Nouvelle et colloque au cours du XVIIe siècle en Espagne : le roman picaresque et les genres connexes1
p. 195-207
Texte intégral
1Au début du xviie siècle, un des genres qui avait joui, dans la littérature espagnole, d’une très grande expansion pendant la Renaissance, commençait à donner des signes d’essoufflement. Au plan littéraire, le dialogue à la manière de ceux qui avaient été composés au cours du XVIe siècle était progressivement supplanté par la nouvelle, une formule qui rapportait nombre de bénéfices aux imprimeurs et aux libraires. Cependant, la profusion des genres, jointe à l’anticonformisme de certains écrivains qui n’ont pas respecté les catégories littéraires rigides du XVIe siècle, a permis de commencer à renouer avec les modèles constitués et à créer un espace discursif perméable et susceptible de n’exclure aucun choix esthétique. Antonio Eslava, par exemple, en pleine éclosion de la narration courte en Espagne, a fondu de la sorte dans ses Noches de invierno, le genre de la nouvelle importé d’Italie avec le moule dialogique, recréant un cadre conversationnel, tout en donnant la parole aux interlocuteurs. Dans ce sens, mais en utilisant le dialogue indirect, Liñán y Verdugo dans son Guía yavisos de forasteros (1620) et Castillo Solórzano dans ses Tardes entretenidas (1625) ont utilisé la formule du dialogue encadré, en reprenant les colloques, répartis en journées, qui trouvent leur source dans le Décaméron ou Le Livre du courtisan (bien que dans la Guía le dialogue se déroule en un seul jour).
2À la différence de la profusion des monographies sur le dialogue au XVIe siècle, nous manquons, pour ce qui est du baroque espagnol, d’études d’ensemble qui nous indiquent les lignes directionnelles dans lesquelles se déploie un tel genre. Nous comptons sur quelques approches partielles (fort louables, au demeurant) portant sur certains ouvrages de cette époque : j’essaierai, pour ma part, d’offrir dans cet essai une analyse sur le traitement de la fusion entre la nouvelle et le dialogue pratiquée par certains auteurs. Je pourrai présenter de la sorte quelques remarques, de façon plus précise, et contribuer par là même à compléter l’étude panoramique si nécessaire au dialogue au cours du XVIIe siècle. Le roman picaresque fut, dans ce sens, un des genres les plus perméables à l’intégration d’éléments venus d’autres genres, car son schéma structurel avait été capable d’assimiler dans ses normes la troisième personne – que l’on prenne en compte La hija de la Celestina (La fille de la Célestine) de Salas Barbadillo, 1612, ou plus tard les Aventuras del bachiller Trapaza (Les Aventures du bachelier Trapaza) de Castillo Solórzano. Il a su également adapter ses bases au dialogue ; Jerónimo d’Alcalá Yáñez, avec le précédent tangible du Colloque des chiens de Cervantès, en 1613, a tenté sa chance et a configuré un récit picaresque à partir d’une architecture dialogique : Alonso, mozo de muchosamos (Alonso, valet de nombreux maîtres).
3Je centre cette étude sur ces deux ouvrages. Ce qui m’intéresse est d’examiner fondamentalement le traitement des ressources dialogiques de la part des auteurs et de réfléchir, succinctement, dans les notes finales, sur la dissémination d’un des principes inhérents au genre du roman picaresque, le point de vue unique. En accord avec ce principe, et j’insisterai là-dessus, je ferai quelques remarques sur la fiction qui se crée entre la morphologie du roman picaresque et le modèle dialogistique. Je me servirai des exemples choisis pour illustrer les différentes formulations que retiennent Cervantès et Alcalá Yáñez pour tirer (ou non) profit des multiples possibilités que leur fournit, en ce qui concerne le roman picaresque, ce nouveau mode d’expression : le dialogue. Je prêterai attention à l’espace et au temps, comme facteurs de la recréation conversationnelle dans laquelle se développe le dialogue et ferai quelques observations sur la caractérisation des interlocuteurs, nouvel élément qui s’incorpore à la matière picaresque. Ces réflexions permettront, en partie, d’approfondir les clés pour comprendre l’aspiration de certains auteurs à prendre conscience de la création d’une nouvelle formulation discursive, à la lisière de différents genres, susceptible de fusionner les formes du dialogue et du roman picaresque2.
4L’ensemble des morceaux en prose publiés par Cervantès en 1613 sous le titre Nouvelles exemplaires a constitué un point d’inflexion dans la trajectoire du roman espagnol3. De l’énorme nouveauté que l’on découvre dans ces nouvelles, tirée d’angles multiples, le cervantisme en a rendu parfaitement compte. Il me revient aujourd’hui de m’occuper de ce mécanisme ordonnateur au moyen duquel Cervantès façonne un fond typiquement picaresque avec une formulation dialogique. Cervantès a utilisé une variante du manuscrit retrouvé4. Le texte, c’est-à-dire le dialogue entre les deux chiens, reste encore manuscrit et tout est plongé dans la fiction littéraire tramée par Cervantès, auteur réel de la cornice (« cadre ») – El casamiento engañoso (Le mariage trompeur) – et de l’ouvrage qui l’intègre – El coloquio de los perros (Le colloque des chiens) – qui n’est que la transcription de l’entretien entre les deux chiens (Scipion et Bergance) réalisée par l’un des interlocuteurs du cadre, Campuzano, et qui est lue par un vieil ami de celui-ci : le licencié Peralta5. Le lecteur demeure, en ce qui concerne la communication littéraire, sur un plan supérieur surplombant tout l’espace embrouillé créé par Cervantès.
5Selon moi, l’auteur de Don Quichotte a inversé la morphologie du roman picaresque en réussissant à bâtir un morceau littéraire de nature à instaurer les bases d’une autre nouvelle forme de récit6. Cervantès s’est soucié de délester de sa vraisemblance le récit du gueux ; derrière cette question palpitante qui est à l’œuvre dans le débat constant relatif à l’arrière-fond du colloque entre Scipion et Bergance, se trouve la réponse claire faite par Cervantès au roman picaresque. Si le lecteur avait validé, plus tôt, un ouvrage où un personnage qui mouillait le vin faisait, de façon magistrale, le récit de sa vie et n’avait pas non plus fait preuve d’incrédulité en acceptant un autre ouvrage dans lequel un galérien, qui attendait une cédule du roi, était capable d’argumenter avec une éclatante capacité devenue parodie, il était obligé de croire que deux chiens fussent capables d’avoir une conversation comme s’ils étaient doués de raison7. Pour la nouvelle formule qu’il expérimentait, Cervantès s’est servi de la formule dialogique qui lui permettait, dans une large mesure, de répliquer à l’individualisation du point de vue instauré par le roman picaresque. Lecteur avide, Cervantès était très conscient de la tradition littéraire qui le précédait et sur laquelle reposait son ouvrage. À un moment donné, avant de commencer la lecture du texte, Campuzano fait remarquer à son vieil ami qu’il l’a composé « sous forme de colloque pour épargner le dit Scipion, répondit Bergance, qui allonge d’ordinaire l’écriture » (p. 259), rappelant, dans la littérature espagnole, la tournure utilisée par Juan de Valdés dans son Diálogo de doctrina cristiana, qui imite le procédé employé par Cicéron dans le De amicitia.
