L’imagination idolâtre et l’idolâtrie fantasmée. La guerre des images entre L. Richeome et J. Bansilion
p. 67-75
Texte intégral
1Henri iv aurait-il été tué par les images ? Cette question a priori incongrue résume pourtant assez bien les charges critiques adressées par les gallicans et calvinistes à l’encontre des jésuites français accusés d’être passés maîtres dans la manipulation des consciences par l’image. Car ce sont bien leurs méthodes de conditionnement psychique qui auraient conduit à la tentative d’assassinat d’Henri IV, le 27 décembre 1594, par un élève des jésuites, Jean Chastel ; attentat suite auquel les jésuites, suspectés de régicide, seront expulsés de France. Or il apparaît clairement que dans le procès qui leur est intenté la question des pouvoirs de l’image et de l’imagination occupe une place importante, comme a pu le montrer Jean-Raymond Fanlo1. À en croire les pièces du procès, à commencer par la déposition du jeune criminel lui-même, les jésuites auraient usé de ce qu’on appelait alors la « Chambre des méditations », appellation désignant une pièce sombre, couverte de peintures illusionnistes de l’enfer, dans laquelle de jeunes gens étaient enfermés afin d’ébranler leur âme pour mieux les asservir :
Enquis s’il n’avoit pas este en la Chambre des Meditations, où les Jesuites introduisoient les plus grands pecheurs, qui voyoient en icelle Chambre les pourtraicts de plusieurs Diables de diverses figures espouvantables, sous couleur de les reduire en une meilleure vie, pour esbranler leurs esprits, et les pousser par telles admonitions à faire quelque grand cas ? A dit avoir este souvent en cette Chambre des Meditations.2
2« Voilà l’artifice des artifices », peut-on lire dans un des nombreux libelles anti-jésuites de cette époque : « ces gouffres de feu, de souphre, ces tormens, ces fumees, ces horribles serpens, tout cela bien représenté venant à rencontrer une ame foible, qui ne prendroit resolution de tuer son pere, sa mere, ses propres enfans, d’executer un dessin, ou mourir3 ». On pourrait résumer les effets de tels procédés d’endoctrinement par l’image de la manière suivante : l’excès d’images tue l’image en brouillant les frontières entre fiction et réalité, jusqu’à ce que l’image tue elle-même en poussant irrésistiblement au crime4.
3Ces chambres des méditations deviendront un leitmotiv de la légende noire des jésuites jusqu’au XVIIIe siècle. Plus encore que les pouvoirs des images illusionnistes et des jeux optiques en tout genre à l’origine de véritables hallucinations, ces critiques visent essentiellement les pouvoirs de l’imagination dont les effets ne sont pas seulement physiologiques et religieux, mais aussi politiques, le fanatisme étant le produit de la rencontre de ces trois rapports au corps, à Dieu et au monarque, comme a pu le mettre en évidence Fanlo. Je ne retiendrai pour ma part que les liens de l’imagination à la croyance, laquelle, sous l’action des jésuites, se transformerait, d’après leurs adversaires, en des formes de superstition abominables. Partie intégrante des recettes qui ont fait leur preuve dans la direction jésuite des consciences – recettes qui ne s’avèrent être, toujours selon leurs détracteurs, que des modes d’aliénation des esprits –, la sollicitation de l’imagination à travers les images doit in fine modeler les âmes. Plus encore, en échauffant les imaginations tendres, essentiellement celles des enfants et des femmes, on parviendrait à informer et conformer les comportements, pour le meilleur comme pour le pire5, et bien entendu pour le pire aux yeux des protestants pour qui l’imagination, quand elle ne conduit pas à des actes aussi extrêmes que le crime, apparaît être le principal ferment de la superstition, laquelle a pour autre nom ou pour principale figure l’idolâtrie, c’est-à-dire précisément l’adoration des images.
