Chapitre 2. Répétitions et ressemblances au service de l’identification
p. 149-163
Texte intégral
1Grâce aux attributs, la Vierge, Madeleine et Jean sont en règle générale facilement identifiables au sein des Lamentations. Ainsi, la Vierge porte de manière quasi systématique le long manteau bleu, ainsi qu’un voile ou un capuchon qui lui recouvre les cheveux. Madeleine a de longs cheveux blonds dénoués, porte une robe rouge et tient parfois le pot d’onguent. Jean est le moins facile des trois à identifier. D’abord, en dehors de sa jeunesse, il n’a pas réellement d’attribut dans les épisodes liés à la mort du Christ. Ensuite, son emplacement au sein des Lamentations est beaucoup moins fixe que celui de Madeleine : s’il se trouve souvent auprès du Christ et de la Vierge, il peut tout aussi bien être à l’écart. Par conséquent, on peut facilement le confondre avec un autre personnage masculin, voire féminin, en raison de son apparence androgyne. Il est toutefois possible d’identifier Jean corrélativement à Madeleine. En effet, Madeleine et Jean présentent d’importants points communs dans les images. Ainsi, l’apôtre porte fréquemment la même couleur de vêtements que la sainte, ce qui permet de le reconnaître d’un simple coup d’œil dès qu’on a localisé Madeleine. De même, les deux personnages présentent souvent la même posture et/ou la même gestuelle. La composition induit aussi souvent une contiguïté plastique entre Madeleine et Jean. En effet, les deux saints se répartissent fréquemment de manière symétrique de part et d’autre du Christ (ou de la Vierge). Par conséquent, après avoir localisé l’un, on peut chercher symétriquement son pendant.
2Dans ce chapitre, nous considérerons que ces répétitions formelles – comme celles des configurations iconographiques étudiées plus haut – ne sont pas fortuites et ne sont pas liées à une piètre « manière » des peintres : le fait est par trop récurrent pour s’expliquer ainsi. Au contraire, nous tenterons de montrer qu’elles ont une véritable fonction pour la dévotion : le processus d’identification du spectateur se modèle sur les échos qui s’instaurent entre les deux saints exemplaires. Un peu comme un miroir au-delà duquel il doit se projeter, l’image inculque alors à celui qui la contemple l’attitude et les gestes qui conviennent.
LES RÉPÉTITIONS CHROMATIQUES
3À plusieurs reprises1, Michel Pastoureau s’attache à souligner les difficultés que l’historien rencontre pour tenter de construire une histoire des couleurs. Ne serait-ce que pour les décrire, les difficultés éprouvées par l’historien de l’art ne sont pas moins grandes, loin s’en faut. La première d’entre elles tient à leur perception : comme ce type de perception est complètement culturel, on risque forcément l’anachronisme lorsqu’on parle d’images réalisées il y a plusieurs siècles. De plus, pour diverses raisons, les pigments sont souvent altérés et ne peuvent jamais être exactement comme au moment de leur application sur le support. De surcroît, les conditions de luminosité dans lesquelles nous observons les images ne correspondent pas du tout à celles d’origine. La deuxième difficulté tient à la dénomination des couleurs, qui diffère considérablement d’une culture à une autre et la troisième à leur symbolique, fluctuante et ambivalente par essence.
4À propos du lexique, l’aide apportée à l’historien de l’art par les traités de peintures rédigés au XVe et au XVIe siècles est finalement assez mince. Pour ne citer que deux exemples, dans le premier texte théorique consacré à la peinture à la Renaissance – le De pictura de Leon Battista Alberti rédigé dans les années 1435 –, la couleur ne fait pas l’objet de développements notables2. Un seul passage regroupe plusieurs noms de couleurs (II, 48) : vert, blanc, pourpre, safran. Au contraire, dans la seconde partie de son Livre de l’art (1437), Cennino Cennini s’intéresse à l’origine et à la préparation des couleurs3. Il est donc très précis sur les nuances que les peintres peuvent obtenir à partir de différentes pierres. Ainsi, il donne successivement sept recettes de rouge, six de jaune et sept de vert, qui varient en brillance ou en intensité. Cependant, il est bien difficile, voire impossible sans outillage perfectionné, d’identifier l’une ou l’autre de ces nuances dans les œuvres. On peut toujours aller chercher du côté des traités d’optique ou des sources liées aux teinturiers4 pour préciser le lexique à employer au sujet des couleurs, mais la source qui semble la probante au sujet de l’iconographie religieuse est la liturgie5.
