Incidence de la forme dialoguée sur la matière scientifique : la physique élémentaire dans le Premier Curieux de Pontus de Tyard
p. 493-502
Texte intégral
1Comme l’annonce son titre, cette contribution se propose de mener une étude fragmentaire, volontairement limitée à la partie du Premier curieux que Pontus de Tyard consacre à la question des quatre éléments. Nous voudrions tenter par là d’évaluer aussi précisément que possible ce que pouvaient être les enjeux et les conséquences du recours à la forme du dialogue dans le contexte particulier de la transmission des savoirs scientifiques. Ce choix de méthode – il faut nous en expliquer rapidement – a été motivé par un faisceau de constatations dont l’une était, à l’origine, tout à fait accidentelle. La première est que les nombreux débats qui entourent ce texte sont loin d’être tranchés, qu’il s’agisse de l’interprétation globale à donner à l’ensemble que constituent le Premier et le Second Curieux, du rôle respectif des devisants1 ou de la nature exacte du texte. Celui-ci est-il finalement un « dialogue encyclopédique de Cénacle2 » ? Un dialogue philosophique sur la connaissance ? Une forme dialectique mise au service de la philosophie naturelle et partie prenante de la construction d’une science originale ? Différents travaux ont en effet montré que « Tyard [avait] joué un rôle prépondérant dans le développement académique des disciplines du savoir3 » et invitent à pencher en ce sens. Mais que faire alors du prologue, qui affirme sans ambiguïté que le texte s’inscrit dans la perspective de la vulgarisation : « Je n’ay voulu refuser à mes François, en ce discours que je vous donne, partie du fruit que j’y avois fait [i.e. dans la « consideration des substances et causes mondaines »], pour en descouvrir le chemin à quelque autre studieux et diligent4 ? » Ce rôle de vulgarisateur, Tyard l’a d’ailleurs rempli, qu’il l’ait ou non souhaité, dans la mesure où il écrivait en langue vulgaire, et où, pour paraphraser Nicole Oresme, il semble effectivement avoir voulu « dire en françois generalement et plaisement ce qui est convenable à sçavoir à tout homme sans trop arrester ès demonstrations et subtilitez qui appartiennent aux [philosophes]5 ». En effet, si le passage de l’astronomie mathématique du latin au français est déjà, en 1557, bien amorcé6, il n’en va pas de même de tout ce qui concerne les théories de la physique qualitative néo-aristotélicienne, qui continuent d’être d’expression quasi exclusivement latine. C’est ce qui nous conduit au deuxième point : la partie du texte qui traite plus strictement de la physique a été beaucoup moins explorée que le début du dialogue, qui a monopolisé l’attention en raison de l’enjeu majeur que constituent la discussion des hypothèses astronomiques et le débat sur l’astrologie. Or, on le sait moins, les interrogations sur les éléments sont, dans la culture du XVIe siècle, aussi prégnantes quoique moins visibles que les querelles astronomiques. Elles viennent en outre sur la place publique au moment précis où écrit Tyard, avec la publication du De Subtilitate de Jérôme Cardan, traduit en français en 15567 et qui connut très vite un assez considérable succès. Cardan y remodèle en profondeur le système élémentaire hérité d’Aristote, rouvrant ce que les philosophes ont appelé « la querelle du feu8 », et s’attire une violente riposte de la part de Scaliger9, exactement contemporaine du Premier Curieux. Cette théorie des quatre éléments, qui fonde l’ensemble de la physique qualitative sur laquelle s’appuie encore la philosophie naturelle des universitaires, obéit en outre à des modes d’exposition nettement codifiés, qui permettent une comparaison formelle et notionnelle effective. Enfin, et nous en venons maintenant à la raison que nous appelions « accidentelle », nous avons lu pour la première fois ce dialogue de Tyard dans le cadre de recherches consacrées à la réception, à l’élaboration et à la transmission des données de la physique des qualités dans les différentes formes textuelles du XVIe siècle, selon un ordre qui conduisait des ouvrages universitaires aux traités de vulgarisation en langue latine, puis à la construction d’une culture scientifique en langue vulgaire. Or, ce cheminement a fait apparaître l’étroite parenté qu’entretient le texte de Tyard avec certains des traités de vulgarisation néo-latins produits dans les années qui précèdent immédiatement la rédaction du Curieux. Ceci conduit logiquement à se demander quel était alors, dans ce domaine précis des sciences de la nature, la signification du recours au dialogue. La recherche de la vérité n’en est manifestement pas la raison première, en effet, d’autant qu’il convient de nuancer, dans le domaine de la philosophie naturelle, la raison souvent invoquée de l’opposition entre les formes humanistes et les formes scolastiques. Nous ne parlons pas ici d’une opposition de contenu, dont on sait qu’elle a été beaucoup moins réelle que les humanistes eux-mêmes ont bien voulu l’admettre10, mais des oppositions formelles entre les pratiques de la discussion scolastique écrite héritées du monde médiéval et l’émergence du dialogue comme genre humaniste. Si l’on retient comme critères distinctifs la place faite à l’altérité, l’importance conférée à l’examen dialectique et le fait que la réponse à la question posée ne soit pas connue d’avance (et puisse être parfois profondément surprenante), critères dont l’absence est régulièrement invoquée par les humanistes eux-mêmes pour définir la stérilité supposée de la dispute11, certaines sommes scolastiques de philosophie naturelle de la seconde moitié du siècle témoignent en réalité d’une aptitude à la mise en doute tout à fait remarquable. C’est donc parce que Tyard entend inscrire précisément son texte dans un dispositif plus général de transmission des savoirs que nous voudrions l’étudier ici, espérant pouvoir apporter ainsi quelques éléments de réponse à la question que soulève le choix de la forme dialoguée, d’une part, et essayer de contribuer à l’évaluation du dialogue comme vecteur de diffusion de la philosophie naturelle, d’autre part.