4En réaction à cette dénonciation protestante, qui s’envenime à la fin du XVIe siècle, la réplique jésuite ne se fit pas attendre, laquelle participe de la campagne menée en vue du rétablissement de la Compagnie de Jésus en France. Or, l’un des principaux promoteurs de cette campagne n’est autre que Louis Richeome, personnalité qui va s’imposer comme le plus ardent controversiste sur le terrain de la défense des jésuites, mais aussi des images, deux dimensions d’ailleurs étroitement articulées l’une à l’autre. C’est le volet de la défense des images qui sera ici envisagé à travers la vive polémique démarrant en 1598 avec ses Trois Discours pour la religion catholique : les miracles, les saints et les images6 et qui se prolonge jusqu’au Panthéon Huguenot de 1610, année de la mort d’Henri IV7 ; période donc d’une dizaine d’années qui voit notre jésuite lutter avec pugnacité contre deux adversaires protestants qui lui ont adressé des répliques : François de Saillans (pseudonyme de Bertrand de Loque8) et Jean Bansilion9. À travers cette chaîne de pamphlets, je voudrais mettre en évidence la façon dont l’image apparaît être à la fois l’objet de la polémique et l’instrument de cette polémique, l’arme de cette guerre menée par l’image et pour ou contre l’image.
5Étant donné cet objectif, il convient de s’intéresser non pas tant à la nature des arguments avancés qu’à la manière dont ils sont articulés les uns aux autres pour former une espèce de « scénario ». Autrement dit, l’attention sera portée ici sur le moule rhétorique dans lequel ces arguments sont coulés pour leur conférer toute leur force persuasive. Car le secret du succès consiste bien alors à renforcer l’impact d’arguments ancestraux, à les étayer par la dialectique et surtout à les habiller de la rhétorique afin de les rendre les plus percutants. Ainsi, cette littérature peut être présentée comme une vaste entreprise de montage de citations empruntées à la tradition, pièces rapportées mises en scène pour servir une cause précise. D’ailleurs, force est de constater que bon nombre de ces emprunts sont identiques aux deux camps rivaux, l’enjeu résidant dans l’interprétation qu’on en donne. Il n’est dès lors pas étonnant de repérer dans ces écrits, dont la principale fonction est de convaincre et de démasquer les vices argumentatifs de l’adversaire, une forme de fiction bâtie sur une série de métaphores liées les unes aux autres. Ce réseau métaphorique vient sous-tendre et animer littéralement le discours, qui se révèle être ainsi traversé de part en part par l’image. Or, quand l’objet du discours est l’image elle-même, comme dans le cas présent, on ne peut manquer de repérer une certaine volonté de faire coïncider cet objet avec ses modes de légitimation ou d’exécration. La controverse sur l’image est une guerre qui use et abuse de l’image au profit ou au détriment de l’image elle-même.
6Le scénario le plus prégnant, mais qui n’est, soulignons-le, pas propre à cette controverse sur l’image, est celui de la guerre, bataille qui se fait alternativement défensive et offensive10. Plutôt que d’énumérer ici tous les termes du lexique guerrier utilisés par les controversistes, intéressons-nous à la nature des armes et plus encore aux munitions dont usent les factions en lice. Or, il importe de noter que l’image est bien l’une de ces armes dont la principale forme est celle de ce qu’on pourrait appeler le portrait inversé ou déformé, selon une stratégie des plus éprouvées, mais qui se voit renforcée quand il s’agit de débattre de l’antagonisme entre image et idole. Aux yeux de Richeome et des catholiques au nom desquels il prend la plume, le fondement de la polémique réside en effet dans l’opposition structurante entre la vraie image et la fausse image, alors qu’une grande majorité des protestants tendent à les confondre en voyant dans toute image une idole en puissance. « La naisve intelligence de ces deux mots [idole et image] est le pilotis de toute ceste dispute, & le poinct de la victoire11 », insiste Richeome en ouverture à son Discours sur les images. L’idole, image mensongère « solide en la matière, mais vide en la signification12 », représente donc ce qui n’existe pas13, à l’inverse de l’image qui est définie comme représentation de la vérité14 ; que cette vérité soit ou non visible importe peu, même si Richeome semble donner une nette préférence à l’image mentale dénuée de toute compromission avec les apparences du visible.
