De certaines modalités du dialogue chez Pétrarque
p. 211-223
Texte intégral
1Permettez-moi un bref avant-propos. Sur l’arrière-plan rapproché des Soliloquia et des Confessiones de saint Augustin et de leur technique raffinée de l’auto-interrogation, mais aussi des Soliloquia d’Isidore de Séville, textes qui sont tous décisifs, on le sait, pour le Secretum, nous pouvons dire que tout le Canzoniere de Pétrarque est empreint d’un caractère dialogique particulier qui naît du colloque du poète avec lui-même. Le Canzoniere peut être lu en définitive comme une auto-interrogation perpétuelle.
2Si l’on voulait énumérer toutes les questions explicites (mais on devrait aussi tenir compte des interrogations indirectes) que se pose Pétrarque ou qu’il pose, à travers lui-même, au lecteur, on devrait citer ici la plupart des poèmes du Canzoniere. Souvenons-nous au moins de certains des incipit les plus significatifs. Ainsi, 150, 1-2 : « Mon âme que fais-tu ? Que penses-tu ? Jamais/ Aurons-nous paix ? Ou trêve ? Ou éternelle guerre ?/ Ne sais ce qu’adviendra de nous1 […] » (« Che fai, alma ? Che pensi ? Avrem mai pace ?/Avrem mai tregua ? Od avrem guerra eterna ?/ Che fia di noi non so […] ») ; 268, 1 : « Que dois-je faire, Amour, que me conseilles-tu ? » (« Che debb’io far ? Che mi consigli, Amore ? ») ; 273, 1-4 : « Que fais-tu, penses-tu, regardes-tu toujours/ Dans un passé qui ne peut ores revenir,/ Ô âme inconsolée, toi qui toujours t’en vas/Portant du bois à ce feu où tu brûles ? » (« Che fai ? Che pensi ? Che pur dietro guardi/ Nel tempo che tornar non pote omai ?/ Anima sconsolata, che pur vai/ Giugnendo legne al foco ove tu ardi ? ») ; et encore, par exemple, 70, 3-4 : « Car si avec pitié il n’est nul qui m’écoute,/ Pourquoi donc dissiper aux cieux tant de prières ? » (« Che se non è chi con pietà m’ascolte,/ Perché sparger al ciel sì spessi preghi ? ») ; 70, 31-32 : « Que dis-je et où je suis ? Et qui me trompe/ Sinon moi-même et puis ce désir excessif ? » (« Che parlo ? O dove sono ? E chi m’inganna/ Altri ch’io stesso e’l desirar soverchio ? ») ; 71, 46-47 : « Douleur, pourquoi donc m’entraîner/ Hors de ma voie pour dire ce que je ne veux pas ? » (« Dolor, perché mi meni/Fuor di camin a dir quel ch’i’non voglio ? ») ; 71, 70-71 : « Hélas, pourquoi si rarement/Me donnez ce dont point ne suis rassasié ? (« Oimè, perché sì rado/Mi date quel dond’io mai non son satio ? ») ; 254, 11-12 : « Cruelle départie,/ Pourquoi de mes malheurs m’as-tu donc éloigné ? » (« O dura dipartita,/ Perché lontan m’ài fatto da’miei danni ? ») ; 264, 54 : « Si ce plaisir est tel, qu’en sera-t-il de l’autre ? » (« Quanto fia quel piacer, se questo è tanto ? ») ; 366, 121-123 : « Car si un peu de terre, mortelle et périssable,/ J’ai aimé avec si merveilleuse foi,/ Que ne devrai-je faire, ô noble objet, pour toi ? » (« Che se poca mortal terra caduca/ Amar con sì mirabil fede soglio,/ Che devrò far di te, cosa gentile ? ») ; à quoi l’on peut ajouter le Triumphus Eternitatis, 144-145 : « Se fu beato chi la vide in terra,/ Or che fia dunque a rivederla in cielo2 ? ») ; etc.
3En réalité, le « je » du Canzoniere est toujours en situation de colloque avec lui-même. Dans sa forme directe, un tel dialogue produit un pathos particulier, comme l’expliquait Macrobe, Saturnalia, IV, 6, 11-12 : « Car hésiter sur ce qu’on doit faire est le propre de celui qui se plaint comme de celui qui s’irrite » (« Estenim vel dolentis vel irascentis dubitare quid agas »), et comme le montrent finalement les œuvres latines de Pétrarque3 : Epyst., I, 10 : « Ah ! que dois-je faire ? » (« Heu, quid agam ? ») ; Epyst. I, 14 : « Pauvre de moi, qu’est-ce que je subis ? Où les destins me font-ils brutalement remonter en arrière » (« Heu michi, quid patior ? Quo me violenter retorquent/ Fata retro ? ») ; Secretum, I : « Pauvre homme, que fais-tu ? À quoi rêves-tu ? » (« Quid agis, homuncio ? Quid somsomnias ? », p. 100) ; Sine nomine, I, 10 : « Que fais-tu brave homme, que fais-tu, je t’en prie, que médites-tu ? » (« Quid agis, bone vir ? Quid agis, oro te ? Quid cogitas ? ») ; à ces quelques exemples, choisis entre mille, on ajoutera ceux que l’on trouve en grand nombre dans les lettres, les Familiares aussi bien que les Seniles. Mais le pathos de la longue interrogation qui occupe le sonnet 74 tout entier n’est pas moindre :
Io son già stanco di pensar sì come (Déjà je me sens las d’envisager comment)
I miei pensier’ in voi stanchi non sono (Demeurent mes pensers en vous sans être las)
Et come vita anchor non abbandono (Et comment donc la vie encor je n’abandonne)
Per fuggir de sospir’ sì gravi some ; (Pour fuir de mes soupirs le fardeau si pesant ;)
Et come a dir del viso et de le chiome (Comment pour dire le visage et les cheveux)
Et de’ begli occhi ond’io sempre ragiono, (Et les beaux yeux, dont sans cesse discours,)
Non è mancata omai la lingua e’l suono (Ne m’ont manqué jamais la langue ni la voix)
Dì et notte chiamando il vostro nome ; (Nuit et jour à clamer votre nom ;)
Et che’ pie’ miei non son fiaccati et lassi (Et que mes pieds ne sont point rompus,
épuisés,)
A seguir l’orme vostre in ogni parte (À poursuivre en tous lieux votre trace,)
Perdendo inutilmente tanti passi ; (En perdant tant de pas bien inutilement ;)
Et onde vien l’enchiostro onde le carte (Et d’où vient l’encre, d’où viennent les feuillets)
Ch’i’ vo empiendo di voi : se’n ciò fallassi, (Que remplis de vous : fussè-je défaillant,)
Colpa d’Amor, non già defecto d’arte. (D’Amour serait la faute, et non point défaut d’art.)
4Et voici le très beau congedo (« envoi ») de la chanson précédente, la dernière des trois cantilene oculorum, les très célèbres « chansons des yeux » :
Canzone, i’ sento già stancar la penna (Chanson, je sens déjà ma plume se lasser)
Del lungo et dolce ragionar co·llei, (Du long, doux entretien que j’ai eu avec elle,)
Ma non di parlar meco i pensier’ mei. (Mais non pas mes pensées de parler avec moi.)
5Le poète est donc fatigué de ragionare avec Laura et à son sujet, mais il ne l’est pas de parler ses pensées avec lui-même, c’est-à-dire de donner la parole à ses pensées, de les représenter comme des entités dialoguantes (il faut relever la construction syntaxique parlare i pensieri, au lieu de la forme normale parlare dei pensieri). Et encore, par exemple, dans le tercet final de 35, Solo et pensoso i più deserti campi :
Ma pur sì aspre vie né sì selvagge (Mais si âpres chemins pourtant ni si sauvages)
Cercar non so, ch’Amor non venga sempre (Je ne sais point quérir, qu’Amour toujours ne vienne)
Ragionando con meco, et io co·llui. (Discourant avec moi, et moi-même avec lui.)
