Chapitre 19. Exotisme et dévotion
L’Orient et l’Extrême-Orient d’un curé de campagne à la fin du XVIIe siècle
p. 265-276
Texte intégral
1Laurent Bouchet, né à Paris en 1618, fut un brillant élève des jésuites du collège de Clermont. Après des études de théologie en Sorbonne, il desservit quelque temps une cure pyrénéenne à la suite de Caulet, retourna à Paris où il fut vicaire à Saint-Germain-l’Auxerrois et devint l’ami de Vincent de Paul qui le chargea de faire des conférences aux ordinands. Lié aux frondeurs, il fut un instant arrêté et ne put mener à bien, en 1652, un projet de mission à Cayenne. Il desservit, de 1667 à 1670, la cure de Villecresnes dans le diocèse de Paris puis, de 1670 à 1672, celle de Nogent-le-Roi au nord de l’immense diocèse de Chartres1. Il s’y heurta à ses paroissiens « peuple farouche et revêche2 » et résigna sa cure, en 1672, en faveur de son neveu. Il resta jusqu’à sa mort en 1695 à Nogent en qualité de prêtre habitué. Ces 20 années de semi-retraite studieuse lui permirent de s’adonner à la composition d’une énorme compilation de 18 volumes en forme de dictionnaire, les Remarques sur les Lettres3. Les dates, données ici et là, montrent que l’essentiel de ce recueil fut rédigé de 1685 à 1689. Ce travail, conservé à la bibliothèque municipale de Chartres avec d’autres écrits de Bouchet, a été malheureusement très endommagé par le bombardement de 1944 qui en a détruit plus de la moitié4. Il ne s’agit pas véritablement d’un dictionnaire. Souvent, au lieu de définir les mots, l’auteur se laisse guider par les associations d’idées qu’ils lui suggèrent. Parfois, il transcrit des sermons : ainsi, aux articles « oraison dominicale » ou « péché5 ». À la différence des petites pièces de vers que Bouchet avait publiées précédemment6, les Remarques sur les lettres semblent avoir été écrites pour son seul plaisir personnel, récapitulant ses expériences et ses lectures. Ces dernières étaient fort abondantes si nous en jugeons par son testament qui léguait aux bénédictins de Coulombs sa « bibliothèque tant imprimée que manuscrite approchant de près de 3 000 volumes7 ».
2Ce prêtre studieux apparaît aussi comme un ecclésiastique pieux, dans l’esprit de la Réforme catholique. Comme son maître M. Vincent, il s’oppose aux jansénistes, les « nouveaux sectaires », mais il marque une hostilité complète à l’égard des « casuistes relâchés8 ». Le prêtre selon son cœur doit mener une vie « simple, austère et mortifiée9 ». Mais les Remarques sur les lettres ne sont pas un simple recueil édifiant et, à côté des préoccupations pastorales et morales, la curiosité géographique y tient une place importante. Il évoque, par exemple, à plusieurs reprises, les Indes occidentales qui avaient suscité les ardeurs missionnaires de sa jeunesse – par exemple à propos du cannibalisme des Brésiliens10. À propos de l’Orient tout à la fois berceau du christianisme et continent où, selon la formule de Paul Hazard, « une masse d’humanité avait construit à part sa morale, sa vérité et son bonheur », nous voudrions interroger les images qu’un curé de campagne instruit et zélé en livre au moment de la « crise de la conscience européenne ». La connaissance de sagesses ou de religions autres eut-elle une influence sur ses certitudes religieuses ?
3Dans ce qui subsiste de son immense compilation alphabétique, soit un peu plus de 1 200 articles identifiés, plus de 200 sont de caractère géographique (noms de pays, de fleuves ou d’îles). Parmi eux, 39 rubriques concernent directement l’Asie ou les îles d’Extrême-Orient, ce qui est relativement modeste mais il est aussi question des peuples orientaux et extrême-orientaux à propos des sujets les plus divers11. L’article « benjoin » nous vaut par exemple une dissertation sur les vertus comparées de cette gomme suivant qu’elle vient du Pegu, de Siam, de l’Arabie ou de Sumatra. L’article « lettres » est un recueil d’alphabets ou de hiéroglyphes où l’Orient occupe de nombreuses pages.