2Un premier point important est que le dialogue consacré à « l’univers et ses parties » ne s’est construit que progressivement12. On connaît trois éditions du texte, 1557, 1578 et 1587, que Tyard a sensiblement modifiées par adjonctions successives et non par corrections. Or, lorsque l’on considère le premier état du texte, la portée réelle de l’intention dialogique n’est pas immédiatement évidente. Le prologue du dialogue, s’il sert à construire le cadre référentiel, installe surtout le Discours de l’Univers dans une tradition qui est celle du traité de vulgarisation. Loin de poser la question du rôle de la forme ou de soulever celle de la validité de la science, il s’interroge, s’agissant de cette dernière, sur la pertinence de la réécriture : « Ciceron, pour avoir esté precedé par Platon, ne se descouragea d’escrire divers subjets ja traitez devant luy : mesmes le Timée luy servit, je ne dy d’argument, mais de texte remis entierement presque de mot à mot en son livre de l’Univers. Apulée ne laissa de discourir le Monde, combien que long temps avant luy Aristote et Theophraste l’eussent escrit. […] Philon et Ocelle en ont escrit l’un apres l’autre13. » Les exemples présentés sont d’autant plus frappants que ce n’est pas pour ses dialogues qu’est évoqué Cicéron, et que le De Mundo apuléen est un méli-mélo syncrético-scientifique à usage mondain, appuyé sur un texte, le De Mundo pseudo-aristotélicien, dont tout le monde sait au XVIe siècle que c’est un apocryphe. Les instances auctoriales invoquées par Tyard au seuil de son dialogue paraissent donc, sur le plan scientifique, bien incertaines. En revanche, le topos de la stature droite de l’homme est réinterprété de manière intéressante. Depuis l’Antiquité, il est en effet régulièrement invoqué pour légitimer l’exercice de l’astronomie, « haute science » qui mène à la théologie. Or, Tyard ne considère pas seulement que l’homme a les yeux tournés vers le ciel « car nous serions inutilement dressez par Nature au milieu de cest admirable Theatre mondain, la face droite, les yeux hauts et clairs, et le col flexible en toute part, et la personne entiere, agile à se tourner en rond, si nous ne regardions en diligente consideration toutes les substances de ce monde, courbé pour s’offrir plus commodement à nostre veuë14 ». Plus que les réalités « hautes », c’est la diversité du monde qui retient son intérêt, et c’est peut-être plutôt en raison du caractère éclectique des autorités qu'il allègue et du rôle varié qu’elles ont joué en leur temps dans la construction et la transmission d’une culture syncrétique, qu’il convient de les retenir comme indices. Peut-être est-ce également qu’à ce stade, le fond du dialogue n’est pas la science, dont toutes les hypothèses seront affirmées par la bouche du Curieux, mais le statut de la connaissance.
3De fait, lorsque l’on aborde plus précisément la partie du texte consacrée à la physique élémentaire dans l’édition de 155715, on est d’abord frappé par le caractère extrêmement monolithique de ce long passage, qui contraste avec les cinquante pages précédentes et surprend d’autant plus que le Curieux, qui s’exprime ici, n’est pas censé détenir toute la vérité. La parenté visuelle avec un traité de physique est encore accentuée par la densité des manchettes, tout à fait similaires, y compris et d’abord par le savoir qu’elles évoquent, à celles que l’on peut trouver dans un manuel de physique en latin. En effet, dans la quinzaine de pages qui correspond à l’exposé du système physique proprement dit, le Curieux n’est interrompu qu’une fois, par le Solitaire, qui pose une question tout droit issue de la tradition scolastique : « Pourquoy donc, interroguay-je, ne donne l’on à la Matiere et Forme nom d’Element plustost qu’à ce qui est composé d’elles16 ? » Cette question, qui renvoie à la différence que les manuels de physique font, à la suite d’Aristote, entre principes et corps simples, semble de ce fait n’être au mieux qu’un simple artifice de mise en forme, au pire, si on se place dans la perspective humaniste, un renvoi direct aux textes de la scolastique néoaristotélicienne. Il faut attendre l’analyse séparée de chaque élément et la fin de l’examen du feu, bien plus loin dans le texte, pour que Hieromnime reprenne le Curieux sur la question de l’existence des Enfers, ouvrant un débat sur le thème de la possibilité du châtiment des âmes incorporelles par un feu corporel17, que le Curieux finit d’ailleurs par éluder : « Il vaut mieux – dit le Curieux – en croire plus, et en disputer moins, et adjouster à l’honneur que nous avons donné au Feu, comme premier et plus haut Element : qu’il est doué de la premiere et plus necessaire puissance en la generation de toute chose18. » Le recours à une forme dialoguée qui semble n’impliquer aucun échange réel, sinon aux marges du sujet central, peut donc apparaître comme un choix doublement étonnant pour l’écriture d’un texte, qui, intitulé L’Univers, ou discours du monde et de ses parties, n’organise pas de débat sur le statut même de la connaissance – les voix du prêtre et du philosophe demeurant parallèles19 – et ne met pas non plus en scène de quête de la vérité scientifique (alors que le prologue affirmait le contraire20). Les différentes théories physiques se trouvent de fait réunies dans la bouche du seul Curieux, qui ne les discute pas. Ceci est d’autant plus frappant que les modifications ultérieures apportées par Tyard à son texte ne font qu’accentuer le procédé. L’édition de 1587 comporte en effet deux interruptions supplémentaires : l’une portant sur la notion de principe [« Aussi (dit Hieromnime) ceux qui ont prins cognoissance de la verité par l’instruction de Moyse, ne recognoissent qu’un Principe : à sçavoir la Sapience de Dieu21 »], l’autre faisant entendre la voix de la Kabbale à propos de la définition de la matière élémentaire. Dans les deux cas, Tyard n’a pratiqué aucun aménagement dans le texte, l’interruption de Hieromnime provoquant simplement la suspension momentanée du discours du Curieux, qui demeure absolument identique à ce qu’il était en 1557. Le procédé, cependant, conduit à rendre de facto Hieromnime plus présent en même temps qu’à accentuer l’altérité de la voix qu’il fait entendre, puisqu’il passe peu à peu de l’emploi des seules Écritures à des références multipliées à la Kabbale22, incarnant ainsi une position d’une complexité et d’une ouverture croissantes.