6L’inlassable pensar meco, le ragionar sempre meco… : la promesse de Franciscus à la fin du Secretum (il s’efforcera de sparsa anime fragmenta recolligere, c’est-à-dire de rassembler les fragments épars de son expérience, de sa vie) constitue donc le fil qui relie ce pensare et ce ragionare et qui, en exprimant sa vérité, donne au Canzoniere sa profonde unité. Dans le sonnet et dans l’envoi cités, mais en réalité dans tout le Canzoniere, le poète s’est dédoublé, il se « regarde » et « se reflète » en lui-même (rappelons-nous le premier sonnet, Voi ch’ascoltate…), il ne pense pas à l’amour mais à ses pensées tournées vers l’amour. Il fixe ainsi le caractère essentiel de continuité sur lequel agir pour transformer un tel « penser » torturant et sans issue en un colligere, c’est-à-dire pour recueillir, ordonner et juger les mouvements de son âme à la lumière de son dialogue continu avec elle-même. Il nous semble tout à fait évident que chez Pétrarque, la représentation de ses propres passions et de ses fantasmes obsédants passe par une structure du discours éminemment dialogique : elle se réalise à travers un penser, un réfléchir qui commence précisément par créer l’espace du dialogue, et évite de faire intervenir une Raison hypostasiée, tyrannique et abstraite, plus apte à donner des ordres et enseigner qu’à comprendre et dialoguer. Il s’agit par conséquent d’une représentation ouverte et dialectique – ou tendant à le devenir – qui se joue entre des pôles différents ; elle n’est ni univoque ni globalisante. Le mot d’ordre, colligere, signifie qu’il faut réunir et harmoniser différents fragments de vie, et non pas les effacer, les détruire ou les censurer pour obtenir un ordre figé, de nature purement intellectuelle. C’est pourquoi le Canzoniere est très proche du Secretum, auquel je vais consacrer la dernière partie de mon intervention. C’est une œuvre importante car elle réalise de façon complète, en théorie comme en pratique, la conception proprement pétrarquienne d’une représentation dialogique complexe, au point de croisement entre auto-interrogation et conversation4.
7Mais, au terme de cet avant-propos, je laisse cette question en suspens afin d’examiner auparavant certains aspects particuliers que revêt le genre du dialogue chez Pétrarque.
8L’églogue VI du Bucolicum carmen (Pastorum pathos. Collocutores Pamphilus et Mitio5) nous en offre un exemple intéressant.
9On considère que cette églogue a été écrite avant le 17 novembre 1347, c’est-à-dire avant le départ de Pétrarque pour l’Italie6. À l’origine, semble-t-il, cette églogue et la suivante, qui constituent à présent un diptyque anti-avignonnais, devaient former un texte unique, mais par la suite elles se sont séparées et se sont, pour ainsi dire, spécialisées. Le personnage de Mitio, c’est-à-dire le pape Clément VI, est resté à sa place, mais Pamphilus (saint Pierre) a été remplacé par Epy (la curie papale : on notera le jeu de mots Epy-curia, qui renvoie à Épicure, et donc à l’état de corruption morale de l’Église) qui se trouve déjà dans notre églogue, aux vers 148 et 205. Cola di Rienzo n’est pas évoqué ici : ce qui apparaît au premier plan, c’est l’attaque contre les mœurs corrompues de la curie d’Avignon et en particulier contre le pape Clément VI. De sorte que, en ce qui concerne le contenu, l’églogue fait partie du même corpus que la plupart des lettres Sine nomine. Si l’on prend en considération par exemple la cinquième de ces missives (écrite en 1352 à Lapo da Castiglionchio), on verra que toute sa première partie contient une attaque violente contre la curie ; on y retrouve le motif « infernal » Avignon/Babylone et celui de la distance séparant le modèle ancien de la réalité présente, amplement traité depuis le début : « À présent, la terre de Gaule me retient ici, ainsi que cette Babylone d’occident, la ville la plus hideuse que regarde le soleil, et le Rhône impétueux très semblable au Cocyte bouillonnant et à l’infernal Achéron, sur laquelle règne l’héritier de l’ancien pêcheur, étonnamment oublieux du passé7. » À partir de ce moment précis se déroule le fil de l’indignatio qui traverse toutes les Sine nomine et a produit des pages mémorables offrant à chaque pas de nombreuses correspondances avec notre églogue. En ce qui concerne le pape Clément VI, on doit lire avant tout, outre l’églogue, la Sine nomine, VI, où le pape est Julien l’Apostat revenu de l’enfer ; la VIII et la X, la plus « infernale » et la plus violente peut-être, où le pape est Nemrod et où Sémiramis est son amie Cécile de Comminges, comtesse d’Urgel ; la XIII, où la comtesse est encore Sémiramis et le pape est le tyran Denys de Syracuse…
10Cela dit, même si l’on tient compte de nombreux autres textes, de l’Epyst., III, 22 aux sonnets 136-138 du Canzoniere et aux passages correspondants des Familiares, il reste que l’églogue a un ton qui lui est propre, un caractère particulier que l’on doit examiner. Cela est immédiatement rendu évident par une simple comparaison des masques de Clément VI dans les Sine nomine (nous les avons déjà mentionnés : Julien l’Apostat, Nemrod et Denys) avec le portrait que Pétrarque fait de lui dans l’églogue. Ici, Mitio tire son nom de l’adjectif mitis (équivalent de clemens, le nom du pape) mais surtout d’un personnage de la comédie Adelphoe (Les Adelphes) de Térence (auteur, soit dit en passant, que Pétrarque aimait beaucoup) : Mitio, qui a un frère, Demea, dont il a adopté le fils dissipé Eschine, tandis que l’autre fils, Ctésiphon, est resté chez son père.
11Ce n’est pas ici le lieu pour exposer l’argument de la comédie. Il faut dire quelque chose, en revanche, du caractère opposé des deux vieillards Mitio et Demea, auxquels le premier acte est entièrement consacré. Mitio est tolérant, capable de comprendre les autres, généreux, alors que Demea est un moraliste rigide, sévère et querelleur, qui veut que le fils resté chez lui vive selon ses principes. Chose extrêmement singulière – et qui, me semble-t-il, n’a pas été signalée jusqu’ici –, Pétrarque ne se limite pas à tirer le nom de Mitio de la comédie de Térence ; il reproduit aussi entre les personnages de son églogue (Mitio/le pape Clément VI ; Pamphilus/saint Pierre), quoique avec beaucoup de liberté, l’opposition qui existe entre Mitio et Demea dans la comédie. Cela est fort singulier, je le répète, pour deux raisons au moins. La première tient au fait que Pétrarque contamine de façon frappante la nature tragique de l’argument avec le comique de Térence (en provoquant de ce fait, à mon avis, quelques discordances dans l’églogue). La seconde est que, ce faisant, il risque de rendre sympathique le personnage négatif, objet principal de la polémique, à la moralité très relâchée, très laxiste. Et il faut souligner encore – ce qui ici nous intéresse tout particulièrement – que nous pouvons y percevoir une dimension théâtrale, non seulement parce que Mitio et Pamphilus sont des types bien caractérisés, mais aussi à cause de la manière dont Pétrarque construit l’espace du dialogue.
12Dans la comédie de Térence, quand Mitio voit s’approcher Demea, il murmure en aparté, de connivence avec les spectateurs : « Il m’a l’air fâché. J’imagine qu’il va m’insulter comme d’habitude » ; puis, sans s’interrompre, et à voix haute : « Demea, je suis heureux de te voir en bonne santé. » Demea se met aussitôt à se plaindre de son fils, et Mitio déclare, toujours en aparté : « Je l’avais bien dit, n’est-ce-pas ? » ; et, de nouveau à haute voix : « Qu’est-ce qu’il a fait8 ? » Passons maintenant à l’églogue de Pétrarque. Les premières paroles échangées par Mitio et Pamphilus sont semblables. Pamphilus s’approche en grommelant, et Mitio murmure en le voyant : « Voilà le vieux casse-pieds… je vais essayer de le calmer./ D’où viens-tu, Pamphilus… ? », etc. Et après la première sortie de Pamphilus contre lui, Mitio, à part, maugrée : « Je m’attendais à ses insultes ; je les avais déjà imaginées » ; puis, sans transition, et de nouveau à haute voix, il lui répond : « Pamphilus, il est trop facile d’accabler de reproches la vie des autres9 ! », etc.
13On pourrait citer d’autres passages : par exemple, lorsque Mitio, répondant encore aux aigres reproches de son frère, reconnaît qu’il accepte de bon cœur ce qu’il n’a pas le pouvoir de changer ; ou bien quand, vers la fin de la comédie, Demea oppose son propre caractère dur et intraitable au caractère apaisé et souriant de son frère, et doit avouer que leurs amis « illum amant, me fugitant » (Adelphoe, 737-741 et 862 sq., et, pour l’églogue de Pétrarque, v. 198).