5Les premières tentatives efficaces pour codifier les couleurs de la liturgie se développent dès le XIIIe siècle sous l’influence du De sacro Sancti altaris mysterio6, rédigé par le jeune cardinal Lothaire de Segni, futur pape Innocent III. Ce dernier décrit en effet les usages chromatiques qui ont cours dans la liturgie du diocèse de Rome et, avec la diffusion de son texte, ce qui est liturgiquement valide à Rome s’impose bientôt à l’ensemble des autres diocèses. Pour synthétiser, le système de Lothaire s’articule à partir des trois couleurs basiques de la culture du haut Moyen Âge : le blanc, le rouge et le noir. Le blanc s’utilise pour la fête des anges, des vierges et des confesseurs ; pour Noël ; pour l’Épiphanie ; pour le Jeudi saint et le dimanche de Pâques ; pour l’Ascension, l’Assomption et, dans certains diocèses, pour la Toussaint. Le rouge s’emploie pour les fêtes des apôtres et des martyrs ; pour les rameaux ; pour le Vendredi saint et la Pentecôte. Dans le contexte liturgique, le rouge renvoie donc principalement au sang du Christ et au feu de la Pentecôte. Le noir, qui peut être remplacé par du violet, s’utilise dans la liturgie des défunts et durant le temps de l’Avent. À ces couleurs de base s’ajoute le vert qui s’emploie pour le « temps ordinaire », c’est-à-dire entre l’Épiphanie et la Septuagésime, ainsi que dans le temps qui précède l’Avent.
6Un siècle plus tard, le Rationale Divinorum Officiorum7 de Guillaume Durand, dont nous avons déjà souligné l’importance, reprend dans les grandes lignes la description de Lothaire sur l’usage des couleurs liturgiques, mais il en fait un système qu’il aimerait voir s’étendre à toute l’Église. Ses souhaits semblent avoir été exaucés : exception faite de quelques liturgies locales, les quatre couleurs du temps liturgique établies par Lothaire et reprises par Guillaume Durand constituent toujours les normes actuelles. Or, l’observation du corpus permet de constater que les personnages qui entourent le Christ mort dans les Lamentations sont le plus souvent vêtus de l’une ou de plusieurs de ces couleurs. C’est donc le lexique liturgique des couleurs et, éventuellement, sa symbolique que nous choisissons d’utiliser dans les analyses qui suivent. De plus, afin de ne pas tomber dans le piège du vieillissement des pigments, nous essaierons de fonder nos démonstrations sur des œuvres récemment restaurées ou présentant un bon état général. En ce qui concerne Madeleine et Jean, force est de constater qu’ils portent le plus souvent du rouge et du vert. Par conséquent, ils se font écho chromatiquement dans les images. De plus, le fait que les deux couleurs qui leur sont attribuées appartiennent aux couleurs liturgiques n’est pas dénué d’intérêt. En effet, le rouge s’utilise pour les fêtes des martyres et pour le Vendredi saint, ce qui correspond au statut de Jean et de Madeleine et, plus largement, au thème de la Lamentation. Le vert, correspond quant à lui au temps ordinaire traditionnellement considéré comme le temps de la paix, de la sérénité, de l’espoir et de la contemplation. Selon Michel Pastoureau, le vert se rapporte à ce qui produit du fruit, à la croissance et à la jeunesse : « en latin, les jeux de mots ne sont pas rares entre viridis (« vert »), vir (« homme »), vivere (« être vigoureux »), etc.8. » Le temps ordinaire, associé au vert, symbolise donc couramment la croissance de la foi dans le mystère chrétien et l’espérance quotidienne de Dieu. Par conséquent, l’association du rouge et du vert, du sang versé par amour et de l’accroissement spirituel semble signifiante pour le thème de la Lamentation qui donne à contempler au spectateur le corps du Christ sacrifié pour sa rédemption.
7La manière dont les échos chromatiques s’établissent entre Madeleine et Jean – la Vierge peut s’associer – est variable. Première solution, que nous appellerons « la répétition chromatique » : ils portent exactement les mêmes couleurs de vêtements. Deuxième solution, que nous appellerons « l’inversion chromatique » : ils portent les mêmes couleurs, mais de manière inversée, soit entre le haut et le bas, soit entre le dessus et le dessous. Troisième solution, que nous appellerons « l’addition chromatique » : l’un des trois personnages cumule les couleurs utilisées pour les deux autres. Précisons que ces couleurs peuvent tout aussi bien correspondre à l’intégralité du vêtement ou seulement à une partie. Dans ce second cas, nous parlerons de « touches chromatiques ». Souvent, les couleurs qui sont répétées, inversées ou disposées par touche ne sont utilisées au sein de l’image que pour Madeleine et Jean (parfois la Vierge), ce qui permet éventuellement d’identifier corrélativement la sainte et l’apôtre. Quoi qu’il en soit de la solution utilisée, les échos chromatiques, nous allons le voir, contribuent à la fois à associer les deux personnages et à valoriser ceux qui sont encadrés par la répétition des couleurs – souvent le Christ et/ou la Vierge.
