Chapitre 3. Égaux autour du Christ mort
p. 165-172
Texte intégral
LA LAMENTATION DE CIMA DA CONEGLIANO CONSERVÉE À MODÈNE
1Le panneau que Cima da Conegliano exécute vers 1495-1497 pour la chapelle funéraire d’Alberto Pio da Carpi dans l’église franciscaine San Niccolò à Carpi (pl. XX, fig. 26) se fonde sur l’expression de la co-redemptio de la Vierge, dont le corps évanoui imite celui du Christ. La mère et le fils sont en effet assis sur un enrochement, les yeux clos et la tête légèrement basculée en arrière – sur la gauche pour le Christ et sur la droite pour la Vierge. Le corps de la mère devient donc un équivalent à celui du fils. Ce premier constat s’amplifie par l’effet de symétrie de la composition : on sait que les deux pendants d’une construction symétrique apparaissent comme égaux et interchangeables. Les deux corps affaissés de la mère et du fils se répondent en effet de part et d’autre d’un axe vertical virtuel qui passe entre eux et par la main droite de la Vierge posée sur le bras gauche du Christ. C’est le seul point de rencontre entre les deux corps. Toutefois, cet effet de symétrie ne se limite pas à la Vierge et au Christ, il gagne l’ensemble de la composition. Dans la partie supérieure gauche de l’image – du côté du Christ–, le tombeau se déploie fortement et fait pendant, dans la partie supérieure droite – c’est-à-dire du côté de la Vierge – au Mont Golgotha. À la mort du Christ (tombeau) correspondent donc les souffrances endurées par la mère lors de la Crucifixion (Golgotha). De plus, deux têtes de chérubins se répondent quasi symétriquement dans les deux parties de l’image : l’une est plastiquement inscrite sur l’enrochement qui symbolise le tombeau et, l’autre, sur le ciel. Grâce à cet effet de symétrie instauré de part et d’autre du point de rencontre des corps de la Vierge et du Christ, le sacrifice et l’évanouissement de la mère sont traités à l’égal du sacrifice et de la mort du fils.
2Les échos qui s’instaurent entre les personnages qui constituent les deux groupes autour du Christ et de la Vierge renforcent encore le dispositif qui a pour but d’assimiler la Vierge au Christ. Ainsi, saint François d’Assise et saint Bernardin de Sienne, debout, se répondent le long des bords latéraux. La présence des deux franciscains est directement liée au contexte de la commande mais, en suivant Peter Humfrey, on peut aussi postuler que la présence des deux saints « may therefore be intended to allude to the favorite franciscan Observant doctrine of the coredemptio1 ». Comme pour François et Bernardin, exception faite de Joseph d’Arimathie, tous les personnages qui s’occupent de la Vierge trouvent leur équivalent du côté du Christ. Ainsi, la sainte femme qui se situe derrière la Vierge, répond à Nicodème (avec le turban), qui se situe derrière le Christ. De même, Madeleine, qui prend soin de la Vierge, correspond à Jean, qui prend soin du Christ. De nombreux échos associent les deux saints et contribuent à les traiter comme des pendants (dépendants) l’un de l’autre.
3Premièrement, Madeleine et Jean s’associent par une répétition chromatique : Jean est vêtu d’une tunique verte que rehausse un grand tissu rouge et Madeleine d’une robe verte que rehausse un plastron rouge. Deuxièmement, ils présentent une chevelure analogue, longue et ondulée, dont la couleur n’est utilisée pour aucun des autres personnages. Troisièmement, leurs emplacements respectifs et leurs attitudes par rapport aux deux corps inertes sont identiques. Jean se trouve en arrière et à gauche du Christ et Madeleine se trouve en arrière et à gauche de la Vierge. De même, pour les positions de leurs mains sur les deux corps : Jean place sa main droite sur la tempe droite du Christ et, pareillement, Madeleine place sa main droite sur la tempe droite de la Vierge. Leurs avant-bras, qui forment deux obliques en rupture avec le format, se répondent donc dans l’image. De plus, Jean passe son bras gauche derrière la tête et vient poser sa main gauche sur la tempe gauche du Christ. Or, Madeleine fait de même pour la Vierge. Les visages du fils et de la mère sont donc respectivement encadrés par les mains de Jean et par les mains de Madeleine. Traités à l’identique par les deux saints, la Vierge et le Christ sont assimilés l’un à l’autre et l’évanouissement de l’une devient équivalent à la mort de l’autre. Une répétition chromatique unit en outre le fils à la mère : le blanc du perizonium se répète dans le blanc du voile. Du point de vue de la composition, le panneau de Cima apparaît comme un unicum dans le corpus, mais de nombreux exemples montrent qu’une disposition symétrique des personnages s’organise autour du Christ et/ou de la Vierge.