4L’Orient de Laurent Bouchet, c’est d’abord la Terre sainte. De Bethléem à Gethsemani, en passant par Nazareth, Béthanie et le Jourdain, la géographie du pays de l’Incarnation défile dans dix articles parfois accompagnés de croquis12. Est-ce, chez cet ancien élève des jésuites, la marque de la technique de la « composition de lieu » des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola ? Il est évident que Laurent Bouchet a besoin, pour accrocher sa méditation, de se représenter concrètement les lieux saints. À l’article « explication du Credo » par exemple, il donne sous la rubrique « sepultus est » une minutieuse description de « ce sépulcre qui, par excellence, est appelé le Saint Sépulcre où abordent journellement des pèlerins de tous les cantons de la Terre et qui sera éternellement glorieux pour avoir été le dépositaire du corps adorable de Jésus-Christ ».
5Si la connaissance de la Terre sainte reste livresque13, il a été le pèlerin de la Sainte-Larme de Vendôme14 et de Notre-Dame de Lorette, dans la marche d’Ancône, où une pieuse légende place la maison de la Vierge transportée par les Anges. Ces sanctuaires, substituts européens de Béthanie et de Nazareth, suscitent la ferveur de Bouchet qui exprime à propos de la « Santa Casa » une émotion quasi sensuelle d’avoir pu toucher les objets sacralisés par la présence mariale :
Sa chambre miraculeuse et miraculeusement transportée se voit à Lorette.
C’est là où elle a conceu le Verbe Incarné. On y voit la fenestre par où l’ange
Gabriel entra. Hoc ego cubiculum non sine summo voluptatis sensu vidi et visitavi, in eoque sacrificium missae peregi, anno 1666, cum Roma redirem in Galliam. Son écuelle est à Lorette. Hanc vidi et tetigi15.
6La « Santa Casa » est un sanctuaire cher à la Compagnie de Jésus16. En plus de l’évidente influence de ses maîtres du Collège de Clermont, la géographie sacrée de Laurent Bouchet se nourrit de sa participation à la spiritualité de l’« école française ». En effet, les abaissements du Verbe incarné sont un thème essentiel de sa pensée religieuse. Ses poésies sacrées en témoignent :
Rien n’esgale ton destin
Estable où mon Dieu prend naissance17
7écrivait-il dans un de ses poèmes. Il s’agit là d’un thème constant. Une de ses premières poésies transporte parachroniquement les Sibylles devant la crèche de Bethléem pour annoncer en ce lieu de la « nouvelle création » bérullienne le destin de Passion et de Gloire de l’Homme-Dieu. L’une des prophétesses présente une croix et déclare :
O croix, ô sainte croix, ô drapeau salutaire,
Aux pieds de cet enfant je te laisse en ce lieu,
Tu croistras avec lui pour monter au calvaire,
Là tu le porteras encor qu’il soit ton Dieu.18
8Trente ans plus tard, à l’époque où il compose son dictionnaire, Laurent Bouchet faisait défiler, dans un long poème de 136 pages, toutes sortes de conditions devant Jésus « naissant en Bethléem19 ».
9Ainsi la géographie de Laurent Bouchet est-elle le cadre indispensable d’une spiritualité axée sur l’Incarnation. Elle ne se double pas de nostalgie de Croisade. Il évoque, en termes purement politiques, la perte de la Terre sainte :
Les Français scavent bien mieux l’art de faire de grandes conquestes avec une extrême rapidité que celuy de les conserver longtemps ? Ainsy, ils conquirent assez promptement l’empire de Constantinople et le royaume de Jérusalem mais ils ne le gardèrent pas longtemps.20
10Si les conquêtes turques en Europe ne suscitent pas non plus en lui de réflexe de guerre sainte21, le monde islamique sollicite en Bouchet des curiosités d’ordre militaire, esthétique voire religieux. Elles se traduisent en une dizaine d’articles22. Il mentionne sous la rubrique « divan », le « tribunal de la justice Othomanne » et consacre à l’« aga », « capitaine général des janissaires », une page agrémentée d’un croquis de ce dignitaire dans sa gloire enturbannée. Un article est réservé au « topigibassi », « grand maître de l’artillerie » turque et aux « azapes », fantassins placés en enfants perdus en tête de l’armée ottomane. Du Bosphore dont il donne un plan, Bouchet célèbre la beauté des maisons qui le bordent. Le plus intéressant des articles subsistants relatifs à l’Islam est la longue description du tombeau du Prophète, presque aussi révérente que son évocation du Saint Sépulcre :
On n’en peut pas approcher, à cause que l’endroict où il est, est séparé de la mosquée par de grands barreaux d’argent où il y a une infinité de lampes ardentes qui rendent ce lieu vénérable et plein de devotion. Tous les ans, le grand seigneur envoye un nouveau poële de toile d’or pour couvrir ce tombeau. Tous les pèlerins Turcs s’efforcent d’emporter un morceau du vieil poêle.23
11Ainsi, juxtaposé à la Terre sainte et aux convictions religieuses qui s’y enracinent, un monde différent est reconnu tel, voire apprécié avec un goût marqué pour les turqueries chez ce contemporain de Molière et de Mme de Sévigné24. Surtout, une réelle estime pour la religion musulmane se fait jour, modeste écho d’un courant déjà ancien qui triomphe au temps de Bouchet25.
