La Philosophía antigua poética ou l’art poétique comme dialogue
p. 187-193
Texte intégral
1La Philosophía antigua poética, ouvrage du médecin vallisolétain Alonso López Pinciano paru en 1596, est un art poétique que les critiques citent régulièrement dans leurs études d’œuvres publiées à la même période. Pourtant, la référence à cet ouvrage ne va guère au-delà de la simple citation et cet art poétique ne semble pas encore avoir retenu toute l’attention qu’il mérite. En effet, si l’on a tendance à opposer de façon radicale théorie et création dans le domaine des lettres, la Philosophía antigua poética, par sa forme – qui n’est pas ici un simple ornement –, tente de tisser des liens féconds entre ces deux univers que sont la théorie et la création littéraires, et son étude permet de saisir les problématiques de l’écriture à la fin du XVIe siècle. En outre, la forme du dialogue travaille et modèle aussi la pensée de l’auteur en profondeur. Il s’avère donc essentiel de découvrir les significations et la portée de ce choix formel.
2Pour ce faire, nous nous arrêterons, dans un premier temps, sur les particularités formelles de la Philosophía antigua poética, un ouvrage qui cherche à dialoguer avec de nombreux auteurs, comme ceux de l’Antiquité notamment. Puis, nous chercherons à saisir la finalité de cet art poétique qui, par le dialogue, offre une approche bien particulière des questions poétiques, tout en essayant de combler les manques théoriques qu’Alonso López Pinciano observe – et déplore – dans le panorama littéraire espagnol. Enfin, nous tenterons de mettre en regard cette œuvre avec son contexte, le XVIe siècle, qui correspond à l’avènement de la forme dialoguée et à l’épanouissement de la création et de la réflexion poétiques dans la péninsule ibérique.
DIALOGUE FORMEL ET DIALOGUE AVEC LES AUTEURS DE L’ANTIQUITÉ
3La Philosophía antigua poética est un ouvrage facilement identifiable comme un art poétique. Le titre, un peu déroutant de prime abord pour un lecteur actuel, revendique d’ailleurs cette appartenance puisque Alonso López Pinciano retient l’expression « Philosophía antigua poética » qu’il a trouvée chez Maxime de Tyr comme synonyme d’art poétique. En outre, dans un objectif didactique certain, toutes les parties de cet ouvrage sont précédées d’un titre qui permet au lecteur de repérer aisément les points abordés dans chacune d’entre elles. L’art poétique commence par aborder des questions assez générales comme dans la partie intitulée « de l’essence et des causes de la Poétique » – questions générales, mais essentielles pour définir l’objet d’analyse – ; puis, les chapitres suivants sont consacrés aux divers genres recensés par l’auteur. Il décide de commencer par une partie intitulée « De la tragédie » – et l’on perçoit ici l’héritage aristotélicien –, pour poursuivre avec « De la comédie », « De l’espèce poétique nommée dithyrambique », « Du poème héroïque » et « Des six espèces mineures de la poétique ». Cette organisation très claire montre le souci de l’auteur d’offrir une pensée structurée : la forme se met ainsi au service du fond. Pourtant, loin de se présenter comme un traité dogmatique, l’ouvrage d’Alonso López Pinciano va prendre l’apparence d’un dialogue à deux niveaux. La Philosophía antigua poética se compose, en effet, d’un ensemble de treize lettres qu’un personnage, El Pinciano, écrit à son correspondant, Don Gabriel, et qui relate les discussions qui ont eu lieu entre trois personnages (El Pinciano, Ugo et Fadrique). Le lecteur de la Philosophía antigua poética dispose également pour chaque lettre de la réponse du correspondant, c’est-à-dire de Don Gabriel, qui résume et commente ce que El Pinciano lui a retranscrit.