4C’est ici que nous voudrions faire intervenir la comparaison avec les manuels de vulgarisation, d’autant que l’un deux au moins a servi de modèle avoué à Tyard. Traitant des éléments, celui-ci confesse en effet : « Cecy d’une diserte abondance a esté escrit par l’honneur du pourpre Romain de son temps, le docte Cardinal Contaren23. » Il livre ainsi une clef de lecture d’autant plus importante qu’elle est redoublée par un ajout de 1578, où c’est le Solitaire qui, lors d’un échange sur les marées, invoque à son tour « le docte Contaren24 ». Or, Gasparo Contarini, éminent membre de la Curie romaine, mort quinze ans plus tôt, est plus connu pour ses positions évangéliques et ses missions diplomatiques auprès des protestants que pour son œuvre de physicien. Mais il fut formé à Padoue, par Pomponazzi, auquel il s’opposa par la suite sur la question de l’immortalité de l’âme25. L’ouvrage dont il est ici question, le De elementis et eorum mixtionibus, publié en 154826, est un traité de physique d’obédience assez strictement aristotélicienne, qui révèle en même temps clairement, dans sa préface, des exigences nouvelles que l’on peut lier à l’Humanisme. L’auteur y réaffirme la volupté que l’on tire de la contemplation de la nature et dit avoir voulu consacrer ses heures de liberté à la rédaction d’un traité tout entier et exclusivement consacré aux éléments. Ceux-ci, en effet, sont les « principes » et les « racines » de toute la science des corps mixtes27 et méritent donc une attention particulière, que ne mettent pas assez en avant les sommes plus générales. Son ouvrage se donne donc pour but de colliger des informations jusque-là dispersées dans les écrits spécialisés des « physiciens », afin d’en traiter de manière claire et selon un ordre nouveau leur convenant, pour pouvoir les rendre accessibles au plus grand nombre. Sans renoncer, bien au contraire, au contenu de la physique néo-scolastique, il abandonne en partie l’ordre canonique selon lequel les questions étaient traditionnellement exposées (c’est-à-dire suivant les enseignements successifs du Traité du ciel et du Traité de la génération et de la corruption et des Météorologiques) et intègre quelques caractéristiques exogènes, en particulier platonico-stoïciennes. La parenté entre l’exposé du Curieux et le traité contarinien ne fait pas de doute, et le rapprochement que Tyard lui-même nous incite à opérer nous apprend de ce fait deux choses : Pontus reprend très sommairement et partiellement le contenu du traité, mais en cessant de discuter les questions qui y étaient mises en débat, et déplace le cadre de la discussion hors du champ du traité de physique, en confrontant les voix du prêtre et du physicien.
5Or, Contarini, s’il est le seul cité par Tyard, n’est pas le seul à avoir amorcé ce mouvement de vulgarisation, dont le dialogue apparaît partiellement comme un prolongement. On peut penser ici tout particulièrement à Johannes Velcurio28 et ses Commentarii in universam physicam Aristotelis, publiés en 1538, qui ont servi de source aux poètes et aux vulgarisateurs (Baïf, par exemple, y puise le contenu du Premier des Météores), et dont la trace est également perceptible dans le texte de Tyard29. Velcurio, cependant, fut un précurseur de Melanchthon30 et de ses Initia doctrinae physicae de 1549 ; il proclame dans sa préface (et met en application) les liens indissolubles de l’aristotélisme chrétien et des Pères de l’Église. De ce fait, l’honneur fait à Contarini, qui, en revanche et malgré son titre, ne s’occupe pas un instant de Dieu dans son traité, nous semble signifier que c’est à l’aune des pratiques d’une vulgarisation souvent orientée par la théologie31 et tendant de ce fait à s’organiser en système, qu’il convient peut-être de mesurer le rôle de la séparation des voix de Hieromnime et du Curieux, au moins dans ce passage, et la présence croissante de Hieromnime dans les éditions successives. En cela, le dialogue de Tyard, s’il emprunte le travail fait par ses contemporains pour simplifier une physique scolastique que son extrême complexité et son très haut degré d’abstraction rendent à peu près inintéressante pour l’honnête homme des années 1550, s’en distingue très clairement, et de plus en plus au fil des éditions, par son intention. Cela autorise donc à faire l’hypothèse que la forme dialoguée sert d’abord ici à instaurer un cadre épistémologique particulier pour l’exposé scientifique, non par interaction mais par séparation explicite des voix que de nombreux traités contemporains confondent au contraire, et à empêcher ainsi l’exposé scientifique de construire effectivement un « système du monde ». Le choix, comme source du savoir scientifique, d’un cardinal catholique, connu pour son ouverture d’esprit et symbole, sans jeu de mot, du dialogue interconfessionnel, mais qui s’oppose aussi à la théorie de la double vérité, prend ainsi tout son sens.
