Chapitre cinq. Un monde en crise
p. 87-130
Texte intégral
1D’emblée, la première saison de Game of Thrones met en scène un monde en proie à une double crise : climatique et historique. Mais outre sa gravité propre, cette crise fait aussi peser sur Westeros et Essos des menaces d’une autre nature qui se manifestent par des marques clairement visibles et par des signes de danger – et de corruption – plus diffus mais non moins alarmants.
Saisons, climat et cataclysme : un moteur de l’Histoire
2Contrairement à notre Histoire, celle de Westeros est scandée, on le sait, par l’alternance d’hivers et d’étés qui peuvent parfois durer jusqu’à plusieurs années, voire presque une décennie pour l’été exceptionnellement long qui est sur sa fin au moment où commence l’action dans la série. Pour donner un terme de comparaison pour un hiver, trois ans est une durée déjà fort longue, synonyme d’une grande rigueur. Au moment où est annoncée officiellement la fin de l’été (S2E1), Littlefinger déclare avec satisfaction que les réserves planifiées pour les provisions en vue de l’hiver à venir atteignent cinq ans. George R. R. Martin semble avoir imaginé cette suite d’époques glaciales puis de périodes chaudes pour rythmer le temps à Westeros en s’inspirant très librement de la succession de très longues glaciations (entre 60 000 et 100 000 ans environ) interrompues par des périodes interglaciaires plus tempérées (entre 20 000 et 100 000 ans environ) qui ont effectivement scandé le Quaternaire. La dernière grande glaciation alpine, dite de Würm (ou le Devensien pour la Grande-Bretagne géographiquement plus proche de Westeros) s’est ainsi achevée il y a environ 12 000 ans et nous vivons actuellement dans une période interglaciaire. Mais, dans la série comme dans les romans, les hivers et les étés restent d’une durée très inférieure à une vie humaine et, à fortiori, très loin des phénomènes de glaciation qui les ont inspirés.
Le Fléau de Valyria
3D’une manière analogue, Martin s’est sans doute souvenu de catastrophes naturelles de grande ampleur pour inventer le Fléau de Valyria. Trois cents ans avant le début de la série, ce cataclysme majeur a fait s’effondrer la grande presqu’île de Valyria sur elle-même, entraînant la ruine de son empire. Il a donc eu pour conséquences des changements politiques d’importance dans les cités d’Essos. Les Targaryen avaient émigré à Westeros quelques années auparavant et ils ont donc échappé au désastre, car des pratiques divinatoires leur avaient permis d’anticiper l’événement.
4Cette catastrophe naturelle, dont fort peu de chose est révélé, même dans les romans, fait ici songer à l’explosion du volcan de Santorin dans la mer Égée. Rappelons en effet que la forme de la presqu’île de Valyria est proche de celle de la Chalcidique ou du Péloponnèse. On a cru, à tort, que la fin de la civilisation mycénienne au xiiie siècle av. J.-C. avait été provoquée par cette catastrophe exceptionnelle, suivie de l’invasion des Peuples de la mer.
5Ce cataclysme extraordinaire a pu nourrir l’invention poétique et légendaire d’une catastrophe des catastrophes, dont la survenue bouleverse la scansion du temps, créant un point de repère fixe, par rapport auquel il y aura désormais un avant et un après.
Hivers et étés
6Quoi qu’il en soit, pour revenir à la division principale en étés et en hivers, leur alternance par nature irrégulière génère une Histoire dont la forme est particulière. Les mesures habituelles du temps, comme les semaines, les mois et les années, ne disparaissent pas, tout comme la périodisation fondée sur les grands et moins grands événements de l’histoire des Sept Couronnes – par exemple les dates délimitant les règnes des monarques ou le Fléau de Valyria. La succession de périodes estivales et hivernales est donc une composante qu’il faut considérer en plus des mesures habituelles du temps. En outre, cette division supplémentaire du temps est tout à fait institutionnalisée, puisque les mestres de la Citadelle ont pour première tâche d’indiquer les fins d’été en envoyant partout leurs solennels corbeaux blancs réservés à cet usage. Du reste, l’un de ces oiseaux qui officialisent l’arrivée imminente de l’hiver, est présenté dans sa cage au Conseil restreint (S2E1).
7La succession de ces longues saisons a également une incidence importante sur la vie des individus. Plusieurs fois dans la série, des personnages évoquent la différence entre les hommes nés pendant l’été et ceux nés pendant l’hiver. Le plus souvent, il s’agit de rappeler aux plus jeunes, qui sont nés pendant un été et n’ont pas de souvenir du dernier hiver, la difficulté d’affronter cette saison longue et rigoureuse, impossible à se représenter si on ne l’a pas vécue – ainsi parle Alliser Thorne (S1E4) pour rabaisser les nouveaux de la Garde de nuit, ou la Vieille Nan en racontant des histoires à Bran (S1E3), ou encore Ned dans une discussion avec Arya (S1E6).
8Sans oublier ce côté purement factuel, il faut aussi reconnaître que la mécanique aléatoire de ces phénomènes d’alternance climatique possède une indéniable dimension poétique dont Martin a su jouer dans les romans et qui demeure un moteur secondaire de l’action dans la série en créant un horizon d’attente. Le spectateur attend en effet avec curiosité sinon impatience que l’hiver tant annoncé par la devise des Stark vienne enfin…
Mystérieux hybrides venus d’ailleurs
Le réveil inattendu des Marcheurs blancs
9La séquence prégénérique du premier épisode de la série place le spectateur face à la grande menace qui pèse sur le monde de Westeros, mais ne se concrétise vraiment qu’à la fin de la deuxième saison : les Marcheurs blancs, appelés aussi les Autres. Vaincues huit mille ans plus tôt, ces créatures passent pour avoir disparu de la surface de la terre et se trouver en léthargie sous la neige très loin au Nord, bien au-delà du Mur. La Garde de nuit a été créée et maintenue pour protéger Westeros contre le retour possible de ces êtres antiques à l’existence desquels personne ne croit plus vraiment. Pourtant, bien qu’il ne soit pas vu de près dans cette première séquence, le Marcheur blanc est bien réel : il a le corps desséché d’une momie, des yeux d’un bleu intense et fluorescent ; armé d’une épée ou d’une lance qui paraît faite de glace (S2E10), il se déplace très vite et silencieusement, sans s’enfoncer dans la neige et sans jamais parler. C’est une véritable machine à tuer, d’autant plus dangereuse qu’elle transforme ses victimes en revenants aux yeux bleus également et à la peau noircie, dont il n’est possible de se débarrasser que par le feu (S1E8). Même les animaux peuvent devenir des revenants (S2E10).
10Le plus inquiétant pour l’avenir, dès ce premier épisode, c’est que le Marcheur blanc paraisse invincible. Sa rapidité de prédateur, sa dextérité alliée à la matière de son épée qui gèle et brise le métal de l’arme de Waymar, son implacable volonté de détruire, tout cela en fait un adversaire d’une exceptionnelle dangerosité. L’apparition d’un seul Marcheur blanc, fût-ce au nord du Mur, est en soi un événement qui ne prendra toute son importance qu’avec la durée, et le spectateur ne comprend que peu à peu le danger que ces Autres représentent pour le monde. Placé en prolepse dans la série, cet événement est un déclencheur qui n’a d’abord qu’un faible impact sur la narration : il justifie qu’Eddard Stark soit appelé pour appliquer la justice du roi, lorsque Will, le seul rescapé de la première séquence, se retrouve rattrapé après sa désertion de la Garde de nuit. Mais lorsque Will évoque justement les Marcheurs blancs et les revenants, il n’est cru ni par Ned ni par ser Rodrik (S1E1). Si bien que c’est la Garde de nuit qui prend ensuite, toute seule, cette affaire en charge.
La louve géante et ses six louveteaux
11Juste après l’exécution de Will, un événement inattendu vient encore inquiéter Ned Stark, pourtant peu crédule. Sur le chemin du retour, en effet, lui et ses fils tombent sur des animaux morts : une louve géante empalée sur un andouiller brisé du cerf qu’elle a tué. Cette découverte est complétée par celle de ses louveteaux que Ned et Rodrik veulent d’abord tuer, car le loup géant (direwolf) ne se rencontre qu’au nord du Mur et passe pour être sauvage et indomptable. Pourtant les petits sont finalement adoptés par les enfants Stark, suite à la remarque de Jon que le loup géant est l’animal du blason des Stark et qu’il y a un louveteau par enfant Stark. La scène est effectivement prémonitoire. La louve du Nord s’est empalée sur le bois d’un cerf, de même que Ned sera décapité sur l’ordre de Joffrey, un Baratheon dont le cerf est l’animal symbolique. Mais les louveteaux prendront le relais, ce que vont faire les enfants Stark en fonction de leurs possibilités respectives : Robb comme héritier de la lignée, conduisant une guerre pour tenter de libérer son père et ses sœurs ; Jon sur le Mur, en devenant vite le second du Commandant, puis Sansa en essayant vainement de sauver son père auprès de son royal fiancé, et Arya en devenant une combattante aguerrie tout en essayant de rejoindre sa famille. Enfin Bran, plongé dans le coma, se réveille au moment précis où, bien loin de Winterfell, meurt Lady, la louve géante de sa sœur Sansa (S1E4), et il commence alors la quête de la corneille à trois yeux qui lui apparaît en rêve.
12En choisissant cette créature de loup géant, Martin opère comme souvent un léger déplacement, puisque le direwolf – qui est improprement traduit dans les livres par « loup-garou », une créature fantastique avec lequel il n’a strictement rien à voir – n’existe plus aujourd’hui, mais qu’il s’agit d’un animal préhistorique ancêtre du loup, plus gros que lui, et appelé dirus canis par les zoologues. Le loup géant est donc bien une créature hybride, mais il est puissamment relié aux Stark, ainsi qu’à l’hiver qui vient comme pour s’attaquer au sud.
Les Marcheurs blancs : des contes à la réalité
13De fait, sur le Mur, les incidents se multiplient, mais en raison de son éloignement et des bouleversements qui surviennent à Westeros, tout se passe à bas bruit et les nouvelles restent d’abord confinées au Mur ou ne sont pas prises au sérieux à Port-Réal – comme par exemple par Cersei (S2E2). Ainsi lorsque plusieurs cadavres ont été imprudemment récupérés par la Garde, l’un d’eux s’en prend au lord commandant Mormont. Ce dernier ne doit la vie sauve qu’à la présence d’esprit de Jon qui enflamme la créature avec une lampe à huile (S1E8). D’autres manifestations inhabituelles se succèdent, jusqu’à ce que le cor de la Garde de nuit sonne par trois fois, lançant un signal qu’on n’avait pas entendu depuis des millénaires : celui de l’arrivée des Autres. Une bataille s’ensuit bientôt dans la brume (S2E10-S3E1), entre un fort détachement de la Garde et une troupe de revenants guidée par des Marcheurs blancs – dont celui qu’on voit au premier épisode. L’invincibilité de ces derniers va cependant être mise en défaut un peu plus tard par Samwell : dans un accès de courage totalement inattendu, il plonge une lame de verre-dragon (obsidienne) dans le corps du premier Marcheur blanc qu’avait découvert le spectateur (S1E1) et, contre toute attente, réussit à le tuer de cette manière (S3E8). On comprend bien cependant que ce n’est là qu’un premier succès qui laisse pendante la menace des Marcheurs blancs. Et souligne une inconnue supplémentaire : les Marcheurs blancs sont mortels, mais comment naissent-ils ?
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14Ainsi, de manière progressive, les Marcheurs blancs et les revenants qui les accompagnent vont sortir des légendes pour se rappeler au monde des vivants. Malgré les apparences, ils ne sont qu’une partie de la menace qui pèse sur Westeros. En effet, comme pour s’opposer à ces hybrides venus du froid, vont apparaître des monstres nés du chaud, au premier rang desquels les dragons de Daenerys, mais aussi l’ectoplasme du Dieu rouge, né de pratiques magiques importées de la lointaine Asshaï, très loin à l’est d’Essos.