8La Lamentation de Fra Bartolomeo conservée au palais Pitti à Florence (ca. 1511, pl. XII, fig. 15) constituera notre premier exemple. L’analyse comparative de la couleur des vêtements est possible à mener grâce au nettoyage et à la restauration du panneau effectués à la fin des années 19809.
9Premier constat : une répétition chromatique se produit entre Madeleine et Jean, vêtus tous les deux en rouge et en bleu. En effet, Madeleine porte une robe rouge dont la nuance se répète exactement dans le grand tissu qui enveloppe les jambes de Jean (la nuance du vêtement de saint Paul, debout à droite, apparaît plus claire parce qu’elle est davantage rehaussée de reflets blancs). De même, Jean porte un haut bleu dont la nuance se répète dans le col et la ceinture de Madeleine. Le bleu et, surtout, le rouge se répètent donc sur les vêtements des deux saints, ce qui induit une répétition visuelle et met en valeur le Christ et sa mère qu’ils encadrent. Deuxième constat : la Vierge n’est pas totalement exclue de cette répétition chromatique. Elle ne porte pas de rouge, mais elle porte son traditionnel manteau bleu dont la nuance est identique au vêtement de Jean et à la ceinture de Madeleine. Elle s’associe par conséquent aux deux saints. Cela dit – troisième constat –, du point de vue des couleurs, elle s’associe également à son fils. En effet, le voile blanc qui lui couvre les cheveux fait écho au perizonium du Christ et à l’étole brodée sur laquelle il est assis. De plus, ces trois éléments blancs se superposent approximativement sur l’axe vertical médian (de bas en haut : pierre, perizonium, voile), ce qui renforce l’association chromatique de la mère et du fils. Au total, l’analyse des répétitions chromatiques fait apparaître un trio – la Vierge, Madeleine et Jean – ainsi que deux binômes : la mère et le fils, Madeleine et Jean. Dans tous les cas, ces répétitions contribuent à valoriser le corps du Christ, non seulement, parce qu’il est visuellement entouré de rouge et de bleu, mais aussi, parce qu’il s’insère dans la répétition du blanc. On notera que les saints Pierre et Paul sont totalement exclus de ce jeu chromatique.
10Au sujet des « inversions chromatiques », regardons la Lamentation qu’Ortolano exécute vers 1521 pour l’église San Cristoforo degli Esposti à Ferrare (pl. XIII, fig. 16). Grâce aux trois restaurations successives auxquelles elle a eu le droit en 1911, 1956 et 196610, une analyse comparative des couleurs est possible à partir de cette toile. Or, elle montre une association de Madeleine et de Jean grâce à une inversion chromatique entre le haut et le bas de leurs tenues vestimentaires. En effet, Madeleine porte une robe rouge et un tissu vert enveloppe le bas de son corps tandis que Jean porte une tunique verte et qu’un tissu rouge recouvre ses jambes. La répartition en chiasme qui est engendrée par l’inversion des couleurs entre la tenue de Jean et celle de Madeleine induit une valorisation du corps du Christ que les deux saints encadrent – Jean à la tête, Madeleine aux pieds. De manière plus générale, le corpus montre que les « inversions chromatiques » unissent la Vierge, Madeleine et Jean par paires par rapport au Christ mort. Deux binômes dominent incontestablement. En premier, le binôme constitué de Jean et de Madeleine. En second, celui constitué de la Vierge et de Jean (peut-être pour rappeler qu’ils sont confiés à leur bienveillance mutuelle par le Christ en croix ?). De plus, les inversions chromatiques qui associent Jean et Madeleine sont si récurrentes qu’elles permettent d’identifier relativement un personnage par rapport à l’autre. Ainsi, certaines identifications hypothétiques peuvent, semble-t-il, se vérifier. Reprenons à titre d’exemple la Lamentation du panneau double face attribué au Maestro di San Francesco et conservé à Pérouse (pl. II, fig. 3). Plus haut11, en optant pour une acception large de la notion d’attribut, nous identifions la femme qui se situe aux pieds du Christ comme étant Madeleine : les inversions chromatiques viennent renforcer cette identification. En effet, Jean porte une tunique bleue que recouvre un tissu rouge jeté sur ses épaules, alors que la femme qui se trouve aux pieds du Christ porte une robe rouge (toutefois plus pâle) que recouvre un manteau bleu. De plus, exception faite de Jean, cette femme est la seule de l’image à porter les deux couleurs dans sa tenue. L’inversion chromatique qui induit un lien entre elle et Jean vient donc confirmer son identification en tant que Madeleine.