4Le choix de proposer un art poétique sous une forme hybride, qui mélange le genre épistolaire et le dialogue, est tout à fait original et crée un intéressant effet de mise en abyme. En effet, cette imbrication de deux niveaux d’échange renvoie, en définitive, au problème de la réception puisqu’il suggère l’existence d’un troisième niveau de dialogue, celui qui se noue entre le lecteur de la Philosophía antigua poética et l’œuvre : c’est bel et bien ce lecteur qui est aussi convié – bien qu’implicitement – à poursuivre le dialogue avec l’œuvre et avec les différents points de vue précédemment exposés. Le dialogue se fait alors invitation au dialogue et n’est-ce pas, d’ailleurs, sur une telle incitation que se clôt l’adresse au lecteur ? Alonso López Pinciano dit, en effet, à propos de son ouvrage : « Ici tu verras, lecteur, sous peu, l’importance de la poétique, son essence, ses causes et ses espèces. Si, pour t’exercer, tu en voulais davantage, lis César Scaliger, qui, lui, te donnera beaucoup, et des choses de grande qualité1. » L’art poétique ne nie pas les ouvrages antérieurs dont il s’inspire et qu’il a médités, mais il les accueille en son sein et engage même son lecteur à poursuivre sans cesse son dialogue et sa réflexion par la lecture d’autres arts poétiques.
5La forme dialoguée choisie par l’auteur pour un art poétique n’est pas un simple ornement visant à rendre plus agréable la présentation d’un sujet nouveau et complexe ; elle annonce, au contraire, d’importants enjeux. Le modèle retenu par Alonso López Pinciano pour la Philosophía antigua poética est celui du dialogue cicéronien où celui qui interroge est ignorant et avide de comprendre certains savoirs détenus par ses interlocuteurs. L’ignorant, dans l’œuvre d’Alonso Lopez Pinciano, est le personnage nommé El Pinciano, reflet ironique de l’auteur lui-même en quête d’éclaircissement sur les questions de poétique : ce personnage, qui ne masque pas son ignorance, va être paradoxalement le moteur du questionnement et va opposer au langage parfois abstrait de ses deux interlocuteurs, son bon sens et ses images prosaïques. Ainsi, dans la deuxième lettre qui est présentée comme le prologue de la Philosophía antigua poética, El Pinciano rappelle ses interlocuteurs à l’ordre, de façon amusante. Lorsque Fadrique évoque le Parnasse et la couronne de laurier – récompense suprême des poètes –, El Pinciano réagit de la sorte : « Mais je demanderai : “Qu’est-ce donc que cette histoire de Parnasse et de couronne ?”, car je sais bien que vous, les poètes, vous parlez avec des tournures raffinées et étranges2. » Grâce à ce personnage et à ses remarques à la fois naïves et pertinentes, la poétique apparaît comme un objet d’étude accessible dont on peut parler simplement et un tel système permet au lecteur de la Philosophía antigua poética de pénétrer plus aisément dans les profondeurs de la théorie poétique. Il assiste, en effet, au cheminement de la pensée qui part du général – l’essence de la poésie – pour se tourner, dans un deuxième temps, vers le particulier et la définition de chaque genre. Le lecteur suit, de la sorte, l’élaboration progressive des critères génériques qui seront toujours justifiés par des exemples tirés d’œuvres diverses. La théorie poétique ne parvient jamais au lecteur sous une forme achevée, figée et irrévocable, mais elle émerge peu à peu, au fil d’un dialogue qui laisse visibles les questionnements, les doutes et les zones obscures d’une réflexion poétique toujours en cours de définition.
6À ce dialogue entre les personnages de la Philosophía antigua poética vient se superposer un autre dialogue, révélateur de l’intertextualité qui nourrit la pensée théorique de l’auteur. Ce dernier se tisse entre l’auteur de la Philosophía antigua poética et les auteurs qui l’ont précédé, les théoriciens et les créateurs de la péninsule italienne et de l’Antiquité notamment. Ce second niveau de dialogue se fait jour au gré de la discussion engagée par les trois personnages et il convoque des œuvres antérieures afin de mettre en évidence des formules poétiques qui se sont avérées efficaces, mais aussi afin de laisser la parole à ces auteurs : dans la conception d’Alonso López Pinciano, la théorie doit veiller à réserver une place de choix à la création. Dans le même temps, par ce système de références, l’ouvrage d’Alonso López Pinciano crée un effet de circularité : il part de la création passée pour donner à la création à venir les possibilités de s’épanouir. Dès lors, la théorie et l’art poétique qui l’organise se présentent comme une étape – nécessaire – de la réflexivité de la création : les auteurs et les lecteurs sont confrontés à des textes qui peuvent leur servir de modèles et qui leur fournissent matière à réflexion.
