Conclusion
p. 217-224
Texte intégral
1Au terme de ce parcours, deux intuitions apparaissent maintenant comme des certitudes. Premièrement, le postulat selon lequel l’identification du spectateur s’effectuerait sur un personnage plutôt que sur un autre en fonction de son genre ou de son âge est infondé. Ainsi, Madeleine fonctionne aussi bien pour un spectateur que pour une spectatrice : elle est avant tout une image de la pénitence. La meilleure preuve est sans conteste saint François, très souvent montré agenouillé au pied de la croix à la manière de la sainte. En 1993, Cordula Bischoff1 défend l’hypothèse selon laquelle le trio dans les Lamentations permettrait de tirer des conclusions sur les tâches effectuées, en fonction de leur âge, par les hommes et par les femmes au cours du rituel funéraire. En 1997, Michel Martin2 émet un raisonnement quasi identique à propos des groupes sculptés : la Vierge, Madeleine et Jean, accompagnés de Joseph d’Arimathie et de Nicodème, représenteraient « chaque âge de la vie ». Il suffit d’observer les images pour se rendre compte qu’une telle hypothèse est outrée ou, en tout cas, seulement partiellement acceptable. La Vierge, par exemple, est rarement affublée des caractéristiques de la vieillesse comme les cheveux blancs ou les rides : de la naissance à la mort du Christ, pourtant distantes d’une trentaine d’années, Marie conserve souvent sa jeunesse et sa beauté. Comment, dès lors, pourrait-elle représenter l’âge le plus avancé de la vie ?
2Afin de comprendre le rôle que le trio assume dans les Lamentations, il convenait plutôt de revenir aussi précisément que possible sur les différentes étapes de la formation du thème et sur l’apparition progressive des trois personnages. C’est ce que nous avons fait dans la première partie de cet ouvrage : le thème apparaît en Italie – en Ombrie – à la fin du XIIIe siècle sous l’impulsion de l’ordre franciscain, qui était bien implanté en Orient. L’apparition du trio est un peu plus tardive : l’identification de Madeleine pose problème et oblige, pour certaines images, à élargir la notion d’attribut à l’emplacement du personnage (elle se trouve de manière récurrente au niveau des pieds du Christ). À partir de la fin du XIVe siècle, avec l’importance qu’elle prend dans la prédication et la liturgie, elle devient de plus en plus facile à identifier grâce à une accumulation d’indices d’ordre iconographique (les cheveux, la robe rouge, l’emplacement, etc.). Certains ont avancé l’argument d’une influence des Méditationes Vitae Christi pour justifier l’individualisation de Madeleine dans les Lamentations, mais les recherches les plus récentes sur la datation du texte montrent qu’il est contemporain des images, voire légèrement postérieur. Il était donc temps d’insister sur l’importance déterminante de la dévotion et de la liturgie pour expliquer, aussi bien, le développement du thème de la Lamentation, que l’individualisation de Madeleine.
3Une approche quantitative du corpus a permis de montrer l’émergence et la circulation des formules iconographiques de la Lamentation autour du Christ mort. Nos conclusions assument toutefois le risque d’être rectifiées par la publication de nouvelles images ou, tout simplement, par la découverte de la localisation originelle de certaines œuvres présentes dans le corpus, mais dont la recherche ignore presque tout à l’heure actuelle. De même, l’étude des commanditaires permet d’affirmer la constance de la commande des franciscains entre le XIIIe et le XVIe siècle. Elle montre également l’importance des commandes émanant des paroisses et des confréries laïques dédiées au Saint Sacrement, ce qui n’est pas anodin. L’association du thème avec l’Eucharistie permet en effet d’insister sur la capacité de l’image – comme du rituel – à rendre présent le divin et les étapes principales de l’économie du Salut. De fait, certaines images comme la Pala de Boston (frères Crivelli) ou la Pala Capponi (Pontormo), relèvent d’une co-présence analogue de plusieurs épisodes. De même, grâce à leur répétition dans des thèmes différents, les configurations qui unissent la Vierge, Madeleine et Jean au Christ visent à faire venir à l’esprit autre chose que la Lamentation qui est effectivement montrée. Par exemple, Madeleine agenouillée aux pieds du Christ mort dans une Lamentation rappelle au spectateur, à la fois, l’Onction lors du repas chez Simon, le Lavement des pieds, la Crucifixion et le Noli me tangere. La répétition de ces agencements dans plusieurs thèmes s’explique donc moins par un prétendu travail routinier des ateliers, que par la fonction mnémonique des images, qui constituent une matière continue et mouvante. C’est là qu’est notre deuxième intuition confirmée en certitude : contre les proscriptions des trattatistes, les peintres et les commanditaires exploitent (à des degrés de conscience différents selon les cas) la charge sémantique des répétitions, qu’elles se jouent d’une image à l’autre ou au sein d’une même image. De fait, quand les franciscains utilisent pour saint François des configurations habituellement associées au Christ, ce n’est pas par hasard, mais pour montrer qu’il est un Alter Christus.
