Le « dialogocentrisme » humaniste : D’Utopia de Thomas More (1516) au Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers (1537)
p. 131-144
Texte intégral
DU LOGOCENTRISME AU DIALOGOCENTRISME
1On peut affirmer sans crainte de se tromper, comme le fait Suzanne Guellouz, que la Renaissance est la « période où […] le dialogue en tant que genre a universellement triomphé1 », et ce, sans doute parce qu’il constitue, tel que l’a suggéré Ruxandra Irina Vulcan, « le genre humaniste par excellence2 ». En effet, le dialogue – comme forme d’expression écrite, comme procédé rhétorique, comme processus épistémique, voire comme conception anthropologique – paraît inextricablement lié – en compagnie du « dialogue avec les amis absents » qu’est la lettre familière – à cette « sorte d’idéologie de la Renaissance3 » qu’est l’Humanisme.
2Ainsi, on ne s’intéressera pas tant ici au développement formel ni aux nombreux avatars de la fortune renaissante du genre dialogué qu’à la perspective singulière – plurielle en fait – qui sous-tend cette vogue dialogique, et ce, plus particulièrement dans ce qu’on a coutume d’appeler l’humanisme du Nord, là où on voit émerger – dans le sillage de Pétrarque et des umanisti de la Renaissance italienne formés par les studia humanitatis (centrés sur les arts du langage4) – ce que Gérard Defaux a appelé, sans connotation négative, un « logocentrisme » qui constitue, selon lui, « l’intuition première, la donnée fondamentale et immédiate de la conscience humaniste, celle autour de laquelle tout le reste, […] tout ce qui touche au langage, tout ce qui est création littéraire, rhétorique et style, parole et écriture, gravite et se définit5 ».
3Cette hypothèse lumineuse gagnerait cependant à être quelque peu infléchie, car il paraît important de souligner que le logocentrisme de l’homo loquens humaniste implique pour ainsi dire toujours une parole adressée, et ce, même – et peut-être surtout – dans l’ordre (indirect) de l’écriture, comme en témoigne justement la vogue sans précédent des genres fondés sur l’interlocution (réelle ou simulée) tels le dialogue ou la lettre6 chez les humanistes. Voilà pourquoi il nous paraîtrait plus juste de parler plutôt de « dialogocentrisme » pour décrire le fondement – littéralement utopique, comme on le verra bientôt – qui sous-tend la conception de l’écriture et du livre imprimé chez les grands auteurs humanistes.
4Le caractère fondamental de ce dialogocentrisme – chez les humanistes chrétiens de tendance érasmienne tout particulièrement – est illustré éloquemment, pour ne donner ici qu’un exemple, par le prince des humanistes lui-même, auteur, comme on le sait, de nombreux dialogues (ses fameux Colloques7), mais aussi d’une traduction notoire tout à fait révélatrice. En effet, dans la deuxième édition de sa traduction latine du Nouveau Testament en 1519, l’homme de lettres de Rotterdam propose de rendre l’incipit de l’Évangile de Jean non pas par le traditionnel In principio erat Verbum (avec un « V » majuscule) qu’imposait la Vulgate depuis saint Jérôme mais plutôt par In principio erat sermo (avec un « s » minuscule). Le choix du terme sermo, comme le souligne notamment Anne Godard, « implique une dimension à la fois orale et oratoire de discours vivant, adressé à un auditeur présent8 », mais aussi, ajouterions-nous, un dialogue, en minuscule, à l’échelle humaine, et ce, même en ce qui concerne la relation qui unit Dieu le Père et son Fils, ainsi que les hommes et Dieu9. Ce choix terminologique pour rendre le terme grec logos – devenu dialogos – a évidemment provoqué de violents débats dans les cercles théologiques du début du XVIe siècle10, mais nous l’évoquons ici uniquement pour montrer en quoi, pour les humanistes chrétiens, la popularité du genre écrit du dialogue – qu’on peut également désigner par le terme sermo11 – ne représente en fait que la face visible du caractère foncièrement constitutif pour eux de la figure du dialogue qui agit aussi à titre de concept, de valeur, voire d’ontologie.
L’UTOPIE DU DIALOGUE DU LIVRE : UTOPIA DE THOMAS MORE
5L’incarnation textuelle la plus exemplaire de cette « utopie dialogocentrique » qui fonde l’Humanisme n’est autre que l’Utopie elle-même, rédigée par le grand ami anglais d’Érasme, Thomas More, qui publiera aussi, peu après, une longue lettre ayant pour but de défendre justement le fameux choix terminologique de sermo au seuil de l’Évangile de Jean dans le Novum Instrumentum érasmien12. Comme nous avons tenté de le montrer plus en détail ailleurs13, la véritable utopie d’Utopie pourrait en effet être vue – et lue – comme se situant moins dans les propositions sociopolitiques et morales, mille fois analysées, issues de la description de ce non-lieu qu’est l’île d’Utopie dans le livre II que dans la structure et la dynamique dialogique extrêmement sophistiquées de l’ensemble de l’ouvrage qu’on a trop souvent tenté de réduire à l’état de simple traité politique univoque. Ainsi, l’Utopie de More pourrait servir ici d’exemplum pour présenter la conception dialogique – et quasi « interactive » (pour reprendre un terme contemporain) – de l’écriture et de la lecture qu’ont voulu mettre de l’avant les plus audacieux et les plus talentueux des humanistes de l’époque en faisant appel à toutes les ressources rhétoriques de cette simulation écrite de l’oralité qu’est le genre du dialogue, ainsi qu’aux possibilités de mise en page et de structuration qu’offrait l’art encore jeune de l’imprimerie.
6Il paraît d’autant plus important d’attirer l’attention sur la structure d’ensemble de l’ouvrage que les éditions modernes tendent souvent à occulter certains éléments cruciaux de cette structure polyvoque à plusieurs niveaux14. Rappelons que l’ouvrage paraît pour la première fois chez Martens à Louvain en 1516 sous le titre Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de optimo reip. statu, deque nova Insula Utopia15. Trois autres éditions paraîtront peu après, d’abord chez Gourmont à Paris en 1517, puis, en ce qui concerne les deux suivantes qui sont généralement considérées comme celles de référence, chez Froben à Bâle en mars et novembre 151816.
7Soulignons, en premier lieu, que le livre s’inscrit, dès son origine, dans un dialogue d’ordre éditorial puisque l’œuvre projetée par More devait constituer le volet complémentaire d’un diptyque amorcé avec la publication du célèbre Éloge de la Folie de son ami, ouvrage qui, dans l’édition de Froben de 1515, porte d’ailleurs un titre latin très proche17 de celui de l’Utopie qui devait, quant à elle, être un éloge de la sagesse18 sur le modèle de la Moria : c’est-à-dire un « discours », une oratio (ou, plus précisément, une declamatio) dans la tradition de l’éloge paradoxal.
8Sauf que la déclamation initiale de l’Utopie (qui, dans les plans de l’époque, s’intitulait encore la Nusquama) va ensuite être enchâssée par More dans une série d’autres dialogues (au sens large du terme) : dans la fiction d’abord du récit de voyage du navigateur-philosophe Raphaël Hythlodée ; puis dans l’important dialogue du premier livre entre Raphaël et ceux qui constitueront son auditoire du deuxième livre, les personnages de « Thomas More » et de « Pierre Gilles » – un dialogue qui contient lui-même un autre dialogue mis en abyme, rapporté par Raphaël et censé s’être déroulé quelques années plus tôt à la cour du cardinal Morton. Les deux livres seront ensuite insérés dans ce qu’on pourrait appeler un « métadialogue » constitué d’abord de la lettre-préface extrêmement polysémique19 de More à Gilles, ainsi que par le demeurant de ce que la critique morienne désigne sous le nom parerga, c’est-à-dire tout le matériel éditorial paratextuel qui interagit de manière généralement ironique et ludique avec le texte principal : les autres lettres, les poèmes, les cartes, les gravures préparés par les amis humanistes du réseau transeuropéen de More et d’Érasme – Gilles, Budé, Lupset, Desmarais, Busleyden, etc. –, et ce, au seuil ainsi qu’à la suite des deux premiers livres20. Enfin, on doit aussi tenir compte de ce que nous proposons d’appeler le « paradialogue » constitué par les marginalia, soit près de 200 annotations dans les marges du texte – rédigées, croit-on, par Érasme ou Pierre Gilles ou encore les deux amis humanistes ensemble21 – qui viennent parfois souligner, ou appuyer, voire se moquer ironiquement de certaines affirmations qui se trouvent dans le corps du texte.
