L’hôtel de ville de Condé-sur-l’Escaut : entre modèles français et enjeux locaux (1773-1785)
p. 345-365
Texte intégral
1Débutée en 1773, la reconstruction de l’hôtel de ville1 de Condé-sur-l’Escaut a donné à cette petite ville du Hainaut français un édifice dont la monumentalité continue d’impressionner. Quelles raisons trouver à un parti si ambitieux ? Il a fallu en effet réunir des volontés puissantes, des compétences éprouvées et de l’argent en suffisance. Quels services attendait-on de ce nouveau bâtiment ? De quelles références architecturales se prévaut-il et pourquoi ? Un tel monument est-il resté sans impact sur l’urbanisme de la cité ?
2Si l’on espère apporter ici des éléments de réponse, cette étude menée dans le cadre de l’inventaire topographique de la ville de Condé-sur-l’Escaut intra muros2 ne prétend ni épuiser la recherche ni proposer des conclusions définitives, ne serait-ce que parce que certaines sources d’archives n’ont pu être consultées. Certes, les fonds locaux sont conséquents, conservés tant aux archives départementales du Nord que dans les archives communales in situ ; ils fournissent les comptes de construction année par année et une abondante correspondance échangée par les différents protagonistes3. Cependant la consultation des archives des ducs de Croÿ, maintenant déposées à Dülmen (Allemagne), n’a pas été possible. Or l’inventaire de celles-ci4 révèle qu’elles contiennent des pièces intéressant notre sujet, dont une part non négligeable de documents qualifiés d’Archives de la ville5 et, au sein du fonds familial, des éléments comptables et un complément épistolaire, sources auxquelles il a fallu renoncer.
LES POUVOIRS EN PRÉSENCE
3À douze kilomètres au nord de Valenciennes, chef-lieu de l’arrondissement dont elle dépend actuellement, la commune de Condé-sur-l’Escaut occupe un site structuré par la confluence de la Haine et de l’Escaut. En ce lieu, la plaine fluviale d’une vingtaine de mètres d’altitude s’adosse à une zone de relief atteignant près de soixante mètres à Bon-Secours, sur la frontière belge distante de cinq kilomètres du centre. La population de la ville est de 10 000 habitants6, soit le double de son estimation à la fin du XVIIIe siècle7.
4Deux ans après sa conquête par Louis XIV, le traité de Nimègue en 1678 avait ratifié le rattachement de la ville forte de Condé au royaume de France (fig. 1, pl. VIII, p. XV). Située dans la circonscription de l’intendance du Hainaut, la ville était administrée par un corps échevinal désigné sous le nom collectif de Magistrat et présidé par un « mayeur ». L’une des spécificités condéennes au XVIIIe siècle était la persistance de l’emprise seigneuriale superbement incarnée par le prince Emmanuel de Croÿ (1718-1784), qui avait hérité en 1723 la seigneurie de son père Philippe Emmanuel de Croÿ-Solre. Devenu chef de la maison de Croÿ en 1767, il fut alors titré duc de Croÿ. Grand soldat, décoré des ordres du roi en 1759 et élevé à la dignité de maréchal de France en 1783 (fig. 2, pl. VIII, p. XV), il résidait très souvent à Condé au château de Bailleul où il naquit, et au château de l’Hermitage sis dans la forêt de Bonsecours ; son attachement pour « sa terre » de Condé était profond, viscéral. Le duc était féru de sciences naturelles, de physique, d’astronomie ; les travaux publics, les jardins, l’architecture le passionnaient. Homme des Lumières et honnête homme, ce grand seigneur n’abdiquait pourtant rien de son pouvoir féodal, exerçant pointilleusement son droit de basse, moyenne et haute justice à Condé8, usant de son privilège à nommer la moitié du collège canonial de Notre-Dame et une partie du corps échevinal, intervenant de manière omniprésente dans la vie locale. Son intérêt pour les affaires économiques et sociales était patent. Il avait établi à Condé une « Manufacture de toiles de coton, mousselines et siamoises » en 1765, pour y diversifier l’activité mais plus encore pour contribuer au « soulagement des pauvres9 ». Audacieux et novateur, il a été à l’origine de la constitution de la Compagnie des mines d’Anzin, en 1757, dont les bénéfices contribuèrent notablement à ses revenus. L’initiative d’un canal de d’assèchement et du tracé des routes de Condé à Péruwelz et de Condé à Vieux-Condé lui revint ; il fut le moteur de la reconstruction de l’église paroissiale Saint-Wasnon menée de 1751 à 1755, puis de celle de l’hôtel de ville qui débuta en 1773. Si la réelle philanthropie du duc ne peut être mise en doute, celle-ci ne faisait pourtant que colorer un interventionnisme qui relevait pour lui de l’exercice de ses légitimes prérogatives seigneuriales, qu’il cumula à partir de 1763 avec la charge de gouverneur de la place – et à ce titre représentant du roi dans la ville – transmise en 1776 à son fils Anne-Emmanuel (1743-1803).
5L’édification de l’hôtel de ville cristallisa donc la confrontation de trois pouvoirs institutionnels : celui du Magistrat, maître d’ouvrage, celui du roi représenté par l’intendant du Hainaut à Valenciennes auquel tout projet de construction publique devait être soumis, et celui du seigneur.
UN LIEU, LA GRAND’PLACE
6Au XVIIIe siècle, la place d’Armes (actuellement place Pierre-Delcourt) pouvait être considérée comme la seule véritable place de Condé, et par excellence la Grand’Place (fig. 3). La place Rombault, devant la porte de Tournai, n’était rien d’autre qu’un élargissement de la voirie ; la place Saint-Wasnon, sur le flanc de l’église paroissiale, était de bien modestes dimensions ; quant à ce qui est devenu la place Verte à l’issue de la Révolution, la majeure partie de sa surface était alors occupée par l’enclos collégial.

Fig. 3 > Plan des rues qui composent la ville de Condé, 1754. Tout juste reconstruite, l’église Saint-Wasnon est représentée en 1. Au centre de la place Verte s’élève la collégiale. L’hôtel de ville figure en 2, dans son état avant sa reconstruction en 1773-1785 [Archives communales de Condé-sur-l’Escaut/© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
7La place d’Armes adoptait un plan triangulaire commun à d’autres villes de la région, telles Airesur-la-Lys et Auxi-le-Château ou encore, en Belgique, Tournai. Bordée par une voie de communication nord-sud essentielle – la route royale de Leuze (Belgique) à Valenciennes10 connue dans son parcours urbain sous le nom de Grande Rue11 –, elle était, comme encore aujourd’hui, le lieu naturel du marché. Sur cet espace public, scène d’une sociabilité parfois remuante et bruyante, l’hôtel de ville et, alors dissocié de celui-ci, le beffroi, symbolisaient l’autorité municipale. Cependant, au beffroi était accolé un corps de garde relevant de l’autorité royale.