Les « fils » de Daenerys et de Mélisandre
15De même que Daenerys se fait appeler « Mère des dragons » après avoir présidé à leur naissance dans le bûcher funèbre de Drogo (S1E10), Mélisandre parle du fils qu’elle a offert à Stannis, pour désigner l’ectoplasme né de son étreinte avec lui (S2E4) et qui va tuer le frère de Stannis, Renly (S2E5), lui aussi prétendant au trône. Brienne remarque que cette créature ressemble à Stannis, ce que Catelyn Stark n’a pas vu (S2E5). La naissance des uns comme de l’autre paraît cependant emprunter des voies plus proches de la magie que de la nature dont ils semblent méconnaître les lois.
Les dragons de Daenerys
16Aucun dragon n’a été vu à Westeros ou ailleurs depuis près de deux cents ans. Plus encore, les Targaryen ont en vain essayé de faire éclore leurs œufs, au prix d’une catastrophe comme la « tragédie de Lestival » mentionnée par les romans, où périrent Aegon V – surnommé « l’Œuf » –, son fils aîné Duncan et Duncan le Grand, le commandant de la Garde royale. En outre, dans les romans, leur naissance passe pour être entourée de rites magiques et, peut-être, d’un sacrifice. Lorsque Daenerys tente à son tour sa chance et réussit à faire éclore des œufs de dragon, le spectateur assiste alors au prodige de leur naissance (S1E10). Leur existence suffit ensuite à attirer les curieux. Mais il ne faut pas oublier que les dragons adultes étaient de véritables armes de destruction massive. Les trois dragons – Balerion, Vhagar et Meraxes – que chevauchaient respectivement Aegon Ier et ses deux sœurs-épouses, Visenya et Rhaenys – ont même laissé leur nom : Arya les rappelle au souvenir de Tywin Lannister (S2E6) et Shôren lit leurs aventures (S3E10). Avec eux, Aegon et ses sœurs ont conquis Westeros. Pour se faire une idée de la puissance de feu des dragons, il suffit de voir ce qui est arrivé à la colossale forteresse de Harrenhal (S2E7) dont les tours ont partiellement fondu sous l’attaque du feu-dragon.
17Les trois dragons de Daenerys croissent rapidement en taille et ne sont plus de simples phénomènes de foire. Leur première victime est Pyat Pree, un magicien, l’un des Conjurateurs de Qarth, qui les a enlevés. Pour la première fois résonne l’ordre « Dracarys » (littéralement « Feudragon » en valyrien) que donne Daenerys aux trois dragons et qui déclenche leur feu destructeur (S2E10). La seconde victime sera le maître des Immaculés d’Astapor, Kraznys mo Nakloz, réduit en cendres par le seul dragon noir Drogon (S3E4).
18À ce moment, la puissance des dragons encore jeunes n’est utilisée que de manière restreinte et c’est surtout une arme de dissuasion aux potentialités menaçantes, dont la mort de Kraznys et l’incendie proche constituent un signe manifeste. Cependant, la scène qui montre Arya cachée dans un énorme crâne de dragon conservé dans les profondeurs du Donjon rouge (S1E5) laisse songeur quant à la puissance de feu que les dragons adultes pourraient représenter. En ce sens, la naissance des dragons annonce elle aussi une crise inévitable, qui monte et se précise au fur et à mesure de leur croissance. Les étapes sont ensuite nettement dessinées. De plus en plus indépendants et incontrôlables, les dragons s’en prennent d’abord aux animaux et massacrent des troupeaux (S4E6). Puis ils attaquent les humains et l’un d’eux tue une petite fille (S4E10). La question de leur contrôle ne peut alors plus être éludée et, la mort dans l’âme, Daenerys est contrainte d’enfermer deux de ses dragons, même si ce sont les moins féroces. Drogon, le dragon tueur, n’est pas réapparu à Meereen, mais il laisse planer une menace sur la cité.
Le « fils » de Mélisandre et de Stannis
19Quant à l’ectoplasme né de Stannis et Mélisandre, la Prêtresse rouge, sous l’égide du dieu de la lumière R’hllor, il apparaît très brièvement dans la série, puis disparaît définitivement, mais sa naissance donne lieu à une scène infernale. Dès que Davos a débarqué Mélisandre de nuit et en catimini dans une minuscule crique donnant sur un souterrain, juste sous le château de Renly, la Prêtresse rouge entre en travail (S2E4). Davos, épouvanté, assiste à cette naissance qu’il pressent maléfique : une unique lanterne éclaire l’endroit et, par le clair-obscur et les ombres qu’elle découpe, elle confère à l’ensemble de la scène un effet surnaturel encore plus marqué. Le spectateur est alors placé dans la situation de la sage-femme et il voit naître une créature visqueuse de forme vaguement humaine, aux contours flous, soulignés par une sorte de fumée d’un noir profond. Elle n’a besoin d’aucune aide pour s’extraire des entrailles d’une Mélisandre extatique, avant de disparaître entre les barreaux de la grille qui ferme le souterrain (S2E4). La seconde apparition de l’ectoplasme est encore plus brève : il entre dans la tente de Renly et le tue comme en le transperçant d’une arme (S2E5). On ne le verra plus ensuite.
20Dans toutes les circonstances exposées au spectateur, les dragons apparaissent comme des armes de destruction massive contrairement aux sortilèges de la magicienne Mélisandre, qui paraissent plus ciblés.
La quête de Bran : le surnaturel au grand jour
21Dans la série, Benioffet Weiss ont suivi la voie tracée par Martin dans les romans et n’ont donc pas cherché à donner immédiatement de l’ampleur à la dimension surnaturelle que la seule présence des dragons suffit à impliquer. Mais, au fil des saisons, le surnaturel a acquis une place à part entière, en particulier grâce au spectacle des tribulations de Bran après son accident.
De la corneille à trois yeux…
22Le premier événement surnaturel survenu à Winterfell constitue un cliffhanger (S1E2) qui met son importance en fort relief. En effet, au moment exact où meurt Lady, la louve de Sansa, Bran ouvre les yeux et sort du coma dans lequel sa chute l’a plongé. Aucune explication ne sera donnée pour expliquer la concomitance des deux événements, qui marque l’irruption du surnaturel dans la série. C’est le début d’une succession de péripéties croissant en importance au fur et à mesure que les saisons se succèdent. De manière récurrente, dans des visions oniriques, Bran tente de poursuivre une mystérieuse corneille à trois yeux qui semble lui indiquer un itinéraire : dans ces curieux rêves, il remarche à nouveau (S1E4).
23Mais bientôt la corneille à trois yeux assure Bran qu’il pourra voler et l’incite à aller au nord. Une fois Winterfell prise, Bran, se sachant traqué par Theon, s’enfuit avec Osha, Hodor et Rickon, en suivant les instructions de mestre Luwin, moribond. Il pense aller retrouver Jon Snow sur le Mur (S2E10) et cette trajectoire lui permet de suivre également l’appel de l’oiseau. Il a maintenant un but et des moyens différents de ceux des autres héros.
… au dernier des Vervoyants
24Après avoir échappé aux recherches de Theon, Bran rencontre Jojen et Meera qui se disent envoyés par leur père Howland Reed, vieil ami de Ned, pour lui venir en aide (S3E2). En effet, Jojen a vu Bran en rêve ; or il fait des « rêves verts », qui ont pour caractéristique essentielle de prévoir l’avenir de manière fiable. Du reste, Bran voit lui aussi des choses que seul le spectateur connaît et qui prouvent la véracité de ses hallucinations. Ainsi Bran aperçoit un personnage de manière floue à travers la glace (S4E2) et la créature s’avérera plus tard être le Marcheur blanc qui dépose un enfant sur l’autel de glace à travers lequel on le voit (S4E4).
25Bran prend petit à petit conscience de sa nature de change-peau (skinchanger) que lui révèle Jojen Reed (S3E2). Lors d’une sorte de transe d’abord subie puis suscitée par la volonté, il fait l’expérience d’une sorte de métempsychose temporaire qui permet à son esprit de migrer dans son loup géant pour en prendre le contrôle : l’animal prête son corps à l’infirme qui peut ainsi se déplacer et chasser. La caméra en focalisation interne, avec des mouvements accélérés et une vision au ras du sol, nous permet à plusieurs reprises de vivre cette étrange expérience. Cette possibilité est assortie cependant d’un avertissement implicite, propre au surnaturel : Bran doit prendre garde à toujours revenir et ne peut en aucun cas rester (trop) longtemps dans le corps de l’animal, sauf à risquer d’oublier jusqu’à son identité.
26De plus, non content de pouvoir contrôler son loup de l’intérieur en quelque sorte, Bran fait l’apprentissage beaucoup plus complexe de prise de contrôle d’un être humain, Hodor. Il manifeste beaucoup de réticence à le faire, mais la gravité des circonstances l’y pousse : des Sauvageons qui ignorent leur présence entourent le vieux moulin où leur petite troupe s’est abritée (S3E9). Bran recommence en deux occasions à prendre le contrôle d’Hodor, à chaque fois pour sauver la vie de sa petite troupe. Ainsi, Bran-Hodor casse net l’épine dorsale de Locke, envoyé secrètement sur leurs traces par Bolton (S4E5). Puis il assure la défense du corps de Bran abandonné sur son traîneau en combattant les revenants-squelettes (S4E10).
27Lors d’une nouvelle vision que lui communique l’arbre aux oracles qu’il est allé consulter et dont il touche l’écorce, Bran voit sa destination se confirmer à nouveau : « Au nord » (S4E2). À partir de cette séquence, la présence du surnaturel ne cesse de se préciser et de se confirmer. C’est d’abord Jojen qui, le premier, voit en rêve le barral sacré sous lequel se trouve le Vertvoyant, sorte de mage extralucide (S4E5). Cependant, comme Moïse, Jojen voit la Terre promise, mais il sait qu’il n’y entrera pas. Il mourra en effet poignardé par un revenant.
28Puis, pour la première fois, le spectateur voit surgir un Enfant de la forêt sous la forme d’une créature à l’aspect enfantin et androgyne (S4E10). Il guide Bran, Meera et Hodor à l’intérieur d’une caverne à l’entrée de laquelle les squelettes qui les poursuivaient se disloquent.
29La grotte magique révèle une nouvelle créature d’importance, le Vervoyant. Il s’agit d’une sorte de très vieux mage littéralement pris dans les racines des arbres avec lesquelles il ne fait qu’un (S4E10). Parmi ses différents avatars, il confirme être aussi la corneille à trois yeux apparue à Bran après sa chute. Il apprend en outre à la petite troupe qu’il en suit tous les membres depuis longtemps. C’est lui qui a envoyé comme autant d’annonces les rêves de Bran et de Jojen. Le Vervoyant apprend à Bran qu’« il est tard » pour intervenir et se fait ainsi l’écho des autres signes qui annoncent que le monde de Westeros et d’Essos est tout entier plongé dans une crise sans précédent. Enfin, à Bran qui lui demande s’il pourra remarcher, il répond à nouveau par la négative, mais lui réaffirme qu’il volera (S4E10)…
30Avec sa rencontre avec le Vervoyant, s’achève la première partie de la quête de Bran, quête qui l’a conduit de l’enfance à l’adolescence et l’a initié, suite à son accident tragique, aux manifestations suprasensibles. Au cours de ce voyage, se sont multipliés êtres et événements surnaturels, en contrepoint des séquences où se manifestent dragons et Marcheurs blancs. Désormais, le surnaturel a acquis une véritable épaisseur dramatique et ne peut être vu seulement comme un accessoire obligé de la fantasy. Deux raisons expliquent cette inflexion. D’un côté Bran a non seulement acquis des pouvoirs, mais il les a aussi perfectionnés. De l’autre, les créatures surnaturelles qu’ils rencontrent sont douées pour la première fois de la parole. L’Enfant de la forêt comme le Vervoyant ne sont pas des épouvantails mutiques. Rationnels et intelligents, ils manifestent une volonté qui transparaît dans leur dialogue avec Bran et entendent intervenir dans la marche du monde où la violence se déchaîne.
Incestes en série
31En raison de la relation intime qu’il entretient avec le pouvoir, l’inceste, ou la tentation de l’inceste, est au cœur de la série et particulièrement de la première saison – même si ces motifs continuent à apparaître dans les saisons ultérieures. En tant qu’ultime tabou transgressé ou susceptible de l’être, l’inceste est une gravissime souillure qui, comme dans la tragédie grecque, pourrait gangrener les fondements même du monde de Westeros.