9Nous avons tenté de représenter visuellement dans un tableau à deux dimensions (voir figure 1) cette structure multidimensionnelle extrêmement sophistiquée qui résulte en fait d’un processus d’écriture sur plusieurs années dont la tendance générale, comme l’a bien montré Brian O’Brien, en est une d’indirection et d’ambiguïté22 – mais surtout de dialogisation, ajouterions-nous (si nous ne craignions ici d’être associé de trop près à la notion bakhtinienne23) – croissantes par rapport au discours de la déclamation initiale de Raphaël. Ainsi, une lecture globale de l’ouvrage permet de se rendre compte de sa complexité pleine d’ironie, de négations, de jeux sur la fiction et sur les paradoxes qui cherchent, semble-t-il, tout à la fois à guider et à déstabiliser le lecteur invité à participer au jeu – et au dialogue – de cette utopie livresque.
10À ce titre, le dialogue du premier livre sur l’opportunité pour l’humaniste de se mettre au service des princes – long passage que l’on appelle le Dialogue of Counsel dans la critique anglo-saxonne – paraît particulièrement évocateur. S’y affrontent le personnage de « Thomas More24 », représentatif comme son ami « Pierre Gilles » du type de l’humaniste civique, actif, cicéronien, impliqué dans sa communauté et la vie publique et, de l’autre côté, le personnage plus résolument fictif et ambigu, de Raphaël Hythlodée, à la fois messager, guide, thérapeute comme l’archange Raphaël et « diseur de sornettes » comme l’annonce son patronyme. Ce dernier représente le type plus contemplatif, plus idéaliste, plus platonicien de l’humaniste qui coupe radicalement les liens d’avec la vie publique et sociale, comme le roi Utopus abolit l’isthme qui reliait la terre d’Utopie à la terre ferme25 et comme le monologue utopique de Raphaël au livre II se détache du dialogue du livre I.
11Le débat des personnages de « More » et de Raphaël ne fait pas de gagnant et il paraît impossible de déterminer, même si beaucoup de critiques ont tenté ou même décidé de le faire26, lequel devrait être considéré ici comme le porte-parole de l’auteur Thomas More. En revanche, il paraît important de noter ici que ce dialogue porte, en partie, sur la manière même de dialoguer. En effet, on y voit thématisée explicitement l’opposition entre le modèle de dialogue plus civil (le philosophia civilior), fondé sur le decorum et la voie indirecte (l’obliquo ductu) que propose le personnage de « More » et l’approche dialogique plus abrupte, franche, insolite, voire insolente (le sermo tam insolens) de la « philosophie scholastique » de Raphaël27.
12Il importe toutefois de préciser que cette opposition de modèles dialogiques concerne plus précisément l’intervention de l’humaniste lettré dans le contexte public du conseil des princes. Dans le contexte de leur dialogue familier entre amis (apud amiculos in familiari colloquio28) au livre I, la parole plus péremptoire et tranchante de Raphaël, comme l’admet d’ailleurs explicitement le personnage de « More », paraît tout à fait opportune et même indiquée29. Et le dialogue du livre I en témoigne de lui-même sur le mode performatif : la conversation amicale de « More », « Gilles » et Raphaël dans le jardin privé de la résidence du diplomate « More » à Anvers – sur ce « banc couvert de gazon » qui paraît d’ailleurs lui-même être un clin d’œil à la tradition classique du dialogue30 –, aussi polémique et irrésolue soit-elle, demeure, comme l’a noté Catherine Demure « l’incarnation tangible des liens essentiels qui lient l’“humanitas” à son plus haut niveau, l’amitié31 ».
13Mais ce qui paraît intéressant, et encore plus décisif, c’est que cette « eutopie32 » du dialogue amical, More (l’auteur) et ses amis humanistes tentent – par tous les procédés mentionnés plus tôt – de la rejouer aussi sur l’axe de la lecture. En effet, la lettre-préface de More à son ami Gilles s’adresse manifestement – comme l’a démontré l’analyse magistrale d’Elisabeth McCuctheon33 – à l’« ami lecteur » (c’est-à-dire au lecteur de « bonne volonté ») – à qui elle offre un mode d’emploi paradoxal et une invitation amicale à jouer le jeu dialogique de l’Utopie. De même, les nombreux clins d’œil épistolaires de Budé, de Gilles, d’Érasme et des autres auteurs des parerga poursuivent ce jeu dialogique au début et à la fin de l’ouvrage, comme les notes marginales qui, dès la lettre-préface de More à Gilles, introduisent un autre axe d’interaction parallèle (et un autre « personnage » dont l’ethos n’est pas que « marginal34 »).
14D’ailleurs, déjà au livre II, à la suite de la longue déclamation apparemment monologique de Raphaël (ponctuée cependant de pronoms à la deuxième personne et que, dans la dernière édition de 1518, More choisit significativement de désigner non plus avec le terme oratio mais avec celui de sermo35), le lecteur se voit ramené au dialogue de la lecture par le biais d’un retour à la scène du dialogue amorcé au livre I : « un bon nombre de questions » se présentent alors à l’esprit du personnage-narrateur de « More » sur certaines pratiques des Utopiens qui lui « apparaissaient complètement absurdes » et même sur « le fondement suprême de leurs institutions », mais il choisit de ne pas relancer le dialogue parce qu’il n’est pas « suffisamment sûr que [Raphaël] pouvait supporter qu’on ne fût pas de son avis36 ». Il décide plutôt de prendre son invité par la main pour l’introduire dans la « salle à manger » – scène typique, soit dit encore en passant, de cet autre locus amoenus, privilégié par le genre dialogué, qu’est le banquet – en louant simplement l’« oraison » du marin-philosophe et en ajoutant, en style indirect, qu’il « faudrait trouver un autre moment pour réfléchir plus profondément à ces questions et en conférer plus abondamment avec lui. Si seulement cela pouvait se produire37 ! » Enfin, le narrateur « More » conclut en laissant le lecteur sur une position ambiguë quant au caractère réellement utopique de la société utopienne :
D’ici là, autant il m’est impossible d’accorder mon assentiment à toutes les paroles de cet homme, bien qu’elles fussent l’expression incontestable de l’érudition la plus riche et en même temps de la plus vaste expérience des choses humaines, autant il m’est facile d’avouer que, dans la République des Utopiens, il existe un très grand nombre de dispositions que je souhaiterais voir en nos Cités : dans ma pensée, il serait plus vrai de le souhaiter que de l’espérer [optarim verius, quàm sperarim].38
15Cette conclusion ambiguë – qui reprend presque textuellement le jugement de Cicéron sur la république utopique de Platon39 – nous renvoie évidemment à l’indécidabilité du dialogue du livre I. Ce faisant, c’est le lecteur aussi qui paraît métaphoriquement pris par la main et convié à continuer le dialogue en compagnie de ses nouveaux amis humanistes… qui, dans les éditions de 1517 et 1518, reprennent, comme on l’a déjà mentionné, leurs échanges épistolaires et poétiques dès la fin du deuxième livre. More renvoie donc le lecteur à lui-même et à sa lecture. Le seul niveau de l’interaction dialogique entre « More » et Raphaël ne permet pas de porter un jugement définitif sur la façon de recevoir les idées formulées dans le livre II. Il importe de passer au niveau supérieur : à l’interaction – au « dialogue » – qui a jeu sur l’axe de la lecture.