7Dans la Philosophía antigua poética, le dialogue le plus visible est celui qu’engage Alonso López Pinciano avec la Poétique d’Aristote, ouvrage disponible dans une traduction latine dès 1498 en Italie mais encore peu accessible en Espagne à l’époque. Dès l’adresse au lecteur, Alonso López Pinciano place ostensiblement son ouvrage sous l’égide d’Aristote : « Je dis que le Philosophe, comme de tous les autres arts philosophiques, fut de la poétique la principale source et l’initiateur, mais qu’il a proposé de ne parler que de quatre espèces, alors qu’elles sont beaucoup plus nombreuses3. » La méconnaissance de la Poétique d’Aristote est, d’une certaine façon, le véritable point de départ de la rédaction de la Philosophía antigua poética, ouvrage qui incite ses lecteurs à fréquenter directement l’œuvre d’Aristote et à suivre la démarche de Don Gabriel. En effet, ce dernier n’avouera-t-il pas à la fin de la deuxième lettre qu’il doit à présent découvrir le traité du Stagirite ? Il dit ainsi : « Je pense lire un peu ces livres de poétique du Philosophe, qui, à dire vrai, n’étaient pas arrivés à ma connaissance4. » La volonté de divulguer le texte aristotélicien se ressent dans les simples références ou dans les citations explicites de la Poétique qui sont légion dans l’ouvrage d’Alonso López Pinciano et qui rappellent que ce dialogue originel avec l’œuvre d’Aristote est primordial pour donner à la théorie poétique la possibilité de s’épanouir et d’assumer le rôle de soutien pour la création contemporaine.
8Si le dialogue avec Aristote est le plus évident, il n’est pas le seul à se tisser au fil des pages de l’art poétique d’Alonso López Pinciano. L’intertextualité mise en œuvre dans la Philosophía antigua poética est, en effet, multiple et fait intervenir des ouvrages très divers, d’époque et de provenance variées. On peut ainsi évoquer Platon – considéré ici comme poète –, Euripide, Virgile, Héliodore, Pétrarque, Juan de Mena, le Cancionero General, etc. Le dialogue rompt le schéma du face-à-face entre un commentateur et un auteur commenté et s’ouvre à de nombreuses créations : l’ouvrage se fait ainsi terre d’accueil de textes latins, italiens et espagnols, cités dans leur langue originelle ou directement traduits en castillan. La multiplicité des voix et des langues montre la richesse et la complexité de ce sujet que le lecteur de l’art poétique doit s’approprier peu à peu. L’intertextualité est bien visible dans la Philosophía antigua poética qui semble même souvent la mettre en scène pour en souligner l’importance : le texte du médecin vallisolétain intègre, en effet, beaucoup d’autres textes et propose ainsi un dialogue qui s’enrichit de nouvelles voix et qui rompt avec le caractère univoque et dogmatique, généralement associé à l’art poétique.
LE DIALOGUE : PROCESSUS DE RECHERCHE OU PALLIATIF AU DÉSERT THÉORIQUE ANTÉRIEUR ?
9Il convient à présent de s’interroger sur le rôle du dialogue qui peut être conçu à la fois comme un processus de recherche visant à proposer une théorie poétique aboutie ou comme un palliatif au désert théorique qui règne dans l’Espagne de la fin du XVIe siècle et que déplorent de nombreux lettrés. Quels sont les enjeux qui se cachent derrière cette forme retenue par Alonso López Pinciano pour offrir une théorie poétique à ses contemporains ?