Frères et sœurs
32Dans la série plus encore que dans les romans, l’inceste fondateur est celui commis depuis l’enfance par les jumeaux Lannister, Cersei et Jaime. Bien que, comme les romans l’apprennent, leur mère ait tenté d’y mettre fin, sa mort à la naissance de Tyrion a rendu caduque sa tentative. Les relations de Jaime et de Cersei ont donné naissance aux trois héritiers putatifs du roi Robert Baratheon, l’époux de Cersei. Cet inceste fait donc figure de péché originel dans la série, puisque tout paraît en procéder : le meurtre de Jon Arryn, pour le réduire au silence, avec pour conséquence la nomination de Ned Stark comme Main du roi, après le voyage de Robert à Winterfell ; la découverte, à cette occasion, des deux jumeaux pris en flagrant délit par Bran Stark ; la tentative de meurtre ratée de ce dernier par Jaime ; l’erreur de jugement de Catelyn Stark qui se saisit de Tyrion qu’elle soupçonne un temps d’être le commanditaire de l’assassinat de son fils, puis l’emprisonnement de Tyrion par Lysa Arryn, la sœur de Catelyn, ce qui entraîne l’intimidation violente de Ned par Jaime ; enfin la découverte par Ned de la preuve de cet inceste – Joffrey est le premier Baratheon blond – qui suscite et l’enivrement mortel de Robert par Lancel Lannister et l’arrestation de Ned lui-même, suivie de sa décapitation ordonnée par Joffrey, roi illégitime parce que né de l’inceste. Alors commence la guerre des Cinq Rois, et elle va durer longtemps.
33Dans une scène cruciale avec Ned Stark (S1E7), juste avant qu’il ne se fasse emprisonner, Cersei ne regrette rien de cet inceste – qui est pourtant interdit à Westeros –, mais elle invoque le précédent des rois Targaryen, en ajoutant que Jaime et elle ont en outre un lien plus étroit encore, puisqu’ils sont jumeaux. Il n’est pas évident que pour elle, ce ne soit pas justement le signe d’une forme d’élection… prédisposant en quelque sorte au pouvoir suprême. On peut se demander si ses frasques avec un autre Lannister, son jeune cousin germain Lancel (S2E4), en l’absence de Jaime, manifeste aussi une volonté de ne pas sortir du cercle familial.
34En effet, comme les pharaons égyptiens pour préserver la divinité supposée de leur origine, les rois Targaryen avaient coutume d’épouser leur sœur – le fondateur de la lignée royale, Aegon Ier, a même épousé ses deux sœurs – quoique ce type d’union ne soit pas systématique. Ainsi l’inceste de Jaime et de Cersei n’apparaît pas comme une simple transgression, mais potentiellement comme l’imitation d’un modèle lui-même transgressif et réservé au seul roi.
35Quoi qu’il en soit, à chaque fois que Jaime et Cersei sont montrés sur le point ou en train de faire l’amour, la transgression et la violence sont au rendez-vous sous une forme visible. La première fois où on les voit, à Winterfell, Jaime prend sa sœur en levrette et tente ensuite d’assassiner Bran qui les a vus (S1E10). La deuxième fois, Cersei le gifle de toutes ses forces après qu’il ait lancé une plaisanterie graveleuse : il en rit et lui jure un amour éternel (S1E3). La troisième séquence est celle des retrouvailles sexuelles, longtemps différée, après la captivité de Jaime et son amputation. Très violente et paradoxale, elle a lieu dans un espace sacré – le Septuaire de Baelor –, à côté du catafalque où repose la dépouille de leur fils Joffrey (S4E3). Enfin, la dernière scène se déroule derrière une porte susceptible d’être ouverte à tout moment, à même la table du commandant de la Garde royale, et il est clair que Cersei veut obtenir de son frère-amant qu’il tue leur frère Tyrion (S4E10) : il faut sans doute y voir un parallèle avec la scène, transgressive également, où Stannis possède Mélisandre à Peyredragon, sur la table en forme de carte d’état-major pour qu’elle lui donne un fils (S2E4) – le futur ectoplasme qui va tuer Renly. L’amour incestueux n’est jamais représenté comme un sentiment et des pratiques naturels qui vont de soi, et, de toute évidence, les personnages concernés le vivent comme une sorte de malédiction. Il demeure que Jaime et Cersei ne sont pas des Targaryen et il est permis de se demander si la perte de sa main d’épée n’est pas une sorte de châtiment que subit Jaime pour avoir outrepassé sa condition.
Yara, ma sœur ?
36Aussi important que soit l’inceste des jumeaux Lannister pour l’action dramatique, il n’est pas le seul, loin s’en faut. L’exemple le plus proche de l’inceste de Cersei et Jaime est sans doute la relation ambiguë que nouent brièvement Yara et Theon Greyjoy, lorsque ce dernier revient à Pyk après neuf ans d’absence (S2E2). En débarquant sur Pyk, il cherche un cheval pour aller jusqu’au château des Greyjoy et une jeune femme habillée en marin lui propose de monter en selle avec elle. Sur le chemin, hâbleur et entreprenant comme à son habitude, Theon explore quelque peu l’anatomie de la jeune femme qui se laisse faire sans réticence et à qui il se vante de lui faire passer une nuit inoubliable, une fois qu’il aura revu son père Baelon. Le même Theon a le souffle coupé, lorsqu’il s’avère que l’amazone est sa propre sœur Yara, qu’elle l’a reconnu, mais pas lui… et que son père la considère désormais comme sa véritable héritière. On ne peut que se demander si Yara est uniquement mue par la ruse et le désir de ridiculiser Theon, ou bien si, comme Cersei pour Jaime, elle éprouve elle aussi quelque attirance pour son jeune frère revenu au bercail et dont on apprendra plus tard qu’elle était jadis très proche.
37Elle a certes pris sa place auprès de leur père et elle ne se prive pas de se moquer de Theon en l’appelant « Prince de Winterfell ». Elle retrouve pourtant un moment le ton de leur enfance interrompue par l’exil de Theon comme otage, quand elle tente vainement ensuite de lui faire abandonner Winterfell pendant qu’il en est temps (S2E8). Plus tard, elle n’hésitera pas à défier son père, qui ne veut rien faire, et même à braver ouvertement son autorité en armant elle-même un navire avec ses meilleurs hommes pour tenter d’arracher à Ramsay Snow son frère qu’il a mutilé et torturé (S3E10).
38Ce sera peine perdue. De même que Theon n’a pas reconnu Yara après toutes ces années passées en exil, de même elle ne peut pas le reconnaître dans « Schlingue », la créature mutilée et dépossédée d’elle-même qu’il est devenu en raison du régime de torture auquel il a été soumis. Quand elle veut le libérer de sa cage dans le chenil (S4E6), Theon résiste et la mord jusqu’au sang comme un chien, tant sa crainte de Ramsay a pris le pas sur toute autre pensée. Cette blessure entérine de manière symbolique la séparation définitive entre le frère et la sœur. « Mon frère est mort », dit-elle, après avoir risqué sa vie pour le sauver.
L’exemple Targaryen
39Un autre exemple de tentation incestueuse – plutôt que d’un inceste véritable – se donne également à voir. Elle implique les deux derniers Targaryen, frère et sœur également, Viserys et Daenerys – d’autant plus qu’ils sont nés de parents eux-mêmes incestueux, selon la coutume targaryenne. Il faut cependant ajouter que cette attirance n’est pas réciproque. Dans la série, les gros plans sur le visage et les mains de Viserys mettent en relief son trouble devant le corps nu de sa sœur qu’il déshabille lui-même et dont il va jusqu’à toucher le sein et les flancs (S1E1). Elle est comme pétrifiée de peur devant celui qui se prend pour son Pygmalion. Ce n’est pas par vertu s’il se détourne d’elle : il est seulement trop narcissique et préoccupé de la récupération de son trône pour être autrement choqué par cet examen guère différent de celui qu’il ferait d’une esclave à vendre. Il jauge la beauté de Daenerys parce qu’elle lui est indispensable, car il pense que le prétendant qu’il envisage pour elle, le khal Drogo, le paiera en devenant son bras armé dans la reconquête du Trône de fer. Il faut donc que l’appât soit à la hauteur. Comme dans les exemples précédents, la suite des événements est tragique, à tout le moins pour Viserys que le khal Drogo supplicie lui-même en le coiffant d’or fondu (S1E6). Mais le sort de son frère n’émeut alors plus du tout Daenerys, parce que, comme elle le dit, « il n’était pas un vrai dragon » puisque le feu l’a tué.
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40Tous ces cas relevant de l’attirance entre frère et sœur ont un point commun : ils concernent peu ou prou des personnages qui sont parties prenantes dans les luttes pour le pouvoir à Westeros. Le dernier exemple très bref et allusif va également dans ce sens : Renly est notoirement l’amant de Loras, le frère de Margaery avec qui Renly ne réussit pas à remplir ses devoirs conjugaux. Margaery lui propose alors explicitement de faire venir Loras avec eux (S2E2), ce que Renly, horrifié, refuse, même si Margaery s’explique de façon convaincante. Car il est politiquement indispensable que leur mariage soit consommé et qu’un héritier soit conçu, aussi bien pour Renly que pour les Tyrell. Une fois encore, la tentation de l’inceste s’avère liée à la passion dévorante dont tous ces personnages sont diversement atteints : le goût du pouvoir.
Mère et fils, père et filles
41Les deux autres possibilités les plus classiques d’inceste – mère/fils et père/fille – sont aussi présentes dans la série. Il ne semble pas que l’issue en soit plus heureuse que dans les exemples déjà notés.
La chute de la maison Arryn
42Lysa et son fils Robin âgé de huit ans dans la série sont retranchés dans leur forteresse inexpugnable des Eyrié depuis la mort suspecte de Jon Arryn. Entre le jeune garçon mentalement dérangé et sa mère aux nerfs fragiles s’est développée une relation de proximité de plus en plus choquante pour leur entourage immédiat. Robin vit littéralement entre les jupes de sa mère qui lui donne encore la tétée malgré son âge. Le plus grand divertissement de l’héritier du Val consiste à voir mourir les condamnés précipités par la porte de la Lune : ouverture circulaire pratiquée dans le sol, elle surplombe un vertigineux précipice où Bronn va faire tomber Vardis (S1E6), lors de son combat judiciaire en faveur de Tyrion. Lysa veille sans aucun doute sur son fils, malheureusement sa propre santé mentale ne lui permet pas de corriger utilement les errements du jeune garçon. Dans les romans comme dans la série, la fin proche de la maison Arryn coïncide clairement avec le dérangement mental dont la relation d’apparence incestueuse entre la mère et le fils est le symptôme le plus net. Si, de plus en plus suspectée, la bâtardise s’avérait fondée (Littlefinger semble de plus en plus être le père biologique de Robin), la maison Arryn pourrait bien être doublement menacée.
Craster et ses « épouses »
43La figure de Craster transporte le spectateur bien loin de la vie de cour à Westeros. Craster est en effet un Sauvageon marginal qui vit au-delà du Mur et dans l’isolement le plus total : il règne en maître sur celles qu’il appelle ses « épouses », son unique compagnie au quotidien. Seuls des animaux domestiques partagent leur vie pénible. Comme Mormont l’explique à Jon Snow, le logis de Craster est malgré tout un asile au milieu d’un no man’s land glacé. Craster n’apprécie pas les « Corbeaux » de la Garde, mais il déteste les autres Sauvageons, et il a tant de fois apporté son aide aux frères de la Garde de nuit épuisés par le froid qu’il est impossible pour les Corbeaux de ne pas être compréhensifs avec lui.
44D’emblée, il est clair que le nom d’« épouses » cache une vérité moins dicible : elles sont pour la plupart des filles de Craster avant d’être ses femmes. De plus, la grande chaumière de Craster n’abrite aucune présence masculine hormis celle du maître des lieux : en effet, il expose ses enfants mâles pour les Marcheurs blancs. Craster et sa micro-société patriarcale vivent donc dans un équilibre très précaire : qu’un seul enfant mâle survive, et le pacte avec les Marcheurs blancs serait caduc ; qu’un seul garçon survive assez longtemps, et le pouvoir absolu de Craster sur sa colonie pourrait être remis en question.