16Pour toutes ses raisons, l’Utopie de More nous paraît pouvoir être lue comme une manifestation textuelle et éditoriale extrêmement sophistiquée de la foi en la possibilité d’utiliser le livre imprimé comme un outil de communication, une « rhétorique à deux temps » comme l’a bien vu John MacClelland40, à plusieurs temps même ici, qui pourrait, presque littéralement, provoquer un dialogue – un dialogue moins métaphorique que métamorphique – entre l’auteur – à l’ethos démultiplié par le procédé du dialogue – et son ami lecteur.
17Il faut dire que, lorsque l’Utopie paraît pour la première fois chez Martens à Louvain en décembre de l’an 1516, on se trouve, comme le signale Germain Marc’Hadour dans sa « Chronologie critique de More, Érasme, et leur époque », en plein cœur de l’annus mirabilis41 de l’humanisme du Nord, au cœur de « ce temps exceptionnel de l’immédiate pré-Réforme42 », alors que l’espoir de renouveau des humanistes qui gravitaient autour de la figure centrale d’Érasme atteignait sans doute son point culminant. C’est là une des raisons pour lesquelles l’ouvrage de son ami More pourrait être vu comme une manifestation, voire un « manifeste43 », tel que le propose André Prévost, de l’optimisme44 qui règne alors dans les publications de ces nouveaux intellectuels européens que sont les humanistes chrétiens.
DE L’UTOPIE DU DIALOGUE AU DIALOGUE DYSTOPIQUE ? LE CAS ÉNIGMATIQUE DU CYMBALUM MUNDI
18Un peu plus de vingt ans plus tard, en 1537, quand paraît pour la première fois le Cymbalum mundi, la situation en Europe a bien changé. L’irruption intempestive de Luther dès l’année suivant la publication de l’Utopie et le séisme moral, politique et religieux qui s’en est suivi ont sérieusement ébranlé la relative harmonie de la république des lettres du début du siècle. Le sac de Rome en 1527 a sans doute aussi eu un effet délétère sur l’optimisme et les espoirs humanistes. More a été exécuté en juillet 1535 suite à son refus d’entériner publiquement le divorce d’Henri VIII. Érasme est mort l’année suivante après avoir été contesté de toutes parts à la fin de sa vie. Lire, écrire et imprimer sont devenus des activités plus dangereuses comme en témoignent notamment – pour la France seulement – le cas de l’exécution de Berquin en 1529 ou encore les suites de l’affaire des Placards en 1534.
19Il n’est évidemment pas dans notre intention, ni dans notre pouvoir de traiter ici des nombreux enjeux de ce grand chambardement qui entreprend alors de secouer l’Europe et qui débouchera, comme on le sait, sur la Contre-Réforme et des décennies de guerres de religions. Nous souhaitons, plus modestement, tenter de déterminer – à travers une lecture de ces dialogues « poetiques, fort antiques, joyeux, et facetieux » qu’on attribue généralement à Bonaventure Des Périers – ce qu’il est advenu alors de cette utopie dialogocentrique humaniste dont nous venons d’esquisser les contours à partir de l’exemplum du maître ouvrage de More. Le genre du dialogue tel qu’il est pratiqué par Des Périers dans les années 1530 s’abreuve-t-il encore aux sources de cette utopie ? Le dialogue est-il encore envisagé comme l’horizon idéal de la communication des lettrés de l’époque ? Ou l’utopie du dialogue humaniste a-t-elle déjà basculé dans le dialogue dystopique, c’est-à-dire l’impossibilité même du dialogue ?
20Évidemment, dès l’abord, on note que le dialogue tel qu’il est pratiqué par Des Périers se distingue par plusieurs aspects de celui de l’Utopie : par le fait notamment qu’il est écrit en langue vulgaire plutôt qu’en latin ; par le fait aussi que les énoncés des interlocuteurs sont rapportés sur le mode dramatique plutôt que sur le mode narratif ; par le fait, surtout, qu’il s’inspire manifestement beaucoup plus du modèle lucianesque que de celui de la disputatio utramque partem cicéronienne (quelque peu « lucianisée » et « platonisée ») de chez More. Ainsi, il paraît manifeste que l’ethos dialogique du Cymbalum baigne dans les eaux beaucoup plus turbulentes de la tradition de la satire ménippée, bien loin donc de la mise en scène conviviale plus classique des dialogues de l’Utopie.
21Ce petit ouvrage est également bien plus énigmatique et beaucoup moins connu que le célèbre livre de l’humaniste anglais, du moins en dehors du cercle des spécialistes du XVIe siècle français qui ont tout de même été très nombreux à essayer d’en déchiffrer le ou les sens, certains considérant qu’il s’agissait là du premier texte authentiquement agnostique, athée, libertin, voire anti-théiste de la littérature française ; d’autres le lisant comme un ouvrage tout à fait orthodoxe au regard du catholicisme ; d’autres encore ayant tenté d’en faire un manifeste représentant différentes orientations religieuses plus ou moins obscures de tendance évangélique, voire cabalistique45 !
22Il reste qu’au-delà de ces querelles interprétatives (proches du débat des philosophes au deuxième dialogue de ce même livre), ce qui paraît le plus important ici, pour les fins de notre réflexion dialogique, est qu’il semble, à première vue, que ces dialogues satiriques sonnent non pas tant le glas de la foi en la Foi elle-même que celui de la foi en la possibilité du dialogue amical – et lettré – que proposaient les premiers humanistes érasmiens.
23Rappelons que l’ouvrage, publié sans nom d’auteur, s’ouvre sur une brève préface sous forme de lettre adressée par un certain Thomas Du Clevier à un dénommé Pierre Tryocan (des anagrammes, à une lettre près46, de « Thomas L’Incrédule » et de « Pierre Croyant »). Du Clevier prétend avoir trouvé, dans un monastère de Dabas, le manuscrit latin des dialogues qu’il dit traduire et adapter en français pour son ami à qu’il enjoint de n’en laisser aucune copie tomber entre les mains de ceux et celles qui sont chargés de cet art devenu « trop commun » qu’est l’imprimerie. Les quatre dialogues qui suivent mettent ensuite en scène pas moins de quinze personnages : des dieux (Mercure, au premier chef, mais aussi Cupidon au troisième dialogue), plusieurs humains (trop humains !) et des animaux (un cheval et deux chiens) dotés du pouvoir de la parole.
24Les quatre dialogues sont relativement indépendants les uns des autres : seule la présence de Mercure permet de relier les trois premiers et, encore, seul le premier et le troisième entretiennent un réel lien narratif. De plus, ces dialogues sont en fait constitués de plusieurs tableaux qui peuvent eux-mêmes se subdiviser en plusieurs petites saynètes isolées les unes des autres ; si bien qu’on compte, au total, pas moins de neuf dialogues et sous-dialogues distincts dans l’ouvrage, sans compter que ces petites saynètes dialoguées sont souvent elles-mêmes interrompues par de courts dialogues ou monologues en aparté47.
25Tous ces éléments s’unissent pour donner une vive impression de mouvement et de « théâtralité » à l’ensemble, comme l’a d’ailleurs noté plus d’un critique48. La mise en scène sophistiquée, l’hétérogénéité des différentes saynètes, la verdeur spontanée du langage, tout comme la carnavalisation spatio-temporelle, contribuent à la polyphonie et à l’humour paradoxal de l’ouvrage dont on est tenté, à la suite de certains commentateurs, de louer le « dialogisme » irréductible (au sens bakhtinien du terme cette fois).