14Mais laissons-là l’examen de ces textes. Il suffit d’avoir signalé que le modèle de Térence est en bonne partie responsable du ton de l’églogue, que l’on pourrait définir comme une tentative pour transférer la dimension tragique de l’invective dans une dimension dialogique de style mixte et parfois délibérément comique ; ce qui laisse au personnage négatif toute sa vérité ainsi que sa force d’argumentation et fait de cette vérité et de cette force l’arme même avec laquelle il se condamne lui-même. Mais il est aussi important de souligner que ce rabaissement comique, que favorise la source latine, concerne aussi le personnage positif, c’est-à-dire Pamphilus, Pamphilus qui est la figure de saint Pierre et qui, cependant, prend les couleurs antipathiques de Demea !
15Les éditeurs français du Bucolicum carmen, François et Bachmann, ont observé que « rien ne permet de penser que Pétrarque propose Pamphile comme un modèle incontestable […]. Dans Pastorum pathos il [Pétrarque] demeure étranger à l’un comme à l’autre des interlocuteurs. » Le propos est sans doute exagéré et je ne peux faire mienne leur interprétation subtile, qui cependant mérite d’être méditée ; selon eux Pamphilus n’est pas saint Pierre tout court, mais plutôt un interlocuteur contestable et ambigu, et au fond lui-même condamnable : « Ses outrances de langage, et aussi cette annonce menaçante du retour d’un Dieu justicier et vengeur le rapprochent, semble-t-il, de ces “fraticelles” imprégnés de doctrines millénaristes, finalement combattus et condamnés comme hérétiques » (p. 129).
16Sans aucun doute, François et Bachmann ont bien compris, leur hypothèse en est la preuve, que le rapport entre les deux personnages n’est pas aussi simple qu’on pouvait le penser. Je suis convaincu toutefois que ce qui va compliquer ce rapport, c’est plutôt le réalisme et donc la force déséquilibrante que prend la figure de Mitio, au moment où elle dépasse les limites d’un personnage secondaire, d’une figure abstraite du mal, et impose sa personnalité et son caractère jusqu’à devenir un type humain. La responsabilité en revient donc entièrement à la force concrète qui se développe tout au long de ce dialogue très réaliste qui met en scène les deux interlocuteurs et révèle leurs traits idiosyncrasiques en les transformant en types. En somme, c’est le langage naturellement dialogique de la comédie qui a incité Pétrarque à développer, au-delà de son programme politique et moral, le lien entre le dialogue et la caractérisation des personnages. Nous pourrions dire, de manière différente, que le dialogue de la bucolique classique a évolué chez Pétrarque à l’aide du langage familier de la comédie, et que les personnages qui dialoguent ont ainsi gagné le statut de véritables caractères. Cela a pour effet de rendre le personnage négatif un peu moins négatif et donc plus vrai, et le personnage positif un peu moins positif : mais c’est avant tout le mécanisme même du dialogue qui favorise une représentation réaliste et comique, et qui porte au premier plan les traits humains qui différencient les personnages, en dépit de ce que doivent signifier abstraitement ces derniers. En somme, c’est le dialogue qui transforme ces figures symboliques en vrais personnages.
17Cette modalité du dialogue, qui vise à la caractérisation, n’est pas la seule que l’on trouve chez Pétrarque. Il semble faire en réalité le contraire dans le De remediis10, son œuvre la plus souvent traduite au cours des siècles suivants, et en particulier en France.
18La structure de l’œuvre est simple. Dans les deux parties qui la composent, le personnage de Ratio va expliquer amplement quelle doit être la conduite morale de l’homme face à la bonne et à la mauvaise fortune. Dans le premier livre, Gaudium (ou Spes) s’exalte de ses succès, et Ratio lui expose tous les risques qui les menacent et les rendent si fragiles, et lui conseille d’éviter toute sotte complaisance et tout orgueil injustifié. Dans le second livre, Ratio écoute Dolor (ou Metus11) qui est accablé par ses malheurs, et lui explique comment les dépasser pour garder sa dignité et sa liberté : pour cela, il faut sortir du cercle étroit d’une souffrance aveugle et s’ouvrir à une perspective différente, en se montrant capable de supporter les limites et les misères de la condition humaine grâce au concours de la morale stoïcienne et aux certitudes de la foi chrétienne. Comme l’a écrit Lina Bolzoni, l’œuvre « offre au lecteur/malade les armes et les remèdes qui sont nécessaires dans chaque cas, et sont constitués de raisonnement et d’exempla […]. Pétrarque cherche donc l’utilité, à l’opposé de la vaine ostentation des disputes scolastiques. Sa caractéristique sera donc la clarté de la démarche, l’ordre des arguments, la brièveté : tous motifs traditionnels de la culture de la mémoire12. »
19La simplicité de composition de l’œuvre est due surtout à un schéma qui ne vise pas à un véritable dialogue entre Ratio d’une part et Gaudium et Dolor de l’autre, contrairement à ce qui se passe dans le Secretum, où la voix « antagoniste » de Franciscus occupe une grande place lorsqu’elle explique et défend ses raisons. Ici, en revanche, on est frappé par l’énorme disproportion entre la place réservée aux différents personnages, et il est tout de suite évident que c’est seulement Ratio qui parle, tandis que Gaudium et Dolor ne font guère que répéter de façon obsédante les données immédiates de leur condition. Voyons par exemple I, 12, De sapientia. Voici, face aux long discours de Ratio, les treize répliques de Gaudium dans l’ordre même du texte : 1. « J’ai atteint la sagesse » ; 2. « Je suis sage » ; 3. « Je fais profession de sagesse » ; 4. « Je suis sage » ; 5. « C’est par l’étude que je suis parvenu à la sagesse » ; 6. « J’ai reçu du ciel la perfection de la sagesse » ; 7. « Je me suis saisi de la sagesse avec toute l’avidité de l’esprit » ; 8. « On me dit sage » ; 9. « Le peuple me dit sage » ; 10. « Tout le monde vante ma sagesse » ; 11. « Je sais que je suis sage » ; 12. « Je suis sage » ; 13. « Moi je crois que je suis parvenu à la sagesse. » Voyons encore I, 107, De pontificatu, et les dix répliques de Gaudium : 1. « Je suis arrivé au pontificat » ; 2. « J’ai obtenu le pontificat » ; 3. « Je me suis élevé au pontificat » ; 4. « Je suis monté sur le siège du plus haut pontificat » ; 5. « J’ai été fait pontife de Rome » ; 6. « J’ai été élu souverain pontife » ; 7. « J’occupe la chaire pontificale » ; 8. « Je suis à la tête de l’Église » ; 9. « Je commande la citadelle du souverain pontificat » ; 10. « Je suis pontife romain. » Dans les deux cas, comme toujours du reste (mais il y a quelques subtiles variations par exemple en I, 10 ; II, 114 ; etc.), on voit l’immobilité a-dialogique de Gaudium qui va tout simplement répéter, à travers tout le chapitre, la donnée de départ et qui à la fin, après une série de variantes parfaitement équivalentes, revient à la formule initiale, en se montrant imperméable aux longs raisonnements de Ratio (dans le premier cas, réplique 12 : « Je suis sage » ; dans le second, réplique 10 : « Je suis pontife romain »).