11Il est temps maintenant d’aborder le troisième type d’écho chromatique entre les personnages qui entourent le Christ mort : l’addition. Nous considérons qu’une Lamentation présente une addition chromatique entre la Vierge, Madeleine et Jean lorsque les vêtements de l’un associent la couleur des vêtements des deux autres. Deux combinaisons sur les trois possibles sont représentées dans le corpus : soit les vêtements de Madeleine associent les couleurs de la tenue de Jean et de la Vierge, soit les vêtements de Jean associent les couleurs de la tenue de Madeleine et de la Vierge. C’est donc par l’intermédiaire de la Vierge que Jean et Madeleine peuvent s’associer. Peut-être que cela contribue à souligner la fonction particulière de la Vierge Marie dans l’économie du Salut. La Lamentation attribuée au Maître du codex de saint Georges et conservée à New York (ca. 1340, pl. XIV, fig. 17) correspond à la deuxième formule. En effet, Jean porte une tunique bleue que rehausse une étoffe rouge, ce qui associe le bleu du manteau de la Vierge et le rouge de la robe de Madeleine. La couleur n’est pas le seul élément de l’image qui permet d’associer la Vierge et/ou Madeleine et/ou Jean. La répétition des postures et de la gestuelle induit également des échos visuels entre eux, sur lesquels le spectateur est invité à modeler son comportement.
POSTURES ET GESTUELLES RÉPÉTITIVES
12Le verbe latin movere, qui correspond à la troisième fonction de l’éloquence, relève de deux acceptions : l’émotion et le mouvement. L’étroite imbrication de ces deux significations est repérable au Livre II du De pictura : Alberti utilise le même mot, movere, pour parler des corps et des âmes. Les différentes traductions françaises de ce passage montrent les difficultés que peut poser cette dualité du verbe movere. Les uns traduisent en effet « L’histoire touchera12 les âmes des spectateurs lorsque les hommes qui y seront peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur âme13 » ou « La scène saura émouvoir l’âme du spectateur quand les hommes représentés montreront avec force les mouvements d’âme qui les animent14 » – ce qui relève de l’émotion. D’autres traduisent « L’âme de ceux qui regardent sera mue par l’histoire représentée lorsque les hommes qui se trouvent peints manifesteront le mouvement propre de leur âme avec intensité15 » – ce qui relève cette fois plutôt du mouvement.
13En peinture, comme dans la rhétorique, ces deux acceptions inhérentes au verbe latin movere sont indissociables. Elles prennent sens à la fois à l’intérieur de l’œuvre (si on considère les personnages) et en dehors (si on considère l’identification du spectateur aux personnages). Au total, Alberti effectue trois constats importants au sujet du mouvement en peinture. D’abord, il indique qu’il faut privilégier la variété plutôt que la répétition dans les postures :
De fait, ce qui procure avant tout le plaisir dans la représentation d’une histoire, c’est précisément l’abondance et la variété des choses. […] C’est pourquoi, en peinture, la variété des corps et des couleurs procure tant d’agréments.16
14Ensuite, il considère que le mouvement des corps est le reflet du mouvement des âmes (Sed hi motus animi ex motibus corporis cognoscuntur17). Enfin, c’est sur le mouvement des corps des personnages que se modèle l’émotion du spectateur : « La nature en effet – et rien plus que la nature n’attire à soi le semblable – nous porte à pleurer avec ceux qui pleurent, à rire avec ceux qui rient, à souffrir avec ceux qui souffrent18. »
15La deuxième des trois considérations qu’Alberti effectue sur le mouvement permet un syllogisme riche de conséquences pour l’analyse des échos visuels qui se fondent sur la posture et sur la gestuelle : si le mouvement du corps d’un personnage est la manifestation du mouvement de son âme, alors, quand plusieurs personnages montrent une posture et/ou une gestuelle identique, c’est qu’ils ont un état d’âme identique. Dès lors, on comprend pourquoi – contrairement aux conseils d’Alberti19 – la Vierge et/ou Madeleine et/ou Jean présentent une posture et/ou une même gestuelle au sein de nombreuses Lamentations : il s’agit, semble-t-il, de suggérer une émotion commune aux trois personnages, sur laquelle doit se fonder l’identification du spectateur. Ajoutons que, dans tous les cas, c’est l’attitude des personnages envers le corps du Christ qui induit la répétition de la posture et/ou de la gestuelle. En conformité avec Alberti, qui fait la distinction, nous entendrons le terme « posture » au sens courant de « position, attitude, maintien du corps », tandis que le terme « gestuelle », employé de manière restrictive, concernera uniquement les bras et les mains. L’observation du corpus permet deux conclusions importantes à propos de la posture des personnages.