12En ce qui concerne les mondes extrême-orientaux, notre auteur s’intéresse apparemment plus à leurs apports matériels qu’à leurs religions. La destruction à peu près complète de la lettre C nous a peut-être privés d’un article « Chine » et de remarques sur les problèmes posés par l’apostolat missionnaire des jésuites dans l’Empire du Milieu. Il mentionne brièvement l’idolâtrie des indigènes des Moluques. Pour l’Inde, l’article « Bramines » est des plus succincts. Bouchet y note seulement que ces « prebtres des Indes » appartiennent à la plus considérée des castes. Il décrit leur habillement. À la rubrique « Poux », il indique sans commentaires que les Bramines ne les tuent pas plus que les autres animaux.
13Au plan de la morale, pour laquelle il se montre particulièrement rigoureux dans le domaine sexuel26, Bouchet relève, sans plus, à l’article « Aracan » qu’en ce royaume comme au Pégu « on prend des femmes ad tempus et après qu’on les a pris un temps on les renvoye et on peut en prendre d’autres27 ».
14Par contre, la quinzaine d’articles relatifs aux Indes orientales et aux îles d’Extrême-Orient montrent une préoccupation dominante : découverte thérapeutique et alimentaire.
15Les Moluques « abondent en épiceries et portent la noix muscade le bois mastic, l’alloes, la cannelle, le gingembre, le poivre et surtout le clou de girofle qui y vient en abondance et sans culture ».
16Ce commerce des épices, Bouchet le mentionne également à l’article « Lisbonne » où se tient le grand commerce des Indes orientales. Écrivant en un temps où se marque une brillante reprise du trafic de Manille28, Bouchet célèbre en cette ville le centre du « plus riche commerce du monde29 ».
17Par les épices, au-delà de l’aspect alimentaire, nous atteignons au « rôle curatif » de l’Asie30. Bouchet le relève à propos de l’aloès, « plante fort salutaire qui se trouve en abondance dans la province de Ciampa » au Cambodge. Le thé qui commence en France au temps de Bouchet un essor modeste est célébré par notre auteur qui le dit consommé par « quantité d’honnêtes gens ». Il compare le goût du thé de Chine et de celui du Japon, mais envisage aussi les propriétés médicinales de cette plante « fort diurétique31 ». Un de ses poèmes montre qu’il considérait le thé comme un élixir de longue vie :
Pour prendre souvent du thé
Et de la chair de vipère
Il ne faut pas qu’on espère
Le don d’immortalité.
Une dame des mieux nées
Qui sçavoit bien s’en servir
Au bout de six vingt années
N’a pas laissé de mourir.32
18De cet Orient lointain, fournisseur de mets recherchés, de plantes salutaires, de parfums précieux, Bouchet célèbre la richesse33. Il donne aussi une image assez flatteuse des populations : « Les Bengalis sont bien vestus, d’une couleur fort raisonnable, voluptueux, jaloux, fins soupçonneux. » Les insulaires de Bornéo sont « blanchastres, de bon sens et de bon naturel ». Ceux des Moluques « aiment la paix et haïssent la guerre »… Il vaut la peine d’opposer ces évocations de peuples extrême-orientaux à ce que notre curé compilateur dit des habitants de l’Afrique. Il leur reconnaît un « esprit subtil » et « un courage emporté » mais, dans son portrait, emprunté à Thomas Herbert, les éléments négatifs l’emportent : ils sont « d’un vilain noir », ils « sont portés à offenser le prochain », « meschans les uns envers les autres » et mangent éventuellement les hommes ; ils vivent comme des « bestes farouches et sauvages » puisqu’ils demeurent non dans des maisons mais dans « des antres34 ».