7Or, cette problématique de l’image intérieure est l’autre nœud de l’argumentaire de Richeome qui opère un déplacement stratégique du problème de l’idole vers celui de l’idolâtrie. Passer des faux dieux aux images adorées comme dieux, c’est-à-dire d’une définition par l’objet (l’idole) à une définition par l’usage (l’idolâtrie) lui permet en effet d’introduire la distinction entre idolâtrie matérielle et idolâtrie spirituelle15. Selon Richeome, « l’exterieure est un effect de l’interieure16 », ce qui fait que la seconde peut être sans la première17. Notons toutefois que cette approche par l’usage semble entrer en contradiction avec la définition par l’objet où il était avancé que les idoles sont des incitations à l’idolâtrie, et qu’il suffit de supprimer ces fausses images pour éviter toute chute dans l’idolâtrie. En fait, à bien y regarder, l’enjeu se situe cette fois ailleurs, dans le rapport dialectique entre idole extérieure et idole intérieure. En révélant la présence d’une telle idole intérieure, l’objectif de Richeome est on ne peut plus clair : il s’agit non seulement de désamorcer la critique protestante en défendant l’idée que tout catholique posant son regard sur les images est mu d’une intention juste, c’est-à-dire non idolâtre, mais plus encore de retourner l’arme contre les protestants en fustigeant leurs mauvaises intentions qui font d’eux les véritables idolâtres. En s’attaquant aux prétendues idoles extérieures des catholiques, ils ne font à vrai dire qu’exprimer leurs propres fantasmes idolâtriques. La tabula rasa iconoclaste ne consisterait donc, selon Richeome, qu’en la mise en place d’une « table d’attente » pour l’érection de nouvelles idoles, tout intérieures celles-là. Bref, si l’on suit toujours la logique du portrait inversé, l’idolâtre n’est pas celui que l’on croit.
8Selon un syllogisme que ne manquera pas de retourner Bansilion, toute hérésie est considérée par Richeome comme une idole : « car comme l’Idole est une Image fausse ; aussi l’heresie est une vaine imagination, qui est encore moins que l’Idole matérielle18 ». L’hérétique est ainsi représenté comme un peintre de fantasmagories : « ces meschans [ne cessent] de peindre, & de feindre contre l’Eglise Catholique19 ». Dès lors, cette dernière, qui s’est toujours battue contre « les troupes infernales & idolatres20 » se doit de partir à l’assaut des protestants dont les actes iconoclastes ne sont que l’autre face de l’idolâtrie ou plutôt la manifestation physique de cette idolâtrie intérieure dont les moindres symptômes extérieurs sont diagnostiqués par Richeome, à commencer par les signes physiques et comportementaux.
9On assiste en effet, selon un schéma polémique que Marie-José Mondzain a très bien mis en évidence pour la querelle byzantine des images21, à la construction d’un portrait monstrueux de l’adversaire. De fait, les mots sont loin d’être tendres pour dénoncer cette cohorte de « fantasiastres22 » et « furieux bris-images23 » : « barbares », « gangreine de l’Eglise », « meurtriers », « sacrificateurs », « ramas et cloaque abominable de tous vices », « monstres de nature », « renards », « léopards », « lyons furieux », « bande de furieux qui ont ouvert la chasse contre les images », etc. À la tête de ces troupes infernales figure bien sûr le Diable qui, furieux de voir les idoles combattues par le christianisme, s’en est pris aux images chrétiennes.
10Cette construction imaginaire ne fera que se renforcer dans la suite de la polémique. À une première Réponse aux Trois Discours du jésuite Louis Richeome que l’on doit à François de Saillans, notre jésuite réplique, en 1608, par un ouvrage au titre programmatique : L’idolâtrie huguenote figurée au patron de la veille payenne. La question de l’idolâtrie est désormais située au cœur de l’ouvrage et apparaît dès l’entrée du livre sur le frontispice gravé par Jacques Fornazeris et représentant le Triomphe de l’Église sur l’idolâtrie et l’hérésie (Fig. 1). Cette page liminaire est suivie d’un commentaire assez détaillé (« Exposition du triomphe de l’Église sur l’idolatrie et sur l’heresie, représenté en la taille douce de la premiere page ») condensant les principales idées défendues par Richeome qui ne sont que des reprises, certes bien amplifiées, des arguments déjà avancés dans son Discours sur les images. Plus qu’à la description richeomienne du frontispice, je m’attacherai ici au renversement du sens qu’en propose Bansilion dans son Idolâtrie papistique publié exactement la même année en réponse à l’Idolâtrie huguenote.