45Craster va mourir en même temps que Mormont, sous les coups de mutins de la Garde de nuit. Le commandant paie peut-être là une trop longue complaisance envers son hôte dont il tolérait lui aussi la vie incestueuse. À nouveau la présence de l’inceste déclenche une catastrophe définitive pour le coupable. Ses femmes libérées un peu plus tard par Jon Snow détruisent symboliquement le lieu de leur souffrance. Mais, pendant l’occupation par les mutins, elles n’ont pas hésité à faire sacrifier le dernier fils de Craster par Karl, le chef des mutins. La mort de Craster a cependant profité à un autre enfant mâle, le fils de Gilly, car Samwell les sauve en s’enfuyant avec eux. Il est loisible de s’interroger sur le rôle futur du bébé, improbable survivant, né lui aussi d’un inceste et qui va survivre avec sa mère aussi bien à une attaque de Thenns à Motte-la-Ville (S4E8) qu’à la bataille du Mur (S4E9).
46Comme le visionnage au long cours de cette série variée permet de s’en rendre compte, l’inceste y est représenté comme un principe vicieux qui ruine de l’intérieur tous les modèles sociaux ayant cours à Westeros… même au-delà du Mur.
Crimes impunis en tout genre
47Martin nous propose également une galerie de criminels remarquables par le fait qu’ils commettent des crimes très graves en toute impunité. Du massacre de masse avec mise en scène du crime au « simple » meurtre, un large éventail est proposé au spectateur.
Les Marcheurs blancs : des mass murderers menaçants
48Le plus grave est évidemment le meurtre de masse que commettent les Marcheurs blancs et dont il est permis de se demander s’il ne s’apparente pas en outre à une forme de génocide, puisque la cible en est le vivant, tant humain qu’animal, et qu’il n’est fait aucun quartier. Pour être plus affirmatif, il faudrait cependant en savoir plus sur les Marcheurs blancs, sur leur identité, leur intention et l’éventuelle planification de leur action qui, pour l’heure, ressemble davantage à l’expression d’une irrépressible pulsion.
49Reste que la gravité des meurtres est soulignée visuellement : la scène de crime apparaît comme retravaillée pour obtenir un effet artistique (et susciter un surcroît d’épouvante chez le spectateur dans et hors de la fiction), ce qui en fait l’œuvre de psychopathes. À nouveau le personnage du serial killer moderne, tel Hannibal Lecter, vient à l’esprit. Mance Rayder note de manière désabusée cette propension à l’art, en observant les chevaux de la Garde de nuit démembrés et disposés en spirale : « Toujours les artistes ! » (S3E3). Tel était déjà le cas dès la séquence pré-générique du premier épisode.
50Le soin que les Marcheurs blancs apportent à la tuerie contribue d’abord à donner du poids à l’idée que, s’ils passent le Mur, ils constitueront une menace mortelle pour tout Westeros. La foule de tueurs potentiels et en permanente expansion qu’ils représentent ne laisse pas d’inquiéter, puisque la fin de la deuxième saison montre la Garde de nuit face à une troupe qui compense son organisation déficiente par son nombre croissant. Enfin la certitude qu’ils sont invulnérables laisse démunis les hommes civilisés, jusqu’à ce que Samwell trouve la parade du verre-dragon (S3E8).
Sadiques en stock
51Après les Marcheurs blancs tuant apparemment sans rime ni raison, les comportements sadiques apparaissent sans doute comme ceux qui suscitent le plus d’inquiétude, sans doute parce qu’on ne sait ni ce qui motive le tueur ou le bourreau, ni par conséquent ce qui pourrait l’arrêter. Donner à voir les effets d’un arbitraire absolu est une manière de placer le spectateur dans un état d’incertitude très inconfortable et en résonance avec les temps troublés que vit le royaume.
52Pour l’essentiel et contrairement aux romans où ils sont plus nombreux, quatre personnages de sadiques avérés se partagent l’écran : Gregor Clegane « La Montagne », une brute sanguinaire, est l’homme de main des Lannister ; Locke (inventé pour la série à partir de Varshé Hèvre dans les romans), est un sbire de Roose Bolton qui sévit à la tête d’une compagnie de bandits de grand chemin ; le prince puis roi Joffrey, un apprenti qui évolue très vite grâce à sa condition privilégiée et sur lequel nous ne nous attardons pas ici (voir son portrait) ; Ramsay Snow, bâtard de Roose Bolton, sans doute le sadique le plus abouti, et le plus proche des psychopathes de la littérature policière contemporaine.
La Montagne : du bourreau au cobaye
53Gregor Clegane, surnommé La Montagne, n’apparaît guère dans la série et toujours pour se comporter comme la brute dont il a le physique – d’où son surnom. Gregor ne parle quasiment pas, ce qui a sans doute permis que trois acteurs différents l’interprètent sans que le spectateur en soit trop gêné. Il est vrai que c’est sans doute du dernier, Hafþorn Júlíus Björnsson, dont on se souviendra en raison de son duel avec Oberyn Martell.
54Une légende accompagne le personnage : enfant, il a écrasé dans le feu la figure de son propre frère Sandor (le Limier confirme lui-même à Arya [S4E7]), parce que ce dernier lui avait emprunté un jouet. Cette violence innée se manifeste à nouveau lorsqu’il tranche le cou de son propre étalon (S1E5), qui lui avait fait défaut contre Loras (plus tard il appert que ce dernier avait triché en montant une jument en chaleur). Gregor supervise plus tard les tortures à Harrenhal (S2E4). Sous les yeux de Cersei dont il est le champion dans le duel exigé par Tyrion, Clegane pourfend de pauvres hères seulement pour s’entraîner (S4E7). Il affronte enfin Oberyn Martell dans un duel au terme duquel, moribond, il réussit cependant à faire éclater à mains nues le crâne de son adversaire. Il lui avoue en même temps ce qu’Oberyn voulait savoir (S4E8) : dix-sept ans auparavant, Gregor a bien tué les enfants d’Elia Martell, la sœur d’Oberyn, sous les yeux de leur mère avant de la violer et de la tuer à son tour.
55Une remarquable continuité se dessine ainsi entre le passé plus ou moins lointain du personnage et son présent. Son frère, qui le connaît bien, dit lui-même que Gregor n’aime vraiment que tuer et voir s’éteindre la dernière étincelle de vie de sa victime. La Montagne trouve pourtant un destin inédit et inachevé. Agonisant dans l’arène, il est ensuite confié aux bons soins de Qyburn, un mestre exclu de la Citadelle pour ses pratiques magico-médicales hétérodoxes. Gregor devient alors une sorte de créature pour un apprenti docteur Frankenstein, mais il n’est pas mort (S4E10).
Locke : un sadique ordinaire
56Si Locke emprunte son nom au grand philosophe empiriste anglais, c’est incontestablement par dérision. Ses expériences ne servent qu’à lui faire apprécier davantage la souffrance qu’il peut infliger à autrui. Jaime Lannister et Brienne sont des proies de choix pour ce nobliau plus proche du bandit de grand chemin que du chevalier. En effet, Locke est d’abord un personnage frustré par sa petite naissance et par son absence de fortune. Jaime Lannister est donc tout ce qu’il exècre. De surcroît, ce dernier a la chance d’être particulièrement doué pour les armes, sans éprouver de véritable mise au ban de la société après avoir tué dans le dos le roi qu’il était censé protéger. Leur rencontre commence donc sous les pires auspices – Jaime essayant immédiatement d’acheter Locke – et se poursuit pareillement jusqu’à l’amputation de la main du Lannister. Mais mutiler son adversaire ne suffit pas à Locke, il faut aussi qu’il l’humilie autant qu’il le peut, comme si rabaisser Jaime faisait de Locke un personnage plus important.
57Il semble bien que Brienne soit pour Locke une variation bienvenue. D’abord, comme le note dans un entretien promotionnel Nicolaj Coster-Waldau qui incarne Jaime, Brienne est une femme, donc une rareté pendant la guerre et l’objet de bien des convoitises pour des hommes livrés à eux-mêmes. Locke n’a pas d’attirance particulière pour elle, mais l’idée de la violer et de la faire violer est en soi ce qui suscite son plaisir déviant. Lorsqu’en lui faisant miroiter la rançon en saphirs que paierait le père de Brienne, Jaime prive Locke du plaisir que ce dernier se promettait, il provoque aussi sa frustration et suscite un surcroît de haine. Cela explique également que Locke ait réservé à Brienne un supplice où elle serait tournée en dérision. Vêtue d’une robe de noble dame et armée d’une ridicule épée de bois, elle est jetée dans une arène et placée face à un ours (S3E7). Lorsque Jaime revient, il est stupéfait qu’on ne lui ait pas même donné une véritable épée… mais bien qu’il ait lui-même jeté un enfant du haut d’une tour, il ne saurait comprendre les motivations autrement sinueuses de Locke.
58Est-ce parce que le prix payé par Jaime était excessif, toujours est-il que, même si Locke n’est pas puni pour ses actes, ses deux victimes d’un moment lui échappent cependant. Ce n’est pas grâce à la justice, mais au courage des victimes… et également au pouvoir et à l’argent de Tywin Lannister. Quant à Locke, il va trouver une fin inattendue entre les mains de Hodor. En effet, envoyé par Bolton à la recherche de Bran, Locke réussit à le rejoindre et à l’enlever, mais Hodor possédé par Bran lui rompt la nuque (S4E5).
Ramsay Snow : un sadique avide de pouvoir
59Ramsay est le bâtard de Roose Bolton. Dans les romans, il passe même pour avoir tué son demi-frère, le fils légitime de Bolton. Comme le dit son père lui-même quand Walder Frey lui demande des nouvelles de Winterfell (S3E10), « Ramsay a ses propres façons de faire les choses. » Theon Greyjoy, que ses hommes ont trahi, en fait les frais depuis lors et c’est la représentation des malheurs de Theon qui nous fait connaître leur artisan, Ramsay.
60En manipulateur émérite, Ramsay « travaille » à la fois sur le corps et l’esprit de sa victime. La série met très vivement en évidence la perversion du bâtard. Ce dernier fait mine d’organiser l’évasion de Theon, à laquelle le spectateur croit lui aussi, jusqu’à ce qu’il aperçoive et reconnaisse la croix de saint André sur laquelle Theon était maintenu (dans la série, l’emblème des Bolton est formé d’un écorché sur cette forme de croix), ce qui signifie que son tortionnaire l’a ramené à son point de départ.
61Les tortures – écorchements partiels, amputation, mutilation et émasculation – sont savamment appliquées de manière à garder Theon en vie, mais tout en abaissant son estime de soi jusqu’à ce qu’il devienne la chose de Ramsay. Car chez Theon s’opère une véritable dissociation progressive d’avec lui-même, au point qu’il finit par accepter la nouvelle identité de sous-homme imposée par Ramsay – celle de « Schlingue » (Reek). C’est en cette qualité, comme un chien, qu’il assiste à une chasse digne de celles du comte Zaroff. Ramsay y offre à sa maîtresse en titre, Myranda armée d’un arc, la possibilité de se débarrasser de sa rivale Tansy qui fuit devant eux avant d’être rattrapée. Ramsay a annihilé toute volonté en « Schlingue », au point de lui faire jouer le personnage de Theon pour tenter de s’emparer par traîtrise de la forteresse de Moat-Cailin, tenue par les Fers-nés. « Schlingue » supporte mal de réintégrer son « moi » initial et d’être à nouveau Theon, et il aurait échoué dans sa mission sans la mutinerie opportune des Fers-nés qui préfèrent la reddition proposée à la résistance que leur chef veut opposer. Tous sont écorchés vifs selon la tradition des Bolton (S4E8). Ramsay peut alors offrir l’étendard au kraken à son père qui lui apporte une surprise : un décret royal qui reconnaît le bâtard Ramsay comme un Bolton de plein droit et comme son héritier. Roose Bolton présente le précieux parchemin en l’assortissant d’une question à Ramsay : « Quel est ton nom ? », ironique renversement de situation pour le bourreau de Théon qui ne cesse de poser la même question à sa victime, jusqu’à ce qu’elle renonce à son identité.