19Ainsi, tous les sauvages des Remarques sur les Lettres ne sont pas bons. Si ceux des îles des Indes orientales évoquent les portraits élogieux tracés par les missionnaires35 du siècle précédent, ces Africains, assimilés à des animaux farouches, sont un témoignage moyen de ce contraste entre les représentations que l’Occident se faisait de l’Afrique et de l’Asie, au début de l’essor de la traite négrière. Louis Dermigny a dégagé ce besoin d’images bestiales des Africains et d’exaltation compensatoire d’un Extrême-Orient de rêve : « C’est au moment où elle transporte en Amérique le plus de captifs arrachés à l’Afrique que, par une sorte d’alibi intellectuel, l’Europe projette le plus amoureusement à l’autre bout du monde le mythe du grand Empire heureux et libre.36 »
20Comme la Géographie sacrée de Laurent Bouchet, ses curiosités orientales et extrême-orientales procèdent, dans une large mesure, de sa formation chez les jésuites, ces créateurs de l’enseignement géographique moderne. Chez lui, comme chez ses maîtres, la ferveur missionnaire a favorisé le goût de la géographie37. En 1660, à côté de la volonté de continuer la guerre aux comédiens et l’assistance aux pauvres, le futur curé de Nogent-le-Roi affirmait une nette vocation d’évangélisateur des mondes lointains :
désirer souvent être en cent voire en cent mille lieux tout à la fois, pour y convertir les peuples, souhaitant d’être à la Chine, au Japon, au Bengale, à Ormuz, à Madagascar, au Canada, au Brésil, au Pérou, au détroit de Mexique, tout à la fois y prêcher en un endroit, catéchiser en un autre, baptiser en un autre, confesser en un autre.38
21Il revenait sur ce thème l’année suivante à Saint-Lazare :
Il y a des marchands qui exposent tous les jours leurs biens et leurs vies sur la mer pour aller chercher au bout du monde de l’or et des pierreries.
Pourquoi donc n’en voudrions-nous pas faire autant pour les âmes rachetées par Jésus-Christ ?39
22À travers ce texte se manifeste la défiance de Bouchet à l’égard des causes mercantiles de l’élargissement de la connaissance du monde. L’article « négoce » du dictionnaire fait écho à ce parallèle du missionnaire et du marchand :
Il est fort difficile de se sauver dans le négoce et dans la marchandise à cause des fréquents mensonges et parjures que l’on y commet ordinairement sans parler de la mauvaise foy qui s’y rencontre fort souvent.
23Par contre Bouchet mentionne dans son recueil le projet que les circonstances politiques l’avaient empêché, en 1652, de mener à bien : partir en Guyane « pour prescher l’Evangile et pour y travailler à la conversion des sauvages40 ».
24Si Bouchet est réservé à l’égard du négoce, il est plein de curiosité à l’égard des merveilles provenant des mondes lointains et a fréquenté les « cabinets de curieux » comme celui de « l’illustre Monsieur Tribou rue de l’Arbre sec » ou du « sieur Moquet qui avoit voyagé par toute la terre » ou du procureur général Harlay41.
25À côté de ses souvenirs de collège ou des récits de voyageurs et de curieux, Bouchet tire l’essentiel de sa documentation exotique d’une bibliothèque particulièrement fournie. Il donne parfois, en effet, les références de ses rubriques notamment lorsque le sujet traité est matière à contestation. Ainsi « plusieurs ont cru que tout ce qu’on dit de la licorne est une imposture » mais « de bons autheurs soustiennent le contraire42 » et Bouchet de citer Paulus Venetus et Louis Verthema qui dit « en avoir veu deux enfermées dans des cages à La Mecque43 ». Ses autorités, à côté des anciens, Pline et Ptolémée, sont les géographes contemporains, Gérard Mercator et Philippe Cluvier dont L’introduction à la géographie, rééditée à longueur de xviie siècle, était un des manuels de base de l’enseignement des jésuites français44. La référence essentielle est celle des relations de voyages, avec mention du vieux récit fantaisiste du pseudo-chevalier anglais Jean de Mandeville45 et des œuvres du peu sérieux voyageur et « cosmographe » du xvie siècle, André Thevet46.
