La fortune du paragone dans le Tractato de Pintura Antigua (1548) de Francisco de Holanda : forme dialogique et promotion libérale des arts mécaniques
p. 463-473
Texte intégral
1On a pour coutume de présenter les Vite (1550) de Giorgio Vasari comme un geste inaugural dans l’histoire de l’art, en particulier la Vie de Michel-Ange, première biographie consacrée à un artiste de son vivant. C’est oublier que le Tractato de pintura Antigua de l’enlumineur portugais, François de Hollande, fournit, dès avant la biographie d’Ascanio Condivi (1553) dédiée à Michel-Ange, un premier témoignage de la période romaine du maître, du temps de sa légendaire relation avec la marquise Vittoria Colonna. L’ouvrage, composé entre 1547 et 1549, comporte deux parties : au traité proprement dit sont ajoutés quatre entretiens, présentés formellement comme tels et diversement traduits1. Le jeune Holanda, arrivé à Rome depuis 1538, dans la suite d’émissaires portugais de haut rang, se met en scène face aux plus brillants esprits de la société italienne : il rapporte leurs propos en historien, avant de les faire parler dramatikôs. Le trattatiste fait ainsi endosser à ses interlocuteurs, sur le mode d’une conversation familière, les thèses exposées dans la première partie de son traité, pour en renforcer la portée persuasive. Le dialogue offre un cadre idéal au débat artistique et à l'invention des arguments qui le caractérise. L’articulation serrée entre forme dialogale, examen critique d’idées audacieuses et émergence d’une nouvelle « conscience » d’artiste y est particulièrement sensible.
2On s’est souvent interrogé sur le caractère partisan des propos rapportés et sur leur authenticité. Si les considérations de Michel-Ange sur la facilité d’exécution ou sur le génie concordent avec les sentences qu’on lui prête et avec le portrait qu’en firent Vasari et Condivi, nombre d’attaques sont à mettre sur le compte du projet apologétique de Holanda, dont les termes sont énoncés sans détours : ennoblir l’art de la peinture et défendre les honneurs du peintre2. En ce sens, le dialogue, bien qu’émaillé de détails historiques minutieux, revêt moins une valeur documentaire sur la vie du « Divin » qu’il ne s’inscrit dans l’ibérisme du XVIe siècle, ce qui ne permet pas de prendre la mesure de la théorie italienne de l’art et de sa diffusion hors de la péninsule. Inaugurant dans sa propre patrie le genre du traité d’art3, Holanda ambitionne d’y imposer la théorie d’art classicisant et de formuler avant sa mort quelques concepts à propos de la peinture ancienne. Et s’il souscrit à la supériorité de la peinture italienne, lui qui est pourtant originaire de l’Europe du Nord par son père, c’est qu’il y voit la prégnance de la culture antique4. Le Tractato de Pintura Antiqua porte bien son titre : l’hommage à Vitruve et à Pline se fait continûment entendre, l’essentiel du quatrième dialogue étant placé sous l’égide du livre XXXV de l’Histoire naturelle. Pourtant, les Dialogues seront éclipsés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et l’œuvre restera pour l’essentiel à l’état manuscrit, comme l’ensemble de la production de l’auteur5. Car en dépit de la faveur dont elle jouit, la forme du dialogue platonicien, entre traité et comédie, ainsi que l’objet de la dispute, la noblesse des arts antiques, pouvaient être jugés inconvenants, en particulier au Portugal où, malgré la création du Collège des Arts à Coïmbra, sous la tutelle des Jésuites, l’esprit humaniste se heurte à l’Inquisition, devenue Inquisition d’État en 1536.
PROMOTION D’IDÉES NOUVELLES ET CORNICE
3Si les Dialogues diffusent les idées nouvelles sous des allures plaisantes de causerie mondaine, l’habillage romain n’est que le mielleux enrobage destiné à dispenser le fruit. Le trattatiste manifeste un souci constant du decorum, comme en témoigne le choix du cadre démarcatif. La dispute dominicale prend place, en effet, dans le cercle religieux de Vittoria Colonna : au sein de l’église San Silvestro, au Monte Cavallo6, une compagnie triée sur le volet s’adonne régulièrement à la lecture des Épîtres de saint Paul, sous la conduite du Frère Amboise, le prédicateur de Paul III. D’ailleurs, lors de la seconde réunion, le jeune Holanda, arrivé en retard du fait de sa paresse, est aussitôt rappelé à l’ordre par la marquise et par Michel-Ange qui le réprimandent d’avoir manqué l’exégèse du texte paulinien. Dépeinte en femme pieuse et érudite, la veuve inconsolable du marquis de Pescara7 exerce sur les devisants une sorte d’autorité morale et bienveillante, au point que, retenue ailleurs le troisième dimanche, elle se fait représenter par un noble gentilhomme, Zapata, chargé de lui rapporter sans faillir les propos tenus en son absence. Quand la compagnie ne se réunit pas dans l’espace austère du cloître, comme dans le troisième dialogue, elle élit refuge dans un jardin en surplomb, désigné comme un « havre de paix8 », loin de l’agitation festive de la ville où l’on célèbre en grande pompe le mariage d’Octave Farnèse et de la fille naturelle de Charles Quint, Marguerite d’Autriche9. Les circonstances historiques de la réunion se signalent elles aussi par leur caractère exceptionnel : les interlocuteurs y insistent à plusieurs reprises et Holanda lui-même, au début du quatrième dialogue, pressent qu’une pareille occasion de s’instruire ne se reproduira pas avant longtemps10 (p. 101). Michel-Ange, âgé de 64 ans, séjourne à Rome depuis 1534 et, rattaché au Vatican, il travaille depuis deux ans au Jugement dernier, y engageant le salut de son âme11. Son arrivée sur les lieux de l’assemblée est soigneusement préparée : on apprend qu’il s’est mis en route et que, chemin faisant, il philosophe de concert avec son fidèle Urbino, sur la voie Esquiline menant aux Thermes (p. 47). Cette dernière précision, loin d’être fortuite, suggère que le « Divin », coutumier, comme la marquise et comme Holanda, des promenades méditatives sur les ruines romaines, met ses pas dans ceux de Pétrarque, dont l’influence sur les Dialogues a été amplement démontrée12. S’étant fait attendre, le maître, d’un tempérament peu loquace, répugne à prendre la parole13 et c’est Vittoria Colonna, par sa maîtrise magistrale de la conversation civile, qui aura raison de ses réticences. « L’anti-courtisan », selon les termes de José Frèches (p. 14), exerçant alors son magistère, se lance dans de copieuses considérations sur son art, recueillies avec la plus grande religiosité.