6Dans la configuration du Colloque des chiens comme dialogue, qui fixe et unifie les axes revenant en propre au genre, il convient de commencer par observer la situation, soigneusement calculée, introduite par Cervantès. En premier lieu, il faut considérer le pacte, propre aux œuvres dialoguées, conclu entre les interlocuteurs. Bergance commencera par le récit de sa vie et prolongera celui-ci tout au cours de la nuit. Ce sera pendant la journée suivante (également nocturne) que son ami et compagnon le mettra au courant de ses aventures et mésaventures8. L’auteur du Colloque est particulièrement précis dans la constitution des éléments personnels de la recréation conversationnelle : pendant la négociation des clauses du dialogue qu’ils vont tenir, les chiens se gardent de n’être entendus par personne. L’interlocuteur, Scipion, avoue qu’il croit que « personne » ne les écoute, hormis un soldat qui se trouve « ici tout près […] en train de prendre des suées ; mais dans l’état où il est, il sera plus d’humeur à dormir qu’à écouter qui que ce soit » (p. 3029). Il est intéressant de noter que les deux chiens ont un intérêt particulier à ne pas se faire remarquer, conformément à la finalité utilitaire qui prime dans leurs rencontres : s’ils haussaient trop le ton de leur voix, ils provoqueraient l’étonnement chez quelque malade ou surveillant et la conversation prendrait fin, raison pour laquelle tout vacarme se doit d’être évité.
7La localisation spatiale est indiquée, d’entrée, par Cervantès, grâce à l’exergue qui relie le cadre (Le mariage trompeur) avec l’entretien entre Scipion et Bergance (Le colloque des chiens) : les deux chiens sont les gardiens de « l’Hôpital de la Résurrection, qui est dans la ville de Valladolid, à l’extérieur de la porte du Campo ». Au-delà de cette indication externe, Cervantès s’est peu embarrassé de rapporter la situation dans laquelle se trouvent les interlocuteurs. On trouve de brèves références au début, lorsque Scipion (dans une recherche de la paix et du répit comme ressorts conversationnels qui favorisent le dialogue) invite son ami à se retirer « dans ce coin isolé et sur ces nattes » (image classique du locus amoenus) afin de pouvoir de la sorte « jouir sans se faire remarquer » de la noble faculté dont le ciel les a dotés pour la circonstance. À part ces touches qui caractérisent l’atmosphère dialogique de l’ouvrage fournies au début et à la fin (dans ce dernier cas lorsqu’il s’agit de l’arrivée de la lumière du jour), on ne trouve pas dans le texte d’autres références de type situationnel10. Après que Cervantès eut accordé à ses interlocuteurs l’échange des biographies et eut offert quelques notes discrètes sur le lieu où tous deux se trouvaient, il s’est préoccupé de s’intéresser spécialement aux éléments narratifs ; il n’a même pas soigné l’emploi du style direct dans le dialogue entre Scipion et Bergance, ce qui fait que la mimesis conversationnelle perd sans doute de son efficacité. Mises à part les précisions que j’ai soulignées dans les lignes précédentes, afférentes au pacte entre les interlocuteurs, les ressorts dialogaux et la recréation du cadre, Cervantès se montre dans le reste de l’ouvrage particulièrement fonctionnel, centrant ses efforts sur la construction du récit autobiographique de Bergance et les continuelles interventions de Scipion, c’est à-dire qu’il s’occupe fondamentalement de la narration ; cependant, nous trouvons aussi dans le développement du colloque des effets et des mécanismes très suggestifs qui appartiennent au domaine du dialogue.
8Dans ce sens, il est intéressant de souligner un commentaire qui se rapporte en dernier lieu à l’élaboration elle-même de l’autobiographie. Bergance ne tarde pas à exprimer qu’il souhaiterait rappeler des choses qu’il porte entreposées dans sa mémoire et « dire tout ce dont [il pourrait se] souvenir, fût-ce de façon précipitée et confuse » (p. 301). C’était là un des ressorts les plus fertiles dont Cervantès pouvait tirer parti en utilisant le dialogue comme moule de la narration ; la fiction à partir des canons du colloque lui permettait d’ajouter des éléments qui pouvaient, à des moments précis de la création, être passés sous silence. Cependant, Cervantès ne savait que trop que le récit picaresque lui permettait de construire un discours parfaitement rythmé et échelonné. L’être de fiction qu’il avait conçu devait emprunter une narration ab initio et atteindre le présent de sa vie, car à partir d’une telle prémisse, insurmontable dans la poétique picaresque, l’autobiographie de Bergance (transcrite en dialogue), loin d’être discontinue et embrouillée, trouvait dès lors un axe structurant et ordonnateur11.
9Mais comme je l’ai déjà avancé, ces termes utilisés avec méfiance (« de façon précipitée et confuse ») révèlent également une intention voilée. Il est des moments dans l’autobiographie que trace Bergance dans laquelle celui-ci attire l’attention sur quelque chose qu’il a omis, et en le faisant remarquer, il prétend l’inscrire dans l’acte de parole. Face à de telles distractions, nous trouvons différentes solutions utilisées par Cervantès dans son jeu avec les moyens que lui offrent les vastes marges du dialogue. Lorsque, peu après avoir commencé son récit, Bergance rappelle l’histoire de la grande sorcière qui s’ajuste au développement surnaturel dont les deux chiens sont les protagonistes, il dit qu’« il lui est venu en mémoire », « à présent », « ce que j’aurais dû te dire au début de notre conversation ». À travers son chien plus expérimenté, Scipion, Cervantès véhicule le principe d’actualisation que lui offre le dialogue ; Scipion, perplexe, lui demande : « Eh bien, tu ne peux pas dire maintenant ce dont tu te souviens maintenant ? » Les arguments peuvent être organisés par Bergance une fois que celui-ci les a rappelés et mentalement répartis ; cet ordonnancement chronologique des faits lui permet de répliquer de cette façon à son compagnon : « Non non, moi, je ne ferai ça que le moment venu ; sois patient et écoute mes aventures dans leur ordre car elles te procureront ainsi plus de plaisir, à moins qu’il ne te démange de vouloir connaître le milieu avant le début. » (p. 310)
10Il me semble évident qu’à l’aide de la répétition que Cervantès place dans les propos de Scipion on est en train de formuler certains principes d’un nouvel art du récit : le dialogue in fieri permet d’incorporer à l’actualité de la conversation des éléments évoqués précédemment et qui auraient dû être explicités pour la compréhension de tel ou tel point de la conversation. Seul un narrateur avisé pouvait, sans qu’on voie l’artifice, intégrer dans le cours de la séquence des épisodes d’un roman une information nécessaire qu’il n’aurait pas glissée auparavant à la place qui lui correspond : le dialogue autorisait, cependant, de libres ajouts et des interpolations de tout genre qui auraient un lien avec la narration, de façon directe ou indirecte. À un moment donné, l’un ou l’autre des interlocuteurs peut esquiver la conversation et le lecteur ne considérera jamais qu’il force les lois du genre parce que précisément ces va-et-vient s’adaptent parfaitement à la fiction conversationnelle12. Qu’on observe comment, dans l’exemple du paragraphe précédent, Bergance modèle à sa guise et convenance le fil de son récit. Il rappelle le fait mais, à ce moment, il est occupé à passer sous silence ce qui est arrivé, jusqu’à ce que l’ordre des événements ne le révèle13.
11D’autres fois, dans ce même sens, le narrateur sera vraiment intéressé par l’ajout d’une note qui sert à éclairer ce qu’il raconte, comme dans l’exemple que je tire du Colloque. Bergance rapporte sa fuite de la maison du marchand ; il rencontre un recors, qui savait, parce qu’il était ami de son ancien maître, qu’il était « un célèbre chien d’aide ». Bergance fait une halte dans son récit pour avouer à son ami un oubli : « J’avais omis de dire que le carcan à pointes que j’avais emporté lorsque j’ai pris la clef des champs et suis parti, c’est un gitan qui me l’a enlevé dans une auberge », mais il précise que son nouveau maître, le recors, l’a remplacé par un « collier orné de laiton mauresque » (p. 323). La progression de l’histoire met en relief quelques distractions qui sont réparées grâce à la mémoire qui permet dans ce cas au lecteur de comprendre parfaitement une situation donnée. Ces pauses, qui se produisent au cours de l’entretien, afin de faire connaître un élément nouveau susceptible d’éclairer ou d’expliquer le sens d’une question soulevée dans le discours, sont inhérentes au genre dialogique et font partie de cette pluralité de possibilités dont l’auteur pouvait tirer parti. Nous voyons comment Bergance (et derrière lui Cervantès) manie le récit avec une parfaite connaissance et une grande conscience des ressources que lui procure le dialogue ; à présent, il laisse pour plus tard ce qu’il vient de reconnaître et il intercale ensuite un souvenir dans le cours du monodialogue14.