LES EFFETS DE SYMÉTRIE
4Grâce au montant de la croix, souvent située sur l’axe vertical médian, les Crucifixions et même certaines Descentes de croix présentent une symétrie d’ensemble : de part et d’autre du stipes (montant vertical) se répondent la Vierge et Jean. Les deux personnages sont donc mis en pendants l’un de l’autre. Dans certains cas, ce premier écho plastique, qui est lié à la composition, est renforcé par un second, qui est lié à la couleur des vêtements ou à la gestuelle des personnages. Il y a longtemps qu’Émile Mâle2 a donné une interprétation de cette symétrie : selon lui, il s’agit de rappeler au spectateur deux grandes notions dogmatiques. La première est que le Christ est le nouvel Adam, incarné pour effacer la faute originelle commise par le premier, ce qui explique que de nombreuses Crucifixions montrent un crâne au pied de la croix (d’après la tradition, le Christ serait mort à l’endroit précis où Adam était enterré, de sorte que le sang salvateur aurait coulé sur les os du premier pécheur de l’humanité pour le purifier). La seconde est que le jour de sa mort, le Christ donne naissance à l’Église et abolit tous les pouvoirs de la synagogue. Or, toujours selon Émile Mâle, afin de symboliser l’Église et la synagogue, la Vierge et Jean se répartissent symétriquement de part et d’autre du pied de la croix3. Quoi qu’il en soit de l’interprétation d’Émile Mâle, qui est à la fois convaincante et insuffisante (notamment parce qu’elle se fonde essentiellement sur les textes et omet la fonction dévotionnelle des images), il faut souligner que l’introduction de Madeleine dans les Crucifixions du XIVe siècle ne modifie pas la disposition symétrique de la Vierge et de Jean. Au contraire, la présence de la sainte derrière le pied de la croix, face au spectateur, peut même venir renforcer la symétrie d’ensemble : son corps est coupé en deux par le stipes qui fait office d’axe de symétrie.
5Dans les Lamentations, la répartition des personnages de part et d’autre du Christ mort peut également produire une symétrie d’ensemble, même si elle est moins stricte que dans les Crucifixions : contrairement au pied de la croix, le corps du Christ mort, manipulé par les autres personnages, est mobile. Dans les formules qui le montrent debout ou assis, sa linea alba fonctionne comme un succédané d’axe de symétrie. De même que dans les Crucifixions, la configuration la plus fréquente est celle qui met symétriquement en pendants la Vierge et Jean de part et d’autre du corps du Christ (Madeleine est soit rejetée sur l’un des côtés, soit présentée aux pieds du Christ). Le panneau que Carlo Crivelli réalise vers 1473 pour le Duomo d’Ascoli Piceno (fig. 11) estun exemple particulièrement probant de ce type de composition. Comme le corps de Jean estcaché à la fois par le corps du Christ et par celui de Madeleine, la symétrie se joue essentiellement au niveau des visages. Or, celui de l’apôtre émerge au-dessus de l’épaule gauche du Christ et, celui de la Vierge, au-dessus de l’épaule droite. Les deux visages, dont on ne voit que le profil (droit pour la Vierge, gauche pour Jean) se font donc face de part et d’autre du torse du Christ, dont la linea alba constitue une oblique particulièrement bien marquée. Le regard de Jean, qui se dirige vers la Vierge, et l’alignement parfait des nimbes renforce encore le lien entre les deux personnages. La contradiction la plus notable à cet effet de symétrie tient à l’orientation de la tête du Christ qui retombe sur son épaule droite, c’est-à-dire vers la Vierge. En revanche, cela permet d’induire un écho avec le visage de Jean qui est très proche et qui présente la même orientation.
