Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Dans un monde où tout doit aller toujours plus vite, l’obtention du doctorat en sciences humaines est aujourd’hui envisagée, en France, suivant un processus calqué sur les sciences « exactes ». La durée canonique d’une thèse est désormais de trois ans. En quelques années, la nouvelle norme s’est insinuée dans le paysage universitaire, à telle enseigne que rares sont les directeurs de recherche qui ne ressentent pas le besoin d’excuser, dans les rapports de soutenances, leurs candidats ayant dépassé ce délai. Pour les humanités, un tel cadre n’est absolument plus propice à des travaux d’envergure, susceptibles de renouveler en profondeur les connaissances, comme la thèse de Bertrand Cosnet. Dirigée par Maurice Brock, elle a été soutenue en septembre 2011 à l’université François-Rabelais de Tours, sous le titre L’imagerie morale (vers 1315-vers 1415) : figurer et personnifier les vertus selon les ordres mendiants et les communes toscanes. Les historiens – historiens de l’art et historiens tout court – qui tentent de cerner la culture visuelle de l’homme médiéval doivent se réjouir de disposer à présent de ce beau travail sous la forme d’un livre.
2Bertrand Cosnet étudie la place de l’image dans l’instauration d’un système de valeurs civiques dans l’Italie communale du Trecento (1300-1415). La définition d’un ordre moral y est alors au cœur des préoccupations des clercs comme des laïcs. La mise en images, sur le mode de la personnification, des vertus et des vices, catégories morales et notions abstraites, est au cœur de l’environnement visuel des hommes de cette époque, dans les espaces religieux, civiques et privés. L’étude de la fabrique de ces images exigeait un inventaire le plus complet possible de ces représentations dans la péninsule italienne au XIVe et au début du XVe siècle. Malgré les difficultés liées au repérage des œuvres et à l’établissement d’une documentation photographique satisfaisante, Bertrand Cosnet a relevé le défi et répertorié dans les décors monumentaux (fresques, retables, sculptures) et dans les manuscrits 1 105 personnifications (975 vertus et 130 vices) qui font l’objet d’un classement thématique. On devine et on comprend qu’il a fallu du temps – plus de trois ans ! – pour accomplir cette tâche exigeant patience, sagacité et érudition. Le résultat est un outil de travail qui sera une référence.
3La première partie de l’ouvrage plante le décor à travers l’exposition des facteurs ayant conduit à la mise en place d’un ordre moral et à la définition du septénaire des vertus, dans la formulation que lui a donnée saint Thomas d’Aquin, avec les trois vertus théologales (Charité, Espérance, Foi) et les quatre vertus cardinales (Prudence, Justice, Force, Tempérance), ainsi qu’à l’élaboration du septénaire des vices (Orgueil, Envie, Colère, Acédie, Avarice, Gourmandise, Luxure). Bertrand Cosnet rappelle les étapes de la constitution de l’iconographie des vertus et des vices et son essor à l’aube du Trecento. Il pose la question des publics auxquels les personnifications des vertus étaient destinées. Pour ce qui est des églises des ordres mendiants, il tient compte de la configuration des lieux. Quelles représentations étaient visibles dans les espaces accessibles à tous et que voyaient les membres de la communauté dans les lieux qui leur étaient réservés ? Certains supports, comme les retables, pouvaient en principe être vus de tous mais seuls les membres du clergé étaient pleinement en mesure de saisir la portée des figurations des vertus, en raison de l’échelle à laquelle elles étaient représentées. Dans la deuxième partie est mis en évidence le rôle déterminant et novateur qu’ont joué les ordres mendiants (franciscains, dominicains et augustins) dans la mise en œuvre de nouvelles formulations de ces images et dans leur promotion. Ainsi, les controverses survenues au sujet de l’observance du vœu de pauvreté donnent-elles naissance à une iconographie inédite des vertus sur les voûtes de la basilique inférieure de Saint-François à Assise (le Triomphe des vertus, vers 1315-1319). L’usage de la notion de « programme » iconographique, qui a fait il y a quelques années l’objet d’une remise en question, est ici parfaitement légitime. Enfin, dans la troisième partie, l’auteur s’attache aux répercussions, dans le domaine des images, de ces redéfinitions des vertus dans le monde laïc, celui des républiques urbaines, qui offrent à l’imagerie morale de nombreux supports (les salles de réunion dans les palais communaux ; les monuments sur les places publiques) permettant l’édification des citoyens et la dénonciation des régimes tyranniques. Lorsqu’il aborde le développement de l’imagerie des vertus et des vices dans le cadre de la vie civique, Bertrand Cosnet s’intéresse aux traités de moralité enluminés, diffusés à l’attention des laïcs, parallèlement à la propagation de l’enseignement des valeurs morales dans les écoles. Son analyse de la Somme le roi est tout à fait éclairante. La diffusion vers l’Italie de ce traité, composé en 1279 par le dominicain frère Laurent, confesseur du roi de France Philippe le Hardi, a été assurée par les frères prêcheurs. À travers quatre copies italiennes enluminées de ce texte sont ici observées les transformations qui s’opèrent entre des miniatures élaborées dans le milieu de la cour de France et des images destinées à un tout autre public : celui des bourgeois toscans.
4Le processus de sécularisation qui caractérise l’iconographie des vertus au cours du Trecento est le fruit de la reformulation de ces thèmes par les ordres mendiants et de leur assimilation dans la sphère communale. Bertrand Cosnet met en lumière ce phénomène de transfert. Il aborde notamment les peintures d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne (1338), dont la dimension politique a été récemment revisitée1, en faisant ressortir ce que les représentations des vertus et – dans une moindre mesure – des vices doivent à l’imagerie morale déployée dans les couvents mendiants. Sur le mur nord, par exemple, la Charité aux ailes déployées, brandissant une lance et un cœur enflammé, plane au-dessus du grand personnage siégeant au centre de l’estrade des vertus, personnification supposée du gouvernement de la commune de Sienne. Cette figure est une reprise exacte de la Charité assise aux pieds de la Vierge, au centre du retable peint vers 1335-1337 par Ambrogio Lorenzetti pour l’église augustine San Pietro in Orto à Massa Maritima. L’observation est précieuse et vient pallier les lacunes de la documentation déplorées par Patrick Boucheron et qui nous empêcheraient d’avancer des hypothèses quant à la part prise par le peintre dans l’élaboration de l’imagerie de la salle des Neuf. Bertrand Cosnet nous rappelle qu’Ambrogio Lorenzetti a travaillé à plusieurs reprises pour les ermites de saint Augustin. Il fait donc profiter les magistrats de Sienne de cette expérience : la figure de la Charité peut être incluse dans le lot des propositions faites par l’artiste lui-même lorsque le « programme » de la salle a été conçu et discuté. Quoi qu’il en soit, une lecture exclusivement politique de ces peintures d’Ambrogio Lorenzetti semble devoir être nuancée.
5L’ample et stimulante enquête conduite par Bertrand Cosnet sur les personnifications des vertus dans les couvents mendiants et les communes toscanes est une contribution de taille à l’étude de la production artistique au XIVe siècle. Reposant sur un inventaire des représentations visant à l’exhaustivité, ce travail reflète les qualités de discernement – de Prudence, principale des vertus cardinales – dans le maniement de disciplines aussi variées que l’histoire, l’histoire de l’art, l’histoire de la littérature, de la théologie et de la philosophie, auxquelles il a été nécessaire de recourir pour aborder ce sujet. Nul doute que cet ouvrage est appelé à faire date dans les études sur l’art de la fin du Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, 2013.
Auteur
Professeur à l’université Paris-Sorbonne
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études
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