12Sur un tout autre ordre d’idée, les spécialistes ont mis en relief qu’il existe deux cycles dans l’autobiographie du gueux Bergance. La seconde partie, qui commencerait avec le sixième maître (considérant que le cinquième, le « tambour » et la sorcière pris ensemble, fonctionne comme l’axe du récit), n’est pas narrée avec la précision descriptive de la première : Bergance n’abonde pas en détails prolixes et c’est à peine s’il s’arrête sur des questions rapportées au début. En outre, les considérations moralisatrices s’amenuisent et on a l’impression qu’il ne s’agit pas du même narrateur, souple et minutieux, qui a décrit les premiers épisodes. Belic les énumère dans l’ouvrage (en énumérant les services prêtés par Bergance), et constate qu’avec son quatrième maître l’ouvrage est parvenu à sa moitié, que l’épisode central occupe un quart du colloque et le reste un autre quart exactement. Suivant ces indices statistiques, le spécialiste observe « que l’on remarque une fois de plus la perfection du travail architectural de Cervantès15 ». C’est là une idée substantielle qu’il finit par nier imprudemment. À la suite des mots cités et à l’aide d’une note en bas de page, Belic essaie d’apporter une réponse à la hâte avec laquelle sont narrés les épisodes de la seconde partie : « Naturellement, il y a aussi le facteur temps, de plus en plus pressant au fur et à mesure qu’approche le lever du jour. Mais Cervantès est un trop grand artiste pour se laisser entraîner par un facteur si externe. L’accélération n’est pas seulement affaire de manque de temps, mais elle est due, comme nous venons de le montrer, à la logique interne de la nouvelle16. »
13C’est précisément, d’après moi, le fait d’être un trop grand artiste qui a permis a Cervantès de se servir d’une des ressources du dialogue car celui-ci contient un temps interne (très concret dans le texte cervantin) qui l’encadre au début et à la fin du colloque. Je crois que l’allègement dans le second cycle de l’ouvrage est étroitement lié à la fiction conversationnelle. Lorsque le dialogue est en passe de se tarir, le rythme de la narration tend à s’accélérer et à laisser de côté des éléments secondaires pour faire place à ce qui est intrinsèquement substantiel ; c’est justement cela ce qu’est contraint de faire Bergance dans sa biographie romancée. Son récit autobiographique – qui commence par ses origines, dans l’abattoir de Séville – s’allie parfaitement à la fin de son séjour à l’Hôpital de la Résurrection, à Valladolid. Le chien a su faire correspondre (bien qu’avec des ajustements qui n’équilibrent pas la narration) le discours de sa vie avec le temps sur lequel il comptait : une nuit17. Bergance, au fur et à mesure que le matin approche, progresse à pas de géant dans son récit. Il est particulièrement captivant qu’une telle hâte accompagne parallèlement les multiples références à l’arrivée du jour de la part, généralement, de Scipion. Dans l’un des nombreux avertissements, Scipion signale à son ami : « Assez, Bergance, ne revenons pas au passé ; continue, car la nuit s’en va, et je ne voudrais pas qu’au lever du jour nous restions dans l’ombre du silence18. » (p. 333) La lumière du soleil apporte avec elle, outre le rythme accéléré de la biographie de Bergance, qui couronnera son récit, la restriction de la nuit suivante de la part de Scipion, ce par quoi on tiendrait pour respecté le pacte établi au début : « Et là-dessus mettons un terme à notre entretien, car la lumière qui pénètre par ces fentes montre qu’il fait grand jour et cette nuit qui arrive, si ce grand bienfait de la parole ne nous a pas abandonnés, ce sera mon tour de te raconter ma vie. » (p. 359)
14Outre les ressources soulignées que le dialogue fournissait à Cervantès, il m’intéresse de réviser – fût-ce sommairement – quelques-unes des considérations qui ont été faites pour catactériser Scipion19. Ce fut Rey Hazas, en expliquant que Cervantès suivait la structure propre d’un « dialogue doctrinal », qui a parlé de Scipion comme d’« un maître » du débat20. David Mañero Lozano a approfondi cette appréciation de Rey Hazas, tout en adoptant une autre position. En parlant des « rôles » de « maître » et de « disciple » que l’on trouve dans le colloque, Mañero Lozano les interprète comme « un trait dialogistique dont la réorientation sémantique et formelle suppose, selon nous, la plus grande des trouvailles littéraires du Colloque ». Il considère que Cervantès mène à terme une utilisation des « mécanismes rhétoriques du dialogue doctrinal » qui, associée au surgissement des « questions du roman picaresque alémanien », « lui fournira une plus grande efficacité dans la parodie21 ».
15Je n’arrive à être entièrement convaincu ni par la dialectique maître/disciple ni encore moins par la comparaison avec le dialogue doctrinal. L’emploi d’une telle terminologie conceptuelle trahit la méconnaissance du genre du dialogue dans la totalité de ses dimensions et de ses virtualités. Le dialogue doctrinal (peut-être mieux dénommé catéchétique) avait des traits spécifiques très prédéterminés : il existe une différence de niveau de connaissances entre les interlocuteurs visibles et on a pour habitude d’en exclure la controverse ; ce type de dialogue devenait un résumé d’un manuel ou d’un traité dont le lecteur pouvait faire une lecture partielle, s’adaptant aux besoins de l’apprentissage22. Je ne pense pas que Le colloque des chiens puisse entrer dans cette série de traits identificateurs ; j’exclus, par conséquent, cette ligne interprétative, qui essaie de tout expliquer en se fondant sur les principes du dialogue doctrinal. Un autre terme qui a aussi été employé, celui de « guide », pourrait être bien évidemment admis pour se référer à la situation du Colloque, car c’est Scipion qui mène et conduit constamment son ami. Mais, dans la conceptualisation du dialogue, ces interventions étaient nécessaires à Cervantès car sans permettre que Scipion narrât un récit parallèle, il devait l’intégrer dans la communication et non créer un élément sans vie, incapable d’interagir23. Plus avisé est, à mon sens, Rey Hazas lorsqu’il affirme que l’auteur du Colloque prétendait juger la première personne comme la seule présente dans la matière romanesque : « […] le point de vue unique comme perspective de la narration peut engendrer une information mensongère (l’apparence) chez le lecteur, et seule l’intervention directe d’une optique différente est capable de nous rendre parfaitement compte de la réalité. Deux perspectives valent mieux qu’une. C’est pourquoi il s’agit d’une nouvelle dialoguée24. » Cela démontre que Cervantès a pris conscience de l’utilisation du dialogue, et s’en est servi, en premier lieu, pour sanctionner le positionnement unilatéral qu’ont adopté les auteurs qui l’ont précédé ; il ne s’est pas borné à le comprendre comme une fin en soi, mais il a tiré profit des différents moyens que lui fournissait ce genre et qu’il s’est, en outre, amusé, sans se perdre dans le détail, à expliciter certains des éléments inhérents au dialogue (pacte, situation…).