26Il connaît aussi les relations jésuites47 et des œuvres d’autres voyageurs de son temps : Sir Thomas Herbert48, Adam Olearius49, Louis Deshayes de Courmenin50, François de la Boullaye le Gouz51, Jean Struys52, Emmanuel d’Aranda53… Sa compilation nous donne ainsi l’occasion de mesurer l’importance de la littérature de voyage, relayant les œuvres des géographes de l’Antiquité. Robert Mandrou a souligné le succès de cette littérature, manifesté par « l’abondance des publications et rééditions54 ». Le dictionnaire de Bouchet permet de confirmer, modestement, que ces ouvrages étaient, non seulement édités, mais lus.
27Ce tourbillon d’images orientales dont nous avons essayé de préciser la provenance amène-t-il Laurent Bouchet, témoin, aux jours de sa vieillesse, de la crise de conscience européenne dont le goût pour l’exotisme manifeste un aspect caractéristique, à mettre en doute ses certitudes religieuses et morales ? Il ne semble pas. Même quand il admire les pèlerins musulmans, il n’aboutit pas plus à des conclusions relativistes que les auteurs ou la plupart des lecteurs de relations de voyage xvie siècle55. Ses convictions paraissent au contraire exaltées au spectacle de la diversité des hommes et des religions. Ses espérances restent missionnaires. À l’époque où il rédige ses Remarques sur les Lettres, il célèbre en vers la future conversion au christianisme de toute l’humanité :
On verra venir le Sarmate et le More,
L’habitant du Grand Caire et celui du Bosphore
Vous rendre leur respect et se soumettre à vous56
28Dans son poème sur la Cresche de Jesus Christ dont « rien n’esgale le destin », il opposait à la splendeur des abaissements du Verbe incarné la médiocrité des merveilles du monde.
J’ay veu le palais brillant d’or
Où réside le Grand Mogor
Et mainte admirable machine
Qu’on voit chez le Roy de la Chine,
J’ay parcouru l’Escurial,
St Germain, Versailles, la Louvre…
29Le Dialogue moral, où s’opposent la mondaine Cosmophile et l’aspirante nonne Claustrophile, utilise le même procédé. Cette dernière déclare :
Quand celui qui régit la Thrace et le Bosphore,
Quand le Persan, le Turc, le Chinois, le Mogor
Voudroient m’en empêcher par la force ou par l’or
Jusqu’à mettre sur pied des troupes en bataille,
Je leur résisterais jusques aux funérailles
Car quand l’amour divin possède bien un cœur
Il se mocque de tout et toujours est vainqueur.
30Les images associées à ce bric à brac oriental sont de violence ou de corruption. Claustrophile leur oppose une entière détermination57. Ici, se révèle une contradiction dans les rapports de Bouchet et de l’Orient qui, par ailleurs, reste pour lui source de richesses, de guérison surtout et aussi terre de merveilles – ainsi, aux Moluques, ce curieux émissaire du monde céleste, « l’oyseau de paradis ou manucodiate que l’on estime venu de Paradis qui volle continuellement58 ». La puissance même du Grand Turc ou du Grand Mogol séduisent Bouchet qui est capable d’exprimer pour la religion mahométane une admiration sincère. Mais, par ailleurs, se manifestent des refus : par exemple à propos du luxurieux assimilé à « un satyre, un bouc, un crapaud, un escarbot, un pourceau », qui souille son corps, faisant du « temple de Dieu » une « mosquée du Diable59 ». L’image révèle, au plan de la morale, peurs secrètes et opposition profonde chez cet ennemi des « casuistes relâchés ». C’est, peut-être, dans les « poésies chrétiennes » de Laurent Bouchet que se trouve la clef de ces contradictions. L’essentiel, pour lui, reste l’esprit missionnaire. Ses évocations exotiques, dans lesquelles nous ne devons pas chercher trop de cohérence, sont surtout un arsenal rhétorique où il puise des images pour la glorification de la religion chrétienne.
Notes de bas de page
1 Sur la vie de Laurent Bouchet, cf. J. Guichard, « Laurent Bouchet ami et disciple de saint Vincent de Paul, curé de Villecresnes » dans Annales de la congrégation de la Mission, 1935-1936 ; A. Lecocq, « Notice sur l’œuvre de Laurent Bouchet et ses poésies » dans Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, Chartres, Petrot-Garnier, 1876, tome 6, p. 289-307 ; E. Levesque, article « Laurent Boucher » dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, Letouzey et Ané, 1937, tome 9, col. 1468 ; J. Ferté, « La vie religieuse dans les campagnes parisiennes (1622-1695) », Paris, 1962, p. 219 ; Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Paris, s. n., 1966, vol. 21, no 2, p. 427-428.