26Sauf qu’un tel jugement demeure par trop facile et, surtout, trop sommaire, voire anachronique : il risque de nous faire passer à côté de l’autre message dialogique fondamental que paraît véhiculer le Cymbalum mundi. Car si l’on s’en tient à l’étude des dialogues du strict point de vue des personnages et de leurs échanges, on constate bientôt qu’ils témoignent surtout de la difficulté extrême, voire de l’impossibilité du dialogue lui-même. Cela est perceptible non seulement au niveau thématique, mais aussi dans la structure même des échanges : toute une série de procédés que l’on pourrait qualifier d’« anti-dialogiques » viennent en effet mettre en relief des failles béantes dans les interactions entre les personnages.
27On observe, par exemple, nombre d’oppositions violentes et de débats virulents : les échanges entre le dieu des voleurs et ceux qui lui ont dérobé le livre de Jupiter, Byrphane et Curtalius, au premier dialogue ; ceux entre ce même Mercure, Trigabus et les trois philosophes – Rhetulus (Luther), Cubercus (Bucer) et Drarig (Érasme peut-être49) – qui sont ridiculisés au deuxième dialogue ; ou encore ceux entre le cheval Phlégon, son maître Statius et Ardelio au troisième dialogue. En fait, presque tous les dialogues tournent au vinaigre : les personnages cupides et orgueilleux, vains et violents s’y querellent constamment ; ils mentent, se manipulent, se moquent les uns des autres. Ces interactions dysphoriques s’accompagnent aussi de divers types de césures dialogiques à l’intérieur même des échanges ou aux limites extrêmes de ceux-ci, césures qui paraissent vouloir témoigner d’une forme d’incommunicabilité généralisée. On note, par exemple, la présence de monologues – ou de « soliloques » – tout au long desquels des personnages se plaignent explicitement de leur isolement, tels ceux de Célia au troisième dialogue ou du chien Hylactor au début du quatrième. On trouve aussi plusieurs occurrences de ce qu’on pourrait appeler des « paralogues », c’est-à-dire des passages où les personnages se « parlent » mais sans se répondre directement ou même sans s’entendre mutuellement, tel que dans les répliques en aparté de Byrphanes et Curtalius (que n’entend pas Mercure) au premier dialogue ou encore dans celles de Mercure et Trigabus (que n’entendent pas les trois philosophes au deuxième50). Puis il y a des occurrences de ce qu’on pourrait appeler des « métalogues », comme lorsque les personnages se placent, tel Mercure au premier et au troisième dialogue, au-dessus de la scène du dialogue sans y participer et à l’insu des interlocuteurs sur lesquels le « dieu de la communication » passe des commentaires en aparté. Tous ces procédés – querelles, monologues, paralogues, métalogues… – ont pour effet de disjoindre les énoncés – voire les personnages eux-mêmes – qui ne s’insèrent plus alors sans problème dans le réseau des échanges. En ce sens, même quand il y a énoncé, il ne s’agit plus de « répliques » de dialogue au sens étymologique puisque celles-ci ne répondent pas directement à des énoncés préalables (du moins ne s’adressent-elles pas à leurs locuteurs). C’est pourquoi certains critiques ont vu le Cymbalum comme une démonstration – dialoguée – de l’impossibilité même de tenir un dialogue. Une telle hypothèse paraît d’autant plus plausible que cette incommunicabilité est thématisée explicitement tout au long de l’ouvrage, comme l’a bien vu, entre autres, Florence Weinberg, qui considère que l’échec de la communication à tous les niveaux de l’univers du Cymbalum constitue le « problème central51 » de ces dialogues.
28On comprend alors pourquoi le Cymbalum mundi pourrait être lu comme une dystopie du dialogue, une sorte de 1984 du dialogue renaissant, qui pourrait être vu comme témoignant du déclin ou même de la fin de l’utopie dialogocentrique des humanistes chrétiens. Cet état de la situation paraît d’ailleurs confirmé par la lettre des Antipodes inférieurs que trouvent Hylactor et Pamphagus vers la toute fin du dernier dialogue : ces « sortes d’utopiens » – comme les appellent fort justement Yves Delègue52 – ont voulu traverser la terre pour « humainement converser » avec les Antipodes supérieurs, mais ils ont été surpris – et furieux – d’y avoir trouvé le tunnel « estouppé » (bouché), ce pourquoi ils ont rédigé cette lettre de protestation – et de menace – qu’ils envoient aux Antipodes supérieurs. Ainsi, tous les canaux de la communication dialogique dans l’univers carnavalesque du Cymbalum paraissent irrémédiablement bloqués.
29Sauf que cette attrayante hypothèse dystopique et « anti-dialogique » ne tient pas la route. En effet, il reste tout de même au moins un dialogue, celui des deux chiens, Hylactor et Pamphagus, qui demeure, comme l’a bien vu Ruxandra Irina Vulcan, relativement convivial, témoignant même « grâce au logondidonai qui définit leur échange, d’une bienveillance naturelle et d’une civilité fort marquée53 ». Ce dialogue canin devient d’ailleurs encore plus intéressant si on le compare au célèbre dialogue du premier livre de l’Utopie, entre More et Raphaël, le Dialogue of Counsel évoqué plus tôt : en effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, les enjeux de ces deux dialogues paraissent fort semblables, et ce, parce qu’ici aussi, la question de la parole publique – et donc aussi des modalités de l’intervention publique de l’humaniste – paraît constituer l’objet central du débat.
30Bien sûr, les paramètres tant thématiques que contextuels et formels de ces dialogues sont éminemment différents. Le débat, empreint de decorum et de convivialité de l’Utopie, se déroulait dans un jardin et concernait l’opportunité ou non pour les humanistes d’intervenir publiquement auprès des princes pour le bien de la res publica, alors qu’ici, nous avons affaire à deux chiens cachés derrière un bosquet dans un champ qui débattent de l’opportunité de révéler leur don pour la parole aux êtres humains, et ce, dans le but, essentiellement, d’en tirer un profit personnel ! De plus, le sens ultime de l’intervention publique canine paraît bien plus énigmatique : il est même tout à fait possible que le fait de « parler » ait, dans ce passage du Cymbalum, un sens second équivalant à celui de révéler son scepticisme, voire son athéisme ou même son antithéisme.
31Il reste que les similitudes entre le deux dialogues sont tout aussi sinon plus nombreuses que les différences : dans les deux cas, comme on vient de le mentionner, on assiste à un débat entre deux interlocuteurs apparemment fort lettrés54 sur l’opportunité ou non de « parler publiquement » ; de même, les deux dialogues sont construits sur une interaction bipolaire relativement tranchée, opposant un partisan et un adversaire de l’intervention publique ; aussi, les personnages principaux de ces deux débats se caractérisent par un ethos qui n’est pas dénué d’ambivalence et ils ne peuvent en aucun cas être identifiés comme des « porte-parole » non problématiques de l’auteur (ce qui, doit-on le rappeler, demeure relativement rare dans les dialogues de l’époque) ; plus encore, les deux débats débouchent sur un dénouement assez semblable, une forme d’aporie ou à tout le moins d’indécidabilité au niveau de l’interaction discursive des interlocuteurs car, quoiqu’en disent certains critiques (qui tiennent à prendre parti), il paraît impossible de décider qui de Pamphagus ou de Hylactor, comme de « More » ou de Raphaël, a vraiment « gagné » le débat (autre caractéristique particulièrement rare dans la littérature dialoguée, souvent fort « monologique », de l’époque) ; enfin, on notera que les deux dialogues partagent aussi une autre forme d’ouverture tout aussi inhabituelle, d’ordre temporel cette fois, dans leur conclusion, vu que, dans les deux cas, on prétend remettre la suite de la discussion à un hypothétique « autre moment ». En effet, un peu comme dans l’Utopie où le narrateur « More », comme on l’a vu, choisit de « trouver un autre moment pour réfléchir plus profondément à ces questions et en conférer plus abondamment55 », Pamphagus, lorsqu’il est rappelé par son maître, suggère de lire « le demeurant des lettres [des Antipodes] une aultre foys ». Hylactor propose même qu’ils le fassent « aujourd’huy à quelque heure, si [ils sont] de loysir » ou le lendemain peut-être « qui est le jour des Saturnales56 ». On se doute bien toutefois que, comme chez More, et comme le laisse entendre cette remarque carnavalesque, il paraît plus vrai de « souhaiter que d’espérer » cette nouvelle rencontre57. Ainsi, les deux débats, déjà ouverts de par leur indécidabilité, le sont doublement par cette prétendue différance dans le temps.