8La décision de reconstruire l’hôtel de ville, en 1773, n’entraîna pas de remise en cause de l’emplacement de l’édifice. Le bâtiment municipal préexistant, flanqué de maisons particulières, occupait alors la partie centrale du rang nord-est, soit le petit côté du triangle de la place. L’élévation n’en est pas connue mais il ne semble pas que l’édifice ait été très imposant puisque les vues cavalières de la ville12 ne permettent pas de discerner son volume. Le Plan des rues qui composent la ville de Condé13, dressé en 1754, en fournit la seule image : un bâtiment de plan au sol en légère avancée sur la place, aux dispositions apparemment symétriques, dont les deux travées de façade encadraient un passage menant à une cour en cœur d’îlot.
LES PROTAGONISTES
9Il incombait au Magistrat d’assurer la maîtrise d’ouvrage de la reconstruction de l’hôtel de ville, sous le contrôle exigeant de l’intendant, Louis-Gabriel Taboureau des Réaux (1764-1775) puis Gabriel Sénac de Meilhan (1775-1790), que sa fonction conduisait à approuver (ou non) les démarches et à vérifier la validité du montage financier proposé par la ville. À titre de seigneur et à titre personnel, le duc de Croÿ influa directement sur la conception du projet et s’assura de sa bonne conduite. Il trouvait là le moyen d’exercer une passion pour l’architecture et les travaux publics qui l’avait amené à dessiner lui-même, entre autres projets parisiens, un programme pour la place Louis XV et pour un hôtel de ville quai Conti, à compter parmi ses proches relations Cassini, Trudaine, les architectes Ange-Jacques Gabriel, Chevrotet, Chaussard et à qualifier Pierre Contant d’Ivry « d’ami14 ». Avec ces derniers, il discuta des travaux d’amélioration de son château de l’Hermitage dont échut à son fils Anne-Emmanuel la mission de mener à bien la reconstruction de 1784 à 178915, comme il s’était piqué de diriger le chantier de l’église Saint-Wasnon aux côtés de Contant16.
10En 1754, profitant de la venue de Contant à Condé, le prince l’avait « men[é] à l’hôtel de ville » ; l’architecte avait « approuvé » son « projet », et, d’un commun travail, ils l’avaient fait « superbe et raisonnable, à un avant-corps au milieu avec des colonnes accouplées faisant huit17 ». Lorsque les travaux commencèrent, près de vingt ans plus tard, la part que prit Contant au projet ne fit plus l’objet de mention18.
11Le premier document significatif, daté de 1773, est intitulé Projet et estimation d’un hôtel de ville à faire à neuf à Condé suivant le plan proposé par M. Le Duc de Croÿ – le plan cité n’a malheureusement pas été retrouvé. Ce Projet n’est connu que par une copie jointe à l’État estimatif fait par M. Dubuat, ingénieur en chef à Condé, de la dépense de la reconstruction de l’hôtel de ville19 adressé par le Magistrat à l’intendant ; voici désigné le maître d’œuvre, quatrième protagoniste de l’entreprise.
12Dans une petite ville de province, il n’était pas surprenant que la construction publique ait été confiée aux compétences d’un ingénieur civil ou militaire ; ce fut le cas pour les hôtels de ville de Beaucaire, Agde, Alençon, Givry, Longwy, Sainte-Menehoulde… Mais Pierre-Louis Georges du Buat20 (Tortisambert, 1734 – Vieux-Condé, 1809), chevalier puis comte du Buat21, dont les connaissances en hydraulique22 avaient sans doute contribué à la nomination comme ingénieur en chef à Condé cette même année 1773, réunissait d’autres « qualités » : il avait pris souche à Condé en 1758 par son mariage avec la fille de Gérard Bosquet, régisseur de la Compagnie des mines d’Anzin ; de cette compagnie, il fut ensuite actionnaire et administrateur. En 1788, il quitta le corps du Génie pour la charge de « lieutenant de Roi » à Condé ce qui fit de lui le substitut du gouverneur de la ville, Anne-Emmanuel de Croÿ. À la famille princière, il était donc lié par la reconnaissance et l’intérêt ; il était l’homme du seigneur, et même son familier au point de partager à Paris sa voiture et son hôtel23.
UN « MASQUE DE FAÇADE »
13Aucun document graphique, plan ou élévation, ne permet d’apprécier la fidélité de la réalisation au projet initial. Qu’était ce Plan proposé par M. le duc de Croÿ en 1773 ? Le croquis de l’intention générale esquissé avec Contant ? Une mise en forme reprise par la main de Pierre du Buat ? Les premières phrases de l’État estimatif déjà évoqué citent un « plan » et une « élévation » qu’il convenait de suivre. Quoi qu’il en soit, l’intendant commanda, le 22 août 1774, des « plans et profil dudit hôtel de ville » à « Montet fils, sous-lieutenant au régiment provincial de Lille24 », et une note de 1776 signale qu’il « ne se trouv[ait] aucun plan ni devis à l’intendance25 »…
14La reconstruction de l’hôtel de ville fut menée conjointement avec celle des maisons adjacentes, de façon à donner l’illusion d’un unique édifice dont l’élévation ordonnancée inclurait un avant-corps central abritant l’hôtel de ville stricto sensu, flanqué de deux ailes symétriques. Dans un mouvement naturel d’expansion, les fonctions de l’édifice public se sont étendues dans les maisons voisines au cours des XIXe et XXe siècles, achevant par l’usage et la propriété l’unité formelle de l’ensemble (fig. 4).
15L’avant-corps comprend trois larges travées, s’étire sur l’intérieur de la parcelle et compense ainsi par la profondeur le peu de développement latéral de l’hôtel de ville originel. Il s’élève sur un rez-de-chaussée formant soubassement, traité à refends, percé de deux baies en plein-cintre et d’un passage cocher axial ouvrant en façade par une porte couverte d’un arc en anse de panier. Les deux niveaux d’étages carrés, le second étant moins développé que l’étage noble, sont scandés par des colonnes doriques adossées, d’ordre colossal, redoublées sur les angles. Une loggia est accessible depuis les portes-fenêtres de l’étage noble. Les colonnes supportent un entablement, orné de triglyphes et surmonté d’une balustrade rythmée par des vases Médicis. Une toiture en pavillon à terrasse faîtière coiffe cet avant-corps.
16De part et d’autre, s’élèvent une maison à gauche, deux maisons à droite formant deux ailes de même développement couvertes par un toit à longs pans et croupes brisés. L’étage de soubassement incluant rez-de-chaussée et entresol est éclairé par deux fenêtres couvertes par des arcs en anse de panier26, tandis que les deux étages carrés comportent quatre travées assez étroites percées de baies rectangulaires barlongues.