6Lorsque le Christ est allongé par terre ou sur les genoux de sa mère, son buste ne peut que difficilement servir d’axe de symétrie pour répartir les autres personnages. Dans ce cas, c’est souvent le corps de la Vierge qui fait office de pivot à la répartition symétrique de Madeleine, de Jean et même des autres personnages. Le panneau anonyme attribué à l’école florentine aujourd’hui conservé à Cambridge (ca. 1350, pl. XXI, fig. 27) est un exemple particulièrement intéressant à analyser à ce propos. Le corps de la Vierge, évanouie, s’inscrit plastiquement sur le pied de la croix, qui se trouve sur l’axe vertical médian du petit panneau rectangulaire étiré en largeur. La composition s’organise donc symétriquement sous les bras de la croix, de part et d’autre de son corps inerte. Ainsi, au-dessus et en dessous du patibulum de la croix se répondent quatre anges qui pleurent et invitent le spectateur à faire de même. Joseph d’Arimathie et Nicodème se répondent également aux extrémités des bras de la croix. Pareillement, à la sainte femme vêtue en rouge, sous le bras gauche de la croix, répond la sainte femme vêtue en orange, sous le bras droit. L’une et l’autre portent secours à la Vierge, mais la première se tient de trois-quarts face au spectateur, alors que la seconde lui tourne le dos. Le corps du Christ est allongé devant la Vierge et, curieusement, le spectateur peut le contempler de face. Au pied du Christ, juste devant la femme en orange, sous le bras droit de la croix, se trouve Madeleine. Sous le bras gauche, Jean lui fait symétriquement pendant. Toutefois, comme pour les saintes femmes, un retournement s’opère : Madeleine est face au spectateur, tandis que Jean lui tourne le dos4. Au total, de part et d’autre de la Vierge évanouie, s’organisent, non seulement, une répartition symétrique des personnages, mais aussi, une disposition en chiasme qui renforce l’effet de symétrie. Le corps de la sainte femme située sous le bras gauche de la croix a la même orientation que celui de Madeleine, sous le bras droit. Les visages des deux femmes s’alignent sur une oblique qui passe par le visage de la Vierge et qui correspond à l’une des diagonales du panneau. À l’inverse, à la sainte femme qui tourne le dos au spectateur sous le bras droit de la croix, correspond Jean, sous le bras gauche. Leurs visages ne s’alignent pas avec celui de la Vierge, qui bascule sur son épaule gauche. Malheureusement, l’état de conservation de ce petit panneau ne permet pas une analyse des couleurs, mais au vu des teintes actuelles (qui ont partiellement viré), on peut imaginer que des répétitions chromatiques se produisent à la fois entre Joseph, Marie et Madeleine (bleu), et peut être entre Jean et Nicodème (rouge ?). Or, ces répétitions chromatiques correspondraient à peu près aux diagonales de la composition, dont le point de rencontre se situe au creux du cou de la Vierge Marie, ce qui contribuerait une nouvelle fois à sa mise en valeur.