2 Réflexions en vers de Bouchet sur « les dégoûts et les peines » que lui donnent ses paroissiens, citées par A. Lecocq, art. cit., p. 303.
3 Bibliothèque municipale de Chartres, ms 596.
4 Bibliothèque municipale de Chartres, ms. 453, 454, 602 (sermons), 600 (poésies chrétiennes). Plusieurs recueils de sermons sont entièrement perdus (ms. 955, 957, 597). De même, les Remarques sur les nombres, ms 599.
5 À titre d’exemple, ce fragment de table des matières, lettre P : « Paix, paix du coeur, paisagiste, pallais, Palaiseau, pallankin, Pamiers, panaris, pancréas, pantherre, pape, papier, paradis, paradoxe, parascève, parasol, pardon des ennemis, paresseux, parisiens illustres, parolle, parolle de Dieu (bas de page brûlé…) ».
6 Une dizaine de ces « cantiques spirituels » ou « sonnets sacrés » dans un recueil factice, BnF Ye 2098-2102.
7 28 octobre 1695, Arch. dép. Eure-et-Loir H 1269, cité par J. Guichard, art. cit.
8 Articles « pratiques pour honorer le Très Saint Sacrement de l’autel » et « casuistes ».
9 Articles « office du prestre » et « gens de bien ».
10 Cf. articles « morts fleschés », « mangeurs de chair humaine ».
11 Cf. articles « aga », « ananas », « azapes », « aloès », « benjoin », « boustangui », « bramins », « braves », « divan », « draga », « françois », « lettres », « masmore » (prison barbaresque), « népoticide », « palanquin », « poux », « réglisse », « relations », « renégat », « soye », « thé », « topigibassi ».
12 Ces dix rubriques subsistantes sont : « Béthanie », « Bethléem », « Bethphagée », « Bethsaïde », « Gethsemani », « Gison », « Jourdain », « Nazareth », « Rama », « Terre-Sainte ».
13 Il mentionne à l’article « François » le Discours du Voyage d’outre-Mer au sainct Sepulcre de Jerusalem et autres lieux de la Terre sainte par Anthoine Regnault, bourgeois de Paris, 1573. Ce voyage avait eu lieu en 1548. Cf. G. Atkinson, La littérature géographique française de la Renaissance, Paris, Picard, 1927, p. 191-192.
14 Article « Larmes de Jésus-Christ ». Cette larme, répandue par le Christ sur la mort de Lazare, aurait été recueillie par un ange qui aurait donné à sainte Madeleine le vase la contenant. Transférée d’Aix-en-Provence à Constantinople, elle avait été rapportée à Vendôme au xiiie siècle.
15 Article « Reliques de la Sainte Vierge ». Bouchet mentionne dans le même article qu’il a touché deux fois le souliers de Notre-Dame à Soissons et évoque également la « sainte chemise » de Chartres.
16 Cf. L. Richeome, Le Pèlerin de Lorette, Bordeaux, Millanges, 1604 ; M. Chossat, Les jésuites et leurs œuvres à Avignon. 1553-1768, Avignon, Seguin, 1886, p. 171.
17 La cresche de Jesus Christ ou le Diogène chrétien, Paris, 1661, p. 11.
18 Les oracles des Sibylles et leurs profonds respects envers Jésus-Christ naissant en Bethléem, Paris, s. n., 1645, 36 p.
19 Le spectacle de piété ou les officiers de l’illustre cresche qui vont rendre leurs civilitez et hommages à Jésus-Christ notre Seigneur naissant à Bethléem. Cet ouvrage n’est pas daté mais la mention « par Laurent Bouchet prêtre bachelier en théologie, ancien curé de Nogent-le-Roi » montre qu’il est postérieur à 1672. D’autres opuscules tournent autour du même thème : l’illustre cresche de Jesus Christ visitée par de ferventes pèlerines et de pieuses nymphes, Paris, 1663, s. n., 41 p. ; réédition du poème de 1661 suite d’un Cantique spirituel sur la saincte naissance et enfance du Verbe Incarné, Paris, s. n., 1673, 14 p.
20 Article « François ».
21 Évocation, cependant, de Belgrade ancien « boulevart de la chrestienté », article « Belgrade ».