62Ramsay est sans nul doute un psychopathe, mais toute sa volonté est aussi tendue vers la conquête du pouvoir, sous toutes ses formes. À ce titre, comme tous les autres prétendants, il vit dans la plus parfaite impunité. Conquérir un nom qui fasse oublier sa bâtardise n’est pour lui qu’une première étape : Winterfell est à l’horizon de ses désirs.
L’infanticide : un crime commun ?
63Avec le tabou de l’inceste, l’infanticide est sans doute le crime le plus universellement honni dans nos sociétés modernes. Faut-il s’étonner là encore si, dans le monde en déréliction que dépeint Martin, ce crime est tellement fréquent qu’il en devient commun ?
64Déjà mentionné, l’infanticide systématique des nourrissons mâles est une pratique de Craster, jusqu’à sa mort violente qui n’a cependant que peu à voir avec une quelconque punition pour avoir causé la disparition d’un nombre inconnu d’enfants. Au contraire, il meurt par accident en quelque sorte, après un mot et une attitude méprisante de trop, face à une troupe épuisée par son périple au-delà du Mur. Il laisse le sort punir la troupe de femmes avec qui il cohabitait et qui n’ont jamais pu ou su s’opposer à lui, mais il échappe de fait à toute punition pour ses crimes.
65Les maîtres esclavagistes de Meereen n’ont pas cette chance. Daenerys découvre en effet qu’ils ont crucifié le long du chemin vers la cité cent soixante-trois enfants esclaves dont les corps suspendus jalonnent la voie comme autant de poteaux indicateurs. Après s’être emparée de la ville, Daenerys applique la loi du talion et crucifie autant de maîtres qu’il y avait d’esclaves. Dans sa hâte à se montrer juste, elle fait aussi supplicier des maîtres qui s’étaient opposés au supplice des enfants. La série montre ici que même l’horreur des crimes ne peut justifier l’application d’une justice expéditive et renvoie dos-à-dos l’impunité et le talion trop proche de la vengeance. Daenerys doit elle aussi apprendre.
Jaime et Theon : un crime peut toujours en cacher un autre
66Quand Jaime pousse Bran depuis le sommet de la tour où l’enfant l’a surpris dans ses ébats avec Cersei (S1E10), il est coupable d’une tentative de meurtre, mais c’est un crime qui n’avait pas été longuement planifié, même s’il prend le temps d’une courte réflexion. Il s’agit pour lui de cacher l’inceste avec Cersei, quitte à tuer un jeune garçon. Du reste, même après que la culpabilité de Jaime ne fait aucun doute, il n’est pas puni pour ce crime précis et l’amputation qu’il subit n’a rien à voir avec son intention de se débarrasser de Bran.
67En fait, la tentative de meurtre de Jaime sur Bran n’est finalement guère différente de l’assassinat des deux enfants que commet Theon. Ne pouvant trouver Bran et Rickon qu’il compte bien éliminer, Theon tombe par hasard, non loin de Winterfell, sur une ferme où deux enfants sont proches de l’âge des deux jeunes Stark. Ne supportant pas de se montrer faible parce qu’incapable, et désireux en outre de regagner le respect de ses hommes, Theon voit immédiatement le parti qu’il pourrait en tirer. Il fait alors tuer puis brûler partiellement les deux enfants, pour qu’il ne soit possible de les reconnaître que par leur taille (S2E7) : il masque ainsi un autre meurtre qu’il aurait voulu commettre mais n’a pas commis, pour réussir, pense-t-il, à asseoir son pouvoir par la terreur qu’il a entrepris de susciter.
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68Dès le début de Game of Thrones, les actes criminels ne relèvent donc pas de « péchés » véniels : inceste et infanticide sont présents à partir du premier épisode et donnent le ton en quelque sorte. Les comportements sadiques suivent et se multiplient. L’ensemble contribue de manière efficace à donner l’impression d’un monde en crise profonde. Donc en attente de grands changements.
Polar en fantasy
69Si nous avons pu mettre en évidence la présence de nombreux crimes qui restent impunis, il ne faudrait pas conclure trop rapidement qu’en matière criminelle aucune investigation n’est menée pour connaître à tout le moins la vérité. C’est tout le contraire et il faudrait ajouter que la quête de la vérité est bien souvent un moteur important de l’action. Même si le résultat de cette recherche n’a pas forcément pour conséquence l’exercice de la justice.
Jon Arryn et la filiation de Robert Baratheon
70Le premier crime dont le spectateur a connaissance est le meurtre de Jon Arryn, dès le premier épisode. Le message de Lysa Arryn permet alors de comprendre que les Lannister sont impliqués, mais seul le spectateur sait à ce moment que Cersei et Jaime sont les commanditaires vraisemblables de cet assassinat (S1E1) – un autre commanditaire n’apparaîtra que bien plus tard (S4E5). Tout serait clair si leur motif était énoncé. C’est une nouvelle tentative de meurtre, sur Bran cette fois, qui le donne au spectateur. Jaime et Cersei Lannister doivent cacher leur amour incestueux, dont la publicité remettrait aussi en question la légitimité des enfants de Cersei. Mais seul le spectateur dispose de tous les éléments et attend donc de voir comment les personnages impliqués vont apprendre cette vérité, d’autant plus que tout va se compliquer lors d’une nouvelle tentative de meurtre contre Bran.
71Concernant le meurtre de Jon Arryn, il est révélateur que la question du motif (pourquoi ?) se substitue à celle de la responsabilité (par qui ?) et que cette interrogation devient vite plus importante. Au reste, tout en prenant les commandes du Conseil restreint, Ned Stark mène aussi l’enquête sur les deux questions et il s’agit pour lui de chercher la vérité plutôt que la justice. La manière dont il procède en questionnant Robert, puis Pycelle, Baelish et Varys, relève du polar, mais appliqué au domaine de la fantasy. Chacun d’eux lui révèle plus ou moins volontiers des indices qui sont comme les pièces d’un puzzle dont on ignore alors s’ils l’ont eux-mêmes reconstitué. Pycelle donne ainsi les dernières paroles énigmatiques de Jon Arryn – « la semence est forte » – et le livre sur les généalogies que ce dernier avait demandé peu de temps avant de mourir. Baelish fournit le nom de l’écuyer d’Arryn, et celui de Gendry, la dernière personne visitée par Arryn, ainsi que celui de Barra, soit les noms de deux bâtards de Robert. Varys indique le poison utilisé, des Larmes de Lys.
Le lion et le cerf
72Mais Ned n’en est pas moins dans une impasse, jusqu’à une discussion avec ses filles Sansa et Arya au cours de laquelle il leur signifie sa volonté de les faire rentrer à Winterfell (S1E6). Leurs propos vont incidemment lui apporter la solution. Sansa, qui veut rester à Port-Réal, évoque son fiancé, Joffrey, son « lion doré » et les « enfants avec de beaux cheveux blonds » qu’elle en aura. Comme Arya remarque que « le lion n’est pas l’emblème de Joffrey, mais qu’il est un cerf comme son père », Sansa réplique que Joffrey « n’a rien du tout à voir avec son ivrogne de père ». Et tout est dit. Les pièces du puzzle se mettent alors brutalement en place et Ned n’a plus qu’à vérifier dans le livre des généalogies que tous les Baratheon mâles sont bruns depuis l’origine de la famille (S1E6). Le spectateur se souvient aussi que Cersei avait mentionné devant Catelyn la naissance, au tout début de son mariage, d’un enfant mort-né brun de cheveux (S1E2). Si l’intuition de Ned ne tiendrait pas devant un tribunal réel, elle s’impose cependant ici comme la vérité. Sa conséquence immédiate est que Joffrey est illégitime parce que né de l’inceste de Cersei et de Jaime Lannister. La résolution de l’énigme autour de la mort de Jon Arryn n’aboutit donc pas à un procès – et ce n’est nullement prévu –, mais elle apporte une information essentielle qui remet en question l’édifice du pouvoir politique.
La dague mystérieuse
73Cette résolution a également une autre incidence sur l’éclaircissement de la deuxième tentative de meurtre sur Bran : Catelyn Stark et sa sœur ont suivi une fausse piste. La rare et précieuse dague en acier valyrien qui a été utilisée est, selon Littlefinger, une ancienne possession de Tyrion Lannister. Sur la foi de cet argument fragile et aisément réfutable, Tyrion est capturé manu militari par Catelyn Stark – qui commet là une gravissime erreur de jugement lourde de conséquences – et emmené chez Lysa Arryn pour y être emprisonné. Or il n’est coupable de rien, ce que le spectateur sait. Pourtant, alors même que Ned a compris le double fond de l’affaire Arryn (S1E6), Tyrion risque sa vie en demandant un duel judiciaire. Bronn le représente dans cette parodie de justice et tue sans raison Vardis, le champion du Val (S1E7). Innocent, Tyrion s’en sort ainsi grâce au hasard et à l’habileté de Bronn, mais l’ironie du sort a voulu que la recherche de la justice ait dangereusement compromis celle de la vérité. Pendant ce temps, si le second commanditaire de l’assassinat de Bran et ancien propriétaire de la dague reste inconnu, la guerre des Cinq Rois a bien commencé.
Épilogue sur la mort de Jon Arryn
74Alors que le spectateur avait rangé le meurtre de Jon Arryn dans les affaires classées, ce cas connaît encore une péripétie inattendue et déterminante. Lors d’épanchements romantiques torrides, au détour d’une phrase, Lysa Arryn se glorifie auprès de Littlefinger d’avoir empoisonné son époux Jon par amour pour lui et à sa demande (S4E5). Littlefinger apparaît alors comme le bras armé des Lannister, ce qui, au début de la série, fait sens. Avec la mort de Lysa, assassinée par Littlefinger peu de temps après son aveu, un témoin bien gênant disparaît. Aucun coupable n’a été inquiété.
L’énigme des perles bleues
75Le meurtre de Joffrey, empoisonné sous les yeux du spectateur, est sans doute le meurtre qui s’accompagne de la plus grande audience de toute la série (S4E2). Un coupable – Tyrion – est tout de suite désigné par Cersei, il n’y a donc pas d’investigation digne de ce nom. Cependant, sans qu’il en ait (peut-être) conscience, le spectateur en a déjà vu toutes les péripéties. En outre, ce sera l’assassinat le plus rapidement élucidé.
76À nouveau, plusieurs personnes se partagent la responsabilité du forfait. Son organisateur principal, Littlefinger, s’en explique à Sansa, complice malgré elle (S4E4), sur le bateau qui les emporte loin de la ville, car la jeune femme est activement recherchée après le meurtre de Joffrey dont Cersei la soupçonne. Or, dans la scène suivante, c’est Olenna Tyrell qui révèle être la commanditaire de l’assassinat, dans les aveux qu’elle prononce devant sa petite-fille Margaery (S4E4). C’est alors que le spectateur comprend qu’il a lui aussi été joué, sans comprendre ce qu’il voyait.
77Une véritable enquête policière peut être conduite, en examinant les indices visuels soigneusement mis en scène dans des séquences séparées, mais qui ne font sens qu’une fois réunis. Au cœur de l’affaire, un collier. En gage de gratitude pour lui avoir sauvé la vie, Dontos Hollard a en effet offert à Sansa un collier de sept perles bleues, qu’il présente comme la dernière pièce du trésor de la famille Hollard, ruinée par l’alcoolisme de Dontos (S4E1). Le collier réapparaît plus tard au cou de Sansa, assise à la table du banquet de mariage de Joffrey, et lady Olenna, devant elle, réajuste le bijou : elle tient entre ses doigts l’une des perles. Or, au moment où, un peu plus tard, la vieille dame s’apprête à quitter Sansa, toutes deux visiblement contentes de cette rencontre, une perle a disparu à l’extrémité du collier. Que s’est-il passé ? À la condition de revoir les scènes concernées, le spectateur-enquêteur peut reconstituer la suite des événements : hors champ, lady Olenna a escamoté une perle du collier pour verser dans le vin destiné à Joffrey le poison qu’elle contenait. L’ironie du sort veut que Sansa soit bien complice, mais à son insu.