6Si l’objet du dialogue, cependant, n’est que de signaler la séparation nécessaire des voix de la foi et de la science, et l’incertitude irrésolue dans laquelle elles nous maintiennent, quel est alors l’intérêt d’entrer si avant dans le détail de la matière scientifique, et que deviennent les questions des « puissances et causes mondaines » et de la transmission des savoirs qu’évoque le prologue ? Si l’on examine maintenant le contenu du discours du Curieux, on s’aperçoit qu’il inflige au modèle qu’il utilise et revendique en partie, une série de distorsions. La parenté du texte avec celui de Contarini est évidente, l’identique réorganisation de la matière aristotélicienne ne pouvant être due au hasard : comme le texte de Contarini, celui que Tyard consacre au monde sublunaire s’ouvre par une doxographie des présocratiques, prélude à l’examen de l’aristotélisme, et par une présentation des données essentielles de la physique qualitative. Il reprend également le principe des exposés séparés sur chaque élément mais intégrant à l’analyse élémentaire les phénomènes propres à chacun, comme les marées pour l’eau ou la météorologie pour l’air, procédé par lequel Contarini se distinguait des traités strictement universitaires32. Les notions qui servent de pivot à son exposé sont ainsi clairement héritées du Stagirite, qu’il s’agisse, dans l’ordre, de la définition des principes que sont la matière, la forme et la privation, de celle des éléments, du nombre de ces derniers, de la reconnaissance de quatre « premieres qualitez », du lourd et du léger, de la distinction entre la rémission et l’intension des qualités, du système qualitatif de transmutation des éléments, de la reconnaissance de la génération, de l’altération et de la corruption, de la distinction entre composition et mixtion, et du fait qu’en chaque élément l’aptitude à l’action se paie par une moindre résistance dans la passion. Il n’est nul besoin de poursuivre pour se convaincre de l’obédience néo-aristotélicienne d’un tel exposé. Ajoutons simplement que le lexique utilisé par Tyard relève d’une francisation directe, et parfois remarquable (comme « cause faisante », ou « cause façonnante » « qualité souveraine ») du lexique scolastique latin, témoignant s’il en était besoin de son attention, de toute évidence particulièrement soutenue, à ce domaine du savoir.
7Malgré ce respect très apparent, le texte de Tyard, cependant, se caractérise, nous l’évoquions à l’instant, par une succession de libertés prises avec son modèle comme avec la tradition, dont nous voudrions donner trois exemples. Même si Tyard a en effet trouvé l’idée ailleurs (l’influence continue du De Natura Deorum, modèle même du dialogue cicéronien, est patente), c’est leur présence et l’usage qu’il en fait dans un exposé par ailleurs si fortement marqué au coin de l’aristotélisme qui nous semblent ici significatifs. L’examen doxographique pré-aristotélicien, d’abord, exercice présent dans de nombreux traités de physique (ainsi que dans le De Natura Deorum), n’est pas ici un simple recueil d’opinions (c’est-à-dire un indice d’ouverture) puisque le Curieux se prononce sur leur validité33, mais n’est pas non plus l’occasion, comme chez Contarini imitant Aristote lui-même, d’un examen critique permettant de jeter, grâce à une analyse contradictoire et méthodique, les bases d’un système nouveau. L’ordre chronologique semble servir essentiellement à montrer que chaque opinion, qui pouvait apparaître comme un progrès par rapport à la précédente, est condamnée par la suivante : Aristote « se moque » de la construction géométrique élaborée par Platon, tandis que « Galen, et avant luy Hippocrate » ont prouvé qu’était « ridicule » l’opinion selon laquelle il n’y avait qu’un élément. Le Curieux, de même, fait apparaître la faille possible dans l’esprit du destinataire : « Vous sembleroyent point les Principes d’Empedocle Agrigentin plus recevables […] ? A vray dire toutes ces opinions ont plus de tenebreuse obscurité que d’apparence veritable34. » Immédiatement après, en revanche, les conceptions aristotéliciennes, platoniciennes et stoïciennes de la matière semblent posées comme équivalentes35. Pour finir, c’est le Curieux seul qui tranche et conclut, comme en témoigne le surgissement du « je36 », en exposant en réalité une théorie étroitement aristotélicienne (mais, significativement, sans en nommer l’auteur) : « Les elemens sont corps purs et non point meslez, veu que leur composition est seulement de matiere et forme substantielle37. » L’exposé doxographique perd ainsi le sens qu’il pouvait avoir, ou le rôle qu’il pouvait jouer, dans le cheminement vers la vérité. Ailleurs, le principe doxographique est repris, mais de manière anonyme, les opinions exposées se réduisant souvent à n’être que celles « des uns », « des autres », « de certains », ce qui prive l’information de toute utilité scientifique ou culturelle réelle38.
8Deuxième exemple, quoique les notions exposées soient comme on l’a vu tout droit issues de la philosophie aristotélicienne, il n’est fait ni de distinction philosophique ni de distinction épistémologique réelle entre celles-ci et les références à des systèmes concurrents. Les enjeux philosophiques liés aux différentes théories, leurs implications, ne sont jamais dégagés, et Tyard lui-même, manifestement parfaitement informé des tenants et des aboutissants de la physique qualitative dont son Curieux est le héraut, lui fait commettre de singulières erreurs, comme lorsqu’il affirme, pour conclure l’exposé sur les transformations élémentaires, que « la Terre amollie devient Eau, l’Eau espaissie devient Terre », caractérisant l’élément par des qualités secondes (le mou et le dur), qui ne sont pas celles qui permettent sa transformation (seules les qualités premières, chaud, froid, sec, humide, sont « altératrices »). Bien plus, les adjonctions des éditions ultérieures, quoique issues elles aussi d’Aristote et de l’aristotélisme, sont placées de telle façon qu’elles s’écartent de la logique de la pensée du Stagirite et surtout de la manière dont on avait l’habitude d’examiner sa physique (c’est-à-dire en suivant l’ordre strict du corpus) : ainsi le paragraphe sur la « pesanteur et legereté » est-il inséré après et non avant celui sur les qualités tangibles39. De la même façon, des considérations sur la proportionnalité des éléments40, traditionnellement liées au commentaire des Météorologiques41, apparaissent au beau milieu du passage sur les transmutations élémentaires présentées sous l’angle conceptuel du Traité sur la génération et la corruption. Tout un ensemble de déplacements, qui ne sont pas forcément lisibles pour un lecteur non averti, sont ainsi opérés (on peut signaler encore le fait de traiter du feu matériel à la suite du feu élémentaire42). Il est évidemment difficile de prouver que Tyard a effectué consciemment de tels déplacements et ne les a pas plus simplement « innocemment » repris de manuels de vulgarisation marqués par l’éclectisme : leur inscription dans un ensemble plus vaste de modifications, et surtout la référence au traité de Contarini, incitent cependant à penser qu’il s’agit bien de choix volontaires.