11Les jésuites y sont présentés comme les maîtres dans l’art de la « fainte et des faux-semblans24 », bref dans l’art de la simulation, tels des loups « se trouvant couverts d’une peau de brebis25 ». Richeome en particulier est décrit comme un fin rhéteur, homme à la « plume bien taillée » qui par l’artifice de ses images pervertit les âmes, « calomnie faussement, sur le sable flottant de la fantaisie des hommes26 ». Citant Origène, Bansilion met en garde le lecteur : « Pren garde que l’esclat de l’œuvre ne te déçoive, que la beauté du discours ne te ravisse27 ». Car c’est au portait du protestant « crayonné » par Richeome que s’en prend Bansilion. La stratégie reste toutefois la même : il s’agit, à nouveau, de renverser le portrait, de « retorquer » « l’argument proposé » et de le convertir « contre son auteur même28 ». D’où l’idée assez originale de commencer par déconstruire le frontispice même de l’Idolâtrie huguenote de Richeome : « pour faire ici recognoistre comme par advance quelle est la Papauté par le propre crayon de nostre Iesuite, ie ne veux employer sinon la Taille douce de sa première page […]29 ». Plus exactement, Bansilion décortique, voire démembre le texte de Richeome dont chaque morceau prend, sous sa plume, un sens second.
12Richeome commençait par donner sens à l’ordre dorique du cadre architectural propre « aux choses de guerre, de victoire & de triomphe30 ». Le choix de cet ordre devient chez Bansilion l’indice du paganisme papistique, à l’image de celui des Doriens idolâtres. Il en va de même du piédestal, des volutes, consoles, corniches, moulures, frises, triglyphes, gouttes et métopes, bref de tous les éléments qui ornent cette architecture et que décrit assez précisément Richeome, Bansilion ne voyant là que vanité d’un homme étalant « tous ces mots pour nous faire cognoistre qu’il est bien versé en l’Architecture31 ». Mais plus encore, toute cette richesse décorative et descriptive devient la marque des fastes déployés par l’Église romaine pour « paistre les yeux ». Pour sa part, dans ce décor, Richeome se contente de donner sens aux têtes de bœufs, moutons et autres animaux que les « Gentils & idolatres sacrifioyent anciennement32 ». Non sans une pointe de dérision, Bansilion y voit les représentations des « divers ordres de Prelats, de Prestres & de Moines ne servans que de parement à l’Eglise Rom. & qui sont la plus part si grossièrement ignorans qu’on les peut à bon droit comparer à des bestes33 ».
13Vient ensuite l’explication du bas-relief figuré sur la corniche et représentant, selon Richeome, « l’idolatrie, & l’heresie, subiuguees & captives34 ». Si celles-ci sont captives bien évidemment de l’Église, Bansilion voit dans cette soumission une façon de les mettre au service de cette Église. Il en va de même de l’autel brisé qu’elles encadrent, signe, d’après Richeome, de la destruction du monde païen. Le problème est que l’autel représenté sur la gravure n’esten aucune façon rompu, quoi qu’en dise Richeome qui omet par ailleurs de noter que cet autel brûle encore ; détail pourtant qui n’échappe pas à Bansilion, lequel manifestement tient à la fois compte de la gravure et du commentaire qu’en propose Richeome : la brisure absente de l’image, mais évoquée par le texte est utilisée par Bansilion, de même que la fumée présente dans l’image, mais absente du texte. Ces deux signes indiquent que « L’Eglise Rom. n’a renversé que la moitié de l’idolatrie Payenne, faisant encores fumer l’autre au milieu de l’Eglise35 ».