10La forme dialoguée permet, tout d’abord, de mettre en présence et de faire coexister plusieurs voix et plusieurs points de vue. Or, cette pluralité est un moyen efficace pour rechercher la vérité et pour déterminer la validité d’un modèle ou des éléments constitutifs d’un genre. En effet, le personnage du Pinciano qui pose les questions à ses deux interlocuteurs érudits les invite toujours à développer, à argumenter leurs affirmations et, de ce fait, à écarter certains modèles. Cette technique est également celle que l’auteur, Alonso López Pinciano, applique à son ouvrage qui est le fruit d’une confrontation de ses lectures théoriques préalables : l’on pense, bien sûr à la Poétique d’Aristote, mais il nous faut aussi mentionner Horace ainsi que les traités italiens de Scaliger, de Maggi ou du Tasse que l’auteur de la Philosophía antigua poética cite, de façon plus ou moins explicite, à travers les propos de ses personnages. Le dialogue est véritablement présent à tous les niveaux dans l’œuvre d’Alonso López Pinciano et semble se complexifier à l’infini.
11Si la technique du questionnement est un outil efficace pour aboutir à des définitions de plus en plus précises et explicites, la Philosophía antigua poética, en choisissant de mettre en présence non pas deux mais quatre voix, ne se limite pas à cette structure simple de question-réponse. Pour certaines questions, un point de vue émerge et s’impose de façon unanime, mais à d’autres moments, la présence des différents interlocuteurs est l’occasion d’une confrontation de plusieurs schémas et elle n’aboutit pas forcément à l’affirmation d’un seul d’entre eux. Le dialogue s’oppose alors, de façon évidente, à la dispute médiévale qui vise, quant à elle, à affirmer la validité d’un seul avis : s’il peut permettre d’argumenter et de justifier l’adoption d’un des points de vue, le dialogue n’impose pas toujours cette prééminence d’une opinion sur les autres. Au contraire, toute sa force réside précisément dans cette co-présence d’avis parfois divergents car, en définitive, il appartiendra au lecteur d’exercer sa capacité critique et d’adhérer ou non au point de vue du personnage qui a argumenté et défendu sa position et qui a accepté de la confronter à celle d’autrui.
12L’omniprésence des références aux œuvres et aux auteurs de l’Antiquité et d’Italie présentes dans l’art poétique d’Alonso López Pinciano confère également au dialogue l’apparence d’un processus de recherche. En effet, afin de définir le schéma générique adapté à une rationalité mais aussi à une situation historique précise – celle des Espagnols du XVIe siècle –, les personnages convoquent des textes, anciens ou plus récents, qu’ils questionnent. Or, c’est en menant cette analyse sur les œuvres dont ils disposent que les personnages seront véritablement capables de proposer une théorie littéraire cohérente et acceptable pour leurs contemporains. Car il ne s’agit pas simplement de reprendre la parole des Anciens ou des penseurs italiens, mais de se l’approprier et de l’adapter à une situation nouvelle, et c’est en partant des pratiques qu’ils peuvent analyser, que les personnages vont tenter de structurer un système générique qui pourra, par la suite, servir de repère aux lecteurs et aux créateurs à venir. Sur ce point, il est intéressant de constater que les propos des personnages sont très souvent interrompus par un abondant éventail de citations puisque le texte de la Philosophía antigua poética fait ainsi intervenir d’autres voix, qui constituent autant de modèles dignes d’imitation. Alonso López Pinciano suggère, par la même occasion, à son lecteur de poursuivre le dialogue avec les auteurs et les œuvres qu’il mentionne.
