épouse28. » L’éthique du care se montre pratique, expérientielle et délicate en même temps qu’elle révèle sa participation au fonctionnement antidémocratique de la famille nucléaire, qui s’exprime notamment dans l’inégale distribution de la parole légitime : les pères et enfants monopolisent les prises de parole tandis que les femmes restent dans l’écoute sauf à de rares moments où leur capital de care est suffisant pour qu’elles fassent preuve d’ingérence : « quand cesseras-tu donc de te mêler de mes affaires ? » demande Jean-Pierre, « quand tu auras appris à mieux les gérer », lui répond Samantha29. Le care n’a pas encore revêtu toutes les politiques démocratiques dont il peut être porteur (« l’éthique du care, nous dit Gilligan, en tant qu’elle cultive la voix et l’écoute, est bien l’éthique de la démocratie30 ») et se limite dans ces représentations à une revalorisation sans déconstruction des manières féminines d’aimer, sorte d’essentialisme stratégique.
Biopolitiques des femmes au foyer
11Ce travail domestique vient s’inscrire jusque dans leurs biopolitiques. Les jupons aériens soulignent leurs tailles et accroissent leur grâce, les ports altiers et les brushings immobiles les rendent sculpturales, tandis que le respect des bienséances proxémiques et la mesure des kinésies sont autant de disciplines corporelles, simulations de la perfection féminine. Frôlant la mascarade lorsqu’elles accomplissent les tâches ménagères perchées sur talons hauts et la taille serrée d’un épais ruban, devenant burlesques lorsqu’apeurées de ne plus être regardées par leur époux, elles servent le petit-déjeuner en robe de soirée, les femmes au foyer révèlent des corps contraints par l’injonction contradictoire de l’élégance féminine et de l’ouvrage domestique. Les corps dévoilent leurs biopolitiques, leur marquage des politiques patriarcales. Territoire peu problématisé et qui ne sortira franchement de son invisibilisation qu’au milieu des années 1960 de concert avec la libéralisation des mœurs, le corps est encore un allant-de-soi que les héroïnes formulent peu comme un lieu d’exercice du pouvoir patriarcal et qui peine en conséquence à s’imprégner des technologies de soi subjectivantes, comme le font pourtant les biopolitiques au fil de l’œuvre foucaldienne31. L’anatomo-politique du corps domestique finalement domestique le corps par un pouvoir patriarcal qui le recroqueville même jusqu’à l’infantilisation. Menaçante, la sexualité des femmes est contenue à leur intouchable et souveraine tendresse que cristallisent quelques baisers doux, une morale assumée parfois par les productrices et actrices elles-mêmes, comme Donna Reed heureuse d’avoir « prouvé que le public veut vraiment voir une femme saine et pas une gamine, pas une névrosée, pas une femme sexy32 ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Donna Stone est l’épouse la plus chaste de notre corpus, résistant même aux tendances métaphoriques de I Love Lucy et Ma Sorcière bien-aimée qui encanaillent les personnages, à la façon de Samantha qui, dès le pilote, fait « éjaculer une flamme du briquet cassé de son époux et bouger le cendrier [pour] qu’il puisse y effleurer les cendres de sa cigarette33 », ou de son éloquent refus de répondre lorsqu’il veut savoir si elle est déjà allée « sur la lune » avec un autre homme que lui : « Jean-Pierre, tu ne veux pas tout savoir de moi, n’est-ce pas ? Je veux dire, il y a certaines choses qu’une femme ne devrait pas dire à son mari. Le fait d’être allée ou non sur la lune en fait partie34. » Ces contraintes biopolitiques contrastent évidemment avec les libertés masculines : Ricky Ricardo, Alex Stone ou Jean-Pierre Stevens préservent encore largement leur masculinité traditionnelle, que seule parvient à tourner en dérision la belle-mère sorcière de Samantha en transformant régulièrement Jean-Pierre en oie, meuble, plante… ou en lui donnant les symptômes de son épouse enceinte lorsqu’il qualifie cette dernière de douillette. Si Foucault opère un passage des biopolitiques (imposées aux individus par des techniques disciplinaires) au teknê tou biou (qui externalise l’intériorité construite par un travail sur soi), les héroïnes restent dans le premier mouvement, celui de la toupie qui « tourne sur soi à la sollicitation et sous l’impulsion d’un mouvement extérieur » tandis que les époux traditionnels sont largement actifs et réflexifs quant à leur masculinité, à l’instar d’Alex Stone qui se laisse pousser la moustache pour réaffirmer la distinction de genre, interprétant les objections de son épouse comme un signe d’infériorité : « Tu ne serais pas jalouse ? Porter la moustache est impossible pour une femme35. » L’opposition est franche et les contestations timides entre une « extériorité intériorisée » féminine et une « intériorité extériorisée » masculine36.
12En plus de leurs uniformes maternels, les femmes au foyer flirtent, volontairement ou non, avec l’infantilisation et l’érotisation. Lucy Ricardo en est la plus représentative qui, à longueur de temps, se déguise et transforme la maison tantôt en théâtre, tantôt en cour de récréation. Les caprices, pleurnicheries, clowneries et autres provocations de Lucy à l’égard de son époux l’amènent sur les genoux de ce dernier pour récolter, non pas une accidentelle correction, mais de multiples fessées tout au long de la série : « si tu te comportes comme une enfant, je vais devoir te traiter comme telle !37 », prévient Ricky lorsque sa femme refuse de lui obéir. En même temps, la récurrence de ces scènes amène à se demander si elles ne permettent pas, dans une télévision très chaste où les personnages dorment dans des lits jumeaux et s’embrassent timidement, d’insérer quelques éléments sexuels.