78Bien après, Littlefinger montre à Sansa que le collier est un faux bijou et il en écrase une des perles de verre pour le prouver, avant de jeter le tout sur le cadavre de Dontos qu’il vient de faire tuer. Il dit explicitement avoir voulu « faire un cadeau bien choisi pour que cette amitié nouvelle [qu’il vient de nouer] grandisse en force ». Ces derniers mots renvoient clairement à la devise des Tyrell et cette phrase de Littlefinger s’achève alors que la séquence suivante a déjà débuté. Margaery est alors en train de se demander à haute voix si Tyrion est coupable et Olenna la laisse stupéfaite en se désignant comme la coupable. En touchant les perles – bleues elles aussi – du collier de Margaery qui lui rappellent son crime, Olenna ajoute qu’elle a fait ce qui devait être fait (S4E4). Le collier meurtrier se retrouve enfin entre les mains de Pycelle, lorsqu’il témoigne sur l’empoisonnement et le moyen employé. Le spectateur n’a qu’à suivre le chemin du collier pour rencontrer commanditaires et agents de ce meurtre pour lequel Tyrion est emprisonné puis condamné à mort.
79Un point demeure incertain, malgré les dénégations des personnages. Au moment où, après avoir rempli le gobelet, Tyrion va se retourner pour le tendre à Joffrey, il jette les yeux vers Olenna Tyrell, et elle paraît répondre à ce regard de Tyrion et fermer les yeux comme pour acquiescer (S4E2) : y aurait-il là matière à un possible rebondissement ultérieur ?
Que sont les fils de Craster devenus ?
80Tel est le secret que Jon Snow va chercher à élucider, en profitant de la naissance d’un garçon au moment où il se trouve chez Craster. Quand il découvre que le nourrisson est exposé de nuit par Craster lui-même et que des Marcheurs blancs viennent le chercher (S2E2), il comprend que l’exposition des mâles est le prix dont Craster s’acquitte pour survivre dans cet environnement glacé et qu’il préserve ainsi son mode de vie incestueux. Jon est découvert, Craster demande à Mormont de s’en occuper et Jon découvre à son tour que le commandant sait, mais que le secours des Gardes de nuit égarés passe par l’acceptation du mode de (sur) vie de Craster.
81L’affaire pourrait en rester là si un nouvel enfant mâle ne naissait pas pendant la mutinerie dirigée par Karl, renégat de la Garde de nuit (S4E4). Le spectateur – et lui seul – découvre la seconde étape du voyage des enfants exposés. Comme un ranger de la Garde, il suit un Marcheur blanc chevauchant avec le bébé qu’il prend garde de ne pas toucher. Arrivé à un alignement de menhirs de glace arrangés à la manière de Stonehenge, le Marcheur blanc dépose l’enfant sur un autel lui aussi de glace, placé au centre. De loin et vu à travers la glace, treize autres silhouettes floues apparaissent et l’une d’entre elles s’approche. Ressemblant aux guerriers Sith de la Guerre des Étoiles (épisode I, La Menace fantôme, Georges Lukas, 1999) comme Dark Maul (mais dans une version livide), la silhouette prend l’enfant et le touche de la pointe de son ongle. Les yeux du nourrisson prennent alors une couleur d’un bleu intense et sa peau devient grise. Tout son être semble se cristalliser à ce contact.
82Le spectateur vient sans doute d’assister à la naissance d’un Marcheur blanc et comprend maintenant pourquoi l’enlèvement des enfants de Craster était si important pour les Autres, pourquoi également il s’agit d’un flux continu. Les Marcheurs blancs n’immolent pas leur victime simplement par plaisir ou par cruauté, mais pour assurer leur propre pérennité. En effet, si tous ne le savent pas, le spectateur (et quelques personnages) ont vu alors que les Marcheurs blancs sont aussi mortels. Il faut donc bien qu’il en naisse de quelque façon.
Enquêtes à volonté
83Les crimes sont nombreux à être montrés au spectateur. Le plus souvent, ils demeurent impunis, pourtant ils ne manquent pas de (res)susciter l’intérêt pour la vérité et de provoquer des enquêtes qui sont autant de fils plus ou moins importants qui se déroulent dans les diverses saisons de la série. Nous avons mentionné ici les plus importantes, qui sont au cœur de la série tout entière. Mais d’autres investigations, moins graves en apparence, entretiennent aussi l’intérêt du spectateur. On se demande ainsi quels sont les différents intermédiaires entre Robert, qui prend la décision de payer un tueur, et le prétendu marchand de vin qui essaie d’assassiner Daenerys. Ès-qualités, Varys est impliqué dans l’affaire, mais il est surprenant d’y découvrir Jorah Mormont, le lord renégat du Nord, qui sauve Daenerys in extremis. De même, lors de la seconde tentative contre elle, on ne soupçonne vraiment ni Xaro Xhoan Daxos, le chef du complot, ni Pyat Pree jusqu’à ce que l’on se rende compte que ce dernier est déjà le voleur des dragons. L’enquête est rapide : Pyat Pree tend un piège et paie de sa vie un vol qu’il aurait volontiers fait suivre de l’emprisonnement définitif de Daenerys. Pour leur complicité initiale, Doreah et Xaro Xhoan Daxos sont emmurés vivants. Là encore la justice est celle que la fortune permet – ou non. Mais la quête de la vérité reste un puissant moteur – ainsi que les questions laissées sans réponse, comme par exemple l’identité réelle de la mère de Jon Snow (S1E2).
84Les questions policières à proprement parler, qui suscitent l’apparition d’un ou plusieurs enquêteurs et connaissent des résolutions partielles ou complètes, sont distillées à divers moments de la série pour participer à l’économie de la tension et du relâchement de l’action.
« Estropiés, bâtards et choses cassées » (S1E4)
85Dans une série télévisée, il est bien rare de rencontrer une si importante galerie de bâtards et de handicapés, de naissance ou bien suite à une maladie ou à une tentative criminelle. Le titre du quatrième épisode de la première saison (Cripples, Bastards and Broken Things) les rassemble pour leur rendre un premier hommage en quelque sorte, puisqu’il met l’accent sur cette présence des êtres apparemment diminués dans la série. En outre, cette importante concentration n’est pas homogène et c’est sans doute là ce qui fait pour partie sa richesse.
La Nature et la maladie
86Parmi les handicapés que l’on voit apparaître dans la série, tous n’ont pas la même importance. De Tyrion Lannister (dont il n’est pas ici question : voir son portrait) à Shôren Baratheon, en passant par Hodor, Robin Arryn ou mestre Aemon, ce sont de nombreuses facettes de l’humanité qui sont données à voir. À l’exception de Robin Arryn, dont le dérangement mental conduit à un goût macabre pour la mise à mort d’autrui, les autres personnages souffrant d’un handicap sont dotés d’un remarquable supplément d’âme.
Hodor
87Par sa fidélité sans faille à Bran qu’il porte partout, l’apparent simple d’esprit Hodor est, comme le surnomme Osha, un « gentil géant » qu’il est plus habituel de trouver dans un conte de fées. Sa présence adoucit visiblement la difficulté à vivre qu’éprouve Bran confronté à son nouveau handicap. Le dévouement d’Hodor va jusqu’à laisser Bran entrer en possession de sa volonté et le calmer, lorsque la petite troupe de fuyards qu’ils forment avec Osha, Rickon et les Reed craint d’être découverte par les Sauvageons violents qui s’en prennent à Jon Snow. À cette occasion, Bran, qui se sait un « change-peau » – un être capable de se glisser dans la tête d’un animal et d’en prendre le contrôle –, se découvre encore un nouveau pouvoir, qui est justement de pénétrer dans l’esprit d’un être humain, et non plus seulement d’un animal, pour le plier à sa volonté (S3E9).
88Le géant Hodor, possédé par Bran, intervient de manière décisive par deux fois. La première fois, Bran empêche son propre enlèvement par Locke dont il rompt la nuque (S4E5) : c’est aussi la première fois que Bran tue un homme. La seconde fois, Bran réussit à faire intervenir Hodor dans le combat contre les revenants : l’Enfant de la forêt a eu ainsi le temps d’intervenir et de sauver les survivants de la petite troupe (S4E10). En plus de son aide comme porteur, Hodor est aussi le premier intermédiaire humain grâce auquel Bran peut agir directement sur le monde, sans plus se soucier de sa paralysie… à condition, cependant, de ne pas s’exiler longtemps dans ce corps étranger sous peine de se perdre aussi.
Shôren Baratheon
89La gentillesse et la générosité gratuites sont encore des attributs dont se retrouve dotée la jeune Shôren Baratheon, fille unique de Stannis et de Selyse. Elle est peut-être la seule créature pour qui son père montre des sentiments. Elle est atteinte de « léprose », une maladie semblable à la lèpre, qui l’a défigurée, au point que la moitié de son visage est comme recouverte d’une peau de reptile. Sa mère Sélyse ne supporte pas sa vue et Shôren partage le plus souvent la compagnie d’un bouffon qui n’apparaît pas dans la série et, surtout, de Davos Mervault, qu’elle visite dans sa geôle. Intelligente et cultivée, elle va apprendre à lire à Davos (S3E5), vieux pirate reconverti en Main du roi Stannis mais demeuré analphabète, et cela lui sauvera la vie. En effet, lorsqu’arrive le message de la Garde de nuit annonçant le massacre perpétré par les Marcheurs blancs (S3E10), il peut alors le lire, ce qui lui permet de détourner de sa tête la colère de Stannis et même de recevoir le soutien inattendu de Mélisandre.
90Shôren continue ensuite à assister Davos et, en particulier, elle rédige pour lui le message sollicitant une entrevue auprès de la Banque de fer de Braavos (S4E5). Cette idée de Davos va faire basculer le sort de Stannis. Comprenant son intérêt, la Banque va en effet lui prêter l’argent pour financer la campagne contre Mance Rayder. Stannis connaît là son premier succès (S4E10). Enfin, et c’est plus inquiétant, Mélisandre insiste auprès de Selyse pour que Shôren les suive dans la campagne : elle y aurait aussi un rôle à jouer (S4E7).
Mestre Aemon
91Le centenaire mestre Aemon, qui est devenu aveugle au fil de sa très longue vie, est un personnage beaucoup plus grave que les précédents. Rappelant l’aveugle du Nom de la rose d’Umberto Eco, il n’en partage pas du tout l’intransigeance bornée, bien au contraire. Prince targaryen par sa naissance, mestre Aemon, qui serait devenu roi des Sept Couronnes s’il l’avait voulu, est le mestre attitré de la Garde de nuit. Mais, conformément à la règle qui veut que les frères de la Garde abandonnent leur titre en rejoignant l’ordre, mestre Aemon ne laisse pas deviner qui il était. Ou plutôt, il se sent obligé de se dévoiler pour faire comprendre à Jon Snow ce que sont les responsabilités nouvelles qu’il a choisies, en lui montrant qu’il est le seul comptable du choix qu’il a fait d’appartenir à la Garde de nuit, quelle que soit la difficulté de ce choix (S1E9). Pour ce faire, mestre Aemon n’hésite pas à donner son exemple, qui est tragique. Il a observé son serment fait à la Garde de nuit et il a donc assisté à la ruine de toute sa famille, dont les derniers membres ont péri de mort violente et pour qui, devenu aveugle et vieux, il n’a rien pu faire.
92Après la mort de Mormont, même si Aliser Thorne est commandant par intérim, mestre Aemon est comme la conscience de la Garde de nuit. À ce titre, il prononce l’éloge funèbre des morts de la bataille contre les Sauvageons. Dans une mise en scène grandiose, au petit matin, on le découvre en contre-plongée, seul depuis une tribune placée en bas du Mur, à la verticale de l’ascenseur de Châteaunoir. Il harangue l’ensemble de l’assistance, au milieu de laquelle se trouvent Stannis et Mélisandre, Aliser et Slynt, Jon Snow et Sam, les protagonistes de la lutte pour le pouvoir ouverte sur le Mur depuis la mort de Mormont. Malgré sa cécité physique, mestre Aemon apparaît alors comme une sorte d’arbitre éphémère, à ce moment d’équilibre avant que les forces en présence ne s’affrontent.