32On aura sans doute déjà deviné où l’on veut en venir : cette différance nous ramène manifestement à l’ordre – et sur l’axe – de la lecture et du livre, car le genre du dialogue constitue toujours, rappelons-le avec John MacClelland, une « rhétorique à deux temps » qui rejoue sur l’axe de la lecture – et parfois différemment – le dialogue simulé sur l’axe des personnages. Et, à ce titre, il nous paraît manifeste que tant la lettre-préface ironico-paradoxale que la sophistication énigmatique et tragicomique des nombreux dialogues du Cymbalum ainsi que la nature radicalement ouverte du dialogue des chiens qui conclut l’ouvrage plaident en faveur d’une conception encore tout à fait dialogocentrique du livre imprimé. Le lecteur du Cymbalum, comme celui de l’Utopie de More, se voit placé dans une position instable, ludique, interactive presque, qui l’oblige à se lancer dans une quête intérieure, peut-être inachevable, du sens58.
33Certes, dans le Cymbalum mundi, la perspective (thématique) a été renversée, le pessimisme paraît avoir pris le dessus sur l’optimisme et, conséquemment, la satire y prévaut nettement sur l’utopie59 (comme l’annonce d’ailleurs, dès l’abord, sur le frontispice de l’édition originale, la maxime du satiriste Juvénal : Probitas laudatur et alget60). Mais la satire et l’utopie sont les deux faces d’une même insatisfaction face au monde61, les deux faces donc d’une conception « alternative » du réel, ce pourquoi les modes de la satire et de l’utopie sont si souvent liées au genre du dialogue62 : celui-ci offre justement la possibilité de faire surgir les perspectives « autres » par l’invocation et la simulation, dans l’écriture, de « voix autres ».
34Ainsi, comme pour toute satire, on pourrait sans doute lire a contrario les dénonciations de la cupidité, de la soif de pouvoir, de la vanité, de la loquacité, de la curiosité et, surtout, du « trop parler » et de la « gloire de causer63 » (et ce, particulièrement quand la parole sert à manipuler, à dominer les autres à son propre profit, quand donc elle est utilisée à des fins égoïstes, soumise à la superbia que dénonce More à la fin de l’Utopie), pour se représenter le versant utopique de ce portrait décapant de l’humanité, trop humaine que brosse l’auteur du Cymbalum.
35D’ailleurs, on note bien que, sous le paysage satirique, jonché de cadavres de faux dialogues, on voit émerger la possibilité d’une manière autre d’interagir. Tout au long du Cymbalum, on trouve des passages qui témoignent du « desir […] de humainement converser64 » que ce soit en relation avec le commandement de Mercure « que nous nous entr’aymions l’ung l’autre comme freres65 » ou poussé par « la puissance d’amour […] merveilleusement grande66 » évoquée par Celia. Les dialogues n’ont de cesse de nous ramener – implicitement – à l’ordre dialogique que représente notamment le chant des oysillons – « Que nature est bonne mere de m’enseigner par voz motetz et petitz jeux que les creatures ne se peuvent passer de leurs semblables67 » – ou que démontre a contrario la frustration d’un Hylactor qui se « trouve seulet68 » et « bien marry » de ne point rencontrer « quelque compaignon lequel sache aussi parler69 ». De même, pour Mercure et Cupido, au troisième dialogue, c’est» la parolle [qui] faict le jeu70 ». Enfin, comme on vient de le voir, le dialogue des chiens, malgré son échec partiel, témoigne encore à tout le moins de la possibilité du dialogue familier entre amis.
36En fait, la satire tous azimuts des pratiques intéressées ou perverses du dialogue constitue sans doute la meilleure preuve – par la négative – de l’omniprésence, en creux, de cette utopie humaniste du dialogue, présentée cependant sur un mode beaucoup plus optimiste et triomphal chez More. Ici, cette utopie paraît être devenue une forme d’« Arcadie », située donc dans le passé : le Cymbalum laisse en effet entendre qu’il y eut un temps meilleur pour l’échange dialogué, « ung temps que les bestes parloyent71 », une époque aussi où les chiens étaient « bien traictez72 ». Le dialogue des chiens, bien qu’il témoigne encore de la possibilité du dialogue familier entre amis, laisse surtout entendre qu’il est devenu beaucoup plus difficile d’étendre ce type de dialogue à la sphère publique qui paraît dès lors entièrement dominée par la « vaine parole de mensonge », la violence, la censure et une garrulitas généralisée. En fait, il semble ici que même le dialogue privé entre amis est menacé : l’occasion de dialoguer harmonieusement est présentée dans le Cymbalum à la fois comme très rare et peut-être aussi comme très dangereuse tel que l’illustre notamment le fait que Pamphagus et Hylactor doivent tenir leur dialogue pressés par le temps et cachés derrière un bocage.
37De la même manière, le Cymbalum mundi en tant que publication imprimée, bien qu’il témoigne – sur le mode performatif – de la possibilité encore de l’utopie dialogocentrique du livre, connaîtra un sort considérablement plus difficile et discret que l’Utopie : examiné par le Parlement sous l’ordre du roi, il sera supprimé en juillet 1538, et ce, bien que la Sorbonne prétendait ne pas y avoir trouvé d’erreurs expresses en matière de foi73. Il n’est pas impossible d’ailleurs qu’un prétendu « ami » humaniste – lui-même auteur d’un dialogue anti-érasmien74 – ait joué un rôle déterminant dans cette énigmatique affaire de censure75.
38Quoi qu’il en soit, en dernière analyse, l’utopie dialogocentrique – fondée sur la simulation écrite de la conversation, la démultiplication des voix de l’auteur, par l’usage de l’éthopée, de la prosopopée et du masque ambigu de la satire – continue certainement de subsister dans le Cymbalum mundi. La possibilité du lien paraît préservée, la conception de l’homme dialogocentrique comme vinculum mundi, bien que sérieusement malmenée (et tirée du côté d’une forme de contemptum mundi), continue d’habiter les replis livresques de l’univers de ces dialogues, fût-ce en creux, sur le mode d’un idéal devenu difficile à maintenir publiquement à une époque où cette utopie semble condamnée à effectuer une forme de repli stratégique devant la montée de l’intolérance et des monologues qui s’affrontent sans se rencontrer dans le theatrum mundi de l’espace public.
39Ainsi, chacun à leur manière, les dialogues de More et de Des Périers témoignent, de façon tout à fait exemplaire, d’un moment de l’histoire occidentale où il a paru possible et souhaitable de mettre les pouvoirs combinés de la rhétorique et de la poétique au service d’une conception active, amicale et presque réellement dialoguée – « interactive » dirait-on aujourd’hui – du livre imprimé, et ce, avec pour objectif ultime de susciter un dialogue intérieur – plus que métaphorique (et même potentiellement « métamorphique ») – chez le lecteur.
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Notes de bas de page
1 S. Guellouz, Le dialogue, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 166.
2 R.I. Vulcan, Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre 1515 et 1550, Hamburg, LIT Verlag, 1996, p. 1.
3 Étienne Wolff emploie cette expression à propos, plus précisément, de l’humanisme chrétien (Érasme, Colloques, éd. et trad. E. Wolff, vol. I, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 21, « Présentation »).