APPRENTISSAGE ET GLOIRE PERSONNELLE
4Les Dialogues de Rome, cependant, ne consistent pas seulement en un état des lieux de la théorie picturale. Dès la dédicace, Holanda rend grâce à Dieu de l’avoir doté d’un pinceau et veut ressusciter l’âge d’or de sa période de formation romaine. Il se présente donc dans la posture d’un apprenti, libéré de tout service et de toute obligation courtisane (p. 44), ce qui lui permet de fréquenter à loisir les artistes et de pénétrer les secrets de leur art. C’est dans cette optique que, dans le second dialogue, il demande à Michel-Ange de l’initier aux grands chefs-d’œuvre, après avoir médité la nuit entière la leçon de la veille (p. 62). Dans cette relation didactique, le maître s’improvise en cicérone et entreprend de recenser les programmes décoratifs des grandes cours italiennes – notamment ceux du palais des Médicis, d’Urbino, de Mantoue – à l’exclusion des lieux romains14.
5Le jeune Portugais fait donc ses armes, y compris dans l’exercice de la parole, devant un Michel-Ange réputé pour ses réparties. Se posant à l’orée des Dialogues comme un « véritable chevalier de la belle Princesse Peinture » (p. 42), il se déclare prêt à affronter tous les dangers pour en défendre la renommée et on le voit aguerri au terme du traité. Dans le quatrième dialogue, en effet, Holanda, que ses missions diplomatiques et le coup du sort empêchent de rejoindre la compagnie de Vittoria Colonna, choisit de demeurer chez le peintre et enlumineur Giulio Clovio (connu aussi sous le nom de Jean de Macédoine), en présence de quelques gentilshommes romains, assuré de « gagner au centuple ce qu’[il] aurait pu perdre » (p. 103). Une sorte d’émulation s’établit implicitement entre les deux cercles de parole et, pour prouver la qualité de cette nouvelle assemblée, l’illustre graveur, Valère Vicence, expose ses médailles à l’antique15. En l’absence du grand maître et hors du salon de la marquise, Holanda se montre à son tour habile à disserter sur les arts. À la demande de l’assistance, il rend compte d’abord des propos échangés avec Michel-Ange (p. 104) et, par cette circulation de la parole, signifie son affranchissement16. Puis, il refuse de causer de peinture, préférant en juger sur pièce, ce dont il s’acquitte en expertisant les enluminures de son confrère. La compagnie s’adonne ensuite à la lecture choisie de Pline17, que Holanda interrompt brusquement. Arrachant l’ouvrage des mains de son lecteur, il jure de ne plus revenir dans un lieu où le rappel des honneurs rendus aux peintres anciens ne peut que faire pâlir de jalousie les modernes18 (p. 123). Si le propre du dialogue est d’être suspendu et d’offrir l’image d’une vérité parcellaire, l’interruption pour le moins intempestive, dans le cas présent, indiquerait que le jeune Portugais prend symboliquement congé avec son mentor et avec la société romaine. Le dialogue l’a désormais promu au rang de peintre accompli, digne d’entrer au service des plus puissants monarques.
UNE DISCRÈTE INSTITUTION DU PRINCE
6De ce point de vue, les Dialogues de Rome participent d’une stratégie personnelle de gloire. Ce ne sont pas des « coups d’essay », rédigés à la hâte, mais des écrits recomposés par Holanda, à son retour d’Italie, pour compenser l’amertume de ses ambitions déçues. Lui qui, dans la conclusion de son ouvrage, proclamait le caractère pionnier de son entreprise et espérait que le style italien prît la relève du style manuélin dans l’architecture ultramontaine19, ne se voit confier que des miniatures et des portraits. Les Dialogues font donc entendre un discours discrètement polémique et édifiant à l’intention du dédicataire, le roi Jean III, auquel Holanda, en quête de reconnaissance et surtout de pensions (obtenues du reste), renouvelle les marques de sa fidélité20.
7Le propos n’est sans doute pas que personnel et se teinte d’une coloration militante. En plaidant sa cause, Holanda adresse une leçon aux grands de sa patrie pour que les artistes y soient pleinement reconnus. S’il décrit son roi à la tête d’un vaste empire et « protecteur des Beaux-arts » (p. 57-58), il lui arrive de déplorer l’indigence de son peuple et la barbarie du monarque plus préoccupé tout de même par l’art de la guerre que par le développement artistique21. L’exemple des peintres romains a donc valeur incitative, et tout particulièrement celui de Michel-Ange, le premier à s’émanciper de la tutelle des corporations pour servir les plus influents souverains. La question est d’actualité : comme le rappelle José Frèches, la circulation des idées de la Renaissance italienne se fait à la faveur des missions portugaises à Rome, en particulier par l’entremise des ambassadeurs auxquels incombait le devoir d’attacher à la royauté les services des artistes italiens22.
8Aussi le débat change-t-il insidieusement de terrain et met-il en lice des monarques que l’on rêve en princes musagètes. Reprenant à Pline l’argument de la mission civilisatrice des arts, Holanda, en la personne de Lactance23, suggère que la reconnaissance de la peinture et la rétribution des artistes à leur juste valeur pourraient rehausser les hauts dignitaires portugais au rang des papes, des princes italiens ou d’un François Ier24. On devine aisément le chemin qu’il reste à parcourir au Portugal, autre bastion, avec l’Espagne et le Vatican, de la chrétienté. Le propos apologétique, sans doute plus profond qu’il n’y paraît, porte une vision historique moderne, héritée de Pétrarque et largement diffusée dans l’entourage de Vittoria Colonna : la prophétie de la Renaissance de l’Empire. Holanda, qui se positionne en tant qu’impérial, ne peut qu’y être sensible, ce qui l’amène à souscrire à l’avènement d’un cinquième Empire ibérique, auquel le Portugal, par l’étendue de ses conquêtes et parce que Lisbonne est la seule à regarder et l’Orient et l’Occident, peut légitimement prétendre25.