4Si on se réfère aux traités de peintures qui paraissent aux XVe et XVIe siècles, on constate que l’exigence d’originalité devient de plus en plus pressante. Dès lors, l’absence de répétition devient un critère théorique pour une bonne peinture. Dans le De pictura, Alberti utilise la notion rhétorique de Varietas (diversité), qui est chez lui étroitement liée à celle de Copia (abondance). Comme l’orateur doit varier les lieux communs du discours pour lui insuffler de la vigueur3, le peintre doit varier ses compositions pour ne pas ennuyer le spectateur :
Mais s’il est vrai que dans toute représentation d’une histoire la variété est reçue avec plaisir, la peinture qui charme tout le monde est d’abord celle où la posture et le mouvement des personnages se différencient beaucoup les uns des autres. Que les uns se tiennent donc debout et bien de face, les mains levées et remuant les doigts, et que chacun singulièrement se voit attribuer sa posture et son geste singuliers ; que d’autres se tiennent assis, ou bien plient le genou, ou encore soient presque allongés. Et si cela convient, que certains soient nus et que quelques-uns, par un savant mélange de ces deux façons de faire, se tiennent en partie vêtus et en partie nus. Cependant, mettons-nous toujours au service de la pudeur et de la retenue.4
5Dans son Dialogo della Pittura, publié à Venise en 1548, Paolo Pino s’inspire visiblement d’Alberti à propos de la différentiation des postures au sein d’une même œuvre, mais la tirade de Fabio introduit trois éléments nouveaux. Premièrement, la nécessité de faire preuve d’invention par rapport aux autres peintres, sous peine d’être accusé de plagiat. Deuxièmement, la nécessité d’avoir recours à la mimesis, c’est-à-dire à l’imitation de la nature dans toute sa variété. Troisièmement, la nécessité de varier les compositions et la manière au sein de sa propre production, même si on doit répéter à plusieurs reprises la même istoria :
Heureux celui qui ne vole pas le travail d’autrui ! L’invention consiste encore à bien dissocier, ordonner et distribuer les choses dites par autrui, en accommodant bien les sujets aux actions des figures, et que toutes se rapportent au propos du récit, que les attitudes des figures soient variées et gracieuses, que la majorité d’entre elles soient complètement visibles et distinctes. L’invention consiste encore à orner les œuvres avec des figures, des animaux, des paysages, des perspectives, à introduire dans les tableaux des vieillards, des jeunes gens, des enfants, des dames, des personnages nus, vêtus, debout allongés, assis certains se contorsionnant, d’autres se lamentant, quelques-uns se réjouissant parmi lesquels certains travaillent, d’autres se reposent, des vivants et des morts, en variant toujours les inventions conformément au récit de l’action de l’histoire qu’on veut peindre, comme le fait la nature dans toutes ses œuvres, en n’abandonnant jamais le naturel comme model ; et même si l’on doit faire plusieurs fois la même histoire, c’est une honte de répéter les mêmes figures et les mêmes actions.5
6Pour Léonard de Vinci, la tendance à la répétition des configurations et à la monotonie des types est « le plus grand défaut des peintres ». Aussi, y revient-il à plusieurs reprises dans les notes qu’il rédige pour son Trattato della pittura publié après sa mort6. Citons comme dernier exemple les mots que l’Arétin prononce dans le Dialogo della pittura de Lodovico Dolce (1557) :
Aretino. – Vient ensuite la variété, que le peintre doit impérativement [tanto necessaria] embrasser parce que sans elle, la beauté et l’artifice finissent par lasser [sazievole]. Le peintre doit donc varier les têtes, les mains, les pieds, les corps, les membres et toutes les parties du corps humain, en considérant que c’est là la principale merveille de la nature : parmi plusieurs milliers d’hommes, deux à peine se ressemblent à un tel point [in modo] qu’il y ait de l’un à l’autre de grandes différences.