17Lors de la reconstruction de l’édifice, les propriétaires semblent avoir été récalcitrants à l’idée de céder à la ville leurs droits à rebâtir leurs biens selon leur guise. S’en étaient donc suivies des tractations complexes avec le Magistrat, commentées par l’intendant, l’ingénieur et le duc ; deux maisons avaient été acquises par la ville et destinées à la location. Le sieur Dehier, qui n’était pas cédant, avait posé ses conditions directement au duc et demandé que :
l’acte de convention qui lui a été présenté […] stipule que la dite ville se charge de la couverture, que l’objet de la charpente de cette couverture et les nogues [noues ou nochères] qui y sont nécessaires soient également à la charge de la ville.27

Fig. 4 > « Hôtel de ville de Condé », dans Promenades daguerriennes dans le département du Nord et la province du Hainaut, ou Reproduction des monuments et vues les plus remarquables, Valenciennes, A. Prignet, 1844-1845 [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
18La question fut réglée par un acte sous seing privé enregistré le 7 juin 1774 qui précisait que la ville, sans posséder propriétairement toutes les maisons, serait cependant tenue à l’entretien de leurs toits et charpentes. En 1837, au moment d’acheter l’une d’entre elles, on se souvenait encore que cet « acte [avait été] conclu dans le seul dessein d’élever un vaste et beau monument, digne de fixer l’attention des habitants et des étrangers28 ». En 1776, le Magistrat ne disait pas autre chose :
les petites maisons des côtés ne valaient rien […]. Il a donc été indispensable de prendre l’ensemble sans lequel le coup d’œil aurait été affreux. Par là, on s’est ménagé un profit pour la ville dans la suite.29
19L’intendant Taboureau des Réaux, qui parle d’un « masque de façade30 », trouva une heureuse formule31 pour qualifier le parti de construction qui réunit en effet dans un même bâtiment l’hôtel de ville et les maisons adjacentes.
LA CONDUITE DES TRAVAUX
20Le duc posa la première pierre du nouvel édifice le 6 juin 1774. « La plus grande partie des ouvrages extérieurs [a été achevée] pendant le cours de l’année 177732 », les travaux de finition extérieure et intérieure ont été cependant poursuivis jusqu’en 1785. Le Quinzième compte pour l’hôtel de ville de Condé, assorti d’un Mémoire, clôt en 1789 les comptes de reconstruction. Néanmoins, les aménagements intérieurs, loin d’être achevés en 1789, furent poursuivis au début du XIXe siècle.
21Pierre Philippe Maillard, arpenteur – il est aussi qualifié d’architecte – fut nommé par le Magistrat le 2 juillet 1774 pour « conduire les travaux et veiller sur tous les ouvriers attachés à ladite reconstruction […] à la demande de M. le chevalier Dubuat33 ». Sa vigilance s’exerça prioritairement sur la qualité des matériaux à employer (fig. 5).
22Les prescriptions concernant les matériaux, définies dans l’État estimatif de 1773, furent exactement suivies. Le rez-de-chaussée de la façade sur la place, les cordons, corniches et chaînages d’angle des maisons devaient être en pierre de Bavay34, soit un calcaire marbrier bleu-noir ; le mur de fond de l’avant-corps et les encadrements de baies des maisons seraient dressés en pierre calcaire blanche, les colonnes, l’entablement, la balustrade seraient montés en pierre d’Écaussinnes35, un calcaire marbrier gris provenant de Belgique. On utiliserait le calcaire blanc pour les encadrements de baies des maisons, mais le gros œuvre de celles-ci serait constitué de briques, que d’autres textes permettent de savoir recouvertes d’un badigeon destiné sans doute à donner l’illusion de la pierre. Des ardoises, dont on apprend plus loin qu’elles viendraient des carrières de Rimogne36, couvriraient les toits. Toutes ces prescriptions ont été exactement suivies. L’État estimatif ne livre pas d’indications précises sur la mise en œuvre des matériaux à employer aux élévations latérales et postérieures, mais l’enjeu de prestige étant moindre, la brique y est utilisée en plus grande proportion tandis que la pierre, matériau coûteux, n’y est d’usage que pour les encadrements.

Fig. 5 > Condé-sur-l’Escaut, hôtel de ville, vue générale depuis la place Pierre-Delcourt [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, H. Bouvet].
23Le premier marché, consacré à la fourniture de pierre de Bavay, fut passé dès le 6 novembre 1773. Les comptes détaillent ensuite année par année les conditions de livraison des matériaux, les quittances des diverses prestations, donnent les noms des marchands de pierre, briquetiers, charrons, voituriers, maçons, menuisiers, appareilleurs, tailleurs et sculpteurs de pierre, fournisseurs de « poils blancs et gris37 », marchands de couleurs… qui tous contribuèrent à l’avancement du chantier. La conception de la charpente dut être très délicate puisqu’il fallut recourir aux services d’un sieur Marion, maître-charpentier à Mézières (était-ce une relation de du Buat, via l’école du Génie établie dans cette ville ?) que le Magistrat remercia d’avoir fourni le plan demandé en lui offrant douze couverts d’argent aux armes de la ville de Condé spécialement réalisés par l’orfèvre valenciennois Becquet38. Marion, encouragé par cette marque de satisfaction, ne se fit pas défaut de « renouveler les assurances de [son] zèle et l’offre de [ses] services dans le cas où [Messieurs du Magistrat] voudraient un dôme au-dessus de leur hôtel de ville39 » ! Surprenante par ailleurs est la commande passée à Gaspard Bécar, « manufacturier de fayance » à Valenciennes, de « six vases en forme de chapiteaux placés sur les pilastres de la façade40 ». Il s’agissait sans doute des éléments décoratifs placés en amortissement au droit des colonnes de l’avant-corps ; trop vulnérables, ils furent ensuite remplacés par des vases en pierre.
ASSURER LE FINANCEMENT
24Le financement du chantier s’avéra difficile. Alors que l’État estimatif de 1773 prévoyait 45 000 livres de travaux, le Mémoire établi en 1789 récapitule une dépense de 172 139 livres dont il restait à payer 26 380 livres – soit près du quadruple de l’estimation de 1773. Les finances propres de la ville n’y suffirent pas, même gonflées d’expédients : remploi ou revente des matériaux de démolition, rentes sur les prairies et les marais appartenant à la ville, affermages des mêmes terres, arriérés d’impôts, « restes du produit d’un nouvel octroi accordé pour la reconstruction de l’église », emprunts autorisés et d’autres levés « sans autorisation » de l’intendant, n’étanchèrent pas le besoin d’argent du chantier. Dès 1773, le Magistrat s’était prévalu de ce que « l’on [pouvait] avec confiance espérer quelques ressources de la générosité et des bienfaits ordinaires de Mgr le duc de Croÿ et des attentions favorables de Mgr l’intendant41 ». De fait, Taboureau des Réaux offrit 4 000 livres, tandis que le duc, outre 2 000 livres42, donna vingt chênes et « treize bois blancs pour les échafaudages43 », mais le secours salvateur vint du roi, confirmé par un arrêt du conseil qui accorda un paiement de 60 000 livres en douze années44 sur la ferme de deux liards au pot45.