16Quelque dix années plus tard, en 1624, est imprimé l’ouvrage ultérieurement connu sous le nom de la première partie de Alonso, mozo de muchos amos, composé par Jerónimo de Alcalá Yáñez25. À la différence du Colloque des chiens, qui ne comporte pas de propos liminaire (seul apparaissait au début du volume un « Prologue au lecteur » dans lequel Cervantès ne se référait à aucune nouvelle en particulier), Alcalá Yáñez situe en tête de son œuvre un prologue dans lequel il n’a pas jugé bon d’apporter des raisons justificatives pour expliquer le moule dialogique dont il s’est servi dans l’élaboration de son livre. Dans les deux parties, le valet de nombreux maîtres fait à un interlocuteur le récit des événements qui l’ont conduit jusque-là. Dans la première partie, il a pour récepteur un vicaire, son compagnon au monastère ; c’est un curé qui écoute avec plaisir les aventures d’Alonso jusqu’à ce qu’il parvienne à son actuelle vie d’ermite dans la suite de l’ouvrage, publié en 1626. Le temps qui s’écoule en compagnie du vicaire a lieu pendant le carême et se passe après le déjeuner, au cours de la promenade de l’après-midi. Ici, Alcalá Yáñez a contrôlé le temps interne dans lequel se produisait le dialogue : des jours très concrets pendant lesquels ne pouvaient s’écouler trop d’heures, car on sonnait les complies26. À cet égard, nous disposons de quelques échantillons dans le texte qui nous fournissent les clés pour nous rapprocher avec une certaine exactitude du temps pendant le lequel se déroule la conversation ; à un moment donné, face à la possibilité qu’Alonso remette quelque chose « au lendemain », le vicaire le somme d’en faire le récit : « […] je vous promets que je prends plaisir à vous écouter, or, il est tôt, mettez un terme à votre discours, car il n’est pas encore quatre heures et nous avons devant nous plus d’une heure et demie avant de sonner les matines. » (p. 245) Le décompte des allusions au facteur temps révèle que leurs conversations duraient quelque quatre heures, d’où nous inférons rapidement qu’il n’y a pas d’effet isochronique entre le temps de l’énonciation et l’énoncé (en termes narratologiques) car il n’existe pas de volonté de la part d’Alcalá Yáñez de respecter la mimesis conversationnelle27.
17Alcalá Yáñez s’est senti autorisé à ne pas avoir recours au texte faisant office d’intermédiaire entre le narrateur et le lecteur. Son ouvrage commence sans préambule par l’introduction de la conversation. L’entame du premier chapitre est celle qui nous informe sur le lieu dans le lequel se produit la conversation. Le sujet (qui appliqué au dialogue serait le ressort conversationnel) dans Alonso, valet de nombreux maîtres, plus ou moins bien élaboré, est le suivant : le vicaire a entendu de « grandes choses » sur la vie d’Alonso et invite celui-ci à se délasser grâce au récit biographique au cours de « ces soirées [du carême] pendant lesquelles les religieux ont l’habitude de sortir se distraire dans cette campagne » (p. 225). Face à l’absence de pacte narratif, le vicaire accorde ici « attention » et « beaucoup plus de plaisir à l’entendre », situation qui devient propice au narrateur ; Alcalá Yáñez n’a pas eu par conséquent besoin d‘avoir recours à de plus importantes raisons justificatives. Comme ressorts primordiaux et capitaux pour le dialogue non seulement on a affaire à ceux que découvre l’interlocuteur mais l’espace sannazarien s’avère aussi un réel adjuvant : Alonso loue que « la verdure de ces campagnes nous convie » à la conversation paisible. On prête également attention (comme c’était le cas dans Le colloque des chiens) à la solitude dans laquelle vont se dérouler ces journées : « Nous sommes seuls dans ce désert et sans témoins qui nous écoutent », dit Alonso ; il s’est chargé au préalable de préciser qu’il n’y a pas à craindre la présence de « zélateurs et de gardiens de notre religion » (p. 226). Si l’on a déjà observé les premières indications qui décrivent l’ambiance dans laquelle se produit la conversation, les indications suivantes viendront presque tout de suite : ils se trouvent – met en relief Alonso – entourés d’« arbres touffus et feuillus » qui, avec la musique naturelle que provoque l’eau des « ruisseaux qui se précipitent du haut des hautes et magnifiques montagnes » font de ce lieu un endroit édénique favorisant et préservant la conversation elle-même (p. 226). Une nouvelle fois – on le découvrait timidement chez Cervantès –, on assiste à la recréation littéraire de ce locus amoenus qui offre le calme propice à la détente et ménage un lieu retiré qui garantit la consommation de l’acte de communication dans sa totalité28.
18Mais à part ces maigres indications placées au début (comme c’était également le cas chez Cervantès), c’est en vain que l’on peut en trouver d’autres, grâce à un décompte méticuleux, si ce n’est dans le déroulement des journées qui se passent l’après-midi, susceptibles de transmettre une originalité du panorama dans lequel elles prennent place. Sur ce point, je me dois de montrer mon désaccord avec le jugement de Florencio Sevilla Arroyo pour qui « le cadre est si réussi que ce sont les interlocuteurs eux-mêmes qui se chargent de le décrire29 » ; comme l’on sait, et je le souligne, dans les dialogues ce sont les interlocuteurs eux-mêmes qui se chargent de dessiner la toile de fond qui les encadre, et c’est seulement lorsque l’auteur montre peu d’habilité, que celui-ci s’en tient aux remarques du libellé introductif pour offrir quelques indications sur l’espace et le temps. La recréation conversationnelle est parfaitement définie dans des ouvrages tels les Diálogos de Pedro Mexía ou le Diálogo de Mercurio y Carón d’Alfonso de Valdés (pour ne citer que deux ouvrages facilement identifiables), mais elle est très discrète dans Alonso, mozo demuchos amos. Alcalá Yáñez ne s’est pas non plus soucié des différentes parties de son ouvrage, qu’il nomme de façon romanesque des chapitres, au lieu de les nommer colloques, à l’instar des œuvres dialogiques, ce qui constitue déjà une indication sur l’artifice de choisir le dialogue comme moule de son ouvrage.
19L’enchaînement qui se produit entre les chapitres, marge propice à fournir des détails sur la configuration et le temps, ou même à développer des aspects relatifs à la caractérisation des personnages, est également utilisé de façon éminemment fonctionnelle : on trouve une répartition par chapitres de chacun des maîtres dont Alonso a été le serviteur (chaque chapitre équivaut à une journée, et à chaque journée, sauf dans la première, on fait le récit du service d’un maître). Le début ou la fin d’une rencontre manque même de formules de salutation ou d’adieu ; c’est avec sobriété qu’on termine d’ordinaire un chapitre en suggérant au narrateur de rappeler où il a arrêté son récit ; le lendemain, on récupère la fin du précédent :
Alonso. – […] eh bien il est aussi grand temps de rentrer […], nous pourrons nous rapprocher plus de la maison ; mon père, vous êtes quelque peu malade et l’humidité de la nuit ne vous est en rien bénéfique : sans compter que la rosée qui tombe à cette saison est particulièrement maléfique pour la tête.
Vicaire. – Vous dites vrai, mon frère, tournez la page et gardez en mémoire l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour ne pas perdre une miette de notre récit.
[Chapitre trois]
Vicaire. – Je me souviens très bien, mon frère, que nous sommes restés hier soir chez le sacristain et qu’il était grand temps de dîner, lorsqu’aucun valet n’a l’habitude d’être absent du gîte. À présent, j’ai poursuivi votre discours, qui me contraint à me montrer très attentif tellement il me plaît. (p. 260-263)
20Généralement, l’enchaînement entre les chapitres n’est pas plus riche en descriptions pour ce qui est des interlocuteurs ou de l’espace où ils se trouvent : Alcalá Yáñez s’occupe de ce qui est nettement narratif, laissant seulement pour le début de l’ouvrage (car la fin n’est pas beaucoup plus détaillée) les indications qui rendent compte de l’atmosphère conversationnelle.
21Les conversations finissent par coïncider normalement avec la fin de la journée, au coucher du soleil, mais dans un cas précis, c’est la menace de la pluie qui interrompt le dialogue avec le vicaire, au terme du neuvième chapitre :
Alonso. – […] Mais, parce qu’il semble que le ciel a des sautes d’humeur, avant qu’il pleuve on pourra partir, laissant là le récit commencé.