20Les choses ne sont pas toujours aussi simples, et l’on peut observer parfois de petites nouveautés. Dans la seconde partie de l’œuvre, qui traite un motif central chez Pétrarque, la vieillesse (II, 83, De senectute), Dolor va répéter obstinément les mêmes propos (dans l’ordre : « J’ai vieilli » ; « J’ai vieilli » ; « J’ai vieilli » ; « J’ai vieilli si vite » ; « J’ai vieilli » ; « J’ai vieilli » ; « J’ai beaucoup vieilli » ; « J’ai vieilli », etc.). Mais après cette série, il va se mettre à remplir d’un contenu concret la constatation de son vieillissement : « J’ai vieilli, et l’âge a fait fuir les plaisirs de mon corps » ; « J’ai vieilli, et je suis privé des plaisirs dont j’avais coutume de jouir » ; « J’ai vieilli, et mes cheveux sont devenus blancs » ; « J’ai vieilli, et mon visage est sillonné de rides disgracieuses » ; « J’ai vieilli, et je suis si tavelé par l’âge, si défiguré, que j’ai peine à me reconnaître moi-même. » En outre, Dolor développe le motif de la perte des plaisirs avec un regret plein de tristesse : « J’ai vieilli, et mes meilleure années sont derrière moi » ; « J’ai vieilli, et les jours heureux s’en sont allés ! » ; « J’ai vieilli ; ah ! si ma jeunesse enfuie pouvait revenir ! » ; « J’ai vieilli, et le bon temps est derrière moi » ; « J’ai vieilli. Ah ! si ma jeunesse pouvait revenir ! », etc., jusqu’à la dernière réplique : « J’ai vieilli, et la mort est proche. »
21Comme on peut le voir, le jeu des variantes, conduit par le glas obsédant du : « J’ai vieilli » (« Senui… Senui… Senui… »), se précise et se condense autour de quelques noyaux : en l’occurrence, l’image des misères de l’âge et le regret de la jeunesse perdue. Mais le choix fondamental ne change pas. Si l’on observe attentivement, la figure antagoniste de Ratio est toujours non dialectique ; elle est capable de souligner les traits caractéristiques de sa condition, mais non de sortir d’elle-même et de dépasser son autisme. Dans les limites de ce schéma, d’autres variantes sont naturellement possibles, plus ou moins subtiles. Lisons par exemple les répliques de Dolor, qui sont seulement au nombre de cinq, face aux longues tirades de Ratio, en II, 93, De tristitia et miseria (c’est un cas où la disproportion est particulièrement forte) : 1. « Je suis triste » ; 2. « La tristesse de cette vie m’afflige » ; 3. « Je suis affligé » ; 4. « La pensée de la misère présente m’afflige » ; 5. « Ce qui m’afflige, c’est l’abjection de notre naissance, la fragilité de notre nature, sa nudité, son dénuement, la dureté de la fortune, la brièveté de la vie, l’incertitude de sa fin13. » La dernière réplique rompt avec la concision habituelle et dresse une liste de thèmes que Ratio doit aborder non seulement dans ce même chapitre, mais dans toute la seconde partie. Mais encore une fois, même s’il rassemble une telle quantité de choses, Dolor ne s’ouvre nullement au dialogue, et sa liste n’est qu’une sorte de summa de ce qu’il a déjà dit et qui constitue la miseria humanae conditionis évoquée auparavant.
22Il est vraisemblable que cet étrange dialogue (ou plutôt non-dialogue) ait donné une impression de raideur et d’archaïsme, contribuant par là à faire condamner cette œuvre comme la plus médiévale de Pétrarque. Posé en ces termes, le problème n’est guère intéressant. Ce qui l’est bien davantage c’est, au contraire, la raison qui est à la base du choix de Pétrarque : après avoir composé dans le Secretum un dialogue réel entre des personnages réels, il semble régresser vers un schéma minimal et plus pauvre. Mais cette impression n’est pas exacte.
23Il faut tout d’abord remarquer une chose décisive. Gaudium et Dolor, les deux principaux interlocuteurs de Ratio, représentent les deux passions primaires ou encore, selon le mot de Thomas d’Aquin, « très principales » de l’âme. Avec Spes et Metus, les deux autres passions subordonnées (seulement « principales » pour Thomas d’Aquin) que l’on rencontre dans le De remediis, elles troublent et empêchent selon les philosophes stoïciens l’usage de la raison : et c’est bien contre elles que Ratio doit rétablir son pouvoir. Ces passions, qui dérivent d’un jugement erroné sur le bien et le mal, peuvent se répartir en deux couples : gaudium/spes (ou encore, selon la tradition, cupiditas, si bien que Pétrarque écrit lui-même, lorsqu’il dresse la liste des quatre passions dans le premier Proemium au De remediis, § 17 : « Spes seu cupiditas ») et dolor/metus. Si l’on distribue ces passions selon qu’on se réjouit ou que l’on souffre au moment présent, ou selon qu’on espère ou que l’on craint quant à l’avenir, elles vont former l’autre schéma : gaudium/dolor et spes/metus14. Pétrarque fait souvent allusion à ce schéma quadripartite, dans les Rerum vulgarium fragmenta (33, 11 ; 152, 3 ; 252, 1-2), dans la lettre X, 4, 14 des Seniles ; dans les Proemia au premier et au second livre du De remediis, respectivement aux § 17 et 35, mais surtout dans le Secretum, où il imite Virgile, Énéide, VI, 730-734 :
Je vois que la passion de l’âme est très clairement divisée en quatre parties, après qu’elle s’est d’abord divisée en deux parties, selon le présent et l’avenir, et que celles-ci se sont divisées à leur tour en deux autres parties, selon l’idée du bien et du mal. C’est ainsi que périt la sérénité de l’âme humaine, emportée par ces quatre tourbillons antagonistes.15
24La source principale de Pétrarque est, outre Virgile, Cicéron, De finibus, III, 35 et surtout Tusculanae disputationes, III, 24-25 et IV, 11-13, redoublé pour ainsi dire par saint Augustin, De civitate Dei, XIV, 3 et 8 (en 3, 2, Augustin cite et commente les mêmes vers de Virgile), et Confessiones, X, 14, 3216. C’est en particulier chez Virgile qu’on trouve l’image classique de l’âme, étincelle de l’éternel feu céleste, qui, une fois descendue sur terre et emprisonnée dans le corps, souffre toutes les passions qui lui viennent de son mélange avec la matière. Saint Augustin, en revanche, se place dans la perspective chrétienne, bien différente, où l’âme est créée en même temps que le corps ; et c’est alors l’âme elle-même, et non le corps, qui est responsable de son propre penchant aux passions terrestres17. À ce propos, nous pouvons mesurer les incertitudes de Pétrarque, qui est naturellement disposé, à partir du Secretum et malgré les avertissements de saint Augustin, à exagérer de façon toute platonicienne l’influence néfaste du corporel. Mais surtout, nous voyons comment Pétrarque, apparemment selon le même dualisme, rompt toute relation entre la raison et les passions, et représente les passions, avec une rigoureuse cohérence, comme l’anti-raison. Il y a en définitive une incompatibilité totale entre la raison et les passions de l’âme, elles s’excluent mutuellement.
25Enfin, si nous revenons au point de départ, c’est-à-dire à l’étrange structure non dialogique d’une œuvre dialoguée comme le De remediis, nous pouvons maintenant comprendre le fait que Ratio soit seule capable d’analyser et de dénoncer avec une lucidité extrême le rôle entièrement négatif des passions, et nous comprenons aussi que ces passions – en l’occurrence Gaudium et Dolor – sont exclues par définition de toute forme de raison et donc incapables de se rapporter à toute chose qui les dépasse. Si les passions étaient capables de le faire, en effet, elles seraient en contradiction avec leur structure ontologique essentielle, qui en fait des aspects de la non-raison, c’est-à-dire de simples faits qui n’ont aucune forme d’auto-conscience et qui sont donc incapables de sortir d’eux-mêmes.
26Sur le bord opposé, celui de Raison, il est tout aussi évident que le mal, la souffrance ou l’erreur ne sont pas dus aux problèmes d’une raison qui serait en guerre avec elle-même, et donc intimement déchirée. Disons que Ratio est faite uniquement et toujours de raison, et, de même qu’il n’existe pas de passion raisonnable, il n’existe pas non plus de raison irrationnelle. Dans le Secretum, du reste, Augustinus insiste sur ce point, quand il dénonce la futilité des efforts de Franciscus qui voudrait sauver sa passion d’amour avec l’aide de la raison ou par une sorte d’alliance avec elle, en la considérant comme une simple force modératrice et non pas comme une dimension entièrement autre (« Mais la raison, grâce à son pouvoir, viendra modérer ma passion… »). À ce propos, Augustin lui rappelle les vers de Térence, Eunucus, I, 61-63 : « Si tu cherches à transformer ces contradictions en quelque chose de cohérent avec l’aide de la raison, tu ne fais rien d’autre que chercher à devenir fou raisonnablement18. »
27Nous pouvons ainsi conclure que dans le De remediis, les interlocuteurs n’ont en effet que peu de chose ou même rien à se dire. Dans le cas contraire, ils cesseraient d’être ce qu’ils sont, « per la contradizion che nol consente » (par la contradiction qui ne le permet pas : Dante, Inferno, 27, 120). Et ce manque de dialogue est quelque chose de constituant et de très significatif dans la structure de l’œuvre et de ses intentions.