UN DÉBAT ARTISTIQUE IDÉALISTE
9Holanda veut donc établir sa propre légitimité de peintre aux yeux de ses compatriotes, promouvoir la dignité de la peinture ibérique et démontrer la promotion libérale de la peinture. Cette triple visée s’éclaire à la lumière du parallèle rhétorico-pictural dont le rôle est déterminant dans l’anoblissement des arts mécaniques. Déclarer la noblesse de la peinture, c’est admettre d’abord qu’il est digne d’en débattre26. Pour cela, le bon peintre devra se montrer habile orateur, ce dont il s’acquitte en se livrant à l’exercice rituel du paragone, de la comparaison entre les arts. La forme dialoguée, sous ses allures de controverse, sert admirablement pareille querelle de préséance. Le libre jeu des opinions permet, en effet, de passer en revue les arguments en faveur d’une discipline ou d’une autre et de défendre, sous couvert de la subjectivité des interlocuteurs, les vues les plus hétérodoxes. Le parallèle, qui amène d’abord à confronter la peinture à la sculpture – conformément au sens restrictif du paragone – puis à la poésie pour en asseoir la prééminence, devient le support d’une véritable joute oratoire dans le second dialogue. Holanda y adosse l’ordre conventionnel des arguments à une double caution irréfutable : celle de Michel-Ange qui prend en charge le propos théorique et celle, omniprésente, de la référence antique.
10La dispute artistique reprend les thèmes habituellement convoqués par les trattatistes, la variété des arguments ajoutant naturellement le plaisir à l’utile. Ainsi, après avoir longuement démontré l’utilité de la peinture27, les protagonistes soumettent à examen son statut d’art libéral. Tous jugent de sa supériorité sur les autres arts, mais les raisons en diffèrent selon les interlocuteurs. Dans le premier dialogue, le discours de Vittoria Colonna, par exemple, concordait avec sa persona de femme vertueuse. Elle se disait principalement conquise par les vertus dévotionnelles et mémorielles de la peinture, qu’elle considérait comme un appui théologique28. La pieuse marquise se montrait également sensible à l’intention édifiante de la peinture lorsque celle-ci exalte les qualités exemplaires des héros et en conserve la mémoire pour la postérité (p. 61). Michel-Ange, sans surprise, place la peinture au sommet des arts : on naît peintre et cette prédisposition naturelle s’accomplit par la contemplation de la beauté divine avec les yeux de l’esprit. Le geste démiurgique du peintre reproduit la belle nature, y compris dans ses déviances monstrueuses, et prolonge donc celui du Deus pictor29. Le maître voit d’ailleurs dans la supériorité de la peinture italienne le signe de l’élection divine.
11Le troisième dialogue soulève une autre question cruciale, celle de l’objet à peindre (p. 90). Le peintre peut-il et doit-il tout fixer par son pinceau ? Pour l’illustre Toscan, il entre dans les prérogatives de l’artiste de représenter la perfection de la nature comme ses imperfections30. Lactance oriente alors la controverse vers l’épineux problème de la convenevolenza, de l’adéquation entre le sujet et le lieu, s’agissant notamment des images saintes (p. 93). Et l’on voit le peintre du Jugement dernier, auquel les théoriciens tridentins reprochaient d’avoir porté atteinte à la décence, prôner le respect du decorum. Il admet volontiers que des scènes d’inspiration païenne ne sauraient avoir leur place dans des lieux saints, mais il oppose à la prééminence du sujet (rappelons que le Concile de Trente codifie les sujets autorisés de la peinture dévotionnelle), le trait distinctif et inaliénable du peintre. Et quand, à la fin du troisième dialogue, il interroge Holanda sur la hiérarchie des styles, celui-ci, embarrassé, reprend à son maître l’argument de la variété pour l’appliquer aux manières propres à chaque peintre, établissant une classification des artistes italiens en fonction de leurs qualités distinctives31
12Car Holanda, par la voix de Michel-Ange, est le premier théoricien de l’art moderne à envisager la création artistique en des termes néo-platoniciens32. En 1924, d’ailleurs, Émile Bernard cite les propos échangés entre les deux peintres, dans le cadre d’une réflexion sur l’imitation classique, imitation fondée sur « les lois de l’esprit », comme il l’écrit, et non exclusivement rattachée à la reproduction servile de la nature33. Ainsi, le maître et son disciple consacrent « Dame Peinture Universelle » (p. 71) comme la forme la plus élevée de la création artistique, d’autant que le dessin constitue son fondement. Dans le parallèle avec la sculpture, Holanda évoque une anecdote au sujet de Donatello, le premier sculpteur moderne de renommée, dont l’enseignement se résumait à un seul impératif : « Dessinez34. » (p. 69) Dans le troisième dialogue, c’est l’expérience propre du jeune Portugais qui sert de caution à cette vision idéaliste. À Zapata, qui s’étonne que l’artiste ait pu être chargé par la reine Catherine d’exécuter une copie de la Sainte-Face de Saint-Jean-de-Latran (p. 94-95), Michel-Ange explique que la maîtrise du dessin, « racine de toutes les sciences », ouvre à une palette étendue de formats et de techniques (peinture a fresco, à l’huile, etc.) et permet en l’occurrence de passer sans heurts de l’enluminure à la peinture à l’huile de grande dimension35. Selon la formule bien connue de Vasari, le dessin, en tant que disegno interno, est le père de tous les arts figuratifs, « source et corps de la peinture, de la sculpture et de l’architecture » (p. 96), et c’est lui qui détermine la maniera irréductible d’un peintre. Les interlocuteurs débattent au fond des critères de l’inventio, que l’anecdote des Vierges de Crotone, rapportée dans le dernier dialogue, définit comme imitation sélective.
13On connaît bien ces développements. Ce qui élève l’âme du spectateur, c’est l’émotion esthétique dispensée par la main leste et preste du peintre et non les qualités du sujet. À travers l’éloge de la dextérité et de la rapidité d’exécution, du « far presto », de Dieu (p. 98), la peinture se conçoit comme l’activité cérébrale de celui qui exécute sa toile d’après son modèle intérieur. La beauté s’obtient à force de science et de labeur, mais elle déguise les traces de l’effort sous les apparences de la facilità, « comme si c’était à la hâte et sans aucun mal, d’un seul jet », dira Michel-Ange (p. 99). À cette condition, un trait de plume sublime, obtenu à la perfection, comme le ductus qui départagea Apelle et Protogène (p. 98), vaudra tous les coups de ciseaux du sculpteur36 (p. 70). D’ailleurs, le 15 août 1553, cinq ans après l’épisode romain, Holanda, en proie à l’abattement, écrit de Lisbonne au vieux maître et requiert de lui un dessin de sa main, comme un ultime « souvenir tangible de [leur] amitié » et un témoignage de son état de santé. Un trait à la manière d’Apelle ou un profil, écrit-il, lui suffiront37.