Les cicatrices du passé
93À la troupe de ceux qui souffrent d’un handicap de naissance ou dû à la maladie, se joignent trois personnages – Ilyn Payne, Sandor Clegane et Varys – dont les blessures, plus ou moins secrètes, sont handicapantes et anciennes. Pire encore, car relevant d’un système, celles infligées aux Immaculés méritent aussi qu’on s’y attarde. Cette violence physique fondatrice, détermine profondément le destin des victimes, partagées entre résilience et ressentiment. Des manœuvres secrètes de Varys aux rigueurs de l’enrôlement militaire forcé imposé aux Immaculés, en passant par les trajectoires semées de cadavres suivies par Payne et le Limier, le spectateur assiste aux modalités variées de la reconstruction psychologique, après le traumatisme de la mutilation.
Ilyn Payne : « La mort est mon métier »
94Bourreau royal, ser Ilyn porte un nom qui fait sens, et même double sens. En anglais, Payne évoque en effet le mot pain, « la douleur », à la fois celle dont on souffre et celle que l’on inflige. Ser Ilyn est muet parce que le défunt Roi fou lui a fait arracher la langue pour une raison que la série ne dit pas. (Selon les romans, il aurait dit que Tywin Lannister, déjà Main du roi, dirigeait le royaume et non le roi Aerys.) Payne est toujours prêt à décapiter – Eddard Stark en fait les frais (S1E9) – ou à appliquer quelque châtiment sanglant que ce soit – comme arracher la langue du barde Marillion (S1E10). Sa profession redoutée est donc aussi pour lui l’occasion d’exprimer sa rage en réponse à ce qu’il a subi. Il arbore constamment d’une façon manifeste un visage imperturbable qui est en même temps comme un masque menaçant, impression qu’accentue son crâne chauve et lisse. Selon toute vraisemblance, il a tourné contre l’humanité entière son désir de vengeance, et pouvoir l’exercer dans un cadre légal, celui de la justice du roi, lui permet d’assouvir (un peu) ses instincts de mort. Il est alors légitime de se demander ce qu’il faut penser d’un royaume où l’exécution et la torture sont confiées à un homme qui aime visiblement cela. Un tel amour du métier peut-il forcer l’admiration ?
« Le Limier » : feu sans pleurs de joie
95Sandor Clegane dit « le Limier » (Dog) relève sans doute aucun de la même catégorie que ser Ilyn. Il a eu, enfant, la moitié du visage brûlée par son propre frère psychopathe, Gregor, pour le punir d’avoir emprunté un de ses jouets, comme se plaît à le raconter Littlefinger aux filles Stark (S1E4) et comme le Limier lui-même le confirmera à Arya (S4E7). En réponse peut-être à ce frère au physique de colosse, surnommé « la Montagne » et devenu un homme de main de Tywin Lannister, le Limier vit aussi au rythme de la violence (et dans la phobie du feu), prétendant que, dans la vie, son plaisir est de tuer, comme la plupart des chevaliers des Sept Couronnes, mais que lui n’a pas l’hypocrisie de le nier. Pas plus qu’il ne veut être considéré comme un chevalier. Pourtant, il est visiblement épris de Sansa Stark sans nourrir aucune illusion et il veille sur elle sans le montrer : il la protège de Joffrey (S1E10), il est le premier à la couvrir de son manteau quand Joffrey la fait déshabiller publiquement (S2E4) et, pendant une émeute, il étripe ceux qui vont la violer et lui sauve la vie (S2E6).
96La seconde partie de sa vie commence quand le feu le rattrape lors de la bataille de la Néra (S2E9). Il rompt alors son serment de Garde royal de Joffrey, déserte, rend une dernière visite à Sansa (qu’il propose de ramener à Winterfell) et devient un chevalier errant. On le retrouve prisonnier de Béric Dondarrion qu’il abat lors d’un duel judiciaire, puis il capture Arya Stark qu’il compte monnayer lors du mariage de son frère Robb aux Jumeaux. Là, il sauve la vie de la fillette en comprenant qu’un guet-apens se trame. Il l’assomme et la sort du guêpier (S3E9-10), avant de la secourir lorsqu’elle décide de tuer l’un des trois soldats qui, après les « Noces pourpres », ont profané le corps de son frère (S3E10). Il souhaite alors la vendre à ses parents survivants et, après Robb aux Jumeaux, il compte sur Lysa Arryn aux Eyrié. Leur improbable compagnonnage se poursuit ensuite jusqu’à leur séparation définitive. À la faveur des événements, le Limier devient peu à peu un père de substitution. Du reste, à sa plus grande surprise, Arya fait croire à un paysan que le Limier est son père et qu’il a été transformé par la guerre (S4E3) : on dirait aujourd’hui qu’elle le présente comme affecté de syndrome de stress post-traumatique – ce qui n’est pas faux. Cependant cette situation est pour le moins paradoxale, puisque le nom du Limier se trouve dans la fameuse liste des personnes qu’Arya veut tuer. S’il la protège, c’est qu’il veut la rendre contre rançon – mais est-ce la seule raison ?
97En fait, au gré de leurs tribulations, le Limier va involontairement poursuivre l’enseignement de Ned et celui de Syrio Forel, en offrant à Arya la possibilité d’expérimenter la réalité du combat et de la mise à mort. Constatant lui aussi les dons d’Arya, il ne peut cependant lui apprendre que ce qu’il sait du métier des armes. Non sans humour de la part des showrunners, le Limier prononce sentencieusement une formule sortie tout droit de Dexter (James Manos Jr., 2006-2013) : « Un homme doit avoir un code », citation soulignée également par une situation similaire : le Limier partage alors son cheval avec Arya à qui il fait la leçon – voler, ce n’est pas bien ! – (S4E1) de même que le père de Dexter, Harry, revient souvent sur la nécessité d’avoir un code, tout en prodiguant ses conseils et en conduisant la voiture avec Dexter comme passager.
98Mais le Limier ne pratique guère l’humour, sinon à froid. Tout en cheminant jusqu’aux Jumeaux, puis aux Eyrié dans une vaine quête de rançon (puisque tous les parents d’Arya susceptibles de payer s’avèrent être morts), il montre à la jeune fille comment survivre, comment tuer un ou plusieurs hommes, où se trouve le cœur pour savoir comment achever quelqu’un. Il lui enseigne aussi par l’exemple à n’avoir aucun scrupule : ainsi du paysan veuf et de sa petite fille à qui il vole leur argent, au prétexte que, ne sachant pas se protéger, ils seront bientôt morts et n’en auront plus besoin (S4E3). Le Limier suit aussi et encourage les progrès d’Arya… jusqu’au moment où il est grièvement blessé par Brienne. Arya applique alors sur son paradoxal mentor toutes les leçons qu’il lui a données et l’abandonne agonisant après l’avoir délesté de l’argent dont il n’aura plus besoin (S4E10). Pourtant, alors qu’il est étendu grièvement blessé, il joue un rôle paternel authentique en lui conseillant de suivre Brienne pour être protégée.
99Sombre et taiseux, le Limier est un personnage qui disparaît du premier plan sans avoir livré tous ses secrets. L’incertitude poursuit le personnage jusqu’à la fin, puisque, malgré son état, il a pu encore survivre (S4E10).
Varys : raison contre magie
100Le handicap dont l’eunuque Varys est affligé est connu de tous, mais bien peu – comme Littlefinger (S1E10) – osent aborder le sujet en sa présence. Seul Tyrion, pour qui Varys a beaucoup d’estime, apprend de l’intéressé comment jeune acteur itinérant, il a été vendu à un sorcier qui l’a châtré et pourquoi Varys hait tout ce qui est lié au surnaturel. De là vient son goût prononcé pour la raison, sensible jusqu’à l’excès dans ses relations sans états d’âme avec Ned Stark, quand ce dernier est emprisonné (S1E8). De là vient aussi son goût du pouvoir, sa seule passion comme il le fait comprendre à Oberyn (S4E6). Comme Bran, après le violent traumatisme qu’il a subi, Varys montre une très forte résilience. De l’incapacité sexuelle devenue son lot, il a fait une force : n’étant passoumis aux passions de la chair, il évite les débordements qu’il déteste et peut se concentrer sur ce qui le passionne. Il peut même reconstruire son histoire personnelle de manière invérifiable, comme il le fait (toujours avec Oberyn) quand il prétend n’avoir jamais été intéressé ni par l’un ni par l’autre sexe, même avant sa castration. Varys oppose enfin une inébranlable volonté de pouvoir soutenue par une patience à toute épreuve qui l’a mené des bas-fonds d’Essos au Conseil restreint, où il siège depuis près de vingt ans.
101Personnage éminemment énigmatique, alors que son emploi de « Maître des chuchoteurs » consiste à rassembler le plus d’informations possible sur les autres, Varys veille avec un soin jaloux à ne rien révéler sur lui – ni où, ni comment, ni le cas échéant avec qui il vit – et quand Oberyn Martell affirme que Varys, qui se dit de Myr, est en réalité originaire de Lys, ce dernier s’en agace car c’est sans doute vrai (S4E6). Sa patiente ascension ainsi que le statut fragile qu’il a acquis – il n’est pas un lord, même si, par crainte, il est souvent appelé ainsi – expliquent peut-être en partie la quantité d’énergie qu’il met pour garder le secret sur son passé. Avec son ennemi intime Littlefinger tout comme avec Tyrion, Varys partage en effet l’idée que la connaissance est une part fondamentale du pouvoir. Pour le conquérir cependant, c’est la raison et non la passion qui doit primer. Sans doute est-ce à cette aune qu’il faut estimer sa fuite impromptue de Port-Réal (S4E10) : les circonstances l’imposent, puisqu’il a joué un rôle dans la fuite de Tyrion et donc dans la mort imprévue de Tywin. Tout son destin en sera irrémédiablement changé.
Les Immaculés
102Les Immaculés d’Astapor passent à juste titre pour être les meilleurs guerriers du monde de Westeros et d’Essos compris. Esclaves, ils rappellent les Janissaires qui, à partir du xive et jusqu’au xixe siècle, assurèrent les troupes d’élite de l’infanterie ottomane et la garde du Sultan. Les futurs Janissaires étaient capturés, ou réquisitionnés de force, encore enfants, dans les pays chrétiens sous domination turque. Ils subissaient un véritable lavage de cerveau et une conversion forcée à l’Islam, puis une formation et un entraînement comparables à ceux des troupes spéciales modernes. En outre, en dépit de leur statut d’esclaves, des Janissaires purent occuper les postes les plus élevés, dont celui de vizir.
103Ce n’est pas le cas des Immaculés. Malgré ces analogies de surface, ces derniers subissent en effet un sort autrement moins enviable. Leur vie est vouée à la violence, et ils commencent par la subir sous toutes ses formes avant de l’exercer, ainsi que Kraznys mo Nakloz l’explique à Daenerys (S3E1). Émasculés totalement dès l’enfance (« la colonne et les pierres », selon les mots de Daenerys à Missandei [S4E8]), on leur demande de tuer au bout d’un an le chiot qu’on leur a d’abord confié : il s’agit en effet de les endurcir. Plus tard, pour parachever leur formation et vérifier qu’ils n’ont absolument aucun état d’âme, on leur donne une pièce d’argent et ils doivent aller au marché aux esclaves, tuer un nourrisson sous les yeux de sa mère et la « rembourser » avec la pièce d’argent. Quel que soit le stade de la formation, tout échec est puni de mort.
104Daenerys a beau être horrifiée par le récit du maître-esclavagiste, elle va cependant profiter de ce système dont elle reconnaît la cruauté et qu’elle veut abolir. Mais il est manifeste que l’entreprise de Daenerys n’est pas envisagée dans l’esprit où ce corps d’élite qui assure la prospérité d’Astapor a été créé. Au contraire, son fonctionnement en est totalement subverti, et Daenerys renverse d’ailleurs le gouvernement de la cité pour en libérer tous les esclaves. Le monde qui forme et vend des Immaculés est bien confronté à une crise profonde qui risque de le ruiner totalement.
*
105Toutes ces violences mènent au présent sans dévier de leur ligne, d’abord parce que leurs effets s’y font encore sentir. Ensuite, la concomitance de cette fureur avec la grave crise que vit Westeros n’en prend que plus de relief et apparaît d’autant plus difficilement comme une coïncidence que les actes de brutalité et de férocité se multiplient dans la durée narrative relativement brève que représentent les saisons déjà diffusées.