25À ceux qui auraient pu s’interroger sur le besoin d’une telle dépense, le duc de Croÿ, le 20 octobre 1776, répondit par ce billet :
le vrai est que tout ce qui est fait et sera fait à l’hôtel de ville de Condé est bien fait, avec intelligence, économie, et sera des plus nécessaire ; ce qui doit consoler sur ce qu’il en coûte plus qu’on ne croyait. Si l’on mettait un impôt, on remettrait la mendicité qu’on est venu à bout d’en supprimer, dans Condé.46
UN NOUVEL HÔTEL DE VILLE, POUR QUELS USAGES ?
26Quelques jours auparavant, le 9 septembre 1776, le Magistrat avait rédigé un mémoire Pour l’hôtel de ville de Condé, véritable plaidoyer pro domo exposant toute l’utilité attendue de la reconstruction de l’édifice47.
L’indispensable nécessité de le reconstruire a été assez prouvée par le long temps qu’il a été abandonné, sans qu’on osât en approcher. Il a donc fallu le rétablir au mieux qu’il n’était, car il ne renfermait pas la plupart des objets nécessaires. […] En se mettant à l’ouvrage, on n’avait pas d’abord envisagé tous les objets à remplir ; le duc de Croÿ a fait sentir qu’il ne serait plus temps après, et que puisqu’on y était, il fallait réunir les objets indispensables.
Un des principaux a été, dans une ville de guerre aussi exposée et aussi petite, d’y faire des caves à l’épreuve de la bombe pour retirer les magistrats dans l’hôtel de ville, leurs vivres, les papiers, et les principaux habitants en cas de siège. Cela a augmenté de beaucoup la dépense sur tout parce que le fond s’étant trouvé mauvais, il a fallu citerner. De plus on a fait un puits en forme de pompe qui manquait au public. On a senti la nécessité de réunir en même temps pour le commerce et l’avantage du peuple une halle couverte avec sa sortie, les logements du concierge, les prisons, les poids, et tout ce qui est convenable dans le bas.
Au premier, on s’est borné au convenable pour la justice et les fêtes de règle.
En haut, on a achevé d’y réunir tous les objets utiles pour que chaque partie y trouve de quoi mettre ses archives et retirer ses effets.
Plus on examinera ce bâtiment, plus on verra qu’on s’est borné à y bien et commodément réunir ce qui était nécessaire et convenable. […] Cela ne vaut pas la peine de mettre un octroi ni impôt toujours si dangereux et onéreux parce que l’on doit craindre qu’il ne soit éternel, qu’il ne tombe que sur le bas peuple qui jouit le moins souvent des objets qu’on a rempli, et que cela faisant augmenter les prix, fait diminuer la consommation et augmenter le nombre des pauvres. Ce qui fait qu’on prend des deux côtés […].
27Un avis ni daté ni signé émanant du contrôleur général des Finances, mais vraisemblablement rédigé en 1776 et qui serait alors de la main de Taboureau des Réaux passé de la charge d’intendant du Hainaut à cette haute fonction depuis le 21 octobre, confirme que :
[les magistrats de Condé] ont fait construire des souterrains et des caves à l’abri de la bombe pour la conservation des vivres et munitions dans le cas de siège […] ; qu’outre ces souterrains, les dits magistrats ont fait construire 1) une halle pour le dépôt et conservation des grains nécessaires à la subsistance des habitants, 2) d’un hangar pour renfermer les pompes et seaux de la ville dont la ville s’est pourvue pour les cas d’incendie, 3) d’un appartement pour le concierge établi pour avoir soin de ces pompes et seaux et pour surveiller aux différents objets que renferme l’hôtel de ville, 4) la reconstruction de deux maisons qui avoisinent led. hôtel de ville pour pouvoir procurer tout à la fois des logements aux officiers en cas de passage des troupes et contenir 400 [sic] pauvres journellement employés à une manufacture établie pour remédier à la mendicité […].48
28Si les usages espérés des caves et des maisons adjacentes semblent très sujets à caution, les principales fonctions de l’hôtel de ville furent effectivement concentrées dans l’avant-corps. Ces fonctions, d’ordre administratif, judiciaire et économique sont toujours lisibles dans les dispositions actuelles du bâtiment.
29Au rez-de-chaussée, le passage cocher, flanqué sur sa gauche de la cage d’escalier, donne accès à ce qui fut la halle marchande49, que la pose d’un dallage de marbre en 1845 a converti en vestibule actuellement qualifié de salle des gardes (fig. 6). Ce vaste espace voûté, articulé en trois galeries de trois travées chacune, offrait en quelque sorte, à l’intérieur même de l’édifice, un prolongement couvert à la place publique. À l’étage noble, la pièce dédiée aux réunions et aux cérémonies, à partir de laquelle il était possible d’accéder à la loggia donnant sur la place, est devenue la salle du conseil municipal. La salle des mariages, désignée sous l’appellation de « salle d’audience » dans les textes contemporains de la construction de l’édifice, conserve la disposition spatiale et la majeure partie de l’aménagement mobilier et décoratif des années 1780-1785 (fig. 7). Au nom de qui la justice y était-elle rendue ? À l’enquête royale sur les Prisons et bâtiments servant à l’administration de la justice, ordonné[ e] par arrêt du Conseil du 29 mars 1773 et à la charge des villes où les sièges royaux sont situés, la ville avait répondu qu’il y avait à Condé :
deux sièges de justice […], le baillage pour le civil et le criminel, et le Magistrat pour la police. La justice, pour le baillage, s’administre dans des bâtiments qui appartiennent à M. le Duc de Croÿ, et qu’il entretient à ses frais ; la police s’administre à l’hôtel de ville […]. Quant aux prisons […], il n’est point en notre connaissance que le seigneur en ait de particulières, s’étant toujours servi de celles de la ville, ainsi que de l’hôtel de ville, pour l’instruction et prononciation des jugements criminels.50

Fig. 6 > Condé-sur-l’Escaut, hôtel de ville, rez-de-chaussée, ancienne halle [© Région Nord– Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].

Fig. 7 > Condé-sur-l’Escaut, hôtel de ville, 1er étage, ancienne salle d’audience [© Région Nord– Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
30Il semble donc qu’en 1773, alors que la décision de rebâtir l’hôtel de ville venait d’être prise, la justice municipale et la justice seigneuriale, au moins pour le criminel, aient été rendues dans les locaux de la ville, le terme de « bailliage » pouvant d’ailleurs désigner la justice royale mais aussi la justice seigneuriale. La salle était-elle utilisée alternativement pour l’exercice de ces diverses compétences judiciaires ? Son décor (dessus-de-porte, plafond et corniche, manteau et trumeau de cheminée), illustrant de conventionnelles allégories de la justice, fait aussi des allusions déférentes au duc de Croÿ et à ses vertus militaires.