4 Rappelons en effet que les cinq disciplines qui forment le corps des studia humanitatis (grammaire, rhétorique, poétique, histoire et philosophie morale) sont étroitement liées aux arts du langage, et ce, particulièrement dans sa version écrite.
5 G. Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne : l’écriture comme présence, Paris/Genève, Honoré Champion/Slatkine, 1987, p. 32-33. Defaux fait même de cette caractéristique le fondement de la distinction entre Moyen Âge et Renaissance : « C’est dans ce rapport neuf que le sujet écrivant ou parlant cherche alors à établir avec le langage que se situe pour moi l’événement majeur et décisif, l’événement qui nous permet aujourd’hui de distinguer, comme l’ont fait autrefois les humanistes, mais cette fois-ci avec des raisons bien plus légitimes que les leurs, le siècle de la Renaissance de ceux, scolastiques ou médiévaux, qui le précèdent » (ibid., p. 18).
6 Au dialogue et au genre épistolaire, il faudrait ajouter d’autres formes généralement fort « communicatives », telles la déclamation ou l’oratio. Sur les genres préférés des humanistes, voir notamment P.O. Kristeller, « The Moral thought of Renaissance Humanism », republié dans Renaissance thought and the Arts. Collected Essays (Expanded Edition), Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 28.
7 Sur la fortune (immense) des colloques érasmiens, voir notamment la « Présentation » d’Étienne Wolff (Colloques, op. cit.), ainsi que l’introduction à la traduction anglaise de Craig R. Thompson (Desiderius Erasmus, Colloquies, éd. et trad. C.R. Thompson, Collected Works of Erasmus, vol. 39-40. Toronto, University of Toronto Press, 1997). On connaît aussi l’immense production épistolaire d’Érasme qui aurait écrit plus de 20 000 lettres de son vivant (dont il nous est resté « seulement » 3 000 pièces).
8 A. Godard, « La Parole vaine et le mystère du livre : le Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers », dans P. Guérin (dir.), Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture (pays de langues romanes), actes du colloque international de l’université Rennes 2 (17-18 octobre 2003), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 140.
9 On sait aussi, comme le note encore Anne Godard, que c’est cette traduction érasmienne du Novum Instrumentum qui sera à la source du « Au commencement était la parole » de la bible d’Olivétan à laquelle participera Des Périers près de 20 ans plus tard. A. Godard, « La Parole vaine… », art. cit.
10 Sur le caractère extrêmement controversé de cette traduction, voir notamment C.A.L. Jarrott, « Erasmus’“In Principio Erat Sermo” : A Controversial. Translation » (Studies in Philology, vol. 61, no 1, 1964, p. 35-40) ainsi que M. O’Rourke Boyle, « A Conversational Opener : The Rhetorical Paradigm of John 1 :1 » (A Companion to Rhetoric and Rhetorical Criticism, éd. W. Jost, W. Olmsted, Oxford, Blackwell, 2003, p. 58-79).
11 Rappelons que si le terme sermo sert d’abord à désigner les « paroles échangées entre plusieurs personnes » [c’est là la première définition du Dictionnaire latin-français (abrégé) de Félix Gaffiot, dans l’édition revue et corrigée par Catherine Magnien, Paris, Hachette, 1934 et 1989], il sert aussi à désigner le genre (écrit) du dialogue qui nous intéresse ici : en effet, la deuxième définition du Gaffiot est» conversation littéraire, dialogue, discussion ». La troisième définition – « langage familier, ton de la conversation » – concerne davantage le « style » qui va marquer, comme on le sait bien, une certaine rhétorique, dans la tradition cicéronienne tout particulièrement, comme l’ont montré, entre autres, les travaux de Marc Fumaroli.
12 Eruditissima espistola clarissimi viri Domini Thomae Mori, qua respondet indoctis ac virulentis litteris monachi cuiusdam, qui inter alia, etiam illud insectatus est stolidissime quod Erasmus verterit, « In principio erat sermo, etc. », The Complete Works of St. Thomas More. Volume XV, éd. D. Kinney, New Haven/London, Yale University Press, 1986. Dans la lettre datée de juillet 1519 (publiée en 1520), le moine « stupide » n’est pas identifié nommément, mais on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un Chartreux du nom de John Batmanson.
13 J.-F. Vallée, « The Fellowship of the Book. Printed Voices and Written Friendships in More’s Utopia », dans J.-F. Vallée, D. Heitsch (dir.), Printed Voices. The Renaissance Culture of Dialogue, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 42-62.
14 On y omet le plus souvent, par exemple, les lettres et pièces diverses d’humanistes qui encadraient le corps du texte (on ne conserve en général que la lettre-préface de More à Gilles). On n’inclut pas non plus, habituellement, les annotations marginales (dont certaines deviennent parfois des intertitres dans quelques éditions modernes). Nous utiliserons donc ici l’édition et la traduction complètes qu’a proposées A. Prévost, L’Utopie de Thomas More, Paris, Mame, 1978. Sur les particularités des premières éditions, voir mon article « Le livre utopique », Mémoires du livre/Studies in Book Culture, vol. 4, no 2 : « Textual Histories/Histoires textuelles », Y. Cowan (dir.), printemps 2013, http://0-www-erudit-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue/memoires/2013/v4/n2/1016737ar.html (consulté le 5 janvier 2015).
15 Traduction libre : « Un vrai livre d’or, non moins salutaire qu’agréable, sur la meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie, dont l’auteur est le très illustre Thomas More, citoyen et shérif de l’illustre cité de Londres. » Il est à noter que les éditions subséquentes de Bâle en 1518 paraîtront sous un titre quelque peu différent : De optimo republica statu, deque nova insula Utopia, libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus, clarissimi disertissimique quod viri Thomae Mori in clytae civitatis Londinensis civis & Vicecomitis, c’est-à-dire « De la meilleure forme de communauté politique et de la nouvelle île d’Utopie. Un vrai livre d’or non moins salutaire qu’agréable par le très célèbre et très éloquent Thomas More citoyen et shérif de l’illustre cité de Londres ». Le titre sur le frontispice de l’édition de 1517 de Paris diffère encore davantage.
16 Notons que l’édition de Prévost inclut un fac-similé de l’édition de Bâle de novembre 1518 tandis que la principale édition critique en anglais (The Yale Edition of the Complete Works of St. Thomas More. Volume 4, éd. E. Surtz, J.H. Hexter, New Haven/London, Yale University Press, 1965) offre le fac-similé de l’édition bâloise de mars 1518.
17 Il y a, en effet, beaucoup de choses en commun entre le libellus vere aureus, nec minus eruditus, et salutaris d’Érasme et le libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de son jeune ami.
18 À ce sujet, voir A. Prévost, « Avant-propos », L’Utopie de Thomas More, op. cit., p. 64-68.
19 Pour une analyse approfondie de cette lettre, qui s’amuse à jouer sur nombre de paradoxes, voir la lecture perspicace qu’en propose Elizabeth McCutcheon dans My Dear Peter : The Ars Poetica and Hermeneutics for More’s Utopia (Angers, Moreanum, 1983).
20 Sur les parerga, voir notamment l’article de W.W. Wooden, « A Reconsideration of the Parerga of Thomas More’s Utopia », dans M.J. Moore (dir.), Quincentennial Essays on St. Thomas More, Boone (Caroline du Nord), Albion, 1978, p. 151-160.
21 Sur les marginalia, voir notamment D.G. McKinnon, « The Marginal Glosses in More’s Utopia : The Character of the Commentator », Renaissance Papers, 1970, p. 11-19.
22 « The general tendency of these revisions is away from direct statement and towards increasing ambiguity and indirection » (B. O’Brien, « J.H. Hexter and the Text of Utopia: A Reappraisal », Moreana, XXIX, 110, 1992, p. 28. C’est nous qui soulignons).