Fabiano. – En effet, on peut dire qu’un peintre qui est incapable de variété [che non è vario] n’est rien ; ce qui est également valable pour le poète.
Aretino. – Il reste à parler des mouvements. […] Mais ces mouvements ne doivent pas êtres continuels [essercontinue], et concerner toutes les figures : les hommes ne bougent pas en permanence. Ils ne doivent pas non plus conférer aux figures un air désespéré : il faut les tempérer, les varier et même les laisser en partie [da parte lasciarle] en fonction de la diversité et la condition [condition] des sujets.7
7Sans rejeter totalement l’hypothèse d’une tradition d’atelier, que nous avons par exemple vérifiée pour le motif de Jean barbu, il était donc possible de suivre la piste de la fonction des images afin d’expliquer la répétition des agencements d’un thème à un autre, ainsi que l’étonnante ressemblance qui s’instaure parfois entre les personnages entourant le Christ mort. En effet, si on peut discuter la fameuse expression de « Bible des illettrés8 », il n’en demeure pas moins que, de saint Grégoire le Grand à la 25e session du concile de Trente, les sources rappellent inlassablement à leurs détracteurs les fonctions didactiques et mnémoniques des images. Or, dans ce processus d’apprentissage et de mémorisation, la répétition des formes et des configurations joue un rôle important : la constance des configurations permet au spectateur, non seulement, de mémoriser facilement l’histoire et les personnages qui sont représentés, mais aussi, de les reconnaître dans des contextes différents et de leur associer un contenu sémantique (par exemple, la configuration montrant Madeleine à genoux aux pieds du Christ évoque la pénitence qu’elle effectue chez Simon). Dès lors, les répétitions sont signifiantes et une image peut en rappeler – en repraesentare – une multitude d’autres. Les réseaux d’image ainsi mis au jour dans la seconde partie de cet ouvrage ne prétendent aucunement être exhaustifs, ni intégrer toutes les sources visuelles et textuelles. Ils tendent modestement à démontrer une nouvelle fois que la pensée figurative est loin de se limiter à l’explicite de la représentation et exige de construire des « corpus en forme d’hyperthèmes9 », seuls à même de dégager les associations d’idées (le sens) qui préside aux répétitions formelles. Consciente de la polysémie inhérente à certaines associations, nous avons pourtant souvent pris le risque de l’interprétation : il faut bien garder à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une lecture parmi d’autres possibles. Là encore, nous savons que nos hypothèses pourront être rectifiées, complétées, voire contredites, mais nous assumons cette prise de risque qui a seulement pour but de faire mieux voir les images que ne le font des lectures plus traditionnelles, peut-être un peu trop sages (d’aucuns diront, un peu trop positivistes). Certains trouveront certainement la méthode employée trop empirique et les interprétations forcées : qu’il soit, s’il vous plaît, encore permis à l’historien de l’art d’échafauder des hypothèses avant que la discipline ne se meure en se restreignant à des dépouillements archivistiques. L’important, me semble-t-il, est que la racine de la réflexion puise sa force dans l’observation de l’œuvre elle-même : c’est l’histoire de l’art que l’on m’a enseignée et à laquelle j’essaie de rendre honneur, d’autant plus aujourd’hui entre les murs de la Villa Médicis qui m’accueille.