28Ce que nous avons dit jusqu’ici nous plonge dans une atmosphère décidément stoïcienne (peu importe ici qu’il y ait des différences importantes entre les philosophes stoïciens). C’est très évident si nous revenons à Cicéron, qui explique que pour la doctrine stoïcienne, la plus courageuse et virile entre toutes (Tusculanae, III, 22), l’unique cause des passions est l’opinio, l’opinion, c’est-à-dire une fausse idée du bien et du mal, et que les passions mêmes sont des mouvements de l’âme étrangers à la raison (rationis expertes), ou dédaignant la raison (rationem aspernantes) ou rebelles à la raison (rationi non oboedientes19). Pour Cicéron, le grand mérite de cette position stoïcienne est que l’on affirme de ce fait que l’homme est parfaitement capable de se libérer des passions lorsqu’il avance vers un juste jugement sur les choses : « Les philosophes stoïciens croient que toutes les passions ont leur origine dans les préjugés et les fausses opinions. De cette façon, ils définissent les passions avec plus d’exactitude, et ils font comprendre non seulement qu’elles sont malsaines mais aussi combien elles dépendent de notre volonté20. » Pétrarque est d’accord sur ce point et insiste aussi avec force sur le thème du libre arbitre et du jugement droit, même s’il le tempère par la considération de la faiblesse humaine et de la nécessité de l’aide divine. Mais l’empreinte stoïcienne est très forte dans le De remediis, dès lors que, comme nous avons cherché à l’expliquer, on n’y voit guère de discussion possible entre raison et non-raison, et que l’intelligence et la volonté s’y allient toujours contre le trouble provoqué par les passions et les désirs, afin de l’effacer complètement de l’âme, selon la morale classique la plus orthodoxe. De ce point de vue, le contenu du De remediis – il suffit de lire la table des matières, tant dans la première que dans la seconde partie – est bien résumé par ces paroles très claires de Sénèque se rapportant à l’âme en proie à la maladie des passions : « Cette maladie consiste dans un penchant obstiné du jugement vers le mal, qui porte à croire qu’il faut désirer des choses qui ne méritent point d’être désirées. Ou même, si tu préfères, elle consiste à se consacrer à des choses qui ne sont que peu ou pas du tout désirables, ou à estimer de façon exagérée des choses qui ont peu de valeur ou n’en ont aucune21. »
29Mais ce propos peut encore se compliquer. Par exemple, si l’on veut entrer dans la polémique qui sépare les positions stoïciennes les plus rigoureuses des positions péripatéticiennes et aristotéliciennes, selon lesquelles les passions, en tant que mouvements de l’appétit des sens, sont bonnes si la raison les gouverne, et mauvaises si elles dépassent les limites de la raison (ce sera la thèse de Thomas d’Aquin22) ; ou encore, si l’on prend en considération les longues pages, fort belles, qu’a écrites Lactance contre l’arrogance des stoïciens qui selon lui prétendaient émasculer l’homme en le privant de ses passions, c’est-à-dire de ce qui constitue sa propre nature, dont le feu de la passion est une partie essentielle et vitale (« On devrait employer tout l’effort de la raison à diriger la force des passions vers le droit chemin, car cette force ne peut ni ne doit être réprimée puisqu’elle est tout à fait nécessaire pour exercer les fonctions de la vie23 »). Mais Pétrarque ne cherche pas à traiter ces problèmes. Il préfère adopter une structure dialogique qui nous rappelle, avant même de lire son œuvre, la rigueur de la doctrine stoïcienne simplement parce qu’une telle structure porte en soi de façon claire la substance du message éthique des anciens, et qu’elle peut être aisément enrichie avec la substance du message chrétien : ainsi, le vieux dualisme, autrefois platonicien puis stoïcien, apparaît à Pétrarque comme la forme la plus apte à accueillir le nouveau dualisme chrétien.
30Mais priver les passions de parole conduit paradoxalement à les renforcer, en soulignant leur autonomie. La passion pure, auto-affirmative, dans le De remediis reste presque inaccessible à la parole de la Raison24. Pour gouverner/diriger les passions, au contraire, il faut les faire parler, c’est-à-dire les attirer dans la sphère du discours, et accepter ou feindre d’accepter leur vérité. Celle-ci n’est pas une vérité abstraite, comme celle de la Raison qui voudrait simplement effacer les passions, mais une vérité d’expérience, une vérité de la vie. La grandeur du Secretum est précisément dans cette tentative. Nous allons le voir dans ce qui suit.
31Je dois dire avant tout que je ne suis pas d’accord avec la ligne interprétative dominante affirmant qu’il y a dans le dialogue un personnage positif, Augustinus, face à un personnage négatif, Franciscus, et que leur rapport est figé, ou, pour le dire grossièrement, de type médiéval : en pareil cas, une hiérarchie bien précise sépare presque toujours le personnage qui a le savoir (qui est le savoir) et le personnage (humble, car pécheur et ignorant) qui se contente de le recevoir d’en haut. Plus précisément, on pourrait dire que c’est aussi ce qui se passe dans le Secretum, mais de façon bien plus souple, complexe et moderne. En tout cas, on ne peut absolument pas limiter à cela le sens de l’échange, qui est bien plus complxe et repose au contraire sur le riche rapport complémentaire des deux figures.
32En ce qui concerne le dialogue lui-même, le Prohemium est très clair. Le dialogue direct est présenté comme le moyen le plus naturel et le plus efficace pour communiquer des vérités personnelles qui ont été effectivement discutées, autrement dit qui sont le produit d’un échange réel, et qui ont en elles la chaleur vivante de cet échange. Aussi est-il important que Pétrarque déclare qu’il ne va nous livrer que le côté personnel de tout ce qui s’est dit pendant ces trois journées de colloque entre lui et Augustin : ils ont discuté de beaucoup de choses mais, au moment où il écrit, il se souvient en particulier de ce qui le regarde d’une façon intime, c’est-à-dire les reproches du saint, et il veut conserver la forme du colloque pour continuer à en éprouver la douceur chaque fois qu’il relira sa transcription. Il va donc suivre l’exemple de Cicéron, qui avait dit les mêmes choses, par exemple dans les Tusculanae, en avouant avoir appris cette technique du dialogue chez Platon.
33Comme on le voit dès le Prohemium, l’échange qui va suivre n’est pas présenté dans un cadre rigide et institutionnel, mais plutôt en soulignant son caractère humain et naturel, sa douceur, son efficacité vivante. De plus, Pétrarque ne se limite pas à déclarer qu’il ne va rapporter que les choses qui le concernent sur le plan personnel, mais qu’il va rapporter ce dont il se souvient le mieux : ainsi, il introduit dans son discours la dimension de la mémoire, avec ses pointes les plus aiguës, ses taches d’ombre, ses couleurs et sa logique sentimentale.
34À la lumière de ces prémisses de l’auteur, on comprendra mieux que, dans le dialogue qui suit, il ne faut pas écouter seulement la voix d’Augustin mais aussi celle de Franciscus dans son autonomie, dans son rôle spécifique, dans sa propre vérité. Si on prétend réduire à une seule voix cette intrication étroite entre deux voix, on va perdre non seulement la beauté de l’œuvre, mais son sens, sa valeur. En effet, les deux voix sont bien complémentaires, et elles développent leur discours en s’appuyant l’une sur l’autre, comme justement l’exige un véritable dialogue, et non ce type de dialogue qui réduit l’interlocuteur disons faible ou mineur à n’être qu’un faire-valoir de l’autre et de son projet didactique et moralisant. Il est vrai qu’un tel jeu d’équilibre est très difficile, mais le caractère le plus fort et, je le répète, le plus beau et le plus moderne du Secretum, c’est précisément l’effort pour y parvenir. Examinons maintenant quelques exemples concrets, même si le dialogue tout entier pourrait illustrer cette collaboration à deux voix qui a pour visée la vérité la plus intime d’une vie.
35Commençons par le thème de la mort, fondamental dans la pensée de Pétrarque. Dans le troisième livre, Augustin dit à Franciscus : « Tu dois rapporter à la mort tout ce qui va tomber sous tes yeux ou dans ton âme25 », et cette injonction constitue un des noyaux de l’enseignement du saint. Or, c’est Franciscus qui dans le livre premier avait déjà dit de lui-même : « Tout ce que je vois, entends, sens et pense, je le rapporte à la mort26 », offrant ainsi une sorte de clé pour pénétrer dans son œuvre et dans son âme.