23 Nous préférons en effet éviter de faire appel ici à cette notion chargée d’interprétations contradictoires et souvent anachroniques. À ce sujet, voir notre article à propos du dialogue chez Rabelais : « Le dialogue est le propre de l’homme. De l’utopie dialogocentrique rabelaisienne », dans D. Desrosiers-Bonin, C. Lacharité (dir.), Rabelais ou « L’adventure des gens curieulx ». L’hybridité des récits rabelaisiens, actes du colloque international tenu à Montréal (28-31 août 2006), Genève, Droz, à paraître.
24 Nous utiliserons les guillemets pour distinguer l’auteur Thomas More du personnage « Thomas More » (qu’il faudrait, idéalement, distinguer aussi du « narrateur Thomas More » et peut-être même de l’épistolier « Thomas More »).
25 C’est aussi ce que note J.D. Schaeffer: « Raphael must cut himself from dialogue just as King Utopus severed his realm from the mainland » (J.D. Schaeffer, « Socratic Method in More’s Utopia », Moreana, XVIII, 69, 1981, p. 18).
26 Pour un bref résumé de ces positions critiques, voir le chapitre II de ma thèse de doctorat : J.-F. Vallée, Les voix imprimées de l’humanisme, thèse de doctorat, non publiée, Université de Montréal, 2001, p. 146-163.
27 A. Prévost, L’Utopie…, op. cit., p. 61-62 (pour le texte latin) et 430-433 (pour la traduction française). Tout au long de ce passage, Prévost traduit, de manière discutable, le terme sermo par « langage », « idées », etc. Il rend, par exemple, la locution sermo tam insolens par l’expression « un langage aussi insolite ». Sermo signifie pourtant bel et bien « conversation », « dialogue », alors que, si l’adjectif insolens peut effectivement avoir le sens d’« insolite » ou d’« étrange », il peut tout autant signifier « insolent », « arrogant », « orgueilleux ». Ces deux champs sémantiques paraissent en fait s’appliquer tout aussi bien l’un que l’autre au discours et au personnage de Raphaël : il ne paraît pas impossible que More joue ici sur cette équivoque.
28 Ibid., p. 61 (texte latin) / p. 430 (texte français).
29 « Discutée entre amis, au cours de conversations familières, cette « philosophie scolastique » ne manque pas de charme. » Ibid.
30 A. Prévost, L’Utopie…, op. cit., p. 29 (texte latin) et 366 (texte français). Le fait que More ait choisi d’installer ses personnages « sur un banc de gazon » (in scamno cespitibus herbeis) n’est sans doute pas anodin. On sait en effet que, dans un de ses dialogues les plus célèbres, le Phèdre, Platon place ses deux interlocuteurs sur l’herbe sous un platane. Dans son De oratore, Cicéron fait une allusion explicite à cette scène et choisit lui aussi d’installer ses personnages sous un platane… sauf que ses interlocuteurs, plus aristocratiques et n’ayant pas les « pieds nus endurcis de Socrate », se font apporter des coussins pour s’asseoir (De oratore., I, VII, 28-29). Il paraît donc légitime de se demander si le caractère « gazonné » du banc du dialogue de More n’est pas un clin d’œil à ces deux scènes. More veut-il combiner, dans un esprit syncrétique typiquement humaniste, le confort cicéronien et le gazon platonicien ? Un tel clin d’œil de mise en scène « consonerait » en tout cas fort bien avec l’opposition, analysée plus tôt, entre les modèles platoniciens et cicéroniens d’humanisme qui s’affrontent, sans faire de gagnant, au dialogue du livre I.
31 C. Demure, « L’Utopie de Thomas More : entre logique et chronologie, l’enjeu du sens », dans M.-L. Demonet-Launay, A. Tournon (dir.), Logique et littérature à la Renaissance, actes du colloque de la Baume-lès-Aix (16-18 septembre 1991), Paris, Honoré Champion, 1994, p. 165.
32 C’est le sizain anémolien au seuil de l’Utopie qui affirme que l’île d’Utopie mérite aussi le nom d’« eutopie » : Eutopia merito sum vocanda nomine. A. Prévost, L’Utopie…, op. cit., p. 11 (texte latin) et 331 (texte français). La plupart des critiques s’entendent pour attribuer ce sizain d’Anémolius (« neveu de Hythlodée par sa sœur ») à More lui-même, bien que certains croient qu’il aurait été rédigé par Pierre Gilles.
33 E. McCutcheon, My Dear Peter…, op. cit.
34 Sur l’ethos qui émerge de ces annotations, voir D.G. McKinnon, « The Marginal Glosses… », art. cit.
35 André Prévost, entre autres, le souligne : « Ce n’est qu’à la quatrième édition que More en a fait disparaître la trace [de l’oratio] en remplaçant Oratio discours par Sermo conversation, dialogue » (A. Prévost, L’Utopie…, op. cit., p. 71, no 3).
36 L’Utopie…, op. cit., p. 630.
37 Ibid., p. 161 (texte latin) et 630 (texte français).
38 Ibid., p. 162 (texte latin) et 633 (texte français).
39 Cicéron écrit Civitatemque optandam magis quam sperandam (De republica, II, XXX, 52), alors que More clôt son texte avec civitatibus optarim verius, quàm sperarim.
40 « Le dialogue est une rhétorique à deux temps. D’abord il mime les tentatives des interlocuteurs de se persuader mutuellement de la justesse de leurs positions. Sur ce plan il témoigne des arguments contemporains et de leur efficacité relative. Mais en tant que littérature du type « essai » ou « non-fiction », il vise l’instruction d’un public et son adhésion à un point de vue particulier. […] Le véritable intérêt du dialogue n’est pas que le genre capte la spontanéité de la conversation – cela n’est qu’une fiction alléchante – mais plutôt que la représentation du jeu réciproque de la conversation mime immédiatement et efficacement l’imprévisible de la pensée […]. La rhétorique du dialogue consiste à exposer en détail l’acheminement logique d’une intelligence qui recherche à propos d’une question sérieuse une position conséquente et presque inévitable. Le lecteur sera persuadé autant par la mimésis du procédé que par les arguments eux-mêmes » [J. MacClelland, « Dialogue et rhétorique à la Renaissance », dans P.R. Léon, P. Perron (dir.), Le dialogue, Ottawa, Didier, 1985, p. 162-163].
41 G. Marc’Hadour, L’univers de Thomas More, Paris, Vrin, 1963, p. 227.
42 C. Demure, « L’Utopie de Thomas More… », art. cit., p. 166.
43 Prévost décrit en effet l’ouvrage comme une « sorte de manifeste de l’humanisme chrétien » qui « proclame l’union de la sagesse antique et de la pensée chrétienne » (A. Prévost, L’Utopie…, op. cit., p. 442-445, no 3).
44 Comme le note, entre autres, Weiner: « Utopia […] stands […] as an expression of humanist optimism. For Erasmus and More the spiritual reformation of Europe may have seemed a possibility at this moment in time » (A.D. Weiner, « Raphael’s Eutopia and More’s Utopia: Christian Humanism and the Limits of Reason », Huntington Library Quarterly, 39, 1975, p. 26).
45 Pour un résumé des principales interprétations du Cymbalum, voir notamment la revue (quelque peu « orientée ») de la littérature secondaire que propose Max Gauna dans son édition critique chez Honoré Champion (Bonaventure Des Périers, Cymbalum mundi, éd. M. Gauna, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 7-21, « Introduction ») ou encore le survol des principales positions interprétatives dans ma thèse de doctorat (J.-F. Vallée, Les voix imprimées…, op. cit., p. 341-367).
46 Pour que l’anagramme soit parfait il faudrait que le « v » de Du Clévier soit un « n », ce qui pourrait cependant, comme l’ont proposé certains commentateurs, être le résultat d’une erreur de typographie.