Vicaire. – Partons, mon frère, et dépêchons-nous, car si je ne m’abuse on va être surpris par une grande averse avant de gagner notre couvent, et faites attention à la page où vous avez suspendu votre discours. (p. 453)
22Ici, Alcalá affine sa plume pour offrir une circonstance climatologique défavorable qui interrompt abruptement la conversation ; ce recours qu’il aurait pu utiliser pour intercaler un récit plus court d’Alonso est simplement une conclusion alternative à la disparition du soleil, sans autre fonctionnalité littéraire.
23Attire puissamment l’attention aussi le fait que la brusque clôture de l’ouvrage (qui serait appelée en dernier lieu « première partie » puisqu’en principe Alcalá Yáñez était décidé à ne pas lui donner une suite) n’offre pas le moindre bilan des journées écoulées, pas même une courte indication d’adieu : c’est avec ces mots, plus propres à un narrateur qui s’adresse à son lecteur, qu’Alonso met un terme à la première partie de son autobiographie :
Alonso. – Voilà, en somme, le long discours de ma vie avec lequel je vous ai importuné en vous offrant ces après-midis de passetemps car nous sommes sortis nous récréer. Pardonnez mes erreurs, parce que, grossier dans mon récit, je ne l’ai pas raconté avec l’élégance dont font preuve d’ordinaire les bons rhétoriciens, vérifiant en moi-même que personne ne peut donner plus qu’il n’a. (p. 472)
24Pourtant, Alcalá Yáñez décida de publier une deuxième partie de son ouvrage deux ans plus tard, en 1626. L’auteur a dû particulièrement s’arranger pour offrir quelque chose de nouveau, étant donné que la biographie d’Alonso jusqu’aux derniers jours de sa vie avait été racontée au vicaire de son monastère. Sans autre possibilité (il ne pouvait pas répéter les mêmes épisodes ou offrir un discours alternatif), Alcalá Yáñez couvre un laps de temps de vingt ans, ceux-là mêmes qui se sont écoulés depuis son expulsion du monastère jusqu’au moment où il se fait ermite et est trouvé par un curé qui vit à côté de lui et à qui il racontera cette partie de sa vie. Si, dans sa première autobiographie, Alonso et le vicaire consacraient leur temps à converser tout en marchant après le repas, cette seconde partie est d’une autre facture. Alonso va aider le curé pendant sa convalescence et les jours ne sont pas, en principe, définis. Par rapport au temps du carême choisi par Alcalá Yáñez pour la première partie (avec un temps prédéfini), dans la seconde partie, il n’a pas fixé les jours qu’Alonso et le curé allaient passer ensemble : l’auteur ne voulait pas soumettre sa créativité à des limites temporelles prévues à l’avance. En tout cas, et comme on le verra plus loin, il était dit de façon imprécise qu’ils resteraient « environ huit ou dix jours » (finalement, ce sera un peu moins, seulement sept jours).
25Le dialogue de la seconde partie commence sans explication sur la situation et le temps dans lequel il est inscrit et nous ne savons presque rien du début du dialogue, si ce n’est par le scripteur du premier chapitre : « Ensemble un après-midi le curé de saint Zoïle et Alonso (devenu ermite dans l’ermitage de saint Damien) ; celui-ci le met au courant de son nouvel état et de la circonstance d’avoir jeté aux orties son habit de frère convers. » (p. 501) Le curé connaît Alonso car il avait visité le monastère et rendu également visite au vicaire. Dans cette suite, le sujet/ressort est également différent. Alonso est fâché avec le vicaire compte tenu de la mauvaise foi qui a poussé ce dernier à le chasser du monastère, ce que met à profit son nouvel interlocuteur pour le conseiller :
Curé. – Il est fâché, mon frère, et même si cela ne sert qu’à lui faire cracher la colère qu’il a dans le cœur, il m’obligera afin que je lui vienne en aide à me fournir par le menu le long récit de ses chagrins et l’occasion et le motif qui l’ont poussé à venir dans ce saint ermitage de saint Côme et par là même le discours de sa vie depuis qu’il a jeté aux orties son habit de frère convers. (p. 520)
26Bien que lié à celui-ci, il est un autre motif non moins important ; le curé est convalescent de « doubles fièvres tierces » qu’il a contractées pendant l’été et demande à Alonso de l’aider à les surmonter en le récréant avec le discours de sa vie :
Curé. – […] j’ai résolu pour ma convalescence de venir dans cette maison pour m’y prélasser quelque huit ou dix jours, d’ailleurs étant en votre compagnie, je pourrai être sûr d’être très à l’aise. Donc, je vous demande de ne manquer en aucune façon de venir me voir ; car, outre que je recevrai une grande faveur avec vos visites, je me tiendrai pour bien reçu et entouré de soins avec ce qui se trouvera dans ma modeste petite cellule.
27On trouve quelques constantes par rapport à la première partie. Alonso lui fera plaisir en échange seulement d’attention et il le prévient : « Quand vous serez fatigué de m’écouter en m’en avertissant, j’affirme éviter le désagrément. » (p. 503) Mais si Alcalá Yáñez se montrait déjà avare en détails concernant la recréation conversationnelle dans la partie publiée en 1624, dans cette seconde partie de telles nuances s’amenuisent ; parfois, le curé de saint Zoïle mentionne un temple et un « fourré proche, aussi giboyeux que la rivière est poissonneuse » (p. 503). Il est bien vrai que les rencontres ont à présent lieu dans un espace fermé (dans la pauvre cellule du curé) mais cela n’est pas une excuse pour négliger constamment la recréation conversationnelle. Il se produit aussi un changement par rapport à l’heure à laquelle se déroulent les colloques ; l’un et l’autre des interlocuteurs se voient la nuit ; Alonso (quand il a fini son récit où il raconte le service de son maître) indique généralement « l’heure de rentrer », car il aime faire « quelques dévotions » avant de se coucher. Sans plus tarder, tous deux se donnent rendez-vous pour le lendemain. Comme c’était le cas dans la première partie, les conversations séparées également ici par l’espace d’un jour se suivent sans grandes descriptions, mettant seulement en relief le récit autobiographique30.
28Mais nous trouvons dans cette maigre liste d’éléments narratifs une heureuse référence au temps interne dans laquelle par la bouche d’Alonso nous savons qu’il est arrivé plus tôt que prévu : « Respectant l’ordre de votre Seigneurie, je suis venu plus tôt que j’en ai l’habitude les autres jours. » (p. 637) De même que lors de la première partie, une journée s’est vue interrompue par la menace de la pluie (et Alcalá ne l’a pas mise à profit pour clore plus tôt son chapitre), dans cette autre partie, ce bref propos d’Alonso aurait pu être l’alibi pour accueillir un chapitre plus étoffé, mais une nouvelle fois Alcalá Yáñez fait preuve d’un désintérêt total en ce qui concerne les possibilités que lui offre le modèle structurel qu’il explore littérairement et il reproduit un récit aux dimensions similaires au reste.
29La fin de cette seconde partie est aussi aride que celle de la précédente ; sans aucun genre d’ostentation, Alonso s’exprime avec parcimonie, presque avec les mêmes motifs que dans la première partie : « Voici, en somme, le discours de ma vie. Que Votre Grâce me pardonne car j’aurais voulu vous divertir avec un meilleur style, avec des propos plus élégants et un meilleur langage ; mais, finalement, personne ne peut donner plus qu’il n’a. » (p. 722) Le peu d’attention qu’Alcalá a prêtée au moule avec lequel il travaillait est visible dans la violation de certaines lois de la mimesis conversationnelle. Son ouvrage est par exemple pavé de longues citations, beaucoup d’entre elles bibliques et certaines latines qui, si elles peuvent trouver leur justification dans le fait que les trois interlocuteurs appartiennent au clergé, la précision en note comme celle que je transcrits annule toute excuse. Dans le présent exemple, c’est le curé qui recourt à la source sacrée : « Outre ceci, dans le premier chapitre du Cantique des Cantiques, page 1, colonne 1, il fait presque allusion à ce sens en disant : Nolite me considerare quod fusca sim, quia decoloravit me sol. » (p. 649) Dans ce sens, en totale opposition avec les principes de la mimesis conversationnelle, nous trouvons aussi du dialogue direct dans la conversation que tiennent Alonso et ses interlocuteurs.