16Premièrement, d’un point de vue chronologique, les Lamentations qui montrent la Vierge, Madeleine et Jean dans une attitude similaire vis-à-vis du Christ sont constantes entre le XIVe et le XVIe siècle. Les légères variations de nombre qui s’observent en comparant les trois siècles se justifient par la production générale des Lamentations qui, nous l’avons noté, augmente au Quattrocento et, plus encore, au Cinquecento. Deuxièmement, trois formules sont possibles. Première formule : les trois personnages présentent la même attitude envers le Christ mort. Deuxième formule : ils sont associés par binômes (la Vierge et Jean, la Vierge et Madeleine, Madeleine et Jean). Troisième formule : la Vierge et, plus rarement, Madeleine ou Jean, présentent une posture similaire à celle du Christ.
17La Lamentation du panneau double face attribué au Maestro di San Francesco (pl. II, fig. 3), mentionnée à plusieurs reprises, correspond à la première formule. En effet, les trois personnages se penchent en avant et leurs dos constituent trois courbes en rappel avec le bord supérieur du panneau qui se font écho. De plus, l’inclinaison de leurs têtes présente un angle identique : les obliques que constituent leurs nez sont donc parallèles et se répondent discrètement. Surtout, chacun appose la joue gauche sur le corps du Christ : sur la joue pour la Vierge, sur le mollet pour Madeleine, sur la main pour Jean. C’est donc bien grâce à l’intimité qu’ils établissent avec le Christ que les trois personnages adoptent la même posture. Or, si on considère avec Alberti que le mouvement des corps est la manifestation du mouvement des âmes, cette répétition des postures suggère peut-être un affect commun. Par conséquent, le spectateur est invité à modeler son comportement sur celui des trois personnages : loin de traduire un manque d’invention de la part du peintre, la répétition stimule le mimétisme. La Lamentation de Francesco Francia aujourd’hui perdue (ca. 1510, pl. XV, fig. 18) présente la Vierge et Madeleine dans une posture relativement similaire. Elle correspond donc à la deuxième formule. Les deux femmes, agenouillées, détournent leur regard du Christ et tournent la tête vers le bord droit du panneau. De plus, elles tendent leurs bras gauches jusqu’à toucher le corps du Christ : l’inclinaison des deux têtes et les arrondis que constituent les bras se font ainsi écho dans l’image.
18Nous avons déjà signalé que le corps de la Vierge évanouie imite parfois le corps du Christ mort, nous n’y revenons donc pas20. En revanche, il semble que dans certaines images, la compassion qu’éprouvent Madeleine et Jean pour le Christ est si forte que leurs corps imitent eux aussi le corps souffrant du sacrifié, comme la Vierge. Ainsi, dans la Lamentation de Francesco Buonsignori conservée à Oxford (ca. 1510-1515, pl. XV, fig. 19), qui correspond à la troisième formule, Madeleine effectue le geste de deuil consistant à lever et à écarter violemment ses bras en l’air : cette posture induit un écho avec celle du Christ mort, qui a encore les bras en croix (à en croire le corpus, il s’agit d’un unicum).
19Pour la gestuelle, les observations préliminaires sont quasiment les mêmes que pour les postures. D’un point de vue chronologique, la proportion des Lamentations qui montrent la Vierge, Madeleine et Jean avec une gestuelle similaire est constante entre le XIVe et le XVIe siècle. En revanche, d’un point de vue typologique, les conclusions sont légèrement différentes : seulement deux formules sont repérables, contre trois pour les postures. À cette différence près, les deux formules qui restent sont les mêmes pour les répétitions de gestuelle que pour les répétitions de posture. Premièrement, les trois personnages présentent une gestuelle semblable. Deuxièmement, ils s’associent par binômes (la Vierge et Jean, la Vierge et Madeleine, Madeleine et Jean). En revanche, si la proportion des différents binômes qui se forment grâce à une répétition des postures apparaît à une fréquence à peu près égale dans le corpus, le binôme constitué de Madeleine et de Jean est incontestablement celui qui est le plus souvent offert en modèle au spectateur pour les répétitions de gestuelle.