9Troisième exemple : l’organisation générale du texte est assurée par une progression thématique procédant par association d’idées et non suivant la logique interne à une théorie donnée. L’apparition du thème « quatre premieres qualitez » par exemple, appelle logiquement comme thème, le « quaternaire élémentaire », mais l’analyse est suspendue pour signaler que certains admettent un nombre plus important de qualités43. Le retour implicite à une conception aristotélicienne du terme (donc à l’hyperthème réel) permet de passer de la question des « qualités » à celle de leur « action », qui conduit à l’explication du cycle élémentaire (les éléments s’engendrant les uns les autres selon la fameuse « génération circulaire » aristotélicienne), ce qui ramène au thème initial des qualités premières telles que définies par Aristote. Elles sont à ce moment-là examinées non plus sous l’angle du nombre mais sous celui de leur nature, à partir de la distinction entre qualités actives et qualités passives, ce qui permet d’aboutir pour finir à l’évocation de la structure concentrique du monde sublunaire. L’ordre choisi est tout à fait différent de celui d’un traité, quoique les questions soient les mêmes, et semble épouser le mouvement naturel d’une pensée qui progresse par contiguïtés et retours successifs. La singularité de l’exposé se marque aussi dans le mimétisme énonciatif avec la conversation : délaissant les marques formelles de l’exposé savant qui renvoyaient à la forme du traité, le Curieux a recours ici à un discours très fortement modalisé, tant du point de vue des structures syntaxiques, des types de phrase que du lexique44. La digression, de la même façon, est ouvertement assumée et signalée : la reconnaissance d’une différence essentielle entre feu élémentaire et feu tangible, entraîne, toujours suivant ce procédé de l’association d’idées, des remarques sur les feux artificiels, développement nettement augmenté par l’édition de 1587 ; de l’idée des feux artificiels, le Curieux glisse ensuite à la description émerveillée de leurs « accidents naturels45 » (passage qui doit sans doute beaucoup à Cardan) avant de renouer brusquement la ligne brisée de l’exposé aristotélicien. Le procédé attire l’attention en ce qu’il est ouvertement souligné : « Mais pour rentrer à mon propos laissé, je puis asseurer le Feu estre forme façonnante ou agente sur les autres Elemens46. » Cette digression, identifiée comme telle, c’est-à-dire comme une rupture de la continuité logique scientifique, semble du coup jouer comme un signal d’appel : le retour au fil directeur n’est que temporaire, car qui dit « feu élémentaire » dit, selon la physique communément admise, qu’aucun animal ne saurait y vivre, ce qui entraîne l’évocation de deux problèmes : celui de la génération spontanée (liée à la chaleur) et celui de la Salamandre. L’édition de 1578 accentue l’impression d’un développement naturel en insérant pour la première fois dans ce passage un témoignage « expérimental » (si l’on ose dire), placé dans la bouche du Solitaire jusque-là taciturne. Celui-ci fait ainsi le récit plaisant d’une expérience hautement scientifique à l’issue de laquelle l’une de ces malheureuses bêtes finit « toute rostie assez soudainement47 ». De fil en aiguille, plus le Curieux avance dans son exposé didactique, plus la contrainte imposée par la forme d’un discours essentiellement monologique semble se desserrer : les interventions des deux autres interlocuteurs se multiplient et se font moins formelles (réparties du tac-au-tac, plaisanteries, interruptions…), comme si le caractère mimétique du dialogue, d’abord tenu à l’écart d’une matière essentiellement savante et appelant donc d’autres formes, parvenait progressivement à s’imposer et achevait ainsi de miner la forme du traité.
10Le principe d’un exposé scientifique qui procède par association d’idées semble donc faciliter l’assouplissement du texte monolithique d’origine et assurer son inscription progressive dans la forme du dialogue, alors que le dialogue ainsi engagé, sur la base de ce qui s’annonçait comme un discours, fait évoluer le contenu scientifique vers un libre exposé non plus seulement de la science des éléments, mais également de la perception que les devisants ont de ces derniers. Ce qui semble être réellement important, ce sont au fond non les théories exposées, malgré leur technicité, mais les réactions que provoquent en eux les considérations évoquées : étonnements intellectuels, comme la longue diatribe du Solitaire contre la crédulité envers les comètes, ou esthétiques, marqués par le surgissement de la merveille et la description des phénomènes admirables, le tout au sein d’un exposé dont la « scientificité » perdure simplement comme fil directeur (voir par exemple le détail de la trame de l’exposé météorologique). Le dialogue semble de fait s’auto-produire, la dimension réellement dialogique ne s’affirmant qu’au fil de l’exposé, grâce d’abord à de modestes failles dans le corps de doctrine, et semblant, en un cercle vertueux, autoriser de plus en plus nettement la digression ou l’insertion narrative.