13Lorsqu’il aborde la question du mètre, par exemple, l’un des personnages – Ugo – incite El Pinciano et le lecteur à préciser leur réflexion en se référant à d’autres traités de métrique et à Pétrarque. Ugo dit ainsi : « Et je ne sais rien de plus, et si je le sais, je ne peux pas le dire, car pour quatre ou six réaux vous trouverez un livre qui vous le dira avec plus amples détails5 » ; et un peu plus loin : « Je vous renvoie à Pétrarque6. » Le message est clair : la Philosophía antigua poética ne prétend pas être exhaustive, mais elle se présente comme une première tentative – imparfaite – de combler le vide théorique intolérable qui handicape le monde des lettres. Il convient donc de poursuivre sans cesse la réflexion en lisant d’autres ouvrages et en écoutant d’autres avis.
14Dans son adresse au lecteur, Alonso López Pinciano explicite la raison de son initiative. S’excusant de ne pas être une véritable autorité en matière poétique, il justifie l’existence de son ouvrage de la façon suivante :
Dieu sait que je désire voir, depuis de nombreuses années, la naissance d’un livre sur ce sujet, qui aurait été mis au monde par les mains d’un autre, afin de ne point être la cible et l’objet de critique des gens ; mais il sait aussi que parce que voyant ma patrie fleurir dans toutes les autres disciplines et manquer tellement dans ce domaine, j’ai décidé de me risquer pour lui porter secours.7
15Si le dialogue proposé aux lecteurs par Alonso López Pinciano trouve son origine dans le constat d’un manque, voire d’un retard, de l’Espagne en ce qui concerne les questions poétiques, le choix de cette forme permet avant tout de se démarquer du traité univoque et dogmatique. En conservant la pluralité des points de vue et des modèles, l’ouvrage arrive – tout en dégageant un schéma générique clair et des caractéristiques indispensables aux lecteurs pour saisir pleinement une œuvre – à ne pas tomber dans l’écueil qui consisterait à énumérer des dogmes et à adopter un ton prescriptif. Dans la Philosophía antigua poética, il y a un véritable rejet d’une forme fixe, figée et univoque car c’est au lecteur ou au créateur que revient la tâche de trouver, dans ce dialogue, les éléments qui lui conviennent et les formes qui lui semblent être les plus pertinentes. La Philosophía antigua poética est avant tout un ouvrage qui prétend offrir aux Espagnols – auteurs et lecteurs – une matière organisée qui leur permettra de se familiariser avec les questions de poétique, jusqu’ici négligées : il n’est pas encore question d’imposer un modèle et une forme et d’en condamner d’autres.
16La forme dialoguée permet d’abriter une diversité d’opinions. Ainsi, par exemple, lorsque la question du mètre est soulevée dans la septième lettre, la divergence des points de vue se fait jour. En ce qui concerne le recours ou non au vers, les personnages ne partagent pas le même avis : le correspondant du Pinciano, Don Gabriel, se réjouit d’ailleurs du fait que ce point ait été plus largement développé par Fadrique, car selon lui, Ugo, avec sa rigueur, aurait envoyé le mètre en exil8. Quelques pages avant, Ugo avait, en effet, affirmé qu’il ne condamnerait pas la création de comédies en prose, car l’imitation et la vraisemblance étaient les seuls éléments véritablement indispensables à ses yeux et dès lors, le recours à la prose lui paraissait tout à fait légitime. Ce point de vue n’est pourtant pas partagé par son interlocuteur, Fadrique, qui, dans la troisième lettre, avait interrompu El Pinciano en lui faisant remarquer qu’il ne fallait pas faire tant d’injures aux mètres puisqu’il était, quant à lui, très favorable à leur emploi9. C’est donc encore le lecteur de la Philosophía antigua poética qui pourra finalement trancher en faveur ou en défaveur du mètre : tout dépendra de ce qu’il privilégiera et de l’effet qu’il recherchera. Le dialogue aura, en tout cas, permis de définir des problématiques qui n’étaient peut-être pas évidentes de façon immédiate pour un Espagnol du XVIe siècle : après avoir pris connaissance des points de vue argumentés des personnages de l’art poétique qu’il a sous les yeux, le lecteur – qui est aussi un créateur en puissance – pourra se positionner plus aisément.