31C’est dans l’une des deux salles de l’étage noble qu’était appendu le portrait du duc, à propos duquel le ferronnier Delhaye reçut quittance le 17 mars 1780 « pour avoir fait deux forts crochets à vis pour poser le tableau de Monseigneur le duc de Croÿ51 ». Quant au tableau, il s’agit très probablement du portrait en pied d’Emmanuel de Croÿ, attribué à Philippe Alexis Gobert (Paris, 1704 – Paris, 1769), qui a maintenant rejoint, à l’étage supérieur, la salle des archives (fig. 2).
32Les aménagements intérieurs, loin d’être achevés en 1789, furent poursuivis au début du XIXe siècle. Sous la direction de l’architecte du département, le Valenciennois Deleau, ont été mis en place en 1812 les lambris de la salle du conseil, puis en 1821 la rampe d’appui de l’escalier principal. À partir de 1826, les châssis à petits bois ont été progressivement remplacés par des châssis à « grands carreaux52 ». En 1860-1863, l’architecte Louis Dutouquet fit procéder au renforcement de la structure du bâtiment par la pose de tirants et d’ancrages de fer.
UN ÉDIFICE CLASSIQUE ?
33La composition de l’hôtel de ville de Condé doit se lire dans la totalité de son extension. L’avant-corps, le soubassement à arcades traité en profonds refends, la structuration de l’étage noble au moyen d’un ordre colossal et la ligne horizontale de la balustrade sommitale l’inscrivent dans la continuité des réalisations urbaines les plus notables de l’architecture française classique illustrées par Jules Hardouin-Mansart (place Vendôme, place des Victoires à Paris) et les Gabriel (place Royale de Bordeaux, place Louis XV à Paris), et la rattachent stylistiquement à la génération des hôtels de ville érigés en France dans les années médianes du XVIIIe siècle. Cette composition ne dément pas la collaboration de Contant d’Ivry au projet du prince de Croÿ.
34Un certain déséquilibre dans les proportions de l’élévation antérieure éloigne cependant le bâtiment de l’harmonie classique, à moins que l’on estime que la massivité du corps central par rapport au développement des ailes, la puissance et l’austérité de la construction, n’expriment la volonté de rendre « parlante » l’affirmation du pouvoir abrité par le bâtiment, dans un esprit tout néoclassique. Par ailleurs, une certaine maladresse dans la construction – des repentirs dans l’insertion de l’escalier sont bien visibles, de même des irrégularités dans le plan de la halle – rappelle que l’ingénieur dont c’était là le seul chantier civil avait dû affronter un parti complexe que ses compétences ne préparaient peut-être pas à maîtriser parfaitement.
35Le choix des exécutants, celui des matériaux, et la permanence d’habitudes constructives confirment l’appartenance régionale. Grâce aux comptes, tous les intervenants peuvent être identifiés. On fait la connaissance de Louis Dupommereuille, qui réalisa de nombreux ouvrages de menuiserie et de sculpture ornementale encore mâtinés de souvenance rocaille, en particulier la porte du passage cocher (fig. 8). On croise une personnalité de plus grande envergure, Richard Fernet53 (1735-1810), établi maître-peintre et maître-sculpteur à Valenciennes, auteur du décor de la façade et de la meilleure partie de celui de la salle d’audience (fig. 9). La qualité des formes et l’élégance de son dessin font honneur à un créateur ouvert aux tendances néoclassiques. Tradition et modernité, incarnées par des qualifications et des parcours professionnels divers, coexistent donc dans les choix du répertoire décoratif.
36L’origine des matériaux, leur mise en œuvre, confèrent à l’édifice une « couleur locale » spécifique. La halle marchande en donne un bon exemple : les piliers de plan carré, flanqués de pilastres en « pierre bleue » reçoivent les voûtes en coupole sur pendentifs constituées de briques disposées de façon annulaire, certainement enduites ou badigeonnées à l’origine ; la succession de ces compartiments voûtés est une habitude constructive des provinces septentrionales, usitée au XVIIe siècle pour le voûtement des vaisseaux religieux et des galeries civiles ou militaires, voire de dépendances54, et encore appréciée au siècle suivant. Des fonctions traditionnelles perdurent, habillées de formes modernes : la loggia qui s’ouvre devant les portes-fenêtres de l’étage noble remplit le rôle de la traditionnelle bretèche (ou « bretèque ») des hôtels de ville médiévaux, d’où l’autorité municipale (ou tout autre pouvoir) se faisait voir et entendre de la place publique. Enfin, le dur contraste chromatique des pierres de Bavay et d’Écaussinnes, si foncées, se détachant sur le fond de pierre blanche et d’enduit, donne à la façade un effet quelque peu théâtral, qui certes contribue à la mise en scène du pouvoir, mais relève aussi d’un goût pour une bichromie attestée dans nombre d’édifices religieux, y compris l’église Saint-Wasnon de Condé lors de son achèvement.

Fig. 8 > Condé-sur-l’Escaut, hôtel de ville, porte du passage cocher [© Région Nord– Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].

Fig. 9 > Condé-sur-l’Escaut, hôtel de ville, 1er étage, ancienne salle d’audience, décor, détail [© Région Nord– Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
UN IMPACT URBAIN ?
37Sur ce même territoire du Hainaut français et dans le même temps qu’à Condé, Avesnes-sur-Helpe et Cambrai entreprirent aussi la reconstruction de leurs hôtels de ville. À Avesnes, qui comptait moins de 3 000 habitants en 1790, l’édifice adopta en 1757 le parti d’une maison à trois travées que l’on pourrait confondre avec la demeure d’un notable si ce n’étaient l’ampleur de ses proportions et la présence d’un majestueux perron donnant accès à un rez-de-chaussée fortement surélevé (fig. 10). Quant à l’hôtel de ville de Cambrai bâti de 1785 à 178955, il est d’une monumentalité qui correspond à l’importance d’une cité de 16 500 habitants (fig. 11). La force plastique de l’hôtel de ville de Condé est donc d’autant plus impressionnante qu’elle est inattendue dans une petite agglomération. C’est que, pour exprimer pleinement l’ambition du duc de Croÿ pour sa ville, il devait aussi s’imposer comme un élément structurant de l’urbanisme et le point d’appui de l’embellissement de la place, à la manière de ce qui fut mené à bien au XVIIIe siècle à Rennes, Toulouse, Nancy ou Châlons-en-Champagne56. En effet, le Dessin arrêté pour la façade des maisons de la place de l’hôtel de ville de Condé57 paraphé par Croÿ dans les années 1780 (fig. 12) emprunte beaucoup à la composition de l’édifice mais la mort du duc, en 1784, ne permit pas la réalisation de ce projet.