22 « Aga », « Alger », « Bosphore », « Boustangui », « Divan », « Medine », « renégat », « Topigibassi ».
23 Article « Médine ». Sur la dévotion mahométane vue par les voyageurs du xviie siècle, cf. G. Atkinson, Les relations de voyage du xviie siècle et l’évolution des idées, Paris, Champion, 1924, p. 156.
24 Sur les admirations mahométanes de la marquise de Sévigné, cf. A. Dupront. Le mythe de Croisade, thèse, Paris, 1956, dactyl., 1e partie, chap. VII, p. 38-39. Cet ouvrage fondamental n’a été publié qu’en 1997, Paris, Gallimard, tome 2, p. 644-676. Dans un de ses poèmes, Bouchet parle du « preux Saladin », Sonnets sur les principales festes de la Sainte Vierge, s. l., s. n., 1666, p. 47.
25 Cf. G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Paris, Champion, 1924, p. 246 sq ; P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935, 1e partie, chap. I.
26 Cf. articles « gorges découvertes » et « péché de luxure ». Sur le gauchissement de la morale en matière sexuelle, au xviie siècle, cf. la remarquable étude de J.-C. Dhotel, Les origines du catéchisme moderne, s. l., s. n., 1967, p. 403.
27 Si le dictionnaire est discret en matière de sexualités orientales, un autre manuscrit fort curieux, rédigé également vers 1685, Chaos grammaticale in quo varia variorum (2 vol., Bibl du Séminaire de Chartres, ms. 214), attribué à L. Bouchet par le chanoine Delaporte, présente des notations sur les usages sexuels des Orientaux (tome 1, fo 17, « nuptiae mogor », et fo 168, « Nayrès de Calicut », tome 2, fo 125, « libidines monstrosae », fo 196, « polygamie ») et la constatation que la polygamie est un usage partout « excepté parmi les chrétiens qui sont les plus déréglés aux femmes »… Mais l’attribution à Bouchet nous paraît douteuse. Certes la composition du Chaos est analogue à celle des Remarques, mais l’écriture nous paraît différente. Or les Remarques sont bien de la plume de Bouchet comme le prouve la comparaison avec le billet autographe reproduit par J. Guichard, art. cit., et, mis à part l’Orient, le Chaos grammaticale fourmille de notations grivoises. Il paraît douteux que si L. Bouchet s’était constitué une sorte de petit « enfer » personnel, il ait confié à une autre plume que la sienne le soin de le rédiger.
28 Cf. P. Chaunu, Les Philippines et le Pacifique des Ibériques xvie-xviie, xviiie siècles, Paris, SEVPEN, 1960, p. 255 ; L. Dermigny, La Chine et l’Occident, Le commerce à Canton au xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1964, tome 1, p. 139.
29 Article « Isles Philippines ».
30 L. Dermigny, La Chine et l’Occident, op. cit., tome 1, p. 17.
31 Article « thé ». Sur le thé et sa fortune en Europe, cf. L. Dermigny, op. cit., tome 1, p. 379, et F. Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme (xve-xviiie siècles), Paris, Armand Colin, 1967, p. 189-192.
32 Cantique de l’Empire de la mort sur tous les hommes, dans Sonnets sur les principales festes de la Saincte Vierge et sur quelques autres sujets de piété, Paris, 1666, 64 p., p. 45. Cette vertu d’assurer une longue vie à ceux qui en consomment est également prêtée au thé par le jésuite bergamasque, J.-P. Maffeo en son Histoire des Indes, Lyon, Pilhotte, 1603, cité par G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, op. cit., p. 119.
33 Cf. articles : « Aracan », « Bengala », « Isles ».
34 Article « Africains ».
35 F. de Dainville, La géographie des humanistes, Paris, Beauchesne, 1940, p. 101.
36 Cf. L. Dermigny, La Chine et l’Occident, op. cit., tome 1, p. 25.
37 F. de Dainville, La géographie des humanistes, op. cit., p. 326. L’un des maîtres de Bouchet, Chastelain (cf. article « gens de bien ») fut missionnaire en Nouvelle-France, cf. H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, des origines à la suppression (1528-1762), Paris, Picard, 1910-1925, tome 5, p. 259 et 319.
38 Résolution de L. Bouchet dans Sacra Farrago, Bibliothèque municipale de Chartres ms. 457 (détruit), cité par J. Guichard, art. cit., 1936, p. 46.