UNE FORME TRÈS EN VOGUE À UNE PÉRIODE DONNÉE, LE XVIe SIÈCLE
17La forme dialoguée doit finalement être analysée et mise en perspective par rapport à la date de publication de l’ouvrage – 1596 – : la Philosophía antigua poética voit en effet le jour à la fin du XVIe siècle, une période charnière dans le domaine des lettres espagnoles. D’autre part, ce texte présente des particularités qui permettent de remettre en question la lecture traditionnellement partagée de l’art poétique comme texte dogmatique, fermé et univoque. L’étude de cette œuvre sera, enfin, l’occasion de percevoir un état de la réflexion poétique dans l’Espagne de la fin du XVIe siècle.
18Ce qui pourrait être considéré, de prime abord, comme une faiblesse pour un ouvrage théorique – la forme dialoguée – est, en fait, la marque de l’ancrage de cet ouvrage dans une période où l’Humanisme fait évoluer les modes de pensée. Nous avons déjà évoqué l’opposition entre la dispute médiévale et le dialogue, et le choix du dialogue par un auteur est une façon marquée de signifier une rupture par rapport à un modèle et à une façon de pensée hérités du Moyen Âge : le dialogue présente des qualités dont semble dépourvue la dispute et le choix de cette forme est donc une façon de revendiquer, pour un auteur, son ancrage dans une époque nouvelle. La Philosophía antigua poética s’inscrit incontestablement dans ce courant qui marque l’avènement du dialogue et élabore une approche différente des savoirs. L’ouvrage de Jacqueline Ferreras10, qui parcourt cette importante création de dialogues humanistes dans l’Espagne de cette période, met en évidence le succès que cette forme connaît et que l’on retrouve d’ailleurs dans des domaines très variés : le Dialogue sur la langue de Juan de Valdés, publié en 1535, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de cet engouement des Espagnols pour le dialogue. L’ouvrage d’Alonso López Pinciano prend donc place dans une abondante production dialoguée et participe de ce même désir de rénover la pensée ; il adapte cette forme, de façon originale, à la réflexion poétique et tente de tourner son regard vers la réalité de la création de son temps.
19Si la Philosophía antigua poética se présente initialement comme un commentaire de la Poétique d’Aristote, elle n’en est pas moins tournée vers la production littéraire contemporaine : il s’agit, avant tout, de donner aux lecteurs et aux auteurs les éléments théoriques et génériques nécessaires pour saisir convenablement les créations de l’époque. Et, de fait, on peut observer que les formules génériques définies dans l’œuvre trouvent de réels échos dans la production littéraire contemporaine : lorsqu’ils abordent le genre épique, par exemple, l’un des modèles cités par les personnages de la Philosophía antigua poética est celui de L’histoire éthiopique de Héliodore, or, une telle référence ne peut qu’être mise en relation avec le succès que connaît ce modèle à la même période. La publication du Peregrino en su patria de Lope de Vega ou du Persiles de Cervantès révèle que les créateurs avaient aussi su percevoir les potentialités de cet ouvrage : théoriciens et créateurs se rejoignent donc dans cette identification d’un modèle et la référence à L’histoire éthiopique de Héliodore dans la Philosophía antigua poética montre à quel point l’ouvrage d’Alonso López Pinciano et les problématiques des créateurs contemporains peuvent converger. Ce n’est d’ailleurs pas l’unique modèle mentionné pour aborder le poème héroïque, car si Fadrique critique le roman de chevalerie, il n’omet pas de nuancer son point de vue en disant : « Je ne parle pas d’un Amadís de Gaule, ni même de celui de Grèce ni de quelques-uns, qui ont beaucoup de qualités ; mais des autres qui ne présentent ni vraisemblance, ni doctrine, ni même un style grave11. »
20Une telle remarque témoigne aussi de l’ouverture et de la capacité d’assimilation de cet art poétique qui accepte et intègre les critiques érasmiennes sur le roman de chevalerie, sans pour autant nier complètement les goûts des lecteurs de l’époque. Le dialogue permet aussi de se situer dans l’entre-deux et la nuance est bien souvent de mise dans l’œuvre d’Alonso López Pinciano.