La violence du présent
106Dès le début de la série, la violence est présente. Mais les actes qui engendrent des incapacités durables chez un personnage et a fortiori un handicap rappellent continuellement la violence qu’il subit, parce que les effets en sont constamment produits aux yeux du spectateur.
La chute de Bran Stark
107La série utilise ainsi le contraste entre la vie de Bran avant et après sa chute pour mettre en relief ce qu’il a perdu : le plaisir de la mobilité sous toutes ses formes. Sont d’abord montrées des images d’enfance : Bran espiègle, tirant à l’arc, poursuivant sa sœur, montant à cheval, escaladant les murailles, jouant avec son loup (S1E1), bref ne tenant pas en place. Puis, parce qu’il est le témoin involontaire de l’inceste entre Cersei et Jaime, Bran est projeté du haut d’une tour par Jaime. Définitivement paralysé quand il se réveille d’un long coma où il est entre la vie et la mort (S1E2), il dépend désormais des autres pour tous ses déplacements. La suite de la vie de Bran se déroule alors en une lente reconquête de sa mobilité perdue. Dans cette entreprise, il reçoit l’aide d’autres handicapés : Hodor devient d’abord son porteur attitré (S1E3) ; Tyrion, qui reconnaît un alter ego, lui apporte un plan pour une selle spéciale lui permettant de remonter à cheval (S1E4).
108En réalité, le handicap qui immobilise le corps de Bran paraît avoir donné des forces supplémentaires à son esprit pour qu’il se libère. D’abord, en rêve, il se revoit tirer à l’arc (S1E4) ou grimper dans les arbres comme avant sa chute. Ensuite, il prend conscience de son pouvoir de pénétrer dans l’esprit des animaux – en particulier son loup géant « Été » – et d’en prendre la direction. Cette possession spirituelle se signale par des mouvements de caméra à l’épaule et le principe de la focalisation interne, où la caméra s’identifie avec le regard de l’animal, et voit à travers ses yeux : ces scènes où le champ visuel se rétrécit et où les mouvements semblent saccadés et désordonnés produisent un fort effet de réel (S3E9, S4E4). Puis Bran s’aperçoit qu’il peut contrôler occasionnellement Hodor comme un corps de substitution qui serait à sa disposition pour agir dans des moments désespérés (S3E9, S4E4 et 10). Enfin, on le suit dans sa quête de la corneille à trois yeux qui va le conduire très loin vers le nord, au-delà du Mur. L’inéluctable contrainte externe que constitue le vieillissement naturel de l’acteur – Isaac Hempstead-Wright – est parfaitement intégrée au processus narratif. En effet, la différence entre le petit garçon du début et le jeune adolescent des derniers épisodes est utilisée pour signaler au spectateur que le handicap et les difficultés rencontrées par le personnage ont comme accéléré sa maturité et lui ont appris la force de la volonté. Cela n’efface cependant pas l’expérience quotidienne de la douleur et la violence subie que la vue du corps brisé rappelle constamment au spectateur.
Coupures, etc.
109Un autre stigmate de violence, la balafre de Tyrion (S2E9), ne cesse de poser la question du commanditaire de la tentative de meurtre sur le nain : s’agit-il de sa sœur Cersei, que Tyrion a séparée de Myrcella, ou de Joffrey auquel son oncle fait subir de multiples blessures d’amour-propre, ou encore de Littlefinger ? Mais Tyrion n’est pas la seule victime de violences extrêmes. Au barde Marillion, Joffrey a fait arracher la langue (S1E10), parce qu’il a composé et chanté une chanson brocardant Robert, Cersei, Jaime… et donc aussi Joffrey. Jaime est amputé de la main droite par Locke, parce que ce dernier est d’avance frustré de voir que ce fils d’un très puissant et très riche grand seigneur finira par s’en tirer sans mal (S3E3). Theon Greyjoy subit tortures et mutilations diverses de la part de Ramsay Snow – sans oublier les manipulations psychologiques –, parce que celui-ci a l’occasion et le désir de lui infliger gratuitement ces sévices (S3E2-4, 6-7, 10). Le même Ramsay offre Tansy, un temps sa maîtresse, comme proie à la jalousie de Myranda qui la blesse et à la fureur de ses chiens de guerre qui la tuent (S4E2).
110Tous ces actes brutaux, souvent volontairement cruels, ont pour point commun d’être totalement disproportionnés avec leurs causes probables, quand ils ne sont pas purement gratuits. Ils mènent donc à s’interroger sur la nature d’un monde où de tels actes sont non seulement possibles, mais constituent les seules réponses envisagées dans des situations de crise.
Les bâtards de Game of Thrones
111S’il est un thème récurrent dans Game of Thrones, c’est bien celui de la bâtardise, avérée, possible ou niée. Fidèle aux romans, la série se montre cependant beaucoup moins explicite en la matière. Le statut des bâtards est comme institutionnalisé par le nom générique qui leur est donné et n’a d’ordinaire rien à voir avec leurs géniteurs, père et mère compris. En fait, le nom du bâtard dépend du royaume dont il est originaire. Ainsi un(e) bâtard(e) du Nord est appelé(e) Snow (neige), comme Jon ou Ramsay, bâtards respectivement de Ned Stark et de Roose Bolton. Mais à Dorne, comme la quatrième saison le montre, il ou elle se nommerait Sand (sable). On comprend que ces noms ont été choisis en relation étroite avec le climat et la géographie et qu’il y en a un par royaume. Les bâtards, reconnus ou non par leur père, n’ont aucun droit d’hériter de lui, ni pour le lignage ni pour les biens, à moins qu’un décret royal n’en décide autrement – ce qui arrive précisément pour Ramsay (S4E8). Cependant, ils peuvent occuper des charges importantes dans leur famille ou même dans le royaume. Les romans leur prêtent explicitement des qualités de précocité et des défauts – fourberie, luxure – supposés liés à leur naissance illégitime, et la série s’en fait explicitement l’écho par la bouche d’Oberyn (S4E2).
112Les cas qui se présentent au spectateur sont multiples, mais presque tous ont pour point commun de montrer des personnages au statut secondaire en raison de leur naissance. Bien que nés du roi Robert, Gendry, qui ignore son origine, est apprenti forgeron et sera littéralement livré à la Garde de nuit. Quant à la petite Barra, autre bâtarde de Robert, sa naissance ne la prémunira pas contre le poignard de Slynt. Tous deux sont d’ailleurs recherchés par Joffrey qui tente d’éliminer tous les bâtards de Robert, parce qu’il en est jaloux et que leur commune chevelure brune pourrait être alléguée comme preuve de sa bâtardise à lui, qui est blond.
113Jon et Ramsay, fils bâtards de lords et non de roi, sont pourtant avantagés, parce qu’ils ont été reconnus par leurs pères respectifs et élevés par eux. Il reste qu’ils ne peuvent vraiment compter que sur eux-mêmes. Pour Jon, ce sera la Garde de nuit : ce choix montre le désir de construire sa vie à l’écart de la famille, même s’il se trompe sur ce qui l’attend. S’il ignore qui est sa mère, il sait en revanche que Catelyn Stark ne l’a jamais aimé : elle-même va jusqu’à penser et déclarer à Talisa que son incapacité personnelle à aimer le petit garçon a attiré la punition des dieux sur la famille entière (S3E2).
Les noms « régionaux » des bâtards de Westeros
Pour les bâtards des maisons nobles, si nombreux dans ses romans, George R.R. Martin a imaginé une onomastique particulière qui ne se réfère pas au nom de famille, mais à la région à laquelle appartiennent ces enfants.
Du nord au sud de Westeros, on trouvera ainsi les noms suivants, dont seuls certains sont apparus dans la série :
– Snow (Neige) dans le Nord : Jon (S1-4), bâtard de Ned Stark, et Ramsay (S2-4), de Roose Bolton ;
– Pyk(e) (Pique) dans les îles de Fer ;
– Rivers (Rivières) dans le Conflans ;
– Stone (Pierre) dans le Val d’Arryn ;
– Hill (Colline) dans les terres de l’Ouest ;
– Flowers (Fleurs) dans le Bief ;
– Waters (Eaux) dans les terres de la Couronne ;
– Storm (Tempête) dans les terres de l’Orage ;
– Sand (Sable) à Dorne : Ellaria Sand, bâtarde de lord Harmen Uller (S4).
Les bâtards n’ont aucun droit de succession ni d’héritage que ce soit, ils ne peuvent donc pas succéder à leur père biologique, même si ce dernier les a reconnus et élevés comme ses enfants. En outre, il est rarissime qu’un bâtard soit légitimé, et le cas échéant toujours par décret royal – comme Ramsay Snow qui devient un Bolton (S4E8). Si un bâtard devient noble, il ne peut prendre les armes paternelles qu’après y avoir introduit une altération qu’on appelle « brisure » en héraldique traditionnelle : ce peut être une barre oblique en travers des armes, une inversion des couleurs, l’adjonction de meubles, etc.
Dans Westeros, les bâtards passent également pour être plus précoces, à tout point de vue (c’est en particulier le cas à Dorne, comme le rappelle Oberyn à Cersei et Tywin [S4E2]), mais ils sont aussi réputés plus enclins à la luxure et à la dépravation.
Pour les lecteurs de la saga, des informations complémentaires sont également accessibles sur la page : http://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=B%C3%A2tard#cite_ref-VF_5-0
114De son côté, Ramsay veut devenir un lord et le digne successeur de son père, l’énigmatique Roose Bolton. Dans les romans, il n’a pas hésité à tuer son demi-frère, l’héritier du nom, ce dont il n’est pas question dans la série. Pour mériter l’estime paternelle, il n’hésite pas à faire souffrir autrui en suivant ainsi ses propres démons : en cela, il ne fait que suivre la tradition Bolton d’écorcher ses ennemis. Il radicalise cette « voie » pour ainsi dire en usant de Theon comme d’un cobaye et son entreprise est couronnée de succès – ce qui paraît lui donner raison ! Il devient en effet l’héritier de plein droit de Roose Bolton (S4E8).
115La situation sera analogue avec les « Vipères des Sables », les filles illégitimes d’Oberyn Martell, dont le surnom vient à la fois du nom générique des bâtards de Dorne : Sand, et du surnom de leur père : la « Vipère rouge » (S4E1). Toutes ont été reconnues par leur père et sont appréciées de leur oncle Doran qui règne sur Dorne. Le prince Oberyn a lui-même pour compagne habituelle Ellaria Sand, une bâtarde de la maison Uller, qui est la mère de quatre de ses huit filles. L’éducation qu’il leur procure est particulièrement libre.
116Si la question de la bâtardise de Joffrey, Myrcella, et Tommen est caduque pour le pouvoir en place, il reste que le spectateur sait, comme de nombreux personnages, que les trois enfants sont illégitimes. D’ailleurs, le cas de Joffrey se distingue de celui de sa sœur et de son frère, en ce qu’il paraît justifier les à priori de Westeros en matière de bâtardise. On le montre en effet constamment excessif et narcissique, enclin plus tôt que les autres enfants à faire des expériences extrêmes. Mais leur statut à tous trois n’en est pas affecté, puisque les apparences ont continué d’être maintenues, eu égard à la mainmise de Tywin Lannister sur le gouvernement des Sept Couronnes. Reste que Joffrey se sait un bâtard, ce qu’il refuse de tout son être.
117Le spectateur est perplexe devant cette galerie de portraits. Il est en effet légitime de se demander si les bâtards sont une chance ou une malédiction pour Westeros. Entre Jon Snow, frère juré de la Garde de nuit, qui connaît un véritable parcours initiatique sur le Mur et au-delà avant d’y revenir, et Ramsay ou Joffrey, qui cultivent leurs dons personnels uniquement pour faire le mal, il y a bien des intermédiaires et des destins divers. La plupart restent des personnages de l’entre-deux, susceptibles de se révéler pour le meilleur comme pour le pire, mais ils possèdent tous une véritable présence et jouent un rôle qui n’est jamais accessoire dans ces circonstances troublées.
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020