20Outre les répétitions de postures et de gestuelles, certaines images montrent les personnages qui entourent le Christ mort avec une expression faciale – et donc une émotion – analogue. Toutefois, il est souvent difficile de déterminer si deux visages se ressemblent vraiment ou s’il s’agit simplement d’une ressemblance induite par la « manière » du peintre. Par conséquent, certaines précautions méthodologiques s’imposent. Premièrement, l’expression faciale ne peut devenir un critère de ressemblance qu’à partir du moment où les peintres acquièrent la compétence de les diversifier, c’est-à-dire dans le troisième quart du XVe siècle, lorsque les expérimentations sur la physiognomonie se font ressentir en peinture. Deuxièmement, il faut considérer que les expressions faciales de la Vierge, et/ou de Madeleine et/ou de Jean sont similaires lorsque les parties les plus expressives de leurs visages (yeux, bouche) sont traitées différemment de celles des autres protagonistes. C’est le seul moyen d’écarter la « manière » du peintre. Troisièmement, sauf à l’évidence, il faut se garder de définir exactement quelles sont les émotions ressenties par les personnages : l’exercice est trop intuitif et le résultat serait par conséquent peu probant. Contrairement aux autres types de répétitions, les Lamentations qui montrent une répétition dans l’expression faciale des personnages appartiennent exclusivement au dernier quart du XVe et au XVIe siècle. Par contre, comme pour les autres cas de répétitions, les trois personnages peuvent présenter une expression faciale analogue ou s’associer par binômes. Or, encore une fois, le binôme le plus récurrent est celui qui se compose de Madeleine et de Jean. Vient ensuite celui que forment la Vierge et Jean. Enfin, celui que constituent Madeleine et la Vierge, plutôt rare. Ajoutons que, plus fréquemment que pour les autres répétitions, un ou plusieurs autres personnages s’associent au trio ou au binôme. De ce point de vue, la Lamentation que Jacopo da Montagnana réalise vers 1440-1443 pour l’église paroissiale de Montortone est particulièrement intéressante car la douleur ne s’exprime que sur le visage des femmes. En effet, alors que Jean, présente un visage concentré et impassible, la Vierge, Madeleine et deux saintes femmes ont la bouche grande ouverte en signe de désespoir, à tel point que leurs dents sont visibles (fig. 47). Dans certaines Lamentations, la ressemblance des expressions faciales se transforme en une véritable ressemblance physique. Prenons en guise d’exemple la Lamentation que Girolamo del Pacchia réalise vers 1530 pour l’église San Martino à Sinalunga. D’abord, la Vierge, Madeleine et Jean sont associés par la répétition du rouge et du vert utilisés pour leurs vêtements. En effet, l’apôtre préféré, situé au niveau de la tête du Christ, porte un vêtement vert à manches longues et une étole rouge vif enroulée autour de son cou. Or, la nuance de rouge qui est utilisée pour la robe de la Vierge est exactement la même. De plus, par-dessus la robe rouge, le manteau de la Vierge Marie prend ici une teinte verdâtre – toutefois plus foncée et plus terne que le vêtement de Jean (l’état de saleté du panneau oblige à la prudence et un nettoyage pourrait venir confirmer ou infirmer cette répétition chromatique). De même, le rouge de la robe de Madeleine est identique au rouge de l’étole de Jean et de la robe de Marie. Pour preuve, le bas des deux robes se confond sans qu’on puisse savoir ou s’arrête celle de la Vierge et où commence celle de Madeleine. La répétition du rouge vif, qui leur est exclusivement réservé, contribue donc à associer les trois personnages. De plus, l’oblique descendante que constituent l’alignement de leurs têtes et la répétition des touches ponctuelles de rouge répond à l’oblique que forme le corps du Christ. L’écho chromatique induit entre Jean, la Vierge et Madeleine contribue par conséquent à mettre en valeur le corps du Christ sacrifié. À l’écho chromatique s’ajoute une répétition des postures entre Madeleine et Jean : contrairement à la Vierge et à l’ensemble des autres personnages, ils tournent la tête vers la droite du panneau. De même, une certaine sérénité – partagée avec la Vierge Marie – règne sur leurs visages, qui ne montrent aucun des signes traditionnels de la douleur ou de la tristesse. Curieusement, les trois personnages semblent même esquisser un sourire (peut-être est-ce là une maladresse du peintre ?). Observons de plus près ces visages : on y décèle comme un air de ressemblance. Comparés à la Vierge, qui a les joues assez creuses, Madeleine et Jean ont les joues bien pleines et les pommettes saillantes. Ils ont aussi le même nez droit et fin, alors que celui de la Vierge apparaît plus court et plus pointu. Surtout, alors que celle de la Vierge est voilée, Madeleine et Jean arborent une chevelure identique. D’abord, le même type de coiffure : les cheveux longs, séparés en deux par une raie dessinée avec précision et qui dégage le front. Ensuite, une nuance de châtain parfaitement analogue. Enfin, une même texture épaisse et légèrement ondulée.