LA RIVALITÉ ENTRE LES SŒURS JUMELLES
14Si la sculpture est subordonnée à la peinture38, c’est dans la confrontation avec la poésie que cette maîtresse toute-puissante accède véritablement au statut de discipline libérale. La démonstration précédente étant entendue de Lactance, le débat s’oriente, à l’initiative de celui-ci, vers la rivalité entre les « deux sœurs si légitimes » (p. 72). Se plaçant sous l’autorité de Quintilien et de Pomponius Gauricus, Lactance plaide pour un rapprochement entre les disciplines jumelles et il cite, à l’appui de son propos, plusieurs passages de l’Énéide pour montrer que Virgile « peint avec des mots » et pour conclure, avec Simonide, que la peinture n’est qu’une « poésie muette » (p. 73). Sommé par Vittoria Colonna de défendre le point de vue adverse, Holanda doit retourner la formule de Simonide et prouver que « la peinture, contrairement à la poésie, n’est pas muette » (p. 74). Nous voici au point culminant de l’exercice dialogique et la marquise, promue en arbitre, le souligne en décrétant l’entretien des plus dignes et des plus utiles. Le Portugais relève le défi, en soulignant la difficulté de sa tâche, qu’il compare à celle d’une femme louant son amant devant son propre mari : il eût pu emporter la victoire face à de véritables détracteurs de la peinture, mais comment défendre son art devant ses plus fidèles adeptes et ses plus fieffés connaisseurs (p. 75) ?
15Il s’y engage donc avec diplomatie, en « ami de la poésie », car il ne s’agit pas non plus de froisser son hôtesse dont les Poésies paraîtront en 1538, et en amant de cette grande dame muette qui parle avec le regard. Peinture et poésie entrent en équivalence, pour leur faculté commune de susciter des images, commence-t-il par affirmer : l’une peint avec des couleurs ce que l’autre décrit avec des mots. La poésie poursuit même une visée plus haute que sa consœur, puisqu’il lui faut montrer « comme en peinture, mais avec des phrases » une tempête en mer ou une ville incendiée (p. 75). Ces concessions faites, Holanda reprend la typologie habituelle qui situe la poésie du côté de la diachronie propre au temps et la peinture, au contraire, du côté de la perception synchronique et immédiate, ce qui fait sa force. En vertu de cette répartition, un tableau d’Apelle contient autant, sinon plus, que vingt pages de Virgile. Le langage pictural, à la portée de tous, peut se prévaloir, en outre, de son caractère universel, ce qui, conformément aux décrétales, renoue avec sa fonction ancienne d’instruction des simples, de liber idiotarum (p. 77). La peinture est ainsi plus apte à « émouvoir l’âme et l’esprit », faisant parcourir au spectateur une palette d’émotions (p. 78), qui en sanctionnent la réussite.
16Afin d’étayer son propos, Holanda se place en situation de paidéia et decrit une galerie de tableaux imaginaires, dont la plupart sont la traduction en images des passages de l’Énéide. Peint par la main du peintre, l’incendie virgilien serait plus efficace que son équivalent poétique : on obtiendrait un tableau vivant, « si présent et naturel » que « les yeux semblent voir, les oreilles entendre39 » (p. 76-77). De même, il est loisible au peintre de représenter une variété d’attitudes et de sentiments en un tableau, là où le poète devrait recourir à une énumération fastidieuse. Or, on connaît l’impact affectif de la gestuelle et de l’expression des passions dans la rhétorique antique et dans la théorie picturale moderne depuis Alberti40. Naturellement, aucun de ces exemples n’est choisi au hasard : chacun illustre à sa manière « la vertu de la peinture éloquente », autrement dit sa qualité de poésie parlante. Dans cet exercice de parallèle, Holanda se sera exprimé en poète : pour défendre son art, il a produit des morceaux de bravoure descriptifs qui ne sont pas sans rappeler les préceptes de Quintilien recommandant à l’orateur d’user des effets de l’enargeia.
17Voici légitimée la supériorité de la peinture en tant qu’art libéral. La démonstration a été menée d’une main sûre par le jeune Holanda qui, d’un même mouvement, a su œuvrer pour sa gloire propre, pour la gloire de sa patrie et pour la gloire de la peinture. La consécration est prononcée, par la bouche de la marquise : en vantant les mérites de la peinture, le jeune homme a su produire un discours amoureux susceptible d’éclipser celui de Michel-Ange. Le « Divin » tient cependant à rétablir la vérité : en bon disciple, Holanda n’a fait que reprendre le flambeau et le vieux maître le lui cède volontiers, avouant n’être plus en âge de vivre des passions déraisonnables. L’élève admet la transmission, tout en jugeant que le Portugal n’est pas encore prêt, ni digne d’en recevoir le fruit (p. 78).
18Cependant, les arguments employés importent moins que la valeur symbolique du rituel lui-même. L’aptitude à discourir des arts de la vue élève le peintre en docte orateur et l’exercice du paragone, modèle quintessencié de discursivité dialogique, lui permet d’en faire magistralement la démonstration. Holanda réalise un coup double : sa légitimité de peintre s’éprouve dans l’exercice argumentatif de défense de la peinture et démontrer la supériorité de son art contribue à sa promotion. De ce point de vue, l’épilogue des Dialogues est riche d’enseignement. La savante compagnie, sous la houlette de Valère de Vicence, décide de profiter de la clémence du temps pour longer le Tibre. La promenade conduit « aux jardins délicieux d’Agostino Chigi », ornés par la main de Raphaël de peintures qui n’ont rien à envier aux œuvres antiques. Ainsi, écrit Holanda au terme du quatrième dialogue, « après avoir parlé des louanges de la peinture, nous pouvions en admirer ses excellents mérites » (p. 124). L’échange dialogué aura donc permis un gain de science : le discours sur la peinture, entraînement à la parole, s’est avéré être une propédeutique indispensable à l’exercice de l’œil, un œil autre que les yeux infirmes du corps.
LES EFFETS DU DIALOGUE OU LA FORCE DE L’EVIDENTIA
19Dans les Dialogues, Holanda se dépeint en disciple respectueux et parfois en interlocuteur persifleur du « Divin » et celui-ci apparaît sous les traits habituels du génie incompris et solitaire, tout entier dévoué à son labeur. Or l’artiste portugais a laissé de Michel-Ange un portrait miniature qui saisit les traits du grand homme déjà âgé sous un jour intime41. Romain Rolland y fait référence, dans un article consacré à la vie de Michel-Ange : « Ainsi nous le montre un portrait de François de Hollande : debout, de profil, vêtu de noir ; un manteau romain sur les épaules ; sur la tête, une chape d’étoffe, et, sur cette chape, un grand chapeau de feutre noir, très enfoncé42. » L’échange dialogué remplirait alors un office comparable à celui de l’image : il serait l’équivalent du ritratto, prolongeant le portrait physique de l’artiste par un portrait en phrases.