36Dans le second livre, Augustin reproche à Franciscus d’être en partie coupable de furor, de la folie de l’avare qui meurt riche après avoir vécu dans la misère, et il le fait à travers les mots de Juvénal, 14, 135-137, qu’il cite à la lettre : « Mais à quoi bon des richesses amassées au prix de telles tortures ? C’est un délire avéré, une folie manifeste que de mener la vie d’un crève-la-faim pour mourir les poches pleines27 ! »
37Mais Franciscus pourrait reprocher à Augustinus d’avoir oublié que lui-même, Franciscus, avait déjà dit la même chose dans le premier livre, à travers la citation implicite du même Juvénal : « Quelle folie est-ce donc que de dépenser toute sa vie en travaux pénibles et dans la pauvreté, pour mourir tout à coup au milieu de richesses qui doivent être accumulées avec tant de peine28 ? »
38C’est, on le voit, un très bel exemple parce qu’il réclame la collaboration du lecteur qui, tombé sur les mots de Juvénal, se souvient d’avoir lu quelque chose de semblable, des mots presque identiques, qui disaient la même chose, et c’est donc à cause de cette ruse textuelle qu’il va conclure : « Mais cela, Franciscus l’avait déjà dit ! »
39Dans le premier livre, Franciscus doit reconnaître que ses larmes abondantes n’ont pas suffi à laver les taches de ses péchés : « Tu sais – dit-il à son interlocuteur – avec combien de larmes j’ai cherché à laver mes souillures, mais jusqu’ici en vain29. » Plus loin, à la toute fin du livre, Augustinus lui explique la raison de ce fait : c’est le trouble de son âme qui l’entraîne avec lui et l’empêche de s’arrêter à de meilleures pensées, et de là découlent son conflit intérieur et le tourment de son âme qui éprouve de l’horreur pour ses souillures mais est incapable de les laver30. Ce dernier cas est évidemment très différent des autres. Ici Augustinus rappelle les paroles exactes de Franciscus pour lui expliquer la raison de son échec, ce qui paraît normal. Mais il n’est pas tout à fait normal que ce rappel survienne à ce moment-là, après tant de pages, comme dans les deux cas que nous avons déjà vus. Et cela va souligner par conséquent le caractère ouvert et réel de ce dialogue, et le caractère vivant des paroles de Franciscus, qui trouvent un Augustinus tout prêt à les développer tout en en conservant la vérité existentielle, dont Franciscus reste le meilleur témoin. Dans tous les cas que nous avons considérés, les jugements, les mots, les expressions circulent, ce qui a sans doute pour effet de réduire la distance entre les deux personnages et de renforcer la dimension dialogique de l’œuvre. Et bien que le maître reste le maître et que l’élève reste l’élève, il s’agit finalement d’un véritable dialogue, où les mots des interlocuteurs deviennent des points de rencontre, et ouvrent un large espace où ils vont résonner plusieurs fois, enrichis tout au long de l’entretien par une réflexion commune.
40L’exemple le plus subtil et le plus significatif de cela réside peut-être dans un certain usage verbal « extrémiste » de la morale stoïcienne. Dans la première partie du premier livre, un Franciscus encore sur la défensive objecte à Augustinus que les règles de la morale stoïcienne sont plus voisines d’une conception abstraite et formelle de la vertu que de la vie concrète (p. 96 : precepta… veritati propinquiora quam usui), et Augustinus le réprimande sévèrement. Mais, dans le deuxième livre, c’est Augustinus lui-même qui oppose la modération et le bon sens à la rigueur abstraite de ces préceptes, tant pour ce qui concerne les conditions matérielles de la vie (p. 160), que pour ce qui concerne le contrôle des passions (en l’occurrence, la colère), à l’égard desquelles il ne faudra pas employer les vantardises des stoïciens mais plutôt la modération des péripatéticiens (p. 170 : perypateticorum mitigatione). Pour saisir ce point, il faut savoir que, en dehors même du Secretum, la position personnelle de Pétrarque est la même : il est en effet très critique envers la rigueur stoïcienne ; on l’a vu par exemple dans le De vita solitaria31, à propos du De moribus brachmanorum de Palladius (c’est Pétrarque qui a fait de ce dernier à juste titre l’auteur de l’œuvre, alors attribuée à saint Ambroise). Pétrarque admire les brachmani mais émet des réserves, en raison précisément de leur extrémisme inacceptable : « Je n’aime pas leur indifférence bestiale envers le sommeil et la nourriture… », et cite à ce propos Cicéron, De officiis, I, 130, où celui-ci conseille d’éviter toute malpropreté et toute grossièreté inhumaines. Sénèque partage cette opinion dans la lettre Ad Lucilium 5, 4-5 : « La philosophie demande la frugalité, et non pas la souffrance » (Frugalitatem exigit philosophia, non pœnam). Mais encore, à propos de l’exhibition seulement rhétorique de la vertu, on trouve la condamnation des « verba magnifica » dans la Familiaris, VIII, 7, 4 ; dans la XVI, 6, 14-15 ; ou dans la XXIII, 12, 6 sq. (omittamus illa magnifica, où Pétrarque met de nouveau ses pas dans ceux de Sénèque, dont on citera au moins Ad Lucilium, 13, 4 : omittamus haec magna verba, et le De constantia sapientis 3, 1 sq. : deinde ingentia locuti…, etc. ; mais il faudrait lire aussi le beau récit que fait Aulu-Gelle au sujet d’un jeune philosophe fanfaron, hôte comme lui de Hérode Atticus dans son palais d’Athènes : Noctes acticae, I, 2).
41Les exemples ne manquent pas, et il faut ajouter que Pétrarque ne limite pas son refus de la rigueur stoïcienne aux affirmations de principe, mais il l’applique, pour ainsi dire, à lui-même. Dans le passage du Secretum que j’ai cité ci-dessus, Franciscus, qui est excessivement attaché à son bien-être matériel, se fait reprocher sa conduite. Or, après l’avoir durement réprimandé, Augustinus fait marche arrière : « Mais quoi ? Qu’as-tu compris ? Je ne veux absolument pas te conseiller la misère ? Tu ne dois nullement la désirer, mais la supporter, si c’est nécessaire… », etc. ; et c’est dans cet esprit qu’il va condamner ensuite les sentences « magnifiques » mais détestables des stoïciens32.
42Ce rapide mouvement en arrière, qui a pour but de donner une dimension concrète au long discours qui précède, est très semblable à un autre mouvement, où Augustinus s’emporte encore, longuement et avec une grande richesse d’arguments, contre le désir de gloire qui tourmente Franciscus mais où, tout aussi brusquement, il se corrige. À Franciscus qui le presse de conclure : « Veux-tu que j’abandonne mes études et que je vive sans gloire, ou bien me conseilles-tu une voie moyenne ? », le saint répond : « Je ne te conseille nullement de vivre sans gloire, mais je t ‘ engage à ne pas préférer la quête de la gloire à celle de la vertu33… »
43Nous voyons alors que c’est bien Pétrarque-Franciscus qui introduit ce discours d’une façon naïve et un peu provocatrice, mais nous voyons aussi qu’il s’agit d’un mouvement stratégique auquel Augustinus – persévérant, sans le déclarer, dans la logique de l’échange dialogique – va se joindre, tout en développant la polémique anti-stoïcienne à la lumière de ses propres raisons.
44Enfin, on a souvent dit que le Secretum manque d’une véritable conclusion, à cause de la faiblesse et du caractère vague de la figure de Franciscus. Je ne veux pas renverser ce lieu commun, mais je fais remarquer néanmoins que les deux péchés principaux dont Franciscus serait coupable sont l’amour et la gloire. Cependant, tout seigneur de la Renaissance se sentirait honoré et plein d’orgueil si on reconnaissait que sa vie était entièrement consacrée à l’amour et la gloire… Je veux dire en somme que le Secretum est un dialogue complexe, que l’on peut lire à plusieurs niveaux. On doit bien sûr le lire selon le point de vue d’Augustinus, comme on l’a toujours fait avec de bonnes raisons ; mais on devrait aussi le lire selon celui de Franciscus, qui ne doit pas être caché ou effacé par le premier ; et le secret de sa réussite consiste dans l’habileté avec laquelle Pétrarque, s’éloignant de la rigueur de ses modèles, a su conserver sa vérité à chacun de ses interlocuteurs. Dans son dialogue, il y a la rencontre de vérités différentes et vivantes, et c’est cette rencontre qui est la vérité du dialogue, sa raison et sa substance.
45Si l’on voulait maintenant résumer quel usage a fait Pétrarque du dialogue dans les œuvres dont il a été question, voici ce que l’on pourrait dire :
Dans l’églogue du Bucolicun carmen, il a su contaminer le dialogue amébée de l’églogue classique avec le dialogue de la comédie, produisant ainsi un texte extraordinaire consacré à la représentation de deux caractères.