Fig. 10 > Avesnes-sur-Helpe, hôtel de ville [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, A. Oger-Leurent].
38En 1787, alors que la reconstruction de l’hôtel de ville était achevée, un « ordre du Roi » imposa de réédifier conjointement le corps de garde de la place sur « un emplacement plus spacieux » et la tour du beffroi, « frayeuse par son entretien annuel en raison de sa vétusté ». Le même document émettait aussi le souhait que, sur ce rang nord-ouest, les futures constructions contribuent par leur alignement à « l’embellissement nécessaire à cette place58 ». Le 7 avril 1788, la convention59 définissant la répartition, entre « le Roi » et « la ville », de la propriété foncière et des frais de construction et précisant en outre la jouissance, le devoir d’entretien et la fonction des nouveaux bâtiments, fut paraphée par le bailli, l’intendant et les représentants du corps du Génie militaire. Comme dans beaucoup de petites villes fortes de province, c’est en effet au Génie que revint la conduite de la construction publique (fig. 13, pl. VIII, p. XVI).

Fig. 11 > Cambrai, hôtel de ville [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, A. Oger-Leurent].

Fig. 12 > Dessein arrêté pour la façade des maisons de la place de l’hôtel de ville de Condé, paraphé par « le Duc de Croÿ », entre 1780 et 1784 [Archives communales de Condé-sur-l’Escaut/© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
39L’érection simultanée du beffroi et du corps de garde menée en 1788-1789 (actuellement no 24 place Pierre-Delcourt) eut pour corollaire la reconstruction des maisons adjacentes ; celle qui amorce un retour vers la rue du Collège (no 2 rue du Collège – no 26 sur la place) relève de la même campagne de construction ; celle qui porte le no 22 sur la place a été érigée peut-être un peu plus tardivement, mais antérieurement à 1798. Elles forment avec le corps de garde un ensemble unitaire. Leur rez-de-chaussée à refends percé d’ouvertures cintrées60 est surmonté de deux étages carrés aux baies rectangulaires barlongues ; l’uniformité des élévations est accentuée par l’application d’un enduit, la présence de cordons et corniches filants, l’alignement des toits à longs pans.
40À la suite de la Révolution, alors que la régularisation de la place demeurait une préoccupation de l’édilité municipale, le parti de reconstruction subit quelques infléchissements. En 1821, les maisons situées aux nos 18 et 20 et faisant suite au corps de garde, sont d’une moindre hauteur et leur façade est articulée par des pilastres. Dans les années 1840-1855, la construction des édifices qui leur succèdent (nos 2 à 16) s’inscrit dans le cadre de l’application du plan d’alignement du 9 avril 182361 et du Règlement [municipal] sur les bâtiments du 24 mai 183462. Quoique aucune prescription spécifique ne précise la manière de construire sur la place, le rang s’est conformé à un gabarit comparable à celui des maisons élevées en 1821 (fig. 14). On constate d’autre part que, si l’obligation d’alignement au sol a bien été appliquée, le processus de régularisation des élévations ne présente pas le même aboutissement sur le rang sud-est.
41À l’ensemble du corps de garde et des maisons contemporaines revint donc d’être le modèle à suivre pour la reprise du rang nord-ouest de la place d’Armes. En revanche, c’est indubitablement le « masque de façade » de l’hôtel de ville qui, en calant la composition, a conféré à la place d’Armes une monumentalité remarquable (fig. 15).
42Les travaux édilitaires de Condé révèlent la nature du lien que le duc entretenait avec sa ville. La main du seigneur était bienfaisante qui, comme celle du duc de Provence à Alençon (Orne) ou celle du duc de Penthièvre63 à Lyons-la-Forêt (Eure), permit la reconstruction de l’hôtel de ville et lui donna forme. La main du duc était puissante aussi ; paradoxalement, l’exercice des droits féodaux les plus coercitifs, comme le recours à la corvée pour contribuer à assurer le pavage de la place en 178064, a été oublié par la mémoire collective, car la figure d’Emmanuel de Croÿ, « adoré des pays soumis à son autorité65 », a fait à Condé l’objet d’un véritable culte. Le 6 septembre 1880 le conseil municipal, sur le rapport de la commission chargée d’examiner « quels [seraient] les portraits qui devr[aient] figurer dans le salon de la mairie », vota au scrutin secret et adopta « les quatre noms suivants : le maréchal, duc de Croÿ ; Duhot, membre du Conseil des Cinq Cents ; Josquin Desprès, musicien ; Clairon, artiste dramatique ». Les dieux du panthéon condéen étaient nommés. Destinés à remplacer les portraits du roi Louis XV, de sa femme, du dauphin et de la dauphine dans la salle du conseil, les toiles réalisées par le peintre Charles Gustave Housez (Condé, 1822 – Valenciennes, 1894) en reprirent les dimensions et les cadres rocaille du XVIIIe siècle.
43Édifice insigne participant du mouvement de diffusion des poncifs d’une architecture nationale identifiée au « grand style » louis-quatorzien, l’hôtel de ville de Condé ne prétendait pas être un manifeste de l’expérimentation architecturale et décorative, mais il fut l’occasion d’une synthèse des modèles classiques avec les prémices du néoclassicisme et la vigueur de certaines particularités régionales. Il contribua à une nouvelle symbolique de l’identité communale : fondamentalement, la reconstruction de l’hôtel de ville, du corps de garde et du beffroi dans le quatrième quart du XVIIIe siècle illustrait un partage apaisé du pouvoir urbain entre la municipalité, le seigneur et l’autorité régalienne. Pour accompagner dignement ces nouveaux édifices, policer l’espace public de la « Grand’Place » et le faire correspondre aux critères de régularité qui participaient à la qualité de l’urbanité du siècle des Lumières, l’homogénéisation des demeures de la place a été envisagée de concert. Cependant, par la mort d’Emmanuel de Croÿ, l’hôtel de ville a été dépossédé du rôle de modèle qu’il semblait appelé à jouer. La façade du corps de garde devint la référence des nouvelles maisons. Le beffroi communal, le dernier-né dans la France d’Ancien Régime, fut érigé en arrière-plan, petite tour évocatrice de libertés urbaines révolues, presque anecdotique, et construite par le Génie militaire… Le « Roi » avait repris la main. Le pouvoir allait à l’État.

Fig. 14 > Condé-sur-l’Escaut, place Pierre-Delcourt, rang nord-ouest, montage photographique [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, cliché H. Bouvet, infographie E. Stein].

Fig. 15 > Condé-sur-l’Escaut, place Pierre-Delcourt, vue générale [© Région Nord – Pas-de-Calais, Inventaire général, P. Thibaut].