11Au bout du compte, il est sans doute convenu mais pourtant bien réel de dire que l’incertitude domine : il n’est pas sûr qu’il faille voir là, dans ce passage du moins, un texte de vulgarisation. Malgré l’apparente technicité des questions évoquées, malgré leur aristotélisme exhibé, le résumé qu’opère le Curieux de la physique d’Aristote, en particulier parce qu’il admet souvent sans broncher les même les points qui faisaient l’objet des discussions les plus ardues parmi ses contemporains, apparaît, du point de vue scientifique, comme schématique. Dans le même temps, et en dépit du recours à une forme « ouverte » comme la compilation, le Curieux est manifestement investi d’une parole d’autorité. C’est donc dans les altérations formelles de cette parole que se joue sa mise en doute. Lorsqu’on lit le dialogue sous l’angle de la transmission des savoirs, en effet, il semble que le choix de la forme, outre qu’il affirme la multiplicité des voies possibles vers la connaissance sans vouloir prendre parti, opère, par la structure interne de l’exposé scientifique autorisée par la fiction d’une parole naturelle, une sorte de remise à plat du rapport à l’autorité. Le Curieux semble vouloir procéder à une démonstration : il prouve, par la rencontre entre la forme et la matière, que ce que l’on peut appeler une teinture aristotélicienne assez prononcée et parfaitement assumée n’empêche en rien le non-respect des codes qu’elle semblait devoir impliquer. Plus qu’une forme vulgarisée d’un savoir scientifique, le texte transmet le refus d’un savoir organisé en système clos et renvoie à un processus de fermentation et de transmutation des savoirs par la libre appropriation individuelle. La forme du dialogue prend donc pour finir tout son sens par opposition à celle du traité, dont s’elle s’est, sur ce sujet précis, dégagée par l’effort de sa propre volonté progressivement affirmée, en se refusant paradoxalement à classer, à commenter, à hiérarchiser, à réfuter et à trancher48.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Sayhi-Périgot B., « Le dialogue théorisé au XVIe siècle : émergence d’un genre entre dialectique et littérature », Loxias, 4 : « Identités génériques et dialogues », 2004, http://revel.unice.fr/loxias/?id=37 (consulté le 19 août 2014).
Vulcan R.I., Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre 1515 et 1550, Hamburg, LIT Verlag, 1996.
Notes de bas de page
1 Voir les débats ayant opposé Eva Kushner et Jean-François Maillard au sujet du rôle de Hieromnime, lors du colloque de Créteil des 19 et 20 novembre 1998 [J. Céard, S. Bokdam (dir.), Pontus de Tyard, poète, philosophe, théologien, Paris, Honoré Champion, 2003].
2 Cf. M.K. Bénouis, Le dialogue philosophique dans la littérature française du xvie siècle, La Haye/Paris, Mouton, 1976.
3 E. Kushner, « Pontus de Tyard dans le contexte de la Révolution scientifique », dans Le Dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », vol. 67, 2004, p. 238. Elle cite en particulier les travaux bien connus de F.A. Yates, The French Academies of the Sixteenth Century, Londres, The Warburg Institute, 1947, et de R.J. Saely, The Palace Academy of Henry III, Genève, Droz, 1981.
4 « Que je vous donne » ne figure plus dans le texte de 1578, repris par Lapp, mais était bien dans le texte publié en 1557 à Lyon par Jean de Tournes (p. 7). Sauf ici, nous citons le texte dans l'édition procurée par Jean Céard : Pontus de Tyard, Œuvres complètes, t. IV, 1 : Le Premier Curieux, Paris, Honoré Champion, 2010.
5 N. Oresme, Le traicté de la sphere, Paris, Simon Dubois, 1491, n.p., « Prologue de l’auteur ».
6 Plusieurs traités sont disponibles en français, dont le « vieux » manuel de Jean de Sacrobosco, La Sphere, traduit par Martin de Perer dès 1546 mais aussi des ouvrages récents comme La theorique des cielz… et La Sphere du monde d’Oronce Finé, publiés en français respectivement en 1528 et 1551.
7 G. Cardano, De Subtilitate, Nuremberg, J. Petreius, 1550 ; Les livres de Hierosme Cardanus, medecin milanois, intitulez de la subtilité […], traduit du latin en françois par Richard Le Blanc, Paris, Abel l’Angelier, 1556.
8 Il refuse de reconnaître au feu le statut d’élément et réduit donc le système physique à trois éléments, eau, terre et air. Cf. tout le deuxième chapitre du De Subtilitate, consacré à l’exposition de son système physique.
9 J.C. Scaliger, Exotericarum exercitationum liber quintus decimus de Subtilitate ad hieronymum Cardanum, Paris, Michel de Vascosan, 1557.
10 Sur ce sujet, voir de manière générale les travaux de C.B. Schmitt, Aristote à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 1992 [édition originale : Aristotle and the Renaissance, Cambridge (Massachussetts)/Londres, Harvard University Press, 1983 ; B. Copenhaver, C.B. Schmitt, RenaissancePhilosophy, Oxford, Oxford University Press, 2002.
11 Cf. E. Kushner, « Pontus de Tyard… », art. cit. La dispute, que les humanistes ont érigée en un contre-modèle absolu, a ainsi joué un rôle de repoussoir comme le rappelle Béatrice Sayhi-Périgot : « La première préoccupation des humanistes n’est pas tellement d’inventer le genre du dialogue, mais de fabriquer une alternative à la dispute. […] Ce n’est donc pas d’abord le dialogue platonicien qui sert de référence, avec ses prises de position philosophiques et ses procédés “littéraires”, mais la méthode socratique en elle-même, détachée des dialogues et perçue comme une manière dialectique de pratiquer le doute systématique. C’est cette méthode qui vient s’opposer à la méthode péripatéticienne, celle d’Aristote. Vallambert propose donc une analyse dialectique qui présente les équivalences suivantes : Socrate = scepticisme = question sans réponse/Aristote = dogmatisme = conclusion certaine » [« Le dialogue théorisé au XVIe siècle : émergence d’un genre entre dialectique et littérature », Loxias, 4 : « Identités génériques et dialogues », 2004, http://revel.unice.fr/loxias/?id=37 (consulté le 19 août 2014)].