Dans le De remediis, on a affaire à un type de dialogue qui porte en soi, dans sa structure même, l’opposition entre deux principes contraires : raison et non-raison, qui par définition ne peuvent nullement communiquer entre elles.
Avec le Secretum, il s’agit d’un dialogue qui, comparé au dialogue du De remediis, n’est pas un dialogue-opposition mais un dialogue-échange entre deux vérités : celle personnelle attachée à la vie et celle supra-personnelle de la morale.
46Dans tous les cas, comme on peut le constater aisément, les interlocuteurs sont indépendants, toujours irréductibles l’un à l’autre : comme types humains, comme principes, comme vérités. Chez Pétrarque, le dialogue est donc toujours un dialogue ouvert, véritable, et cette ouverture (au sens aussi d’envergure) est son âme.
Notes de bas de page
1 Pour les traductions des Rerum vulgarium fragmenta (c’est-à-dire le Canzoniere), nous citons Pétrarque, Canzoniere. Le Chansonnier, édition bilingue de P. Blanc, Paris, Garnier, 1988.
2 Pour les Rerum vulgarium fragmenta, nous renvoyons à F. Petrarca, Canzoniere, edizione commentata a cura di M. Santagata, Milano, Mondadori, 1996, et à Id., Canzoniere. Rerum vulgarium fragmenta, a cura di R. Bettarini, Torino, Einaudi, 2005 ; pour les Triumphi, cf. F. Petrarca, Trionfi, Rime stravaganti, Codice degli abbozzi, a cura di V. Pacca, L. Paolino, introduzione di M. Santagata, Milano, Mondadori, 1996.
3 Les citations qui suivent sont tirées de F. Petrarca, Epistulae matricae. Briefe in Versen, heraus gegeben, übersetzt und erläutert von Otto und Eva Schönberger, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004 ; Id., Secretum, a cura di E. Fenzi, Milano, Mursia, 1993 ; P. Piur, Petrarcas « Buch ohne Namen » und die päpstliche Kurie, Halle, Niemeyer, 1925.
4 Il faudrait donc tenir compte aussi de l’extraordinaire monument de la conversation in absentia que constituent les lettres, Familiares et Seniles. Sur l’emploi des mots conversare et conversazione par Pétrarque, on peut voir A. Quondam, La conversazione. Un modello italiano, Roma, Donzelli, 2007, p. 26-27.
5 Pétrarque, Bucolicum carmen, texte latin, traduction et commentaire par M. François et P. Bachmann, avec la collaboration de F. Roudaut, préface de J. Meyers, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 130-143 (mais aussi D. De Venuto, Il Bucolicum Carmen di F. Petrarca. Edizione diplomatica dell’autografo Vat. Lat. 3358, Pisa, ETS Editrice, 1990, p. 101-109).
6 N. Mann, « The Making of Petrarch’s “Bucolicum carmen”: A Contribution to the History of the Text », Italia medioevale e umanistica, 20, 1977, p. 127-182, en particulier p. 132. La prophétie des vers 166 et suivants, sur le successeur du pape Clément VI, mort en 1352, a été insérée après cette date.
7 P. Piur, Petrarcas « Buch ohne Namen »…, op. cit., p. 185 (Nunc me gallicus orbis habet et occidentalis Babilon, qua nichil informius sol videt, et ferox Rodanus estuanti Cocyto vel tartareo simillimus Acheronti, ubi piscatorum inops quondam regnat hereditas, mirum in modum oblita principii, etc.).
8 Térence, Adelphoe, 79-81 et 83-84 (en italiques, les paroles que Mitio prononce en aparté, donc à l’intention les spectateurs) : Nescioquid tristem video : credo, iam ut solet/ Iurgabit. Salvom te advenire, Demea,/ Gaudemus […] Dixin hoc fore ?/ Quid fecit ?
9 Buc. Carm., VI, 14-18: Et nunc iste ferox lites et iurgia secum/ Instruit […] Blanditiis tamen aggrediar: Quo Pamphile et unde?, et 32-37: Haud inopina quidem patior convitia […] Pamphile, quam facile est alienam carpere vitam!
10 Pétrarque, Les remèdes aux deux fortunes. De remediis utriusque fortune, texte établi et traduit par C. Carraud, Grenoble, Millon, 2002.
11 L’alternance Gaudium-Spes et Dolor-Metus comme interlocuteurs de Ratio a subi quelques variations dans les traditions manuscrite et imprimée ; c’est l’édition critique qui devra résoudre ce problème. De façon très grossière, on pourrait dire que Spes et Metus remplacent respectivement Gaudium et Dolor pendant une dizaine de chapitres à la fin de chacun des deux livres.
12 L. Bolzoni, « Petrarca e le tecniche della memoria (a proposito del De remediis) », dans Humanistica. Per Cesare Vasoli, a cura di F. Meroi, E. Scapparone, Firenze, Olschki, 2004, p. 41-60 (p. 52-54 : cette étude se focalise sur l’analyse des chapitres sur la mémoire, I, 8 et II, 101, et de la préface au premier livre, mais offre aussi une excellente image générale de l’œuvre, riche en idées et en suggestions). L.A. Panizza, « Stoic Psychotherapy in the Middle Ages and Renaissance : Petrarch’s De remediis », dans M.J. Osler (dir.), Atoms, Pneuma, and Tranquillity. Epicurean and Stoic Themes in European Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, insiste au contraire sur les aspects proprement thérapeutiques des « remèdes » de Pétrarque: « Since De remediis has been classified for centuries as moral philosophy, let me explain why I seem to be changing the label. I am using the word “psychotherapy” in its etymological sense of “healing the soul”, or, more precisely for this context, “healing the passions”, understood as disturbed emotions. » (p. 40) D’où sa conclusion: « The De remediis utriusque fortunae is thus remarkable because it is the first example since classical times of popular Stoic psychotherapy addressed to lay people. Although written in Latin and meant for Christians, it is distinctly unclerical; it is not about the religious or even the spiritual life. » (p. 56)
13 De remediis, II, 93, 9, p. 954 : Mestum me originis vilitas, et nature fragilitas, nuditasque et inopia et fortune asperitas, et vite brevitas et finis incertus facit.
14 Le thème des quatre passions de l’âme est amplement traité par Thomas d’Aquin dans les Quaestiones disputatae de veritate : Quaest. 26 « De passionibus animae », art. 1-10 (voir en particulier l’art. 5, Utrum spes, timor, gaudium et tristitia sint quatuor principales animae passiones), au tome XXII de l’édition « leonina », Roma/Paris, Commissio Leonina-Vrin, 1970 ; cf. aussi à présent Tommaso d’Aquino, Sulla verità, testo latino a fronte, introduzione, traduzione, note e apparati a cura di F. Fiorentino, Milano, Bompiani, 2005, en particulier p. 1740-1837. Cependant, il appliquera par la suite, dans la Summa, un schéma différent selon lequel les passions fondamentales sont au nombre de onze (trois paires dans la partie concupiscible de l’âme, et deux paires plus la colère dans la partie irascible) : In concupiscibili sunt tres coniugationes passionum : scilicet amor et odium, desiderium et fuga, gaudium et tristitia. Similiter in irascibili sunt tres, scilicet spes et desperatio, timor et audacia, et ira, cui nulla passio opponitur, et donc : Sunt ergo omnes passiones specie differentes undecim, sex quidem in concupiscibili et quinque in irascibili ; sub quibus omnes animae passiones continentur (Summa, Ia IIae quaest. 23 art. 4, in fine).
15 Secretum, I, p. 136 : Discerno clarissime quadripartitam animi passionem, que primum quidem, ex presenti futurique temporis respectu, in duas scinditur partes ; rursus quelibet in duas alias, ex boni malique opinione, subdistinguitur ; ita quattuor velut flatibus aversis humanarum mentium tranquillitas perit. À propos des vers de Virgile, Servius note : Varro et omnes philosophi dicunt quattuor esse passiones : duas a bonis opinatis, duas a malis opinatis rebus. Nam dolere et timere due opiniones male sunt, una presentis, altera futuri. Item gaudere et cupere opiniones bone sunt, una presentis, altera futuri (dans le texte du Virgilio Ambrosiano de Pétrarque, f° 145r°).