21À ce stade de notre réflexion, cette observation sur la chevelure des personnages est importante. Le corpus montre en effet que la Lamentation de Girolamo del Pacchia n’est pas un cas isolé : les chevelures de Madeleine et de Jean induisent régulièrement un fort écho plastique, voire une ressemblance entre les deux personnages. On est alors en droit de se demander si la ressemblance physique exprime la ressemblance des âmes, comme pour les répétitions de posture, de gestuelle ou d’expression. La question est d’autant plus intéressante au sujet de la ressemblance établie entre le Christ et Jean qui, après la mort du Christ, devient le fils de substitution de la Vierge, c’est-à-dire un autre Christ. Toutefois, la ressemblance physique ne se limite aucunement au Christ et à l’apôtre préféré.
RESSEMBLANCES CAPILLAIRES
22Il est facile d’individualiser les personnages en introduisant de la variété dans le traitement des chevelures : on peut jouer sur la texture, la longueur, la couleur, la coiffure, etc.21. Pourtant, le corpus montre que, de manière assez fréquente (près de 40 des œuvres), les chevelures de Madeleine et de Jean sont parfaitement identiques. Il semble par conséquent que le partage de cette caractéristique physique n’est pas fortuit. Une chevelure commune permet tout simplement de les situer dans une même tranche d’âge par rapport aux autres personnages réunis autour du Christ mort. Rappelons que Joseph d’Arimathie et Nicodème, plus âgés, présentent souvent des cheveux blancs et une barbe blanche (ou grisonnante). Mais ce n’est pas tout. Une chevelure commune permet également de les associer visuellement, comme pour les couleurs, les postures ou la gestuelle. Or, si les chevelures de Madeleine et de Jean sont identiques visuellement, on est en droit de se demander si elles le sont aussi symboliquement. Ainsi, les cheveux de Madeleine conféreraient d’office à Jean le statut de pénitent pardonné. À l’inverse, les cheveux de Jean conféreraient à Madeleine l’innocence et la pureté virginale du jeune apôtre, ce qui viendrait renforcer l’hypothèse du duo vertueux et virginal donné en exemple au spectateur.
23Madeleine et Jean ont généralement les cheveux découverts, ce qui permet facilement d’apprécier leur couleur, leur texture et leur longueur. La similitude des chevelures s’évalue toutefois selon deux alternatives. Premièrement, ils sont les deux seuls qui ont la tête découverte. Dans ce cas, l’analyse est facile à mener : il faut simplement évaluer si la couleur, la texture et la coiffure sont identiques ou, au contraire, présentent des différences. Ainsi, à l’exception du Christ, dans la lunette du retable que Marco Palmezzano réalise vers 1501 pour les franciscains de Matelica (pl. XVI, fig. 20), seuls Madeleine et Jean ont les cheveux à l’air libre : la Vierge porte un voile et saint Louis de Toulouse la mitre. Il est donc aisé de constater que la chevelure des deux saints est bien identique, à la fois pour la couleur blonde, et pour la texture soyeuse, brillante (la lumière s’y reflète) et ondulée. La chevelure et la barbe du Christ mort apparaissent plus foncées. En revanche, si on regarde l’Enfant Jésus de la Pala, il semble que sa blondeur soit comparable à celle des deux saints de la lunette. Sans forcer l’interprétation, on peut au moins se demander si cette chevelure commune – associée à la jeunesse des personnages – ne traduit pas leur pureté et leur innocence (effective ou symbolique). Deuxièmement, d’autres personnages ont les cheveux visibles, ce qui permet la comparaison. Par exemple, dans la fresque que Michele di Matteo réalise vers 1447 au baptistère de Sienne, Madeleine et Jean sont les seuls personnages blonds (pl. XVII, fig. 21). Les cheveux de la Vierge et des deux saintes femmes sont couverts. Ceux de Joseph sont poivre et sel, ce qui suggère son âge avancé, et ceux de Nicodème sont brun foncé. En plus de la couleur, la texture épaisse et ondulée de la chevelure des deux saints est identique. De surcroît, leur coiffure est analogue : ils portent des cheveux mi-longs que sépare une raie médiane. Ainsi, grâce à leurs chevelures, non seulement Madeleine et Jean s’associent, mais en plus ils se distinguent des autres personnages.