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Croÿ Emmanuel de, Journal inédit du duc de Croÿ publié d’après le manuscrit autographe conservé à la bibliothèque de l’Institut, avec une introduction, notes et index, par le vicomte de Grouchy et Paul Cottin, Paris, E. Flammarion, 1906-1907.
Dauvergne Robert, Les Résidences du Maréchal de Croÿ (1718-1784). Paris, Ivry-sur-Seine, Condé, Paris, R. Foulon impr., 1950.
Delarme René, Condé-sur-l’Escaut, Valenciennes, Pierre Giard libraire-éditeur, 1927.
Delcourt André, Un grand seigneur au siècle des Lumières, le duc de Croÿ, maréchal de France, Tournai, A. Delcourt édit., 1984. Dion Marie-Pierre, Emmanuel de Croÿ (1718-1784). Itinéraire intellectuel et réussite nobiliaire au siècle des Lumières, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1987.
Wymans Gabriel, Inventaire des archives des ducs de Croÿ, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1977.
Les dossiers constitués par le service du Patrimoine culturel de la Région Nord – Pas-de-Calais (mission Inventaire général du patrimoine culturel) sur la ville de Condé-sur-l’Escaut sont consultables sur la base Architecture (Mérimée) du ministère de la Culture et de la Communication (adresse : http://www.culture.gouv.fr/culture/inventai/patrimoine/).
On y trouvera en particulier les notices concernant l’hôtel de ville et les objets qui y sont conservés, celle de l’ensemble du corps de garde et du beffroi, ainsi que la notice de la place Pierre-Delcourt.
Notes de bas de page
1 Inscrit au titre des Monuments historiques, en totalité, par arrêté du 5 février 2007. Par ailleurs, je remercie pour leur relecture et leurs conseils Renaud Benoit-Cattin, Bernard Castelain, Yvette Gambin et Pierre-Louis Laget.
2 Réalisé par le service du Patrimoine culturel (conseil régional Nord - Pas-de-Calais) au sein duquel se trouve la mission Inventaire général du patrimoine culturel dont la responsabilité a été transférée de l’État aux régions par la loi du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales.
3 En revanche, l’Histoire de la ville et seigneurie de Condé (AM Valenciennes, ms. 755) dont le duc de Croÿ acheva la rédaction en 1775, ne contient aucune information utile à notre recherche.
4 Wymans Gabriel, Inventaire des archives des ducs de Croÿ, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1977.
5 Sous la section « Archives relatives aux biens ».
6 Chiffre de population légale en 2009 : 9 816 habitants (source INSEE).
7 Lottin Alain, « Un chantier de recherche : les petites villes du Nord Pas-de-Calais (1750-1850) », Être et croire à Lille et en Flandre, XVIe-XVIIIe siècles. Recueil d’études, Arras, Artois Presses Université, 2000, p. 221-228, particulièrement tableau p. 225.
8 L’Inventaire des archives des ducs de Croÿ, sous la qualification Exercice et perception des droits seigneuriaux, énumère près de 450 dossiers relevant du droit civil ou du droit pénal pour la période 1550-1790, dont 220 pour la période 1723-1784 (alors qu’Emmanuel de Croÿ est seigneur de Condé).
9 AD Nord, C 9239. Cette manufacture fait suite à une autre fondation dans les années 1755.
10 Puis route impériale, nationale 48, départementale 935.
11 Elle porte maintenant, du sud au nord, les noms successifs de rue Jean-Jaurès, rue de l’Escaut et rue Gambetta.
12 Ruelens Charles (dir.), Atlas des villes de la Belgique au XVIe siècle. Cent plans du géographe Jacques de Deventer, 4e livraison, Bruxelles, 1886 ; Duvosquel Jean-Marie (dir.), Albums de Croÿ, t. XXV, Fleuves et rivières II, Bruxelles, Éditions du Crédit communal de Belgique, 1990, p. 139 (planche 19).
13 AM Condé, pièce non cotée.
14 Croÿ Emmanuel de, Journal inédit du duc de Croÿ publié d’après le manuscrit autographe conservé à la bibliothèque de l’Institut, avec une introduction, notes et index, par le vicomte de Grouchy et Paul Cottin, Paris, Flammarion, 1906-1907, t. 1, p. 182, 20 août 1752. Édition de l’Histoire de ma vie d’Emmanuel de Croÿ, dont le manuscrit, conservé à la bibliothèque de l’Institut de France, comprend 41 volumes in-4o.
15 Baudoux-Rousseau Laurence, L’Hermitage à Condé-sur-l’Escaut : architecture, décor et jardins (1748-1789), Arras, Artois Presses Université, 2001.
16 Voir Platelle Henri (Abbé), La construction de l’église de Condé-sur-Escaut 1751-1755, Lille, chez l’auteur, 1951 ; Oger-Leurent Anita, « L’église Saint-Wasnon de Condé-sur-l’Escaut (1750-1770) », dans Monuments du Nord, Lille, Tournai (Congrès archéologique de France, 169e session, 2011), Paris, Société française d’archéologie, 2013, p. 59-66.
17 Croÿ E. de, Histoire de ma vie, ms. fr. bibl. Institut (Paris), microfilm bibl. Univ. Artois (Arras), t. XI, cahier 42, fo 170vo (consultation ponctuelle).
18 Idem, t. XXIX.
19 AD Nord, C 5991.
20 Écrit aussi « Dubuat » ou « Du Buat ».
21 Voir sa biographie dans Blanchard Anne, Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, Université Paul Valéry, Centre d’histoire militaire et d’études de défense nationale, 1981, p. 237-238.
22 Du Buat synthétise ensuite ses théories dans le traité Principes d’hydraulique […], Paris, Imprimerie de Monsieur, 1779 (plusieurs fois réédité).
23 Croÿ E. de, Journal inédit…, op. cit., t. 3, p. 218 ; t. 4, p. 201.
24 AM Condé, DD 19 : Comptes de la démolition et de la reconstruction de l’hôtel de ville de Condé, année 1774. Quittance délivrée au Sr. Montet.
25 AD Nord, C 5991.
26 Qui ont fait suite à des portes-fenêtres encore visibles sur les clichés du début du XXe siècle.
27 AM Condé, DD 18, Courrier du 4 juin 1774.
28 Cité par AD Nord, O 151 26, Acquisition à la veuve Duval d’une maison attenant à l’hôtel de ville, 1837-1838.
29 AD Nord, C 5991, Mémoire Pour l’hôtel de ville de Condé, 9 septembre 1776.
30 AM Condé, DD 18, Courrier au Magistrat de Condé, 16 mars 1774.
31 Préfigurant la terminologie moderne de « façadisme », « façade-écran » et « l’ensemble derrière façade » du vocabulaire de l’architecture auquel se conforme l’Inventaire général.