8Cette étude prend en compte ce qui se passe à la fois entre et dans les images. Or, dans un contexte où l’image sert de support à la fois à la contemplation et à la méditation imaginative, les répétitions plastiques qui se jouent au niveau interne de l’image ne peuvent être totalement fortuites : elles stimulent vraisemblablement l’identification du spectateur aux personnages qui lui sont offerts en modèles. En effet, malgré leur éventuel éloignement spatial, les personnages entourant le Christ mort, s’associent visuellement, en particulier les plus importants d’entre eux, la Vierge, Madeleine et Jean. Ce fastidieux travail de repérage et d’analyse consistant à « dé-tailler10 » l’image – mené dans la troisième section de l’ouvrage – peut sembler artificiel, mais il permet de formuler quelques remarques qui contribuent à faire que le tableau « se lève », selon la formule que les frères Goncourt utilisent – soit dit en passant – à propos de répétitions chromatiques discrètes qu’ils observent chez Chardin11. Premièrement, il apparaît que les répétitions et les contiguïtés plastiques qui unissent ces personnages ont une fonction admonitrice pour le spectateur : toutes visent à faire mieux voir ce corps inerte, qui est la chose la plus digne d’importance dans l’image. De même, l’identité ou l’analogie des postures et des mimiques montrent que Jean, Madeleine et la Vierge éprouvent une commune affliction et transforment le traditionnel appel à l’empathie en invitation quasiment irrésistible à partager cette affliction. De fait, non seulement ces répétitions constituent une psychomachie discrète en montrant le commun tempérament ou la commune virginité des personnages (réelle chez Marie et Jean, reconstituée par la conversion chez Madeleine), mais en plus, elles permettent un état unitif avec Dieu : à l’instar des personnages qui entourent le Christ mort, le spectateur peut en effet s’imaginer au plus près du divin.
9Contrairement à l’idée de la circulation des cartons et des modèles, qui implique une diffusion passive des formes sans autre but que la re-présentation, la répétition assumerait donc à deux niveaux de la peinture (dans le réseau tout entier et dans les images elles-mêmes) la valeur active et positive qu’elle assume dans la rhétorique. En effet, à la différence des traités de peinture, les traités de rhétorique louent à la fois la variété et la répétition. Selon Cicéron12, dont les mots sont ensuite repris par Quintilien, la répétition « a parfois de la force et ailleurs du charme13 ». De même, pour l’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius, écrit vers 86-82 av. J.-C., les figures de la répétition apportent dans certains cas « beaucoup d’élégance, mais surtout beaucoup de puissance et de vigueur14 ». Plus encore, toujours selon ces mêmes auteurs, la figure du « redoublement » (conduplicatio, épanalepse) – c’est-à-dire, la répétition d’un ou de plusieurs mots – a trois fonctions principales : permettre la mémorisation, attirer l’attention et insister sur certains éléments du discours, émouvoir. Ainsi, au Livre 9 de son Institution oratoire, Quintilien déclare :
Quel plaisir ou quelle impression même d’une culture même modeste peut donner l’orateur, s’il ne sait faire entrer des idées en les répétant.15
[Mémoriser]
[…]
Ces figures ou d’autres analogues, qui auront lieu par hypallage, par addition, par retranchement, par transposition, attirent sur elles l’attention de l’auditeur et ne la laissent pas languir car, de temps à autre, il est réveillé par quelque figure notable.16
[Insister]
[…]
Au premier rang, il y a celles [les figures] qui procèdent par addition. Il y en a de plusieurs genres. On peut en effet doubler les mots, soit pour amplifier : « J’ai tué, oui, j’ai tué, non un Sp. Maelius » (le premier indique le fait, le second insiste), soit dans une intention de pitié : « Ah ! Corydon, Corydon ! »17
[Émouvoir]