14Cette Église est personnifiée par une « statue de bosse ronde » située au sommet comme pour « mieux recevoir la fumée & l’odeur de ces sacrifices » selon Bansilion36. Elle est assise sous un poile de broderie, qui représente, toujours d’après lui, « la pompe & la magnificence du Papat, en qui ceste Eglise subsiste37 ». Le saint nom de Jésus, qui couronne l’ensemble et auquel tiennent tant les jésuites selon une identité jugée présomptueuse par leurs adversaires, devient naturellement ce prétexte religieux cachant toutes ces ordures. Le détournement du sens premier s’applique également aux quatre anges qui soutiennent le baldaquin. Richeome, fidèle sur ce point à ce que représente l’image, justifie l’invisibilité de deux de ces quatre anges par une simple référence à la construction perspectiviste. Or, cette invisibilité de deux des quatre anges prend un tout autre sens chez Bansilion : ces anges, qui représentent la puissance des monarques chrétiens, prouvent que seulement « la moitié de ces princes employent leur authorité & puissance pour le soustien des Papes, l’autre moitié leur a soustrait son secours & son assistance38 ».
15Plutôt que d’énumérer toutes les formes de détournement de sens opéré par Bansilion, je me contenterai d’évoquer encore quelques traits remarquables qui entrent en résonance avec la question de l’idole. Ainsi la croix de bois que tient l’allégorie de l’Église est interprétée comme un substitut « à la vraye croix du Seigneur, qui est sa mort et ses souffrances39 ». Par ailleurs, en bon observateur de la gravure, Bansilion ne manque pas de remarquer la quasi-invisibilité du livre des Saintes Écritures que l’Église tient dans l’autre main (« à grand’ peine la peut on voir en la taille-douce40 »), preuve, à ses yeux, du rôle secondaire joué par la Bible laissant place aux images, lesquelles sont ensuite assimilées à des ombres obscurcissant la religion, Bansilion détournant ici une expression de Richeome selon qui la colombe du Saint-Esprit donne ombre.
16C’est alors que la dimension politique surgit à l’occasion du commentaire sur les anges tenant les palmes de la victoire et les écussons du roi très chrétien de France et de Navarre. Leur présence prend un tout autre sens, dans le scénario de Bansilion, car « un iour, moyennant la grace de Dieu, les Anges combatteront contre la Papauté pour l’Eglise Gallicane & l’en rendront victorieuse41 ». Il en va de même de l’interprétation du satyre présent sous le retour de la corniche à gauche. Si, aux yeux de Richeome, il représente l’idolâtrie captive, il devient chez Bansilion le symbole de « la patrie qui en est encores debout, mais qui est de si pres serrée, qu’elle n’en peut pas eschaper, d’où vient que le Satyre est représenté captif42 ». Enfin, on peut encore citer, au pied du frontispice à droite, le tableau des renards de Samson, qui, selon Richeome, sont les « vrais hieroglifes des Heretiques, qui portent le feu & le degast de la foy, & des mœurs, en leurs queües, et à la fin de leurs doctrines & menées43 ». Pour Bansilion, ces renards sont les figures des Jésuites eux-mêmes, « vrais Renards en finesses, degastans la moisson de Christ, par le feu des divisions, qu’ils sèment en la Chrestienté44 ».
17Que faut-il retenir de ce tableau contrasté ? Premièrement, que Richeome reste à un niveau assez descriptif, mais avec cette verve ekphrastique dans laquelle il est passé maître. Son programme allégorique est finalement suffisamment explicite pour faire l’économie d’une exégèse sophistiquée. L’évidence est ici la meilleure arme de persuasion ; la force de l’image l’emporte sur toute forme de commentaire. Le sens de ce qui n’en reste pas moins une « peinture mystique », pour reprendre la terminologie même de Richeome, se trouve toutefois retourné comme un gant par Bansilion. Tout ce dispositif visuel, que l’on peut assimiler à un retable, devient l’autel de l’idolâtrie papistique au sommet duquel trône l’idole par excellence qu’est l’Église romaine.