30Il est cependant intéressant de noter que, dans cette seconde partie, le dialogue qu’il a avec le curé est plus fluide et plus participatif du côté de l’interlocuteur. C’est comme si l’écrivain, qui termine à présent la rédaction de cette seconde partie, était le maître de celui qui l’a commencée ; dans la partie publiée en 1626, Alcalá Yáñez se sent beaucoup plus à l’aise avec le genre qu’il emploie31. Bien qu’il ne se soit pas trop préoccupé de préparer la question relative à la recréation conversationnelle pas plus qu’il n’ait montré un intérêt mesuré pour caractériser le dialogue, les nombreuses interventions du vicaire ou du curé dans le discours du dialogue nous permettent de faire quelques remarques sur leur fonction dans l’ouvrage32. La plupart des interventions du vicaire ou des curé sont destinées à prolonger le récit, servant tout simplement de ressort au dialogue ; cela peut se faire à travers une question au narrateur pour que celui-ci raconte quelque chose qu’il résiste à raconter. C’est là un procédé utile qui permet à Alcalá Yáñez d’intercaler des contes, des facéties… À d’autres moments, les propos du récepteur peuvent arriver à interrompre le discours pour qu’une question soit approfondie : « Vicaire. – Avant de pousser plus avant, je désire savoir pourquoi on a dit “Le marché aux bestiaux de Cordoue33” car bien que j’en aie entendu parler toute ma vie, j’en ignore la raison. » (p. 330) D’autres fois, on abrège et on résume par l’intervention de l’interlocuteur le sens global des propos d’Alonso. « Curé. – Voici une doctrine sûre et simple ; celui qui est maître d’user d’un bien peut en jouir à sa guise et convenance. » (p. 512) Cela permet, parfois, la réponse d’Alonso, engendrant par là une dynamique de dialogue à laquelle nous assistons rarement34.
31Moins fonctionnelles s’avèrent les interventions du vicaire ou du curé, lorsqu’au fil de la biographie d’Alonso, celui-ci se permet de raconter une brève anecdote qui glose et complète le sens de ce que raconte le narrateur. D’autres fois, et je mets un terme avec cet exemple aux différentes fonctions que j’ai sommairement présentées dans ces lignes, l’interlocuteur se permet de reconduire le discours vers sa matrice, car après tant de micro-histoires interpolées on a perdu le fil. « Curé. – votre opinion m’a vraiment procuré de la satisfaction et je la tiendrai pour la plus vraie ; mais poursuivons notre journée. » (p. 654)
32Dans Alonso, valet de nombreux maîtres, il existe une « timide fictionnalisation du point de vue » car Alcalá Yáñez « fait raconter sa vie verbalement » à Alonso, moyen par lequel « il semble avoir compris qu’utiliser le patron du genre avec une certaine économie artistique forçait à établir un lien entre le gueux acteur et le gueux auteur35 ». Mais je ne pense pas qu’Alcalá Yáñez ait compris quoi que ce soit à la nouveauté qu’a représentée son ouvrage dans ce sens, je pense plutôt qu’il l’a trouvée par hasard. Cependant, il ne faut pas oublier que l’écrivain a montré une constante préoccupation pour le style de son ouvrage car il comprenait qu’il avait un registre peu élégant et qu’il se situait sur un plan trop simple36. Je pense qu’une telle question est suffisamment respectable dans les cas où elle était bien utilisée afin de la mettre en rapport avec l’utilisation du dialogue comme moyen pour véhiculer un texte littéraire. L’emploi d’un style moins rhétorique est peut-être celui qui s’ajuste le mieux a la forme du dialogue et un écrivain obsédé, à coup sûr, par son modus narrandi (même si tout cela sent le lieu commun), pouvait se retrancher derrière le fait que le langage qui brillait dans ses pages était un langage proche du langage dialogique37.
33Les analyses qui ont été menées ici tournent autour d’un noyau principal : la prise de conscience de certains écrivains dans l’utilisation d’un genre susceptible de fournir une large pluralité de moyens et de possibilités à l’archétype modélisant du roman picaresque. Le plus intéressant tient sans doute à l’incorporation de la deuxième voix intervenant dans le récit autobiographique. Le gueux a adressé son discours, soit à « Votre Grâce » (Lazarille), soit à un « toi lecteur » (Guzmán). Cervantès et Alcalá accueillent dans leurs récits autobiographiques que racontent leurs protagonistes un récepteur-interlocuteur qui interfère inévitablement sur le point de vue unique ; mais on peut douter que celui-ci parvienne à annuler stricto sensu l’individualisation du point de vue qui opérait dans la biographie du gueux. À mon avis, il pouvait seulement le bouleverser. On peut, par conséquent, rendre explicite dans le récit autobiographique la présence d’un interlocuteur, et si l’irruption dans la narration d’un auditeur et d’un participant transgressait ou affectait finement un des principes de la poétique du roman picaresque, l’expérimentation était nécessaire car le roman picaresque demandait à être renouvelé. Il y eut des auteurs qui furent conscients de la nécessité de réécrire le genre et d’introduire de nouveaux éléments ; ces tentatives constantes à l’aide de moules déjà connus ont donné lieu à des résultats originaux sous forme d’ouvrages hybrides qui se glissaient entre différentes frontières38.
34Ce fut l’auteur de Don Quichotte qui, le premier, s’est posé la question (dans une tentative de répliquer aux auteurs de romans picaresques, tout spécialement à Mateo Alemán) de situer le corrélat du lecteur sur le plan littéraire, dans ce jeu d’interfaces reliées qu’est le Colloque ; s’il existe dans le texte un narrateur (qui cache la plume d’un auteur), on peut aussi créer un narrataire (dont le correspondant sur le plan réel est le lecteur). Cervantès s’est vu dans la situation de tenir pour vraisemblable l’intégration de la deuxième personne dans l’autobiographie du gueux, générant par là un mécanisme qui incorpore la dialogue dans un autre écrit superposé, entrelacé grâce au recours à la transcription d’une conversation par laquelle l’incorporation de l’interlocuteur est parfaitement justifiée39. En revanche, Alcalá Yáñez n’a pas réfléchi à la pertinence de la formule dialogique et a créé deux interlocuteurs en tout point désséchés dont la fonction principale consiste à élargir ad infinitum la richesse des contes et des anecdotes40 ; son dialogue est utilisé de façon mécanique et complètement dénaturée.
35L’interlocuteur qui introduit le récit picaresque est sans doute une méthode efficace qui favorise une totale liberté par rapport à d’éventuels écarts de la matrice dialogique car le dialogue lui-même (bien utilisé, s’entend, prêtant attention à la recréation conversationnelle) encourage et permet de divaguer dans des directions multiples, toujours reliées à la matière principale et qui n’ont pas à être comprises comme des éléments étrangers41 ; à travers le narrataire, l’auteur pouvait provoquer un excursus ou, dans le cas contraire, éviter que celui-ci se produise : en d’autres termes, l’interlocuteur pouvait étayer l’opinion du narrateur (moyen par lequel le message gagnerait en force persuasive) ou émettre, en revanche, un avis différent grâce auquel l’opinion de l’auteur reste disséminée de manière ambiguë chez les interlocuteurs. Un faisceau de ressources et de perspectives dont un écrivain habile pouvait, en définitive, tirer profit pour fonder une surface d’interactions enrichissant, à l’aide de moyens différents, l’invariable récit autobiographique des gueux.
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 On a pris le parti de (re)traduire les citations en espagnol. Dans le sillage de Maurice Molho, on a adopté comme équivalence pour les noms espagnols des deux chiens, Cipión et Berganza, ceux de Scipion et Bergance. Voir Le mariage trompeur et Le colloque des chiens, texte présenté et traduit par M. Molho, Paris, Aubier/Flammarion, 1970.