20On pense bien sûr au parallèle bien souvent esquissé entre dialogue et peinture. Dans sa préface à la traduction du Discours sur le dialogue du Tasse, Nuccio Ordine voit dans la référence à la peinture un hommage à la formule de l’ut pictura poesis, à moins que ce ne soit un biais pour souligner l’échec du dialogue à proposer une image exhaustive de la vérité43. Les exemples ne manquent pas : on peut citer, parce qu’il a exercé une influence sur Holanda, Castiglione qui définit son projet courtisan comme « un portrait peint de la cour d’Urbino », exécuté cependant par la main malhabile d’un « humble peintre », qui n’aurait nullement la prétention d’égaler un Raphaël ou un Michel-Ange44. Que le paradigme pictural cerne les apories du dialogue ou sa qualité de peinture parlante, il associe la démarche du dialoguiste à une collecte de paroles immémoriales d’autant plus précieuses qu’a pu survenir, dans l’intervalle, la mort des protagonistes. Castiglione insiste sur ce point et s’agissant des Dialogues de Holanda, on sait que la marquise meurt en 1547, un an avant l’achèvement des deux livres du traité.
21L’idée d’une empreinte durable, transmise sous la forme commémorative d’un portrait vivant, prend appui sur un autre paradigme, souvent mobilisé lui aussi pour penser le dialogue, celui de l’échange spontané45. Dans l’esprit des propos de table, la conversation rapportée par Holanda roule sur des thèmes variés avec un naturel que les critiques ont souvent interprété comme la marque d’une retranscription familière. Ainsi, José Frèches, pour excuser la lourdeur de sa traduction, attribue le style contourné du dialoguiste et les circonlocutions interminables de sa phrase à cette fiction de notes prises au vol. Dans la même perspective, on a souvent reçu les Dialogues de Rome comme le journal que tenait le peintre portugais pour témoigner des pensées de Michel-Ange à un moment exceptionnel de la vie des deux hommes. Qu’une telle interprétation fût erronée importe peu, du moins dans le cadre de la présente réflexion. Sans entrer dans les querelles critiques au sujet de la véracité du témoignage, il semble, en revanche, que la question elle-même en dise long sur la réception du dialogue : le genre est gage d’authenticité. La parole vive – sous la forme fictionnelle d’un échange impromptu – produirait les mêmes effets d’evidentia que l’image peinte : elle serait dotée de l’efficace de l’enargeia dont se préoccupent les rhéteurs et les dialoguistes quand ils recommandent, à des fins persuasives, de recourir ponctuellement au langage figuré46.
LES LEÇONS DE LA POSTÉRITÉ
22Holanda a livré ici un dialogue de type mixte, à mi-chemin entre la forme narrative, qui n’est pas transposable à la scène, et la forme mimétique ou dramatique qui l’est. La réception des Dialogues le confirme : la postérité pille ses pages comme les vies de Condivi et de Vasari, pour les insérer dans des biographies romancées de Michel-Ange. À la fin du XIXe siècle, dans le cadre d’une réécriture très personnelle de l’Histoire, le genre du dialogue artistique de la Renaissance italienne est également infléchi vers une transposition plus spécifiquement théâtrale dont Les Grandes amoureuses de Jean Richepin ainsi que La Renaissance d’Arthur Gobineau47 sont emblématiques. Ces deux textes fournissent une version arrangée des amours de Michel-Ange et de Vittoria Colonna, où se décèle une très nette tendance à l’extrapolation romanesque, au prix parfois d’entorses faites à l’exactitude chronologique. Ainsi, dans l’ultime scène de son théâtre historique, censée se dérouler en 1560, Gobineau convoque un Michel-Ange âgé de 85 ans48, radouci par l’amour et exhalant son chant du cygne devant sa bien-aimée, morte pourtant depuis 1547 mais ressuscitée pour l’occasion. Richepin, quant à lui, retient le motif artistique des dialogues de Holanda sous la forme d’une émulation entre le vieux peintre dépeint en Don Quichotte désespérément amoureux et la poétesse décrite en Dulcinée intraitable. Une sorte de préambule explicite par avance l’exemplarité de ce face à face entre deux génies incarnés en une enveloppe corporelle disgracieuse, deux amants voués jusqu’à l’abnégation à un amour sans retour49. Cette transposition romancée du traité de Holanda s’achève magistralement sur une vignette mémorable relatant la mort de la marquise.
23Plus près de nous, Romain Rolland, empruntant lui aussi au théoricien portugais le début du premier dialogue, présente l’épisode des entretiens romains comme « le vivant tableau de l’amitié grave et tendre » qui unit Michel-Ange et Vittoria Colonna et exprime leur appréhension commune de l’œuvre d’art, conçue comme un « acte de foi ». Bien que soit conservée la forme dialoguée, ce dont témoigne l’échange des répliques, séparées seulement par des indications succinctes50, la transposition de Romain Rolland se signale surtout par un infléchissement romanesque et un déplacement de signification. Holanda prend à peine part à la conversation et la teneur spécifiquement artistique du propos est passablement atténuée. L’accent est porté, en revanche, sur le caractère sacré des entretiens, dont les sujets sont abordés avec « une gravité religieuse » puis brutalement interrompus par la crise religieuse que traverse la marquise et son départ précipité pour Viterbe en 1541. Le canevas d’origine sert donc de support au récit sommaire de cette idylle « chaste et réservée51 », dont la visée édifiante culmine dans l’épilogue. L’agonie de Vittoria Colonna et le mot de regret de son fidèle amant y sont rapportés de manière lapidaire : « Elle mourut. Il la vit mourir ; et il dit ce mot touchant, qui montre quel avait toujours été le caractère chaste et réservé de leur grand amour : – Rien ne me désole tant que de penser que je l’ai vue morte, et que je ne lui ai pas baisé le front et le visage, comme j’ai baisé sa main. »
24La réception des Dialogues de Holanda et plus généralement des débats artistiques de la Renaissance est éclairante à deux titres au moins. Elle mène à leur terme les potentialités théâtrales et/ou narratives contenues dans le genre : dans cette mutation, le dialogue est prétexte à une saynète ou à un micro-récit qui ont valeur d’exemplum, au détriment de la substance argumentative des disputes entre gens de métier et de la forme proprement dialogique, caractéristiques de la plupart des traités d’art.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
Références primaires
Hollande François de, Les Dialogues de Rome, trad. J. Frèches, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1973.