18Dans son Pantheon huguenot, réponse à l’Idolâtrie papistique de Bansilion, Richeome reviendra sur l’imagination débridée de ses adversaires qui projettent leurs fantasmes sur une réalité pourtant dénuée de toute forme d’idolâtrie. Aussi invite-t-il Bansilion à changer le titre de son œuvre et à l’appeler le Pantheon Huguenot où l’imagination et tous les vices qui l’accompagnent trouvent refuge et un nouveau culte qui n’a rien à envier à celui des païens. Selon Richeome, ce Panthéon huguenot est le véritable frontispice de l’Idolâtrie papistique de Bansilion, ouvrage dépourvu de page de titre illustrée, mais dont Richeome propose la figure au seuil de son propre ouvrage, matérialisant par là même l’architecture de mots de son contradicteur ou, plus exactement, exhibant l’idole intérieure de ce « fantasiastre ».
19Nous avons donc affaire à un conflit d’interprétation qui s’avère être une véritable guerre des images ou plutôt des imaginaires qui se joue symptomatiquement au front-ispice, seuil inaugural où les idées clés du livre se trouvent condensées en images programmatiques, figurant ou défigurant l’espace livresque. Bansilion fait preuve d’une grande sagacité en s’imposant comme un fin observateur de la gravure liminaire de Richeome, lequel n’en est à vrai dire que le programmateur dont le graveur s’est fait l’interprète. Une telle exégèse visuelle a pour but de démontrer que le fruit de l’imagination du fin simulateur qu’est Richeome n’est autre qu’une image mensongère, c’est-à-dire une idole matérielle dont Bansilion prend le soin de démonter la rhétorique visuelle, de la détourner, et plus encore de la retourner contre son ennemi manipulateur, usant lui aussi de l’image comme d’une arme efficace. Mais ce faiseur d’images qu’est à son tour Bansilion ne fait ainsi qu’apporter de l’eau au moulin polémique du jésuite qui y trouve la preuve évidente que les protestants sont mus par une idolâtrie spirituelle, car seul un esprit mal intentionné est à même de voir des idoles là où il n’y en a pas. Le véritable simulateur n’est donc pas celui que l’on croit. L’imagination idolâtre ne peut être qu’à l’origine d’une idolâtrie fantasmée.
Notes de bas de page
1 J.-R. Fanlo, « Les “Chambres des méditations” : l’imagination dans la polémique anti-jésuite, d’Étienne Pasquier à Agrippa d’Aubigné », Littératures classiques 45, 2002, p. 91-108.
2 E. Pasquier, Le Catéchisme des Jésuites [1602], C. Sutto (éd.), Sherbrooke, 1982, p. 405. Cité par Fanlo, op. cit., p. 92.
3 Au roy du soing que sa majesté doit avoir de la conservation de sa vie, Amsterdam, 1603, p. 19. Cité par Fanlo, op. cit., p. 92-93.
4 Voir pour une réflexion contemporaine sur cette question : M.-J. Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, Paris, 2002.
5 Notons qu’il s’agit là d’un principe déjà bien connu à la fin du Moyen Âge, comme l’atteste ce témoignage de Gérard Grote : « Il faut prendre bien garde que l’esprit n’y adhère pas, de peur que, dans cet exercice on ne prenne comme réelles des choses qui ne le sont pas. En effet, il est de la nature des fantasmes et des images, lorsqu’ils sont fortement imprimés dans l’esprit, surtout quand ils sont conçus volontairement, de retourner à leur origine dans les sens extérieurs. Alors, la vue imaginaire du fantasme est assimilée à la présence de la chose et le fantasme devient objet des sens extérieurs. Ainsi, un homme simple croit sentir avec ses sens extérieurs la présence du Christou d’un saint dont il n’a que l’image : il le voit avec ses yeux, l’entend de ses oreilles, le touche de ses mains. Et cette illusion n’est pas sans danger car ces gens prennent les signes pour des choses, comme si quelqu’un prenait l’image du Christ pour le Christ. » G. Grote, Traité des quatre genres de sujets de méditation. Sermon pour la Nativité du Seigneur, in Lettres et traités, trad. G. Epiney-Burgard, Turnhout, 1998, p. 226.
6 Soulignons que ce traité est publié la même année que sa Très humble remontrance et requête des religieux de la Compagnie de Jésus, au roi très chrétien de France et de Navarre, Henri IV.