7En résumé, dans les Lamentations qui montrent le Christ assis, nous avons observé que Jean et la Vierge se répartissent symétriquement par rapport au buste redressé, ce qui permet, semble-t-il, de souligner implicitement le nouveau rôle que l’apôtre assume auprès de la Vierge après la mort du Christ. Dans les Lamentations qui montrent le Christ couché, nous venons de le constater, le corps de la mère devient l’axe de symétrie par rapport auquel se répartissent les personnages, particulièrement Madeleine et Jean. Cette répartition permet notamment d’assimiler la mère au fils et de souligner le rôle de la Vierge dans le déroulement du Plan divin. Il reste les Lamentations qui associent les deux types de symétrie : non seulement la Vierge et Jean se répartissent symétriquement par rapport au Christ, mais aussi Madeleine et Jean, par rapport à la Vierge. Si nous poursuivons notre raisonnement, une telle répartition associe la mère et le fils en tant que couple rédempteur. Cette configuration de la double symétrie concerne uniquement les formules qui montrent le Christ assis ou debout. Entre autres exemples possibles, prenons la lunette que Carlo Crivelli exécute vers 1490-1493 pour la cimaise du retable de l’église franciscaine de Fabriano (pl. XXII, fig. 28). Comme le veut la formule établie par les frères Crivelli, les personnages sont réunis derrière un parapet qui occupe toute la largeur de l’image : la Vierge, Madeleine et Jean maintiennent le Christ en position assise. De même que dans les exemples étudiés plus haut, la linea alba ombrée du Christ matérialise un axe de symétrie légèrement oblique par rapport auquel se répartissent Jean et la Vierge. Or, cette dernière, debout à droite de son fils, devient l’axe de symétrie de part et d’autre duquel se répartissent Jean et Madeleine, qui saisissent chacun une main du Christ. Toutefois, la Vierge ne se situe pas exactement sur l’axe vertical médian, mais est très légèrement décalée à droite : l’axe vertical médian passe à la jonction des corps de la mère et du fils (il frôle le nimbe de la Vierge, passe par l’épaule gauche, le torse, la hanche droite du Christ et par le marbre qui décore le parapet). Par conséquent, c’est bien plutôt autour du couple constitué de la Vierge et du Christ que se répartissent symétriquement Jean et Madeleine.
8Le fait est assez rare, mais dans certains cas, le corps du Christ s’inscrit largement sur celui de sa mère qui le tient entre ses jambes. Les deux corps ne forment alors plus qu’un seul, qui fait office d’axe de symétrie par rapport auquel se répartissent Madeleine et Jean. Le corpus ne compte que deux occurrences de cette formule : les Lamentations de Bronzino et de Marco Pino da Siena, respectivement conservées à Florence (ca. 1567, pl. II, fig. 4) et à Rome (ca. 1578, pl. XXIII, fig. 29). Si on l’envisage dans son intégralité, la posture du Christ dans ces deux Lamentations présente une certaine ambiguïté entre debout et assis : le corps est présenté verticalement, mais les jambes, repliées en chien de fusil, ne peuvent le soutenir. En tout cas, le torse du Christ fait face au spectateur et s’inscrit plastiquement sur le corps de sa mère : sur la totalité de la poitrine chez Bronzino ; plutôt sur le ventre et les jambes chez Marco Pino. Le corps souffrant du Christ se superpose ainsi à celui de sa mère, comme si les souffrances du Christ étaient assimilées par le corps de Marie. D’ailleurs, l’emplacement du corps du Christ – dans l’entrejambe de sa mère – et la manière dont les tissus l’enveloppent, qui fait penser à une matrice – en particulier le manteau de sa mère –, ne sont pas sans évoquer un accouchement : c’est l’Église, constituée de tous les pécheurs, qui naît grâce au double sacrifice (nous y reviendrons). De plus, Madeleine et Jean se répartissent de part et d’autre du couple rédempteur placé sur l’axe vertical médian : Jean à gauche, Madeleine à droite. Chez Marco Pino, les corps des deux saints sont face au spectateur, leurs visages sont baissés vers le Christ et la Vierge écarte les bras dans leur direction, ce qui augmente encore l’effet de symétrie. En revanche, chez Bronzino, un retournement s’opère entre les deux personnages : Jean tourne le dos au spectateur, qui ne voit donc que son profil droit, tandis que, Madeleine, de face, tourne la tête vers la main du Christ, si bien qu’elle présente essentiellement son profil droit au spectateur. Malgré ce retournement dos/face des corps, les visages des deux saints se font toujours écho de part et d’autre de la Vierge et du Christ. De plus, comme Jean est de dos, le spectateur qui fait face à la toile peut se projeter à sa place plus facilement. Chez Marco Pino da Siena, quelque chose de curieux se joue au niveau des jambes des personnages. En effet, Madeleine et Jean présentent une posture très instable proche de l’accroupissement et seule leur jambe gauche est visible. Or, même si la différence de couleur révèle l’incohérence, ce sont les jambes de la Vierge qui s’inscrivent à la place de la jambe invisible des deux saints. Autrement dit, le corps de la Vierge vient en quelque sorte prolonger celui de Jean et de Madeleine : la jambe droite de la Vierge devient la jambe gauche de l’apôtre et la jambe gauche de la Vierge devient la jambe droite de Madeleine. Pour les trois personnages, ce partage des membres inférieurs induit une forte volumétrie du bas de leurs corps, accentuée par l’éclairage : ils ne forment plus qu’un seul, qui occupe toute la largeur du panneau. Or, à en croire le corpus, un tel procédé n’est pas isolé et pourrait bien être significatif.