47 Nous avons tenté de représenter les principaux dialogues et sous-dialogues dans la figure 2.
48 Pour la perspective « théâtrale » sur le Cymbalum, voir notamment I.R. Morrison, « The Cymbalum Mundi Revisited », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XXXIX, 1977, p. 263-280.
49 La majorité des commentateurs du Cymbalum croient en effet reconnaître Érasme en Drarig (Lacour, Lefranc, Bohatec, Febvre, Wencelius, Saulnier, Nurse, Spitzer, Kushner), bien que d’autres (Screech, Becker, Delaruelle) aient proposé qu’il pourrait plutôt s’agir de Girard Roussel, évêque d’Oleron et aumônier de la reine de Navarre. Nous penchons pour la première hypothèse. À ce sujet, voir notre thèse de doctorat (J.-F. Vallée, Les voix imprimées…, op. cit., p. 457-460).
50 Par certains côtés, on pourrait croire qu’il s’agit d’apartés, comme au théâtre, sauf qu’ils ne sont pas explicitement adressés ici à un public (autre que le lecteur).
51 « The central problem in this dialogue is failure in communication, from the highest reaches of the universe to the lowest » (F.M. Weinberg, « La parolle faict le jeu : Mercury in the Cymbalum Mundi », L’Esprit créateur, XVI, 1976, p. 53). La citation de Weinberg concerne plus précisément le premier dialogue du Cymbalum, mais elle s’applique tout autant à l’ensemble de l’ouvrage.
52 « La parole idéale allierait à coup sûr vérité, efficacité et bonté : or, cette dernière case est celle de la fiction, occupée par cette sorte d’utopiens que sont les Antipodes » (B. Des Périers, Cymbalum Mundi, éd. Y. Delègue, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 35, « Introduction »).
53 R.I. Vulcan, Savoir et rhétorique…, op. cit., p. 179.
54 Même le prétendu « analphabète » qu’est Hylactor démontre son érudition livresque dans son soliloque initial (avec sa référence, notamment, à un chapitre précis des Nuits attiques d’Aulu-Gelle), puis encore à la toute fin du dialogue (avec son évocation de plusieurs « fables » : « comme la fable de Prometheus, la fable du grand Hercules de Libye, la fable du jugement de Paris, la fable de Erus qui revesquit et la chanson de ricochet » (B. Des Périers, Cymbalum Mundi, éd. P. Hampshire Nurse, Genève, Droz, 1983, p. 43).
55 Voir supra.
56 B. Des Périers, Cymbalum Mundi, op. cit., éd. P. Hampshire Nurse, p. 41. Rappelons que les Saturnales sont un moment où tout un chacun peut s’exprimer.
57 En effet, le caractère différé de l’entretien canin paraît tout aussi peu prometteur : « peult-estre que nous ne nous reverrons de long temps » affirme Hylactor dès le début de leur entretien. B. Des Périers, Cymbalum Mundi, op. cit., éd. P. Hampshire Nurse, p. 38.
58 Eva Kushner a déjà proposé une hypothèse semblable quand elle a suggéré que le mouvement satirique du Cymbalum qui s’attaque à toutes les formes prétendues de la sagesse humaine provoque une forme d’« attrition rapide de toutes les sagesses humaines les unes par les autres à travers le dialogue », une élimination graduelle des croyances qui renvoie donc le lecteur à lui-même. Eva Kushner, « Structure et dialogue dans le Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers », dans C.M. Grisé, C.D.E. Tolton (dir.), Crossroads and Perspectives : French Literature of the Renaissance, Studies in Honour of Victor E. Graham, Genève, Droz, 1986, p. 183. Yves Delègue propose une lecture semblable : « La leçon du Cymbalum mundi, sa leçon de fait, tient à l’ambiguïté de son parcours qui par la série de ses renversements carnavalesques, retourne le jeu universel, et puis nous plante là, devant l’impossibilité d’un choix cependant obligé » (B. Des Périers, Cymbalum Mundi, op. cit., éd. Y. Delègue, p. 36).
59 C’est même ce caractère satirique qui expliquerait, selon Peter Nurse, la réception problématique du Cymbalum : « Le problème dont il s’agit est inséparable de celui du mécanisme de la satire : l’auteur satirique a sans doute sa « pensée de derrière », faite de valeurs positives mais sa méthode est forcément caractérisée par la négation et l’exagération ; d’où les malentendus fréquents » (P.H. Nurse, « Érasme et Des Périers », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XXX, 1968, p. 53-54).
60 « La probité, on la loue, mais elle grelotte » ou, en d’autres mots, « on célèbre la probité mais on la laisse se morfondre, on la néglige » (Juvénal, Satires, trad. P. de Labriolle, F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 8-9, Satire I, 74).
61 Sur les liens qui unissent satire et utopie, voir notamment R.C. Elliott, « Saturnalia, Satire, and Utopia », The Yale Review, 55, 1965-1966, p. 521-536.
62 Louis Marin, notamment, a insisté sur « l’importance des dialogues dans les utopies patentes ou implicites », ainsi que sur « la relation qui a été établie entre satire et utopie, dans une typologie des genres littéraires et une description différentielle de leurs caractéristiques » (L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 102 et 108-109).
63 B. Des Périers, Cymbalum Mundi, op. cit., éd. P. Hampshire Nurse, p. 40 : Hylactor incarne le plus explicitement ce désir de « gloire linguistique » : « Les gens de la ville non seulement te iroyent escouter, s’esmerveillans et prenans plaisir à te ouyr ; mais aussi ceulx de tout le pays à l’environ, voire de tous costez du monde, viendroyent à toy pour te veoir et ouyr parler. N’estimes tu rien veoir à l’entour de toy dix milions d’oreilles qui t’escoutent et autant d’yeulx qui te regardent en face ? »
64 Ibid., p. 42.
65 Ibid., p. 16.
66 Ibid., p. 29.
67 Loc. cit.
68 B. Des Périers, Cymbalum Mundi, op. cit., éd. P. Hiampshire Nurse, p. 35.
69 Ibid., p. 36.
70 Ibid., p. 26.
71 Ibid., p. 30.
72 Ibid., p. 37.
73 Voici l’extrait du jugement des trois docteurs de la Sorbonne (Jean Bertout, Nicolas de Granibus et Thomas Laurent) : Conclusum fuit quod quamvis liber, ille non continet errores expressos in fide, tamen perniciosus est, ideo supprimandum. L’arrêt de la faculté de théologie a été rendu le 19 juillet 1538. Il se trouve aux Archives nationales (MM 248, fos 46v° et 47r°).
74 E. Dolet, Dialogus de Imiatione Ciceroniana adversus Desiderarium Erasmum, Lyon, Sébastien Gryphe, 1535. Ce violent dialogue, rédigé au moment où Des Périers côtoyait Dolet chez Sébatsien Gryphe, a pu inspirer le dialogue des philosophes dans le Cymbalum, mais l’ouvrage demeure beaucoup moins intéressant – et beaucoup plus « monologique » – que les dialogues de Des Périers. Il met en scène un dialogue entre nul autre que « Thomas More » ridiculisé par le personnage dominant du cicéronien Simon de Neufville, ex-enseignant de Dolet à Padoue et porte-parole non équivoque de l’auteur.
75 À ce sujet, voir notre article : « Le corbeau et la cymbale. Étienne Dolet et le Cymbalum mundi », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. LXVII, 1, 2005, p. 121-135. Cette hypothèse sur la censure du Cymbalum a suscité une vive réaction de Laurent Calvié [« Étienne Dolet et Bonaventure Des Périers », dans M. Clément (dir.), Étienne Dolet. 1509-2009, Genève, Droz, 2012, p. 95-120], réaction à laquelle l’éditrice M. Clément nous a permis de répondre dans le même ouvrage [« Theatrum mundi », dans M. Clément (dir.), Étienne Dolet…, op. cit., p. 121-135].
Auteur
Collège de Maisonneuve, Université de Montréal
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