12 Tyard l’a de toute évidence conçu comme tel, puisqu’il précise dans le prologue qu’il a également écrit ce dialogue « pour m’occasionner par cy-après une autre edition, en telle polissure que la pourray redresser avec l’aage, s’il m’est commodement allongé » (L’Univers, éd. cit., p. 3).
13 Ibid., p. 2.
14 Ibid., p. 59.
15 Soit à partir de la soixantième page environ dans l’édition originale de 1557. Malgré des références préalables aux quatre éléments, l’exposé élémentaire proprement dit commence à la suite de cette transition : « Je m’arreste sous le creux de la Lune, remply de quatre grandes substances appelées Elemens, sous les noms de Feu, Air, Eau et Terre, desquels les philosophes ont diversement discouru » (ibid., p. 111).
16 Ibid., p. 114.
17 Ibid., p. 122-124.
18 Ibid., p. 124.
19 Si les deux groupes que Tyard identifie dans son prologue, les « philosophes » et les « theologiens […] accordent d’une voix que tout ce qui est au monde […] est faict à l’usage et service de l’homme », ils ne se rejoignent pas sur le reste, et la différence entre le Curieux et Hieromnime n’est pas d’abord constituée par la nature des connaissances scientifiques proprement dites mais par le statut même de l’univers et de la connaissance : pour Hieromnime, le monde est si obscur qu’il ne « pouvoit illuminer les yeux des contemplateurs » (ibid., p. 62), tandis qu’il est pour le Curieux un but en soi : « Le sage est estimé demeurer au monde, comme en une republique de laquelle il est chef, et où il n’y a rien, dont la disposition ne soit escrite et portraite en son esprit, tellement qu’il comprend en soy tous ces univers, c’est-à-dire la disposition bien ordonnée de tout, duquel le centre est la terre, la circonference la connexité du ciel, et le contenu d’un à autre, est la celeste et elementaire region » (ibid., p. 63). Hieromnime affirme d’ailleurs clairement son rôle dans le dialogue : « Ce que je dy, repliqua Hieromnime, est addressé à ceux qui, en s’acheminant aux raisons naturelles, s’esgarent du chemin de la vraye cognoissance de Dieu, et tombent en opinion de l’absolue puissance du Destin, ou de fortune : non que je forme un mespris de ceux, qui d’une honeste et vertueuse diligence s’exercent aux sciences pour apprendre la verité des choses, et de ce qu’ils en ont rencontré rendent grâce à Dieu » (ibid., p. 93). Enfin, « la fin du Second Curieux n’apporte pas de résolution au débat entre Hieromnime (qui croit à la corruptibilité et à la fin prochaine du monde) et le Curieux (qui croit à sa stabilité) » (E. Kushner, « Pontus de Tyard… », art. cit., p. 231).
20 « Mais qui es tceluy, qui, jouissant de la belle lumiere celeste au plein jour, n’entre en desir d’en cognoistre la source ? Ou qui, sentant un contraire effect par la nuit, n’en discourt ou recherche la cause ? » (L’Univers, éd. cit., p. 60).
21 Ibid., p. 112.
22 Et ce d’autant plus que la référence à la Kabbale n’apparaît pas d’emblée, mais comme le fruit du dialogue lui-même : Hieromnime défend d’abord la position de la théologie chrétienne, puis, lors de l’exposé d’astronomie : « Vous m’avez (dit Hieromnime) fait renaistre en memoire l’opinion des Cabalistes… » (ibid., p. 73). Sur ce sujet, voir J.-F. Maillard, « Hermétisme et Kabbale chez Pontus de Tyard », dans J. Céard, S. Bokdam (dir.), Pontus de Tyard…, op. cit., p. 243-260.
23 L’Univers, éd. cit., p. 118 et, ajout de 1578, p. 147, dans l’exposé sur les marées.
24 Ibid., p. 92.
25 L’ouvrage de Pomponazzi fut brûlé à Venise, et le pape Léon X chargea Contarini et Augustino Nifo de réfuter Pomponazzi, lequel répliqua par la théorie, également averroïste, de la double vérité, consacrant ainsi la rupture entre raison et foi, entre science et autorité.
26 G. Contarini, De elementis et eorum mixtionibus libri quinque, Paris, Nicolas Le Riche, 1548.
27 « […] quae physicae philosophiae pars, etsi continet principia et radices totius scientiae, quae circa species et naturas proprias mixtorum versatur maximeque facit ad omnem medicae disciplinae notionem […] » (ibid., f° 3v°).
28 J. Velcurio, Commentarii in universam physicam Aristotelis, 1538 (rééd.: In universam physicam Aristotelis […] commentariorum libri IIII, Lyon, S. Gryphius, 1544).
29 En particulier la méthode : doxographie, simplification, renoncement partiel à l’ordre canonique de l’analyse scolastique, intégration d’éléments exogènes à la doxa aristotélicienne, etc., sont aussi caractéristiques du travail de Velcurio, où l’on trouve également développée la question de la proportionnalité des éléments, qui en revanche ne figure pas dans tous les manuels.
30 P. Melanchthon, Initia doctrinae physicae, Wittenberg, 1549, et Doctrinae physicae elementa sive initia, Lyon, Jean de Tournes et Guillaume Gazeau, 1552.
31 Velcurio, comme l’humaniste espagnol Sebastiano Fox-Morzillo (De Naturae philosophia seu de Platonis et Aristotelis consensione libri V, Louvain, 1554) citent fréquemment les Pères de l’Église à l’appui de leurs commentaires sur la physique.
32 Il intègre à un exposé structuré selon les principes du Traité du ciel des enseignements puisés dans les Météorologiques, ce qui revient à confondre des problèmes qui pour les philosophes étaient radicalement différents.