LA SUPERPOSITION DES CORPS
9Dans un récent article5, Cécile Beuzelin effectue une analyse plastique convaincante du Double portrait Cini de Jacopo Pontormo conservé à Venise (ca. 1521-1523). Dans une première partie de son analyse, elle revient sur les origines du double portrait d’amitié, dont elle attribue l’invention à Andrea Mantegna6. Surtout, elle établit que les doubles portraits d’amitié, en particulier celui de Pontormo, se fondent sur « les notions de “double”, d’égalité et d’interchangeabilité entre les deux hommes7 ». Selon Cécile Beuzelin, ce sont précisément ces deux notions – égalité et inter-changeabilité – qui distinguent le portrait de « vraie amitié8 » du double portrait conjugal et des autres types de doubles portraits masculins. En effet, dans les textes comme dans les images, la vraie amitié se fonde impérativement sur une relation d’égalité entre les deux personnages et non sur un rapport de filiation, d’héritage ou de fidélité. Si de nombreuses références littéraires – qui remontent jusqu’à l’Antiquité – viennent étayer sa réflexion, Cécile Beuzelin a aussi le mérite de montrer quels sont les moyens plastiques utilisés afin de rendre visible cette relation d’égalité et d’interchangeabilité entre les deux amis portraiturés. Premièrement, ils sont présentés au même niveau dans l’image : aucun n’apparaît comme supérieur à l’autre. Deuxièmement, ils sont vêtus de la même manière. Troisièmement, leurs deux corps fusionnent en un seul, ce qui induit une certaine difficulté dans l’attribution des membres. Cécile Beuzelin établit en outre que cette égalité visuelle fonctionne comme la manifestation extérieure d’une égalité intérieure. En effet, pour les philosophes de l’Antiquité, l’amicitia perfecta se résume en une seule phrase : les amis sont comme une seule âme dans plusieurs corps9. Dès lors, le lecteur saisira que les trois moyens plastiques qui, selon Cécile Beuzelin, expriment l’égalité et l’interchangeabilité des personnages correspondent à certains des échos plastiques que nous avons repérés dans les Lamentations. La disposition isocéphalique des deux amis correspond aux constructions symétriques : les deux personnages mis en pendants sont présentés comme égaux et interchangeables. De même, les vêtements communs aux deux amis correspondent aux échos chromatiques. Il convient toutefois de nuancer légèrement le propos : contrairement au portrait, dans l’iconographie religieuse, ce sont moins les vêtements (considérés pour leurs formes et pour leurs textures) que leurs couleurs qui induisent un lien entre les personnages. Reste la « fusion/confusion des corps ». Ce procédé plastique existe dans quelques Lamentations, mais il est très rare. La fresque de Mariotto di Nardo dans la sacristie de Santa Maria Novella à Florence (pl. III, fig. 5), constitue le seul véritable exemple de fusion des corps postérieur à la première moitié du XIVe siècle : la Vierge semble partiellement partager son corps avec la sainte femme qui se situe derrière elle. Les jambes des deux femmes sont en effet cachées et le dos de la Vierge s’inscrit en partie sur le corps de la sainte femme. Or, comme elles sont vêtues à l’identique (un manteau bleu à capuche avec un col blanc), les deux corps semblent ne se séparer qu’au niveau de la taille, parce que la Vierge se penche en avant pour enlacer et embrasser son fils. La zone de fusion qui s’instaure entre les deux personnages semble donc décomposer le mouvement de la Vierge. De plus, aucun détail physique ne différencie les deux femmes, qui ont les cheveux recouverts par une capuche. Un seul élément vestimentaire fait écart entre les deux : la couleur de leur manche droite, qui est rouge pour la Vierge et bleue pour la sainte femme.