De la peinture : dialogues avec Michel-Ange, trad. S. Matarasso-Gervais, Aix-en-Provence, Alinea, 1984.
Références secondaires
Barocchi P. (dir.), Scritti d’arte del Cinquecento, Milano/Napoli, R. Ricciardi, 1971, t. I, p. 276-285 et 545-547 ; 1973, t. II, p. 1342-1346 et 1911.
10.3406/piot.1990.1618 :Bernard E., « Considérations sur l’art classique », Mercure de France, 641, 1er mars 1925, p. 289-309.
Castiglione B., Le Livre du courtisan, trad. A. Pons, Paris, Flammarion, 1991.
Deswarte-Rosa S., « Rome déchue. Décomposition d’une image de Francisco de Holanda », Monuments et Mémoires Eugène Piot, t. 71, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 97-181.
« Par-dessus l’épaule de l’artiste… Les livres annotés de Francisco de Holanda », Arquivos do centro cultural Calouste Gulbenkian, vol. 39, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2000, p. 231-264.
Gobineau A., La Renaissance, dans Œuvres, éd. J. Gaulmier, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987.
Kushner E., Le dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », vol. 67, 2004.
Richepin J., Les Grandes Amoureuses, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1896.
Rolland R., « Michel-Ange », La Revue de Paris, année 13, t. 2, 15 avril 1906, p. 795-822.
Notes de bas de page
1 Francisco de Holanda, Quatre dialogues sur la peinture, trad. L. Rouanet, Paris, Honoré Champion, 1911 ; Id., Les Dialogues de Rome, trad. J. Frèches, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1973, édition à laquelle renverront nos références paginales ; De la peinture : dialogues avec Michel-Ange, trad. S. Matarasso-Gervais, Aix-en-Provence, Alinea, 1984. Voir aussi P. Barocchi (dir.)., Scritti d’arte del Cinquecento, Milano/Napoli, Ricciardi, 1971, t. I, p. 76-285 et 545-547 ; 1973, t. II, p. 1342-1346 et 1911.
2 Voici les termes exacts de la déclaration liminaire : « J’entends montrer dans ce deuxième livre combien c’est honorable et noble chose que d’être peintre, et combien difficile ; comment peut servir cette illustre et très nécessaire science dans les affaires publiques, en temps de paix comme en temps de guerre, ainsi que le prix qu’on y attache dans d’autres pays. Je ferai cela sous la forme d’un dialogue » (p. 42). La déclaration est réitérée à la fin du dernier dialogue (p. 125).
3 Le dialogue n’y est cependant pas une pratique inédite. Les préoccupations d’ordre philosophique et moral y croisent l’observation de l’historiographe et la relation du voyageur.
4 À cet effet, la dispute s’oriente dès le premier Dialogue vers la spécificité de la peinture selon qu’elle est pratiquée en Flandre ou en Italie. Face aux tenants de l’art flamand représentés par la personne de la marquise, Michel-Ange exprime son mépris pour ce genre de peinture fallacieuse, trompant le « regard extérieur » des âmes faibles (p. 53). Il décèle au contraire chez les Italiens, portés par leur nature à l’étude et au labeur, une prédisposition au génie artistique qui ne peut qu’éclore dans le berceau des arts et des sciences, où le regard s’est tôt habitué aux reliques sacrées de l’Antiquité (p. 55).
5 Le manuscrit est découvert par le Portugais José Joaquim Ferreira Gordo dans la bibliothèque madrilène d’un amateur d’art, puis recopié et déposé à l’Académie des Sciences de Lisbonne. Une traduction partielle en espagnol le fait connaître en 1563.
6 Notons que la marquise loge à San Silvestro in Capite, où est abritée une relique de la tête de saint Jean-Baptiste.
7 Héros des expéditions de Charles V et vainqueur de Pavie, il meurt en 1525.
8 Le lieu présente les caractéristiques du locus amoenus : l’eau s’y écoule en une source vive, la végétation semble luxuriante et les devisants s’installent symboliquement sous un laurier (p. 81). Sur ce point, voir E. Kushner, Le dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », vol. 67, 2004, en particulier « Le rôle structurel du locus amoenus dans les dialogues de la Renaissance », p. 133-149.
9 Les festivités obligent d’ailleurs la compagnie à ajourner la réunion pendant quinze jours. Holanda rapporte la description du cortège, en particulier celle des douze chars triomphaux décorés à l’antique, comme un exemple de collaboration entre tous les arts (p. 79-80).
10 La marquise, enjoignant Holanda de se lancer dans la défense de la peinture, le prédit en des termes explicites : « […] la réunion de ce jour ne pourra guère se tenir en un autre lieu avant longtemps » (p. 75).
11 Rappelons que la décoration de la chapelle Sixtine débute le 10 mai 1508 et que la voûte est achevée en 1512. On date de 1534 les études préparatoires du Jugement dernier et de novembre 1541 son achèvement. Holanda a sans doute eu connaissance des sections exécutées sur maquette par Michel-Ange et des gravures en circulation dès 1543. L’iconographie de Rome déchue et les Antigualhas témoignent, en effet, d’une réécriture inversée des motifs michelangélesques, notamment dans la représentation des Sibylles, clé essentielle de la prisca theologia pour le peintre portugais. Voir S. Deswarte-Rosa, « Rome déchue. Décomposition d’une image de Francisco de Holanda », Monuments et Mémoires Eugène Piot, 71, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 97-181 et 120.
12 Dans le chapitre V de son traité, Holanda situe la Renaissance artistique au temps de Pétrarque. Entre 1538 et 1541, Vittoria Colonna entretient des rapports étroits avec les membres de l’Academia Della Virtù qui pratiquaient les commentaires parallèles de Vitruve et des Rime de Pétrarque. Sur toutes ces questions, voir S. Deswarte-Rosa, « Rome déchue… », art. cit., p. 122 sq.
13 Il est significatif que le dialogue à peine engagé, Michel-Ange veuille battre en brèche les préjugés persistants au sujet de la nature fantasque et misanthrope des « monstres de perfection » (p. 55). Si l’artiste refuse de se compromettre dans les vains bavardages de ses contemporains, ce n’est pas par caprice ou trait caractériel, mais bien parce qu’il évolue fondamentalement dans la sphère élevée de la contemplation des idées (p. 50).