10Pour l’auteur de la Rhétorique à Herennius, « la répétition d’un même mot frappe vivement l’auditoire et inflige une blessure particulièrement grave à la partie adverse18 ». Or, si on se reporte à la section sur la mémoire de ce traité, les mêmes éléments sont conseillés pour encoder un souvenir et pouvoir se le remémorer : « Il nous faudra donc former des images du genre de celles qui peuvent être conservées très longtemps en mémoire. Ce sera le cas si nous établissons des similitudes aussi frappantes que possible19. » Le quam maxime notatas (« caractère important ») de la similitudines (« répétition ») est bien souligné. Loin de révéler le manque d’originalité de l’orateur, la répétition de mots ou de formules syntaxiques est donc une figure qui permet de marquer l’esprit de l’auditeur afin qu’il se souvienne de la démonstration20. De plus, comme l’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius le souligne avec un jeu de mots, l’intérêt de la répétition est également esthétique :
Dans les quatre sortes de figures qui ont été présentées jusqu’ici, ce n’est pas par manque de vocables que l’on reprend souvent le même vocable. Mais ces figures ont un agrément que l’oreille sent mieux que les mots ne peuvent l’exprimer.21
11L’association des personnages autour du Christ dans les Lamentations apparaît aussi tributaire d’une réalité sociale et spirituelle : l’Ecclesia. Réunis autour du mort et visuellement unis entre eux, ils agissent comme une présentation métonymique de la communauté, qui naît symboliquement du sang des plaies. Ainsi, une Lamentation ne présente pas une fin, mais un début : la naissance – ou la renaissance – d’une humanité lavée de ses péchés dans le sang du Christ. Au lieu d’être seulement pathétique, cette image est donc une promesse : de la Résurrection du Christ et, plus encore, de la Résurrection finale. Cette nouvelle approche du thème permet une lecture, que nous espérons convaincante, du vis-à-vis surprenant que le premier programme de la nef de la basilique inférieure d’Assise établit entre la Lamentation autour du Christ mort et la Stigmatisation de saint François. D’un côté comme de l’autre, on montre une communauté subordonnée à son fondateur. D’un côté comme de l’autre, on cherche par l’image à légitimer sa place dans le monde.
12La boucle semble alors se boucler. Pour le Christ, la dimension eucharistique est à nouveau affirmée. Comme l’hostie unit les communiants à Dieu et entre eux, dans les Lamentations le corps du Christ mort unit les personnages à lui et entre eux. Parallèlement, pour François, le charisme du fondateur et l’important rôle eschatologique de l’ordre se trouvent affirmés, mais toujours en subalternation à l’Ecclesia du Christ (dont les franciscains se présentent comme les plus dignes représentants sur terre). Image d’union, le thème de la Lamentation est donc utilisé par les communautés qui sentent leur unité menacée par des hérésies ou par des courants réformateurs. Cela se vérifie, non seulement, pour l’Ecclesia dans son intégralité, mais aussi, pour les microcosmes qui la composent. Ainsi, les commandes de Lamentations augmentent de manière générale lorsque l’unité de l’Église est remise en cause (en particulier lors de la montée des idées protestantes). De même, si on s’en tient à l’exemple franciscain, c’est lorsque de nouvelles branches voient le jour, ou que l’unité de l’ordre se voit menacée, soit par des dissensions internes, soit par des courants de l’observance, que les images de Lamentations sont les plus fréquentes. Elles agissent en quelque sorte comme un gage d’union des frères entre eux, à leur fondateur et, surtout, au Christ. De ce point de vue, les Lamentations fonctionnent « non comme de simples représentations, mais comme des stratégies compensatoires22 » mettant en valeur l’unité de la communauté : les répétitions qui unissent les personnages au sein d’une même image sont les paradigmes de cette unité, alors que les dissemblances sont les signes flagrants de la désunion.