16 Afin de documenter la diffusion de ce motif, rappelons que le schéma « temporel » des quatre passions se retrouve chez Iacopone da Todi, 36, O amor de povertate 55-58 : « Quatro vènti movo el mare,/ Che la mente fo turbare ;/ Lo temere e lo sperare,/ El dolere e’l gaudïate » (voir L. Bolzoni, « Petrarca e le tecniche della memoria… », art. cit., p. 59 ; Id., « Note su lettura e memoria in Petrarca », Paragone, vol. LV, 54-56, 2004, p. 25-49).
17 À propos de cette perspective différente, voir Secretum, I, p. 313-314, n. 139-140 (notes relatives au passage que l’on vient de citer).
18 Secretum, III, p. 228: Sed aderit ratio, cuius hec vitia temperentur arbitrio […] « incerta hec si tu postules/ Ratione certa facere, nichilo plus agas/ Quam si des operam, ut cum ratione insanias » (cf. Térence, Eunuc., I, 61-63). Et peu auparavant, Augustin citait encore Térence, Eunuc., I, 57-58 : « Tu ne réussiras pas à gouverner par l’intelligence ce qui n’a en soi ni intelligence ni mesure d’aucune sorte » (res in se neque consilium neque modum/ Habet ullum, eam consilio regere non potes). C’est un principe bien arrêté chez Cicéron pour qui il est absurde de parler, à propos des passions, de « juste milieu », car tout mal, même s’il est modéré, reste un mal, et une maladie bénigne est toujours une maladie, si bien que le sage n’en sera pas complètement exempt (Tusculanae, III, 22 : Omne enim malum, etiam mediocre, malum est ; nos autem id agimus ut in sapiente nullum sit omnino. Nam ut corpus, etiamsi mediocriter aegrum est, sanum non est, sic in animo ista mediocritas caret sanitate). Sénèque partage cette opinion, naturellement, c’est pourquoi le sage devra éviter d’« incorporer » à son âme quelque chose qu’il aura du mal à contrôler par la suite (De ira, II, 13 : le sage nihil […] admiscebit quod cuius modum sollicitius observet). Mais voir surtout la lettre Ad Lucilium, 85, 9 : si les vices « réussissent à naître en dépit de la raison, ils se développeront en dépit de celle-ci […]. Toute voie moyenne est donc fausse et inutile, exactement comme si quelqu’un disait qu’il faut devenir fou ou tomber malade avec modération » (« si invita ratione coeperint, invita perseverabunt […]. Falsa est itaque ista mediocritas et inutilis, eodem loco habenda quo si quis diceret modice insaniendum, modice aegrotandum »).
19 Tusculanae, III, 24. Un bon exposé sur ces questions dans le contexte du De remediis, se trouve dans l’étude déjà citée de L.A. Panizza, « Stoic Psychotherapy… », art. cit., p. 42-48.
20 Tusculanae, IV, 14 : Sed omnes perturbationes iudicio censent [les stoïciens] fieri et opinione. Itaque eas diffiniunt pressius, ut intellegatur non modo quam vitiosae, sed etiam quam in nostra sint potestate. Ce motif de la primauté de la volonté vient aussi de Sénèque, selon lequel « l’esprit obtient tout ce qu’il s’impose à lui-même » (De ira, II, 12, 4 : Quodcumque sibi imperavit animus, obtinuit).
21 Ad Lucil., 75, 11 : Morbus est iudicium in pravo pertinax, tamquam valde expetenda sint quae leviter expetenda sunt ; vel, si mavis, ita finiamus : nimis imminere leviter petendis vel ex toto non petendis, aut in magno pretio habere in aliquo habenda vel in nullo. Mais cette citation, comme on peut l’imaginer, n’est qu’une des très nombreuses citations possibles (on en trouvera d’autres, tout aussi pertinentes, par exemple dans l’essai de L.A. Panizza, « Stoic psychotherapy… », art. cit.).
22 Thomas d’Aquin, Summa, Ia IIae quaest. 24 art. 2, critique la conception stoïcienne (et cicéronienne), selon laquelle on entend par « passion » une sorte de prolongement ou d’excès maladif et difforme de la volonté, et se prononce pour la position différente des péripatéticiens, qui distinguent à l’origine entre appétits et raison/volonté : Peripatetici vero omnes motus appetitus sensitivi passiones vocant. Unde eas bonas aestimant, cum sunt a ratione moderatae; malas autem, cum sunt praeter moderationem rationis. D’où sa conclusion : Passiones animae, inquantum sunt praeter ordinem rationis, inclinant ad peccatum; inquantum autem sunt ordinatae a ratione, pertinent ad virtutem.
23 Divinae Institutiones, VI, 16 : Omnis igitur ratio in eo versari debuit, ut quoniam earum rerum inpetus inhiberi nec potest nec debet quia necessario est insitus ad tuenda officia vitae, derigeretur potius in viam rectam (mais ici on doit lire en entier les chapitres 14 et les suivants).
24 Eva Kushner a écrit, à propos de De remediis I, 43, De librorum copia : « While in the Secretum Franciscus and Augustinus are given approximately equal speech time, so that there is no doubt that the voice of earthly satisfaction will indeed be heard, here, in accordance with a catechetical dialogue model, Joy, the opponent, cannot get more than a sentence in at any time. But let us not be deceived: it is a sentence brimming over with energy because it resonates with all of Petrarch’s nostalgia for precisely this earthly possession against which Reason warns him. The sentence also is litanically repeated throughout the dialogue ; there is complete identification between the voice of the speaker and the joy of possessing such an abundance of books. It could be said that the brevity of the sentence expresses by way of contrast the immensity of and the self-sufficiency of the world of books » (E. Kushner, « Renaissance Dialogue and Subjectivity », in D. Heitsch, J.-F. Vallée (dir.), Printed Voices. The Renaissance Culture of Dialogue, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 229-241, ici p. 231). Je suis tout à fait d’accord pour reconnaître la force affirmative des formules de Gaudium et de Dolor, et dans ce cas particulier, s’agissant de livres, on pourrait même être d’accord quant aux sentiments intimes de Pétrarque, mais il n’en est pas ainsi en général : les paroles des passions expriment plutôt l’obstination aveugle dans le péché que « the joy of possessing ».
25 Secretum, III, p. 276 : Quicquid vel oculis vel animo cogitantis occurrit, ad hoc unum refer.
26 Secretum, I, p. 134 : Quicquid video, quicquid audio, quicquid sentio, quicquid cogito ad hoc unum refero.
27 Secretum, II, p. 156 : Sed quo divitias hec per tormenta coactas,/ Cum furor haud dubius, cum sit manifesta phrenesis/ Ut locuples moriaris egenti vivere fato ?
28 Secretum, I, p. 134 : Quis enim furor est omnem etatem in laboribus et in paupertate transducere, ut inter tot curis coacervandas divitias statim moriar ?
29 Secretum, I, p. 108 : Quantis… cum lacrimis sordes meas diluere nisus sim… ut videtis hactenus frustra fuit.
30 Secretum, I, p. 140 : Oritur illa intestina diuscordia… illaque animae sibi irascentis anxietas, dum horret sordes suas ipsa nec diluit.
31 Dans F. Petrarca, Prose, a cura di G. Martellotti, P.G. Ricci, E. Carrara, E. Bianchi, Milano/Napoli, Ricciardi, 1955, p. 486-494.
32 Secretum, II, p. 160 : Quid ergo ? Pauperiem ne suadeo ? Optare quidem minime ; tolerare summo opere. Mais, de manière analogue, voir Sénèque, Ad Lucil., 18, 3, et De vita beata, 21-26.
33 Secretum, II, p. 272 sq. : Ut inglorius degas nunquam consulam, at ne glorie studium virtuti preferas identidem admonebo, etc. Voir aussi Fam., XIII, 4, 19 : « Veux-tu savoir quel est le but de cette accumulation d’exemples ? Serait-ce pour t’ordonner de devenir paresseux afin de vivre tranquille ? Pas du tout ! Non seulement la fatigue mais même une mort glorieuse est préférable à une mollesse sans gloire » (Quid sibi velit hec exemplorum copia expectas ? Ignavum ne fieri iubeam ut tranquille vivas ? Absit ; optabilior est enim non modo labor sed mors quoque cum gloria quam quies ingloria) ; Africa, II, v. 482 sq., où Publius Cornelius Scipion finit par concéder à son fils, avec un mouvement tout à fait analogue à celui du Secretum, le désir de gloire qu’il avait jusque-là critiqué.
Auteur
Université de Gênes
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