39 Conférence aux ordinands, citée par J. Guichard, art. cit., 1936, p. 438.
40 Article « noyés ».
41 Articles « œil de chat » (pierre précieuse), « orchis scutatus » (poisson curieux). Sur l’évolution de la curiosité aux xvie et xviie siècles, cf. A. Dupront, « Espace et humanisme » dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Paris, Droz, 1946, tome 8, p. 7-104 ; R. Mandrou, La France aux xviie et xviiie siècles, Paris, PUF, 1967, p. 16.
42 Article « licorne ».
43 Paulus Venetus (Paolo Nicoletti), Summa philosophiae naturalis, Venise, 1505 ; Lodovico de Verthema, Ithinerario ne lo Egypto, ne la Suria, ne la Arabia deserte e felice, ne la Persia, ne la India e ne la Ethiopia. La fede el vivere e costumi de tutte le prefatte province, Milan, 1523. Sur l’« autorité » de Verthéma, en matière de licornes, cf. G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, p. 279.
44 À la rubrique « Géographes » mention des Atlas Major et minor. G. Mercator, Cl. Ptolemeei Alexandrini Geographiae libri octo graecolatini latine primum recogniti et emendati cum tabulis geographicis ad mentem auctoris restitutis, Amsterdam, s. n., 1605, et Atlas minor, traduit de latin en français par le sieur de La Popelinière, s. l., J. Hondii, 1613. Sur l’autorité de Pline et Ptolémée, cf. F. de Dainville, La géographie des humanistes, op. cit., p. 15 et 31 ; P. Cluvier, Introductionis in universam geographiam tam veterem quam novam libri 6, Leyde, s. n., 1624, traduction française 1642-1648. Sur Cluvier, cf. F. de Dainville, op. cit., p. 180-185.
45 Article « Goust ». Sur Mandeville, cf. J.-P. Roux, Les explorateurs au Moyen Âge, Paris, s. n., 1961, p. 116.
46 Article « Afrique ». Sur Thevet, cf. G. Atkinson, op. cit., p. 289, 297 et 428 et F. Lestringant, « Nouvelle France et fiction cosmographique dans l’œuvre d’André Thevet » dans Études littéraires, Québec, Presses de l’université Laval, avril-août 1977, vol. 10.
47 Cf. article « Relations ».
48 Sir Thomas Herbert, Relation du voyage de Perse et des Indes orientales, s. l., s. n., 1638 ; traduction française 1663.
49 A. Olearius, Relation de voyage en Moscovie, Tartarie, Perse, Paris, s. n., 1654. Cf. F. de Dainville, op. cit., p. 387.
50 Voiage de Levant fait l’année 1621 par le sieur D. C., Paris, Adrien Taupinart, 1624.
51 F. de La Boullaye Le Gouz, Les voyages et observations du sieur de La Boullaye Le Gouz gentilhomme angevin où sont décrites les religions, gouvernemens et situations des estats et royaumes d’Italie, Grèce, Natolie, Syrie, Palestine, Karaménie, Kaldée, Assyrie, Grand Mogol, Bijapour, Indes Orientales des Portugais, Arabie, Egypte, Hollande, Grande Bretagne, Irlande, Danemark, Pologne et autres lieux d’Europe, d’Asie et d’Afrique, Paris, s. n., 1653.
52 J. J. Struys, Les voyages de Jean Struys en Moscovie, en Tartarie, en Perse, aux Indes et en plusieurs autres pays étrangers, Amsterdam, Jacob van Meurs, 1676 ; traduction française 1681 (Amsterdam, Jacob van Meurs), 1682 (Lyon, Amaulry).
53 E. d’Aranda, Relation de la captivité du sieur E. d’Aranda où sont descriptes les misères, les ruses et finesses des esclaves et des Corsaires d’Alger, Paris, s. n., 1657.
54 R. Mandrou, Introduction à la France moderne, Essai de psychologie historique. 1500-1640, Paris, Albin Michel, 1961, p. 316 sq. ; G. Atkinson, Les relations de voyages du xviie siècle et l’évolution des idées, 1924, p. 183.
55 G. Atkinson, op. cit., p. 221 sq. ; A. Dupront, art. cit., p. 42-43.
56 Le spectacle de piété, op. cit., p. 10.
57 S. d. (entre 1666 et 1670), p. 18.
58 Article « isles Moluques ».
59 Article « péché de luxure » (reprend un sermon prêché en 1671).
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