32 AM Condé, DD 18, Requête du Magistrat à Sénac de Meilhan [1778, entre le 1er et le 9 juillet].
33 AD Nord, C 9119, Comptes des dépenses tant de la démolition que de la reconstruction de l’hôtel de ville de Condé pendant l’année 1774. Maillard est aussi orthographié « Maliart » ou « Malliard ».
34 Département du Nord, entre Valenciennes et Maubeuge.
35 Belgique, Province du Hainaut, entre Mons et Bruxelles.
36 AM Condé, DD 19/AD Nord, C 6054, Marché passé par le Magistrat de Condé avec le Sr. Gosselin de Marly pour la fourniture d’ardoises « de Rimoigne », 21 août 1776. Rimogne, département des Ardennes, entre Hirson et Charleville-Mézières. Renseignement communiqué par M. Xavier de Massary, chef du service de l’Inventaire du patrimoine culturel, conseil régional de Champagne-Ardenne.
37 Poils de vache ou de cheval, destinés à renforcer certains enduits.
38 AM Condé, DD 19/AD Nord, C 6054, Neuvième compte en double des recettes et dépenses de la reconstruction de l’hôtel de ville de Condé pour les années 1782 et 1783. Quittance délivrée à Becquet.
39 AM Condé, II V, Lettre de Marion à un représentant du Magistrat de Condé, 23 octobre 1782.
40 AM Condé, DD 19/AD Nord, C 6054, Neuvième compte […] pour les années 1782 et 1783. Quittance délivrée à Gaspard Bécar (aussi orthographié Beccard). En 1776, G. écar avait racheté le matériel de la manufacture Desmoutiers-Dorez de Saint-Amand-les-Eaux et l’avait transféré dans sa manufacture valenciennoise. Voir Bonifas Janine, Les faïenciers de Saint-Amand au XVIIIe siècle, Saint-Amand-les-Eaux, éd. Musée de Saint-Amand-les-Eaux, 1985, p. 23. Vers 1855, les vases sont en pierre blanche. Entre 1878 et 1880, réputés dangereux, ils sont remplacés par des vases identiques en pierre bleue de Soignies (AM Condé, K 7 : Cahier des charges, projet de restauration de l’hôtel de ville, par Louis Dutouquet, 1878).
41 AM Condé, DD 18, Requête du Magistrat de Condé à l’intendant du Hainaut, 6 octobre 1773.
42 AD Nord, C 5991, État de situation des fonds de l’hôtel de ville reconstruit, à faire voir à Mgr l’intendant, dressé par le Magistrat, 10 juillet 1777.
43 AM Condé, DD 19/AD Nord, C 9119, Deuxième compte de recettes et dépenses pour la reconstruction de l’hôtel de ville, 1775.
44 AD Nord, C 5991, idem.
45 AM Condé, DD 18, Courrier de l’intendant ( ?) au Magistrat de Condé, 16 février 1786.
46 AD Nord, C 5991, Billet du duc de Croÿ, daté de l’Hermitage, 20 octobre 1776.
47 AD Nord, C 5991.
48 AD Nord, C 5991.
49 Détail significatif, un mètre étalon a été placé dans l’embrasure de la porte cochère qui donne accès à la halle marchande. S’agit-il d’un de ces instruments de mesure provisoires en fer, disposés dans des lieux publics de province à la suite de la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) ordonnant l’usage du système métrique décimal sur tout le territoire de la République ? Ou ce mètre fut-il mis en place dans la foulée de la loi du 4 juillet 1837 qui interdit le recours à toute autre mesure ?
50 AD Nord, C 9858 : Enquête royale sur les Prisons et bâtiments servant à l’administration de la justice, ordonnée par arrêt du Conseil du 29 mars 1773 et à la charge des villes où les sièges royaux sont situés. Réponse de la ville de Condé en date du 3 décembre 1773. L’Inventaire des archives des ducs de Croÿ relève, sous la qualification Exercice et perception des droits seigneuriaux, près de 130 affaires relevant du droit civil ou du droit pénal pour la période 1782-1790, pendant laquelle la salle d’audience est en usage.
51 AM Condé, DD 19/AD Nord, C 6054, Huitième compte [...] pour les années 1781 à 1782.
52 AD Nord, O 151 78.
53 Hénault Maurice, Richard Fernet, sculpteur, et les origines du musée de Valenciennes, Paris, Nourrit et Plon, 1903 ; Machelart Félicien, Peintres et sculpteurs de la confrérie Saint Luc de Valenciennes aux XVIIe et XVIIIe siècles, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 1987.
54 En particulier des écuries.
55 Sur les plans de l’architecte cambrésien Richard, corrigés par Jacques-Denis Antoine et Nicolas-Henri Jardin.
56 Dont la composition est très proche (architecte Durand, 1772).
57 AM Condé, DD 18, Élévations et coupe, dessin non daté (entre 1780 et 1784, date de la mort d’E. de Croÿ).
58 AM Condé, DD 21, Acte de mise en adjudication par le Magistrat de la démolition de la tour du beffroi, 1787, transmission à l’intendant ; Extrait des délibérations de messieurs du Magistrat de cette ville de Condé du 11 juillet 1787.
59 AD Nord, 66 J 862, Corps de garde de la place d’Armes, construction, 7 avril 1788, plan, coupe et élévation du projet, Acte concernant la construction et les diverses propriétés et jouissances du Roi et de la Ville dans le corps de garde de la place d’arme de Condé.
60 Les baies des maisons nos 22 et 26 ont été reprises au XXe siècle.
61 AD Nord, O 151/154, Plan d’alignement ; correspondance, 1821-1824.
62 AD Nord, O 151/192, Règlement sur les bâtiments, 24 mai 1834.
63 Emmanuel de Croÿ a parfois été appelé « le Penthièvre du Hainaut » par ses contemporains. Des liens d’estime et d’amitié unissaient d’ailleurs ces deux princes.
64 AD Nord, C 5289. Dépense à faire pour paver depuis le pont des religieuses jusqu’à la rue Saint-Barbe, y compris toute la place de l’hôtel de ville. Toisé par du Buat, 1780.
65 Croÿ E. de, Journal inédit…, op. cit., introduction par Grouchy et Cottin.
Auteur
Conservateur des Monuments historiques, Direction régionale des affaires culturelles de Picardie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Châteaux et modes de vie au temps des ducs de Bretagne
XIIIe-XVIe siècle
Gérard Danet, Jean Kerhervé et Alain Salamagne (dir.)
2012
La construction en pan de bois
Au Moyen Âge et à la Renaissance
Clément Alix et Frédéric Épaud (dir.)
2013
Le cardinal Jean Du Bellay
Diplomatie et culture dans l’Europe de la Renaissance
Cédric Michon et Loris Petris (dir.)
2013
Construire à la Renaissance
Les engins de chantier de Léonard de Vinci
Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl
2014
Un seul corps
La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes, ca. 1272- 1578
Amélie Bernazzani
2014