21Ce phénomène d’écho et de correspondance entre réflexion théorique, création et réception poétique que nous venons de déceler dans la Philosophía antigua poética à propos du genre épique n’est pas isolé. Ainsi, la place que laisse Alonso López Pinciano au genre que l’on qualifierait aujourd’hui de lyrique peut également être mise en relation avec la reconnaissance croissante de la production poétique à cette époque, une reconnaissance qui avait déjà été initiée, quelques années plus tôt, par Fernando de Herrera lorsqu’il avait choisi l’œuvre d’un Garcilaso comme objet de ses commentaires. La perception de ce genre est encore incertaine dans la Philosophía antigua poética, mais l’effort pour accorder à cette formule une place aussi importante que celle occupée par la tragédie, par exemple, témoigne de la convergence des préoccupations des théoriciens et des auteurs à la fin du XVIe siècle. Le dialogue s’adresse ainsi aux créateurs en décidant de s’orienter vers la réalité d’un monde des lettres en pleine mutation et en effervescence. Forme du XVIe siècle, le dialogue est aussi l’occasion pour Alonso López Pinciano de considérer les problématiques de la création de son temps en lui offrant l’exemple des textes et des auteurs précédents.
22Le schéma générique qui se dessine dans l’œuvre d’Alonso López Pinciano rend ainsi compte des questionnements propres à une époque, car si des modèles sont convoqués et si des genres sont définis, il y a un refus évident de les hiérarchiser. La richesse de cet art poétique tient d’ailleurs à son ouverture et à sa capacité à accueillir plusieurs points de vue ainsi qu’une multitude de voix. Dans cette perspective, à la traditionnelle opposition entre pouvoir théorique et pouvoir créatif, la Philosophía antigua poética répond de façon très nuancée en ménageant un espace non négligeable à l’auteur qui est libre de choisir ses modèles, d’écrire en vers ou en prose… L’ouvrage d’Alonso López Pinciano se fait aussi l’écho des problématiques propres à la création de l’époque, et en refusant de privilégier un modèle et de clore le discours, il laisse, avant tout, une place de choix à la liberté du créateur. C’est également en ce sens qu’il faut voir en la Philosophía antigua poética un ouvrage profondément empreint de la pensée du XVIe siècle, une époque qui assiste justement à l’émergence de la figure de l’auteur. La Philosophía antigua poética est un art poétique bien à part puisqu’elle peut être considérée comme le dernier traité poétique espagnol rédigé sous la forme de dialogue et comme un dialogue fondamentalement ouvert : cette particularité formelle, qui pouvait être considérée a priori comme un simple ornement répondant au précepte horacien, devient vite l’indice des multiples dialogues qui se jouent dans l’œuvre.
23Si l’étude des textes est première et ne doit pas être pervertie ou biaisée par la lecture d’ouvrages critiques, l’analyse des textes théoriques d’une époque donnée n’en constitue pas moins un outil précieux pour identifier les enjeux de la création littéraire de cette même période. En ce qui concerne l’art poétique du médecin vallisolétain, son analyse sera l’occasion d’entrevoir des éléments essentiels pour aborder des œuvres littéraires contemporaines et de nuancer un point de vue qui tend à opposer de façon systématique théorie et création. Le véritable objet de ce dialogue ne serait-il pas, finalement, d’affirmer la dignité de la matière et du travail poétiques ? La Philosophía antigua poética témoigne, en effet, d’un profond désir d’accorder un rôle prépondérant à la création dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles. Cet effort de valorisation transparaît dans la recherche et l’affirmation de garants prestigieux, comme l’est par exemple Aristote, et dans le refus d’enfermer cette création dans des préceptes figés et dans des schémas trop codifiés, des obstacles tout aussi périlleux que l’absence totale de réflexion poétique dans l’univers des lettres espagnoles que déplorait Alonso López Pinciano dans son adresse au lecteur.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
López Pinciano A., Philosophía antigua poética, Madrid, Biblioteca Castro, 1998.