2 L’essai que je présente ici est l’ébauche d’un autre plus étoffé où je soumets à révision un ouvrage resté manuscrit, catalogué souvent comme un dialogue et situé aux origines du roman picaresque Diálogo intitulado el capón (1597 ?), composé par Francisco Narváez de Velilla. Les postulats ici soutenus seront élargis en renforçant les points qui pourraient être exprimés d’une manière vague et en développant d’autres que je me permets de signaler dans cette première approche.
3 M. de Cervantes Saavedra, El coloquio de los perros dans Novelas ejemplares, éd. H. Sieber, II, Madrid, Cátedra, 10e éd., 2001. La page où apparaît la partie retenue entre guillemets sera indiquée à la fin de chaque citation toujours entre parenthèses. Je me permets de mettre en italique les termes explicatifs pour l’analyse des différents ressorts expliqués.
4 Il est intéressant de souligner – concernant ce qui m’intéresse – que Cervantès (à coup sûr en l’ignorant) suivait le recours employé par le Diálogo intitulado el capón, qui faisait usage d’un manuscrit hérité qui était édité par le légataire. Par conséquent, dans ce cas, l’éditeur du texte acquis allait remettre son œuvre à l’impression et il ne lui restait, pour valider l’acte de communication, que de le faire exécuter par un lecteur. Le cas que présente Cervantès est graduellement plus riche grâce à l’arrangement variable des plans superposés.
5 Pour une explication de la nouvelle, l’article d’Antonio Rey Hazas reste incontournable : « Género y estructura del Coloquio de los perros, o cómo se hace una novela », dans J.J. de Bustos Tovar (dir.), Lenguaje, ideología yorganización textual en las Novelas ejemplares, Madrid, Universidad Complutense, 1983, p. 119-143. Cet article a été repris depuis dans Deslindes de la novela picaresca, Málaga, Universidad de Málaga, 2003, p. 375-405. Je cite d’après cette dernière édition. Cf. p. 389.
6 Sur la sphère de la création littéraire qu’ouvre Cervantès dans les contours du dialogue et du roman picaresque, Ricardo Saez a exposé avec justesse que « […] Cervantès problématise, dans le colloque, aussi bien la forme dialogique que le schéma narratif hérité du roman picaresque, afin de mieux montrer les limites de tout discours littéraire. Il va de soi que ni la structure dialogique du colloque ni le récit picaresque ne peuvent engendrer, aux yeux de Cervantès, les processus fictionnels qui vont donner naissance au roman moderne, c’est-à-dire à une poussée libératrice sans précédent des territoires indéchiffrés de la création littéraire. Pour ce faire, Cervantès se situe, d’emblée, au-delà des genres dans la mesure où il féconde un mouvement d’écriture et de pensée qui considère le texte comme l’accomplissement métadiscursif de lui-même ; le texte étant le principe de sa propre intelligibilité » [« Le colloque des chiens : hybridation des genres et métadiscursivité », dans P. Guérin (dir.), Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture (pays de langues romanes), actes du colloque international de l’université Rennes 2 (17-18 octobre 2003), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 297-310, en particulier p. 298 où se trouve la citation].
7 Cervantès se soucie particulièrement de la question de la vraisemblance de sorte que le colloque sera, à de multiples reprises, remis en question par les récepteurs : Peralta, à un niveau superstructurel (en discutant avec Campuzano de sa folie après qu’il eut perdu sa raison à cause de ses amours) et Scipión, inscrit dans le texte lui-même (instruisant l’histoire de la Camacha que lui raconte son ami au cours de son autobiographie). Mais les narrateurs, Campuzano et Bergance, font tout leur possible pour rendre crédible l’histoire qu’ils racontent.
8 L’interprétation qu’offre Oldrich Belic dans la citation ici retenue me semble inacceptable : « L’histoire de Scipion ne ferait que confirmer – et dans le fond que répéter – celle de son compagnon ; et comme telle, elle serait parfaitement inutile : la narration est close pour les deux chiens, l’architecture du Colloque n’est pas une architecture ouverte, l’édifice du roman est un édifice fini » (« La estructura de El Coloquio de los perros ». Análisis de textos hispanos, Madrid, Prensa Española, 1969, p. 79-107, en particulier p. 106 où se trouve la citation). Nous ne connaissons pas la vie de Scipion, mais nous savons en partie comment il disposerait son discours (cf. p. 304, 322). La remise de l’entretien à un autre moment ou jour était monnaie courante dans le dialogue de la Renaissance ; si Cervantès n’a pas poursuivi son colloque par le récit de la vie de Scipion, cela n’est pas dû à des raisons littéraires, mais à d’autres motifs qui nous échappent aujourd’hui et qui sont très loin du texte lui-même.
9 Il se produit naturellement – même si ce point reste en dehors de l’intérêt qui nous occupe à présent – dans cette allusion (qui est à son tour éludée) au nom de Campuzano, le transcripteur de la conversation, une authentification du colloque des chiens. Par cette affirmation de Bergance les paroles de Campuzano étaient légitimées et Peralta ne pouvait le tenir pour fou car il avait raconté que deux chiens avaient tenu un dialogue.
10 En dehors de cette allusion au soldat du début, il faut se reporter à la fin (il est rare que l’on tombe sur une allusion au cours de la conversation) pour trouver des indications constantes à l’arrivée de la lumière du jour, ce qui annonce la fin du colloque.
11 Dans un autre sens, Oldrich Belic se demande si « la mémoire elle-même (source de prétendus caprices) [n’est pas] comme un élément ordonnateur » et par conséquent si celle-ci « n’est pas une sorte de filtre qui hiérarchise les expériences passées […] sépare les clés importantes des secondaires » (« La estructura… », art. cit., p. 84).
12 On pouvait également supposer, en dernière instance, une aide pour l’écrivain qui, à un moment donné, au cours du récit, n’avait pas à recourir aux annotations dans les marges. Bien qu’il ne m’échappe pas que le dialogue est en somme une œuvre littéraire, sujette, une fois finie, à des retouches et des modifications, c’est pour cette raison qu’elle connaissait, à l’arrivée de l’imprimerie, les mêmes réajustements que toute œuvre soumise au processus d’impression.
13 Il reprend par ces mots ce qu’il exprime de nouveau, une fois que Bergance a raconté cet événement : « Ce que je veux te raconter à présent, j’aurais dû te le dire au début de mon récit et on aurait évité l’étonnement de nous voir dotés de l’usage de la parole. » (p. 336) Mais Bergance a respecté la séquence linéaire, raison pour laquelle Scipion (mais aussi Peralta, et en dernière instance le lecteur lui-même) devra se livrer à la recomposition des situations pour comprendre la portée de tels termes.
14 La mémoire est un élément fondamental dans le reste de la nouvelle parce qu’elle joue son rôle dans le récit de Bergance. Celui-ci commence par un dubitatif « il me semble » (p. 302), et nous trouvons d’autres structures qui reflètent le doute de la mémoire : « si ma mémoire n’est pas défaillante » (p. 348). Il faudrait se poser cette question par rapport aux vérités absolues, que posait, par exemple, le Guzmán. Cf. A. Rey Hazas, « Género y estructura… », art. cit.).
15 O. Belic, « La estructura… », art. cit., p. 93.
16 Ibid., p. 93-94, n. 23.
17 Comme d’autres l’ont déjà signalé, il existe vraiment une véritable disproportion entre la brièveté du temps réel (une nuit seulement) et l’étendue de la narration (toute une vie). Mon interprétation va dans le sens de celle de José María Pozuelo Yvancos : « El pacto narrativo : semiología del receptor inmanente en El coloquio de los perros », Anales cervantinos, vol. XVII, 1978, p. 147-166.