13Loin de chercher un effet de réalisme, l’apparence donnée aux corps des personnages qui entourent le Christ dans les scènes de la Passion (pas seulement la Lamentation) relèverait par conséquent de la fonction didactique, mnémonique et projective des images. D’un côté, les disciples doivent susciter l’identification du spectateur. Leur apparence est le reflet de l’état de leur âme et de leur appartenance à la communauté des élus : ils sont en harmonie avec le Christ et retrouvent, grâce à lui, un peu de cette ressemblance à Dieu, perdue depuis la Chute. Les stigmates de saint François sont les paradigmes de cette quête de « similitude à Dieu », pour reprendre les termes de la Genèse. C’est pourquoi ils ont été largement exploités par les franciscains eux-mêmes pour justifier d’une place particulière qu’ils s’attribuent dans l’économie du Salut. D’un autre côté, les ennemis – qui ont une âme corrompue – doivent susciter la répulsion du spectateur. Contrairement aux disciples, leur apparence n’est donc pas en harmonie avec celle du Christ : leur dissemblance n’a d’égal que leur éloignement dans l’ordre du spirituel. Ils sont ces « Autres » que la communauté n’inclut pas en son sein, ou qu’elle exclut : les mauvais chrétiens, les Juifs, les musulmans, etc. Pour employer une rhétorique anachronique à la mode, et qui relève d’un renversement sémantique très troublant pour notre propos, on dirait aujourd’hui, qu’ils sont « les stigmatisés » de cette société chrétienne de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. De fait, même si la société s’est transformée (elle s’est trouvée d’autres moteurs que le Christ Sauveur), elle reste subordonnée à des logiques d’inclusion et d’exclusion discriminantes liées à ses chefs. Ainsi, la ressemblance entre le fonctionnement des images de la Lamentation autour du Christ mort – vieilles de plusieurs siècles – et la « stigmatisation » actuelle des figures de l’étranger, du pauvre, de l’homosexuel, de la femme, de celui qui est de couleur ou de confession différente ne saurait être, à mon sens, une coïncidence totalement fortuite.
Notes de bas de page
1 Cordula Bischoff, « Maria, Maria Magdalena und Johannes. Trauerarbeit mit Verteilen Rollen », dans Claudia Opitz (dir.), Maria in der Welt, Zurich, 1993, p. 139-151.
2 Michel Martin, La statuaire de la mise au tombeau du Christ des XVe et XVIe siècles en Europe occidentale, Paris, 1997, p. 45.
3 Voir notamment Quintilien, De l’institution oratoire, op. cit., Livre 11, chap. 3, § 72.
4 Leon Battista Alberti, De pictura, op. cit., Livre II, 40, p. 142 : Sed in omni historia cum varietas iocunda est, tamen in primis omnibus grata est pictura, in qua corporum status atque motus inter se multo dissimiles sint. Stent igitur alii toto vultu conspicui, manibus supinis et digitis micantibus alterum in pedem innixi, aliis adversa sit facies et demissa bracchia, pedesque iniuncti, singulisque singuli flexus et actus extent ; alii consideant, aut in flexo genu morentur, aut prope incumbant. Sintque nudi, si ita deceat, aliqui, nonulli mixta ex utrisque arte partim velati partim nudi assistant. Sed pudori semper et verecundiae inserviamus.
5 Paolo Pino, Dialogo di pittura, 1548, Pascale Dubus (dir.), Paris, 2011, p. 114-115 : « Tanto è maggior gloria la sua, felice colui, che non fura l’altrui fatiche. È anco invenzione il ben distinguere, ordinare e compartire le cose dette dagli altri, accomodando bene li soggetti a gli atti delle figure, e che tutte attendano alla dechiarazione del fine, che l’attitudini delle figure siano varie e graziose, ch’il maggior numero di esse si vedano integre, e spiccate, ornar l’opere con figure, animali, paesi prospettive, far nelle tavole intervenire vecchi, giovani, fanciulli, donne, nudi, vestiti, in piedi, distesi, sedenti, che si sforci, altri si dolga, alcuni s’allegri, di quelli che s’affatichi, altri riposti, vivi, e morti, sempre variando invenzioni, come si convien alla dechiarazion dell’atto dell’istoria, che si vuol dipignere, il che fa la natura in tutte l’opre sue, non mai lasciando il naturale, come essemplare, e ancor che si facci più fiate una istoria, cosa vituperosa è il riporvi quelle istesse figure. »
6 Voir en particulier les feuillets 44ro et 60ro du Codex Urbinas 1270 de la Bibliothèque vaticane. Pour une présentation et une tradition de ces feuillets, voir récemment Anna Sconza (dir.), Léonard de Vinci. Trattato della pittura, Paris, 2012.