13La position dans laquelle se trouve Lucy quand Ricky la corrige accentue visuellement la disponibilité corporelle de son épouse. Dans I Love Lucy comme dans Ma Sorcière bien-aimée, les bêtises et révoltes féminines sont tolérées jusqu’à ces moments où les époux rejoignent la distribution classique du pouvoir. Alors la blondeur, les joues rosées par le blush, les jupons aux effets amincissants, tous ces codes d’élégance agissent comme signes de subordination et rappellent les effets du biopouvoir patriarcal. La soumission de l’épouse est traduite jusque dans sa corporalité, une soumission qui peut être forcée comme dans le cas de la fessée à laquelle Lucy essaie d’échapper, ou intégrée à leur ethos quand Lucy ou Samantha tentent de soutirer la compassion de leur époux par d’attendrissantes moues enfantines.
Notes de bas de page
1 D’Acci, Julie, Defining Women : Television and the Case of Cagney & Lacey, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1995.
2 Haralovich, Mary Beth, Rabinovitz, Lauren, Television, History, and American Culture. Feminist Critical Essays, Durham, Duke University Press, 1999, p. 145.
3 Byars, Jackie, Meehan, Eileen, « Once in a Lifetime : Constructing “The Working Woman” through Cable Narrowcasting », Camera Obscura, 33-34, 1994-1995, p. 13-41.
4 Byars, Jackie, Meehan, Eileen, ibid.
5 Il faut noter que si l’institut Nielsen pouvait savoir quel programme était enregistré, il ne pouvait évidemment pas savoir si ces programmes étaient ensuite regardés. L’entreprise de mesure d’audience décida pourtant de considérer que l’enregistrement équivalait au visionnage.
6 Byars, Jackie, Meehan, Eileen, ibid.
7 Byars, Jackie, Meehan, Eileen, ibid.
8 Lehman, Katherine, Those Girls. Single Women in Sixties and Seventies Popular Culture, Lawrence, University of Kansas, 2011, p. 124-128.
9 Lotz, Amanda, « Postfeminist Television Criticism : Rehabilitating Critical Terms and Identifying Postfeminist Attributes », Feminist Media Studies, 1, 2001, p. 105-121.
10 Haralovich, Mary Beth, Rabinovitz, Lauren, Television, History, and American Culture. Feminist Critical Essays, Durham, Duke University Press, 1999, p. 145-146.
11 Spigel, Lynn, Make Room for TV. Television and the Family Ideal in Postwar America, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 5.
12 Spigel, Lynn, ibid., p. 6.
13 Spigel, Lynn, ibid., p. 7.
14 Spigel, Lynn, ibid., p. 113.
15 TV Guide, cité par Spigel, Lynn, ibid., p. 28.
16 Haralovich, Mary Beth, « Sitcoms and Suburbs : Positioning the 1950s Homemaker », in Spigel, Lynn, Mann, Denise, Private Screenings. Television and the Female Consumer, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992, p. 115.
17 Hayden, Dolores, Redesigning the American Dream. The Future of Housing, Work, and Family Life, W. W. Norton & Company, 2002, p. 34.
18 Haralovich, Mary Beth, ibid., p. 137.
19 Morin, Edgar, L’Esprit du temps, Paris, Armand Colin, 2010, p. 197.
20 Ma Sorcière bien-aimée, saison 2, épisode 16.
21 Morin, Edgar, Commune en France, la métamorphose de Plozévet, Paris, Fayard, 1967, p. 260.
22 Delphy, Christine, L’Ennemi principal. Tome 2 : Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.
23 On en trouve un écho médiaculturel qui vient sous-tendre les luttes des uns et des autres pour obtenir les marques de reconnaissance de leur fonction : après un discours public de leur fille vantant les sacrifices de sa mère, son père Alex est vexé (l’épisode s’intitule d’ailleurs « Male Ego ») que sa fille soit touchée par les attentions domestiques maternelles qu’il juge faciles et qu’il réduit à la préparation d’un lait chaud.
24 Ma Sorcière bien-aimée, saison 6, épisode 26.
25 Molinier, Pascale, « Formaliser et politiser les récits du care », Interrogations, 11, 2010.
26 Molinier, Pascale, « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care », L’Esprit du temps, 58, 2010, p. 161-174.
27 Molinier, Pascale, ibid.
28 The Donna Reed Show, saison 2, épisode 30.
29 Ma Sorcière bien-aimée, saison 2, épisode 28.
30 Gilligan, Carol, « Le care, éthique féminine ou éthique féministe ? », Multitudes, 37-38, 2009, p. 76-78.
31 Andrieu, Bernard, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : le troisième déplacement », Le Portique, 13-14, 2004. Disponible en ligne : http://leportique.revues.org/627, consulté le 14 septembre 2014.
32 « Donna Reed, oscar winner and TV star, is dead at 64 », New York Times, 15 juillet 1986, référence faite à une interview du New York Times de 1964.
33 Douglas, Susan J., Where the Girls Are : Growing Up Female with the Mass Media, New York, Three Rivers Press, 1995, p. 129.
34 Ma Sorcière bien-aimée, saison 3, épisode 17.
35 The Donna Reed Show, saison 3, épisode 37.
36 Andrieu, Bernard, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : le troisième déplacement », Le Portique, 13-14, 2004. Disponible en ligne : http://leportique.revues.org/627, consulté le 14 septembre 2014.
37 I Love Lucy, saison 1, épisode 15. On peut aussi citer de la saison 3 les épisodes 1 et 19.
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