7 L. Richeome, L’idolatrie Huguenote. Figurée au patron de la vieille payenne, Lyon, Pierre Rigaud, 1608. L. Richeome, Le Pantheon Huguenot decouvert et ruiné contre l’Aucteur de l’Idolatrie papistique, Ministre de Vauvert, cy devant d’Aigues mortes, Dedié au Roy Tres Chrestien de France et de Navarre Henri IIII, Lyon, Pierre Rigaud, 1610.
8 F. de Saillans, Response aux trois discours du jésuite Loïs Richeome, sur le sujet des miracles, des saincts et des images, La Rochelle, 1600.
9 J. Bansilion, L’Idolatrie papistique opposée en Response à l’Idolatrie huguenote de Louys Richeome…, Genève, Paul Marceau, 1608.
10 Voir D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Paris, 1990, p. 564-639.
11 Richeome, Trois discours…, op. cit., p. 496.
12 Ibid., p. 505.
13 « […] monstrant quelque chose materielllement & visiblement, elle ne represente qu’un rien en vérité. » Ibid., p. 501.
14 « Or puis qu’il est certain, sans contredict d’aucun, que le mot d’Image signifie la semblance d’une chose vraye & solide, il s’ensuit qu’Idole & Image sont autant differents l’un de l’autre, comme le nom de verité & de mensonge, de lumiere & de tenebres, & que celuy qui les met l’un pour l’autre, faict autant que s’il nommoit la verité par le nom de mensonge, & la lumiere par le nom de ténèbres. » Ibid., p. 503.
15 « Noz Theologiens explicans le sens de toutes les parties de ce commandement, diuisent l’Idolatrie en deux : l’une est interieure ; l’autre exterieure. L’interieur est, quand en l’ame on recognoist& honore une creature au lieu de Dieu. L’exterieure est un effect de l’interieure, & consiste au culte donné par le corps, comme s’incliner, leuer les mains, & faire semblables offices d’honneur & reuerence à une Idole ou sculpture, qui represente une fausse diuinité. La premiere s’engendre en l’entendement & volonté ; la seconde prouient de la premiere. Le cœur iette en fonte son Idole au dedans, & l’adore spirituellement & inuisiblement. La main en faict un pourtraict corporel, & l’adore au dehors, & visiblement. » Ibid., p. 521-522. Voir infra p. 77-90 la contribution de Frédéric Cousinié. Je me permets également de renvoyer à mon article : R. Dekoninck, « Des idoles de bois aux idoles de l’esprit. Les métamorphoses de l’idolâtrie dans l’imaginaire moderne », Revue théologique de Louvain 35, 2004, p. 203-216.
16 Richeome, Trois discours…, op. cit., p. 521. Voir également les chapitres V à IX de son Idolatrie huguenote…, op. cit., p. 13-37. On peut notamment y lire que « L’autre est spirituelle & invisible, qui se forme dans l’esprit, & est la mère, & la souche de la matérielle. » Ibid., p. 13.
17 « L’Idolatrie interieure peut estre sans l’exterieure ; car, adorer des faux Dieux, encore qu’on n’aye point d’Idoles materielles, c’est estre Idolatre interieurement, & transgresser la loy de Dieu, comme faisoient plusieurs Philosophes Payens, laquelle Idolatrie, comme principale, est aussi en premier chef interdicte. » Ibid., p. 522.
18 Ibid., p. 502.
19 Ibid., p. 562-563.
20 Ibid., p. 634.
21 M.-J. Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, 1996, p. 142-143.
22 Richeome, Trois discours…, op. cit., p. 510.
23 Ibid., p. 563.
24 Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., préface n.p.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 20.
30 Richeome, L’idolâtrie huguenote…, op. cit., « Exposition », n.p.
31 Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., préface n.p.
32 Richeome, L’idolâtrie huguenote…, op. cit., « Exposition », n.p.
33 Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., préface n.p.
34 Richeome, L’idolâtrie huguenote…, op. cit., « Exposition », n.p.
35 Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., préface n.p.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 J. Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., n.p.
42 Ibid.
43 Richeome, L’idolâtrie huguenote…, op. cit., « Exposition », n.p.
44 Bansilion, L’idolâtrie papistique…, op. cit., préface n.p.
Auteur
Université catholique de Louvain GEMCA
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