7 Ludovico Dolce, Dialogo della pittura, Mark Roskill (dir.), New York, 1968, p. 144 : Aretino. – Seguita la varietà, la quale dee essere abbracciata dal pittore come parte tanto necessaria, che senza lei la belezza e l’artificio divien sazievole. Deve adunque il pittore variar teste, mani, piedi, corpi, atti e qualunque parte del corpo umano, considerando che questa è la principal maraviglia della natura : che in tante migliaia d’uomini a pena due o pochissimi si trovano, che si assomiglino tra loro in modo che non sia d’uno ad altro grandissima differenza. Fabiano. – Certo, un pittore che non è vario si può dire che non sia nulla ; e questo è anco propissomo del poeta. Aretino. – Resta a dire delle movenzie. […] Ma queste movenzie non debbono esser continue e un tutte le figure perché gli uomini sempre non si movono ; né fiere si, che paiano da disperati ; ma bisogna temperarle, variarle e anco da parte lasciarle, secondo la diversità e condition de’sogetti.
8 Voir notamment Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, op. cit., p. 26-33 et Lawrence Duggan, « Was Art really the Book of Illeterate », Word and Image, 1989, 5, p. 227-251.
9 Jérôme Baschet, « Inventivité et sérialité des images médiévales. Pour une approche iconographique élargie », Annales. Histoire, sciences sociales, 1996, 51/1, p. 123-133. Bien entendu, nous renvoyons également à Pierre Francastel, La figure et le lieu, l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, 1967.
10 Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, 1992, en particulier la préface, p. 11.
11 Edmond de Goncourt et Jules de Goncourt, « Chardin », Gazette des Beaux-Arts, 1864, 16, p. 167 : « À bien regarder, il y a du rouge dans ce verre d’eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce linge blanc. C’est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l’harmonie de tout ce qu’il peint, non la pauvre harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des consonances, qui ne coule que de la main des maîtres. »
12 Ciceron, De oratore, Livre 3, § 206, Henri Bornecque (dir.), Paris, 1930, t. 3, p. 85 : Nam et geminatio uerborum habet interdum uim, leporem alias.
13 Quintilien, De l’institution oratoire, op. cit., Livre 9, chap. 1, § 33, p. 165 : Nam et geminatio uerborum habet interdum uim, leporem alias.
14 Rhétorique à Herennius, Livre 4, chap. 19, Guy Achard (dir.), Paris, 1989, p. 148-149 : Haec exornatio cum multum uenustatis habet tum grauitatis et acrimoniae plurimum.
15 Quintilien, De l’institution oratoire, op. cit., Livre 9, chap. 2, § 4, p. 170 : Quae delectatio aut quod mediocriter saltem docti hominis indicium nisi alia repetitione.
16 Ibid., chap 3, § 27, p. 208-209 : Haec schemata, aut his similia quae erunt per mutationem, adiectionem, detractionem, ordinem, et conuertunt in se auditorem nec languere patiuntur subinde aliqua notabili figura excitatum [et habent quandam ex illa uitii similitudine gratiam, ut in cibis interim acor ipse iucundus est].
17 Ibid., chap 3, § 28, p. 209-210 : Ex quibus primum sit quod fit adiectione. Plura sunt genera. Nam et uerba geminantur, uel amplificandi gratia, ut « Occidi, occidi non Spurium Maelium » (alterum estenim quod indicat, alterum quod adfirmat), uel muserandi, ut « A Corydon, Corydon ».
18 Rhétorique à Herennius, op. cit., Livre 4, chap. 38, p. 176 : Vehementer auditorem commouet eiusdem redintegratio uerbi et uulnus maius effecit in contrario causae.
19 Ibid., Livre 3, chap. 37, p. 122 : Imagines igitur nos in eo genere constituere oportebit quod genus in memoria diutissime potest haberi. Id accidet si quam maxime notatas similitudines constituemus.
20 La répétition permet également à l’orateur lui-même de mémoriser son discours.
21 Rhétorique à Herennius, op. cit., Livre 3, chap. 20 : In his quattuor generibus exornationum quae adhuc propositae sunt, non inopia uerborum fit ut ad idem uerbum redeatur saepius ; sed inest festiuitas quae facilius auribus diiudicari quam uerbis demonstrari potest.
22 L’expression est de Dominique Donadieu-Rigaut, Penser en image…, op. cit., p. 550.
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