14 Voir p. 63-64. On en saisit la raison, à la lumière de l’intervention de la marquise, qui rend hommage au plafond et aux lunettes de la Sixtine, prouesse technique et apogée de la peinture d’essence religieuse, car première histoire en images de la création. La marquise encense cependant, après les fresques de la Sixtine, les Stanze de Raphaël.
15 Holanda connaissait bien la numismatique : il fut employé sous les différents règnes à graver des monnaies et il fut le seul dans son pays à dominer cet art. Le premier livre du traité Da Pintura Antigua s’achevait d’ailleurs par de longues considérations sur l’art emblématique où l’on a vu les premiers essais de codification de l’invention des devises. La pratique d’annotation de Holanda témoigne d’une certaine manière de cet art d’allier le texte et l’image, sa glose marginale prenant souvent la forme de petits croquis. Voir S. Deswarte-Rosa, « Par-dessus l’épaule de l’artiste… Les livres annotés de Francisco de Holanda », Arquivos do centro cultural Calouste Gulbenkian, vol. 39, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2000, p. 231-264 et 244-247.
16 L’émancipation symbolique est soulignée du reste par le passage du temps nécessaire à la maturation : plus d’une année se serait écoulée entre le premier dialogue et le dernier.
17 À cet endroit, la conversation prend l’allure d’une suite d’exposés monologiques et relève, selon les termes de José Frèches, d’un anti-dialogue.
18 La lecture de Pline avait bien pour objet, comme le confesse Giulio Clovio, « de dégoûter » leur hôte (p. 114).
19 Bien qu’insatisfait de son entreprise (p. 124), Holanda se prévaut d’être le premier dans la Péninsule ibérique à écrire sur la science de la peinture. À plusieurs reprises d’ailleurs, il déclare vouloir importer au Portugal les douceurs collectées en Italie et y « aider soit à l’élégance des constructions, soit à la noblesse de la peinture », afin de rivaliser avec la patrie des arts (p. 58). D’après José Frèches (p. 125), s’il est vrai que Holanda a ouvert la voie dans son pays, il y eut des précédents en Espagne, et il cite les Medidas del Romano (littéralement les Mesures du Romain) publiés par Diego de Sagredo à Tolède en 1526 et édités à Lisbonne en 1542.
20 D’ailleurs, dans le troisième dialogue, Michel-Ange, qui cite sa propre relation avec le pape Paul III, déconseille à son protégé de faire carrière hors d’Italie où, déclare-t-il, même les plus ignares parmi les puissants parviennent à s’attacher les peintres en les couvrant d’honneurs (p. 88). La question de la valeur marchande de l’œuvre d’art, qui est posée en des termes insistants et longuement analysée dans ce troisième dialogue, revient ponctuellement à d’autres endroits. On pourrait citer notamment l’épisode narratif que constitue au sein du dernier dialogue le paiement de l’enluminure que Holanda avait commandée à Giulio Clovio (p. 107 sq).
21 Le constat prend place à un moment charnière, à la fin du deuxième dialogue et en conclusion de l’exercice du paragone (p. 79).
22 L’un d’eux, D. Pedro de Mascarenhas, joua un rôle d’envergure en tant qu’intercesseur auprès de Michel-Ange. José Frèches souscrit d’ailleurs à l’hypothèse selon laquelle Holanda aurait eu pour mission diplomatique de répertorier les édifices et fortifications militaires, d’autant que les Dialogues font mention des applications possibles de la peinture à l’art militaire (p. 19-21).
23 Lactance est présenté comme un amateur au jugement esthétique fiable, bien que profane.
24 Holanda mentionne la décoration bellifontaine comme une manifestation de la munificence royale de François Ier (p. 68).
25 Dans le quatrième dialogue, l’énumération des Merveilles du monde et de l’Urbs (p. 110-111) réactive la rêverie antiquaire de Holanda déjà introduite au tout début du premier dialogue. L’observation des monuments romains et le relevé de croquis s’associent, au terme du traité, au motif de l’Ubi sunt, infléchi cependant dans un sens temporel. Messer Camillo s’exclame avec des accents pétrarquiens : « Alors, Rome, quand redeviendra-t-elle Rome ? » Voir S. Deswarte-Rosa, « Rome déchue… », art. cit., p. 125-126 et 179-180.
26 À un point de l’entretien, Lactance, convaincu par les démonstrations magistrales de ses interlocuteurs, décide de refréner ses « questions douteuses ». Michel-Ange l’encourage au contraire à poursuivre le dialogue car si la journée a été consacrée à la peinture, la nuit peut aussi lui être sacrifiée (p. 96).
27 En l’absence de Vittoria Colonna, dans les deux derniers dialogues, il incombe à Michel-Ange de définir la place du peintre dans la cité. Il rappelle alors qu’outre qu’elle fut instrument politique et miroir de la magnificence patriotique en temps de paix, la peinture eut pour fonction première, depuis l’Antiquité, de servir l’art de la guerre – fabrication des instruments, fortifications militaires, plans des champs de bataille (p. 83-84).
28 On connaît l’argument : la représentation peinte des péchés et des châtiments infernaux permet de s’en prémunir avec efficacité (p. 60).
29 Un peu plus loin dans le dialogue, Lactance développe un propos similaire, teinté de doctrine pythagoricienne : science, peinture et musique sont les trois disciplines communes à Dieu et aux hommes (p. 61).
30 L’histoire de la peinture ancienne évoque cet aspect à travers la question de la représentation des centaures, véritable gageure pour le peintre qui rivalise avec les plus grands poètes antiques, notamment l’Ovide des Métamorphoses.
31 À la fin du traité d’ailleurs, les classements des artistes les plus fameux sont établis en fonction de ce critère : dans la catégorie des peintres, Michel-Ange figure à la première place, suivi par Léonard pour sa science des ombres, Raphaël occupant la troisième place pour sa qualité de douceur.
32 On en trouve des traces éparses dans les Dialogues de Rome ainsi que dans le portrait du peintre parfait qui figure dans la première partie du traité (ch. 7 et 8), en des termes parfois empruntés à certains poèmes de Michel-Ange. Voir S. Deswarte-Rosa, « Rome déchue… », art. cit., p. 144 sq. et 160.