10Plus souvent qu’une véritable fusion des corps, on observe dans les Lamentations ce que nous appellerons « une superposition des corps » : le spectateur a l’impression que le corps d’un personnage X est prolongé par le corps d’un personnage Y. Ainsi, dans la Lamentation de Botticelli conservée à Munich (ca. 1490, fig. 52), le corps de la Vierge s’inscrit plastiquement sur celui de Jean. Autrement dit, le corps de Jean se dérobe à la vue du spectateur et, à sa place, se trouve celui de la Vierge. Surtout, le bras droit de Jean se superpose le long de celui de la Vierge. De la sorte, le bras de la mère du Christ semble prolonger celui de l’apôtre, d’autant que les deux manches sont rouges et que les deux mains pendent dans le vide. Cette configuration donne un effet très pathétique à la scène : de même que le corps de la Vierge se modèle sur celui du Christ, le corps de Jean se modèle sur celui de la Vierge, peut être pour donner à voir l’immense compassion de l’apôtre pour la mère du Rédempteur ou pour signifier que les souffrances de l’apôtre sont aussi grandes que celles de la Vierge.
11Comme pour tous les autres échos plastiques que nous venons de repérer, la fusion et la superposition des corps peuvent recevoir une interprétation polysémique. Une hypothèse séduisante consiste pourtant à considérer que les personnages, si solidement unis autour du Christ (la Vierge, Madeleine et Jean en particulier), constituent plus un groupe (auquel le spectateur appartient), que des entités individuelles : ils pourraient bien constituer une image de l’Ecclesia en subalternation totale au Corpus Christi. C’est en tout cas l’hypothèse que nous allons défendre dans les lignes qui suivent.
Notes de bas de page
1 Peter Humfrey, Cima da Conegliano, Cambridge, 1983, p. 127.
2 Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Âge et sur ces sources d’inspiration, Paris, 1925, p. 186.
3 Ibid., p. 193.
4 Jérôme Baschet, « Logique narrative, nœuds thématiques et localisation des peintures murales. Remarques sur un livre récent et sur un cas célèbre de boustrophédon », dans L’emplacement et la fonction des images dans la peinture médiévale du Moyen Âge, Actes du 5e séminaire international d’art mural de Saint-Savin (Centre international d’art mural, 16-18 septembre 1992), Saint-Savin, 1992, p. 106 évoque une interprétation possible de ce retournement. Il pourrait, selon lui, s’agir de suggérer la conversion (dans son double sens spirituel et matériel de retournement).
5 Cécile Beuzelin, « Le double portrait de Jacopo Pontormo : vers une histoire du double portrait d’amitié à la Renaissance », Studiolo, 2009, p. 79-99.
6 Ibid., p. 79.
7 Ibid., p. 87.
8 Sur l’amitié dans l’Antiquité, voir Michael Peachin (dir.), Aspects of Friendship in the Graeco-Roman World, Actes du colloque d’Heidelberg (10-11 juin 2000), Porthsmuth, 2001.
9 Sur l’amitié dans l’Antiquité, voir Michael Peachin (dir.), Aspects of Friendship in the Graeco-Roman World, Actes du colloque d’Heidelberg (10-11 juin 2000), Porthsmuth, 2001.
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