18 Presque à la fin on trouve une accumulation d’un certain nombre de références à la conclusion du discours grâce au lever du soleil : « Scipion. – Finis, car, selon moi, le lever du jour est imminent » (p. 357), ce à quoi Bergance répond : « Deux choses encore, pas plus, avec lesquelles je mettrai un terme à ma conversation, car j’ai l’impression que la lumière du jour approche. »
19 Je ne m’occupe pas de récapituler les critiques auxquelles Scipion soumet l’autobiographie de Bergance mais d’observer dans ce cas ce que Cervantès a tenté de réussir avec l’intégration d’une deuxième voix aux marges du roman picaresque.
20 A. Rey Hazas, « Género y estructura… », art. cit., p. 389-390.
21 D. Mañero Lozano, « Diálogo y picaresca en el Coloquio de los perros », Bulletin hispanique, 2, 2004, p. 497-520, en particulier p. 506 et 508 où se trouvent les citations.
22 Que l’on prenne en compte l’article de T.R. Hart, « “Diálogo más que tratado” : The Art of Juan de Valdés », Bulletin of Hispanic Studies, vol. LXXVIII, 3, 2001, p. 301-310. En tout cas, l’œuvre de Cervantès se situe plus dans le sillage desdits dialogues narratifs, tel le Viaje de Turquía. Bien que je m’explique sur ce point, qu’on lise, en l’absence de quelque chose de plus précis et de mieux défini, F. Sevilla Arroyo, « Los “diálogos” narrativos : entre novela y coloquio », Ínsula, 542, février 1992, p. 15-19.
23 Ses interventions sont fréquemment destinées à expliquer comment se construit une nouvelle (en cherchant le contraire, contredire des œuvres déjà composées et encadrées dans le canon qui lui sert de comparaison). Il conseille et avertit constamment le narrateur, Bergance.
24 A. Rey Hazas, « Género y estructura… », art. cit., p. 396. Il poursuit en disant dans cette même page que : « L’intention principale de Cervantès est de discuter la validité de la seule autobiographie, de l’usage exclusif de la première personne de la narration, comme moyen fiable d’expression romanesque en soi. » En outre, le colloque demeure encadré dans une nébuleuse d’ambiguïté à partir des propos d’un patient de l’Hôpital qui « prenait des suées » et qui cherche ses mots lorsqu’il confirme qu’il a assisté a une conversation tenue par deux chiens (cf. p. 393-395).
25 J. de Alcalá Yáñez, Alonso, mozo de muchos amos, éd. M. Donoso Rodríguez, Madrid/Frankfurt am Main, Iberoamericana/Vervuert, 2005.
26 Lorsqu’ils sont parvenus à la mi-carême ils affirment que « il nous reste encore quatre [jours] pour nous divertir avant l’arrivée du Carême » d’où nous déduisons – avant de mettre un terme à la lecture de l’ouvrage et de pouvoir faire le compte du nombre d’après-midis au cours desquels se déroulent les dialogues – qu’Alonso doit raconter sa vie en huit jours (p. 375).
27 Grâce à quelques indications, nous arrivons à savoir presque avec certitude qu’ils commencent la conversation après le déjeuner : au début de l’un des chapitres, Alonso se montre réticent à raconter quelque chose qui éveille l’intérêt du vicaire, qui l’exhorte en lui disant qu’« on va lentement et il est très tôt, car il ne doit pas être trois heures de l’après-midi » (p. 322). Le vicaire exprime, ailleurs, à la fin d’une journée, « qu’il voudrait bien avoir devant lui quatre heures encore dans l’après-midi » (p. 332), ce qui revient à suggérer que ce même temps s’était déjà écoulé. Un écrivain, tel qu’Antonio de Torquemada dans le « Colloque du désordre du manger et du boire », y compris dans ses Coloquios satíricos (1553) a essayé de parvenir à une correspondance proche entre le temps interne du dialogue et celui qu’utilise le lecteur (toujours relatif) à lire le texte, en soignant scrupuleusement l’isochronie.
28 Il faut ajouter à cela le fait qu’Alonso avoue au vicaire qu’il « rend grâce à Dieu de parler dans la solitude et qu’il n’y a pas de murs qui ont des oreilles : car n’ayant pas en effet d’oreilles, il leur manquera des langues pour conter [ses] fautes » (p. 226) : tous les ressorts qui stimulent le récit autobiographique sont positifs : temps, espace et interlocuteur.
29 F. Sevilla Arroyo, « Sobre el desarrollo dialogístico de Alonso, mozo de muchosamos », Edad de Oro, III, 1984, p. 257-274, en particulier p. 261 où se trouve la citation.
30 Normalement, c’est Alonso qui, à la fin du récit d’un maître, interrompt son autobiographie pour la remettre au lendemain, mais pas toujours. Cf. ibid., p. 414.
31 Il y a même des indices d’interaction entre Alonso et le curé. Que l’on compare cette utilisation rudimentaire des dialogues dans Alonso, valet de nombreux maîtres, avec l’usage magistral que lui imprime Cervantès dans l’ouvrage que nous avons examiné.
32 Ce n’est pas le moment de faire un examen typologique approfondi des interventions des deux interlocuteurs ; j’y reviendrai plus en détail dans l’étude que j’annonce dans la note 2. Voir F. Sevilla Arroyo, « Sobre el desarrollo dialogístico… », art. cit., en particulier p. 268-274.
33 Nous traduisons ainsi ce titre car il s’agissait à l’origine d’une place où l’on vendait des poulains et des mulets. Par la suite, ce lieu, cité par Cervantès, a été considéré comme un haut lieu de la marginalité urbaine. C’était aussi un endroit où les condamnés étaient suppliciés.
34 Cela se produit très rarement, car face aux interventions de ses interlocuteurs, Alonso ne manifeste aucune réaction, poursuivant son récit comme si rien ne l’avait arrêté ou interrompu.
35 F. Rico, La novela picaresca española y el punto de vista, Barcelone, Seix Barral, 2000, p. 143-144.
36 Outre qu’il la mettait systématiquement en relief à la fin de chaque partie, il insistait sur le style du prologue qui ouvre la première partie.
37 Bien qu’il faille dire de façon tout à fait claire que l’usage ne garantissait pas un niveau linguistique proche du langage familier ; il dépendait de la volonté de l’auteur de tester un genre qui était associé à certains fondements qui pouvaient être utiles à son œuvre littéraire.
38 En dernière instance, aussi bien Lázaro que Guzmán avaient, à un autre niveau de communication, leurs récepteurs respectifs, bien qu’il soit fondé de dire qu’ils ne pouvaient intervenir dans le discours. Voici la dimension ajoutée par Cervantès et Alcalá Yáñez.
39 Comme le dit avec justesse Marta Isabel Miranda, « si l’on élimine Scipion, on élimine le dialogue entre les deux chiens. Si nous éliminons le dialogue entre les deux chiens, on élimine la nouveauté […]. Sans Scipion Le colloque des chiens n’aurait été ni moralement ni esthétiquement une “nouvelle exemplaire”. » (« Cipión : su carácter y sus funcciones en Elcoloquio de los perros », Anales cervantinos, vol. XXIII, 1985, p. 195-200, en particulier p. 200 où se trouve la citation).
40 Que l’on observe que Scipion réclamait avec insistance à Bergance tout le contraire : raconter seulement l’essentiel. Ce recours à des anecdotes et à de courts récits par Alcalá Yáñez devrait être mis en rapport, mutatis mutandis, avec El Scholástico de Villalón. Par ailleurs, ces interlocuteurs momifiés sont très fréquents dans les dialogues catéchétiques du XVIe siècle.
41 Qu’on se rappelle que dans le Guzmán, c’était le galérien lui-même qui suspendait continuellement son discours pour y introduire la moralisation en s’adressant au lecteur. Dans des éditions ultérieures, ces parties digressives furent supprimées, mais je suis sûr qu’on n’a jamais commis une telle violation avec le Colloque de Cervantès, bien qu’il faille tenir compte des dimensions de l’un et de l’autre. En tout cas, avec un interlocuteur intégré au dialogue, ces parties qui jaillissent de la narration sont imbriquées de façon plus naturelle.
Auteur
Université de Málaga
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