33 Voici ce qu’écrit E. Bernard : « Développant son idée, [Michel-Ange] dit encore, au même François de Hollande, qui nous a conservé ce précieux dialogue : “L’œuvre la plus noble et la plus parfaite en peinture sera celle qui reproduira les êtres les plus nobles, ceux qui ont été conçus par Dieu avec le plus de science et de délicatesse.” Et pour mieux démontrer son affirmation, il ajoute : “Quelle intelligence serait assez inculte pour ne pas comprendre que le pied d’un homme est plus noble que son soulier, sa peau que celle des brebis dont son vêtement est fait, et n’en arriverait ainsi à trouver le rang et le mérite de chaque être ?” Cet argument est sans réplique, il marque la différence de ceux qui ont préféré le pied, et de ceux qui ont peint seulement le soulier ; la lutte stupide du naturalisme contre le classique. En réalité il n’y a que ces deux antagonismes, car tout ce qui a pour fondement les lois de l’esprit est à tendance classique ou l’est tout à fait, et ce qui ne repose que sur l’imitation simiesque et seulement objective est réaliste et inutile » (« Considérations sur l’art classique », Mercure de France, 641, 1er mars 1925, p. 289-309).
34 D’autres arguments sont convoqués par Holanda : les Anciens désignaient Phidias et Praxitèle du nom de peintre ; chez les Modernes, un Michel-Ange sculpte mieux dans le marbre qu’il ne maîtrise l’emploi des couleurs dans la peinture (p. 69). Dans le dernier dialogue, la démonstration prend appui sur un passage de Pline évoquant la promotion de la peinture au premier rang des arts libéraux, à la suite d’une décision du peintre macédonien, Pamphile, qui exigea que partout en Grèce les enfants de familles riches acquissent la science du dessin et qu’elle fût interdite aux esclaves (p. 119).
35 D’ailleurs, lorsque la marquise requérait les conseils de Michel-Ange pour édifier un couvent, celui-ci avait spontanément proposé une esquisse préparatoire (p. 49).
36 À Lactance qui pose la question de l’objet de la peinture, Michel-Ange répond encore que tout ce qui imite l’œuvre de Dieu est digne d’être peint, à condition que ce soit « d’un trait de plume ou de crayon, d’un coup de pinceau de noir et blanc » et non avec de l’or, de l’argent ou des couleurs vives (p. 97).
37 François de Hollande, De la peinture…, éd. cit., p. 108.
38 Il est à noter que la plupart des anecdotes mobilisées dans le quatrième dialogue relatent des effets illusionnistes qui sont à la portée du peintre et non du sculpteur (représentation de la sueur, de l’haleine, de la tempête ou des incendies).
39 Autre exemple : l’ekphrasis d’une toile représentant Vénus aux pieds de Jupiter énumère tout ce que le peintre enferme en une image et en résume, à travers le topos poétique du drapé qui voltige, l’illusion de mouvement.
40 L’emblème en est La Navicella de Giotto chez les Modernes et La Calomnie d’Apelle chez les Anciens.
41 Si l’on connaît mieux les enluminures de Holanda, il n’en va pas de même pour son œuvre peinte, partiellement perdue.
42 R. Rolland, « Michel-Ange », La Revue de Paris, année 13, t. 2, 15 avril 1906, p. 795-822.
43 Le Tasse, Discours sur le dialogue, trad. F. Vuilleumier, notes de G. Baldassari, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Nuccio Ordine cite par exemple le Dialogo della retorica où Sperone Speroni met en parallèle la démarche du peintre qui ne peut produire qu’une esquisse de la réalité et celle du dialoguiste qui ne parvient à restituer que des parcelles de vérité. Au contraire, la référence picturale peut souligner les vertus du dialogue, le surplus de sens qu’il délivre. Dans son Dialogo, l’Arétin évoque Titien pour qualifier la rapidité de son trait mais aussi « l’indétermination de l’échange dialogique fait d’esquisses capables de montrer précisément “ce qui ne se voit pas” ». Dans Le Souper des cendres, Giordano Bruno souligne les affinités entre l’art du détail propre au portrait pictural et le caractère fragmentaire de ses dialogues qu’il recommande de recevoir comme un « portrait » avec « ses deux, ses cent, ses mille détails et tout ce qu’il comporte » (éd. G. Aquilecchia, trad. Y. Hersant, préface d’A. Ophir, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 12). Pour toutes ces références, voir T. Tasso, Dell’arte del dialogo [1585], introduzione di N. Ordine, testo critico e note di G. Baldassarri, Napoli, Liguori, 1998, p. 54-55.
44 Castiglione B., Le Livre du courtisan, éd. A. Pons, Paris, Flammarion, 1991, p. 9, « Dédicace ».
45 Comme le rappelle Nuccio Ordine, revient souvent au sujet du dialogue la question de son rapport avec le banquet pour souligner sa qualité de varietas. Cf. T. Tasso, Dell’arte del dialogo, op. cit., p. 55-57.
46 Les théoriciens du dialogue préconisent fréquemment l’usage d’un langage sobre, adapté aux contraintes de la démonstration. Mais, quand le besoin s’en fait sentir, l’auteur du dialogue peut s’autoriser un langage plus fleuri, qui fait de lui un poète par la vertu de l’evidentia. Voir par exemple les recommandations du Tasse dans le Discours sur le dialogue, éd. cit., p. 84-85.
47 J. Richepin, Les Grandes Amoureuses, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1896 ; A. Gobineau, La Renaissance, dans Œuvres, éd. J. Gaulmier, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987. La pièce, composée à partir de 1873, retrace en cinq volets l’histoire de l’unité italienne de 1490 à 1560, de Savonarole à Michel-Ange en passant par César Borgia, Jules II et Léon X.
48 Bien que Gobineau le présente comme un homme âgé de 89 ans.
49 La marquise, qui n’était pas un parangon de beauté, ne fut jamais aimée de son époux volage, pas plus que Michel-Ange ne fut aimé à son tour par la pieuse poétesse, comme y insiste Richepin.
50 Certaines font office de paraphrase (« Michel-Ange décline ces compliments »), d’autres de commentaire plus nourri : « [Michel-Ange] exprime son aversion pour les bavards et les oisifs – grands seigneurs ou papes –, qui se croient permis d’imposer leur société à un artiste, quand il n’a pas assez de sa vie pour accomplir sa tâche. »
51 Le récit est soumis à un régime narratif fluctuant : rapporté au passé simple, il bascule soudain dans le présent de narration et l’usage de la troisième personne laisse place de manière inexplicable à la première personne, comme s’il s’agissait d’un effet de citation du texte de Holanda.
Auteur
Université de Bretagne occidentale, Brest
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