Ferreras J., Los diálogos humanísticos del siglo xvi en lengua castellana, Murcia, Universidad de Murcia, 2003.
Godard A., Le dialogue à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
Lopez F., « Sobre la moderna filosophía poética de Alonso López Pinciano », dans C. Couderc, B. Pellistrandi (dir.), « Por discreto y por amigo ». Mélanges offerts à Jean Canavaggio, Madrid, Casa de Velázquez, coll. « Bibliothèque de la Casa de Velázquez », vol. 88, 2005, p. 579-602.
Shepard S., El Pinciano y las teorías del siglo de oro, Madrid, Gredos, coll. « Biblioteca románica hispánica », segunda edición, 1970.
Notes de bas de page
1 Étant donné qu’il n’existe pas de traduction française de ce texte, les extraits de la Philosophía antigua poética présents dans cet article ont été traduits par nos soins. « Aquí verás, lector, con brevedad la importancia de la poética, la essencia, causas y especies della. Si, para te ejercitar, más quisieres, lee al César Scalígero, que él te dará mucho y muy bueno » (A. López Pinciano, Philosophía antigua poética, Madrid, Biblioteca Castro, 1998, p. 13).
2 « Mas pregunto : ¿ Qué cosa es esta del Parnaso y de la corona ?, que ya sé los poetas siempre habláis por unos rodeos exquisitos y peregrinos » (ibid., p. 88).
3 « Digo que el Philósopho, así como de todas las demás artes philosóphicas, fue de la poética principal fuente y principio, mas que propuso hablar de solas cuatro especies, siendo muchas más » (ibid., p. 12).
4 « Pienso leer un poco estos libros de poética del Philósopho, que, a deciros la verdad, no habían llegado a mi noticia » (ibid., p. 108).
5 « Y no sé más, y, si lo sé, no lo puedo decir, que por cuatro o seis reales hallaréis un libro que os lo diga más de espacio » (ibid., p. 313).
6 « Os remito al Petrarcha » (ibid., p. 314).
7 « Sabe Dios ha muchos años deseo ver un libro desta materia sacado a luz de mano de otro por no me poner hecho señal y blanco de las gentes ; y sabe que por ver mi patria, florecida en todas las demás disciplinas, estar en esta parte tan falta y necessitada, determiné a arriscar por la socorrer » (ibid., p. 11-12).
8 « Y me agradó que no estuviesse Ugo en esa primera conversación, porque, con su rigor, nos desterrara el metro » (ibid., p. 326).
9 « Paso – dijo aquí Fadrique –. No tantas injurias a los metros, que (aunque yo en mi vida no los hice) soy muy abogado dellos y deben tener lugar en la poética » (ibid., p. 116).
10 J. Ferreras, Los diálogos humanísticos del siglo xvi en lengua castellana, Murcia, Universidad de Murcia, 2003.
11 « No hablo de un Amadís de Gaula ni aun del de Grecia y otros pocos, los cuales tienen mucho de bueno ; sino de los demás que ni tienen verisimilitud, ni doctrina, ni aun estilo grave » (A. López Pinciano, Philosophía antigua poética, op. cit., p. 467).
Auteur
Université Rennes 2, EA Cellam
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Châteaux et modes de vie au temps des ducs de Bretagne
XIIIe-XVIe siècle
Gérard Danet, Jean Kerhervé et Alain Salamagne (dir.)
2012
La construction en pan de bois
Au Moyen Âge et à la Renaissance
Clément Alix et Frédéric Épaud (dir.)
2013
Le cardinal Jean Du Bellay
Diplomatie et culture dans l’Europe de la Renaissance
Cédric Michon et Loris Petris (dir.)
2013
Construire à la Renaissance
Les engins de chantier de Léonard de Vinci
Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl
2014
Un seul corps
La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes, ca. 1272- 1578
Amélie Bernazzani
2014