33 « En quoy ils ont tous grossierement discouru, ne cognoissans que leur preuve tendoit à la reciproque transmutation de l’un en l’autre, et non à restraindre les quatre sous un seul élément » (L’Univers, éd. cit., p. 114).
34 Ibid., p. 112.
35 Ibid., p. 113.
36 « J’appelle composition, non pas telle que des corps composés de parties dissemblables, ny de tout ce qui tient encores nom de mixtion en notre langue » (ibid., p. 114).
37 Loc. cit.
38 « Aussi pour la difference qui est entre Principe et Element, car les principes sont simples et quand ils sont joints ensemble prennent nom d’Elemens ; le nombre desquels est confessé communément jusques à quatre. Car l’opinion de ceux qui n’en reçoyvent qu’un, est prouvée ridicule par Galen, et avant luy par Hipocrate. L’un disoit que l’Eau estoit Element unique et que ce que nous appelons Terre n’est autre chose qu’une Eau espessie et resserrée. L’Air est Eau estendue et relaschée, et le Feu est Eau encores plus estendue, relaschée ou subtiliée, en extremité. L’autre n’avouant que l’Air pour unique Element de tout, disoit que l’Air subtilié, est ce que nous nommons Feu. L’Air espessi moyennement, est Eau, et resserré ou espessi plus estroitement, est Terre. Un autre ne recevoit Element que la Terre, nommée de nous Eau, Air et Feu, selon que plus ou moins elle est subtiliée ou esclaircie. Comme tel s’est trouvé qui a asseuré qu’il n’y a Element que le Feu, susnommé d’Air, Eau ou Terre, selon qu’il est espessi et resserré, mesmes que le Feu estaint, s’exhale et transmue en air. En quoy ils ont tous grossierement discouru, ne cognoissans que leur preuve tendoit à la reciproque transmutation de l’un en l’autre, et non à restraindre les quatre sous un seul Element » (loc. cit.).
39 L’Univers, éd. cit., p. 116. La question du lourd et du léger est exposée dans le Traité du ciel, qui vient avant le Traité de la génération et de la corruption, qui traite des qualités altératrices (froid, chaud, sec, humide).
40 « Quelques philosophes naturels ont voulu ceste mutuelle transmutation elementaire se faire en telle proportion […] » (ibid., p. 117).
41 Elles remontent semble-t-il au commentaire d’Olympiodore sur ce texte.
42 Distorsion présente chez Velcurio, comme le paragraphe sur la proportionnalité des éléments.
43 « Quelques autres donnent quatre qualitez à chacun element pour ce qu’ils recognoissent seize differences de corps » et « les Platoniques adjoustent d’autres qualitez, comme le mouvement et le repos, la splendeur et l’obscurité » (L’Univers, éd. cit., p. 116).
44 « Que pouvons-nous voir plus estrange, que le soudain embrasement d’une matiere brulable sous les raiz du Soleil ou de la Lune ? » ; « N’avez-vous point prins garde, qu’un grand feu semble esteindre ou devorer le petit ? […] C’est chose merveilleuse que l’eau defaille quelquefois à l’esteindre, et que l’huile puisse supplier tel defaut » (ibid., p. 119). Voir aussi l’exposé météorologique, qui occupe à lui seul presque vingt pages et consiste moins en un rappel des rudiments de la météorologie aristotélicienne qu’en une énumération de prodiges. Celle-ci comprend l’arc-en-ciel, les nombreuses variétés de comètes, le tonnerre, et culmine avec l’évocation des pouvoirs de l’éclair : « Vrayment entre les admirables choses que ce sujet m’a offert, comme briser l’espée sans empirer le fourreau, fondre l’argent sans endommager la bourse, raser le poil sans entamer la partie ou la chair […], j’ay esmerveillé sa contagieuse et pestilencielle faculté » (ibid., p. 143). Le Curieux se poursuit ainsi, passant de merveille en merveille tout en distillant, semble-t-il un peu au hasard, des notions scientifiques plus ou moins techniques échappées des milieux universitaires. Le texte fait également place, au milieu des tremblements de terre, pierres précieuses et sources d’eau chaude, à un éloge de la terre mère directement inspiré de Pline : « Elle merite encore avec assez de raison le nom de mere, nous favorisant plus qu’aucun autre Element. Car le feu brusle, et deseiche en trop d’extremité, l’air souvent espessi en obscures nuées, comme despité, darde et descoche sur nous la fureur des vents et des tempestes. L’eau s’esleve et evapore en brouillars, s’endurcit en gresle, se desguise en neige, s’escoule en pluye, s’enfle en flot et ondes, se precipite en torrens, et le tout comme tachant de nous incommoder. Mais la Terre benigne, favorable et pitoyable mere, nous reçoit naissans ; nous nourrit, naiz ; nous soustient, nourris ; et d’un service officieux engendre et produit infinis fruits et recognoistnostre moindre diligence, d’une abondante et bien payée usure. […] Vrayment si avec Pline je ne l’ose remercier des venins qu’elle produit […], je puis toutesfois confesser grande obligation de son dernier bien fait, quand delaissez de tout autre element et privez de la vie, elle nous reçoit en son giron » (ibid., p. 169-170).
45 Cf. note ci-dessus.
46 L’Univers, éd. cit., p. 120.
47 Ibid., p. 121.
48 Et je souscris ici pleinement à l’avis d’Eva Kushner : ce texte, comme d’autres, révèle l’importance « des oscillations de la pensée de Tyard, de sa sensibilité au questionnement philosophique contemporain » (« Dialogue et vérité : réflexions autour de Pontus de Tyard », dans Le Dialogue…, op. cit., p. 221).
Auteur
Université de Bordeaux, EA 4195 Telem
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