24On pourrait multiplier les exemples qui montrent le Christ et les deux saints avec une chevelure identique, mais il semble plus pertinent d’insister sur le fait que, dans de nombreuses œuvres, seul Jean arbore une chevelure et/ou une barbe identique(s) au Christ. Dans ce cas, Madeleine est exclue du trio au profit de l’apôtre préféré. On peut alors mettre en relation l’image et le texte de Jean (19, 26-27) dans lequel ce dernier est élevé au rang de fils de substitution pour la Vierge, c’est-à-dire au rang de nouveau Christ. Nous avons émis plus haut22 l’hypothèse selon laquelle l’aspect juvénile et androgyne de Jean, induit par son menton et ses joues glabres, peut être considéré comme l’expression visuelle de sa virginité. Pourtant, dans la totalité du corpus, environ 6 % des Lamentations font exception et montrent Jean barbu ou avec une barbe naissante. Il convient donc maintenant de commenter cette licence dans la règle qui engendre une forte ressemblance entre l’apôtre et le Christ.
25À en croire le corpus, la barbe de Jean apparaît dans les Lamentations toscanes du Quattrocento : toutes les Lamentations antérieures le montrent imberbe. Précisément, c’est dans le cercle dominicain que Jean apparaît pour la première fois barbu : dans deux Lamentations de Fra Angelico aujourd’hui conservées au couvent San Marco à Florence. D’après Giovanna Damiani, la première, réalisée vers 1436 (pl. XVII, fig. 22), est une commande du prieur des couvents dominicains de Fiesole et de Florence, Sebastiano Benintendi. Elle était originellement destinée à la Compagnia della croce al Tempio où les condamnés à mort passaient leurs dernières heures. C’est un panneau rectangulaire étiré en largeur qui montre de nombreux personnages réunis autour du Christ. Comme Joseph d’Arimathie et Nicodème, Jean est brun. En revanche, il arbore une barbe naissante qui se discerne grâce à l’ombre que les poils forment sur ses joues et sur son cou. Joseph, Nicodème et même le Christ, présentent des barbes longues et épaisses d’hommes plus matures. La seconde Lamentation de Fra Angelico qui présente Jean barbu est l’une des fresques peintes dans les cellules du couvent San Marco (ca. 1437-1446, pl. XVIII, fig. 23). Contrairement au panneau de la Compagnia della croce al Tempio, exception faite de saint Dominique, Jean est le seul personnage masculin avec Jésus. Il se tient agenouillé en avant du corps du Christ, tourné vers sa tête, c’est-à-dire vers le bord droit de la fresque. Il présente donc largement son dos au spectateur qui n’aperçoit qu’une petite partie de son profil droit : la tempe, l’aile du nez et la partie droite du menton. Cette infime partie du visage de Jean permet toutefois de constater que le personnage est pourvu d’une barbe, courte, mais plutôt épaisse. L’apôtre semble ainsi appartenir à la même génération que le Christ mort, qui arbore le même type de barbe. Or, les deux hommes présentent également une chevelure identique, autant pour la longueur (au niveau des épaules), pour la texture (lisse aux racines et ondulées aux pointes), que pour la couleur. Grâce à la barbe et à la chevelure, la ressemblance entre le disciple et le maître est donc fortement accentuée.
26Postérieurement à celles de Fra Angelico, on ne compte qu’une Lamentation toscane qui montre Jean barbu. Elle appartient au cercle dominicain, puisqu’il s’agit du panneau de Fra Bartolomeo conservé au palais Pitti (pl. XII, fig. 15). Jean arbore une barbe naissante en forme de collier comparable à celle du Christ mais pas à celles de Pierre et Paul, qui portent des barbes plus longues (blanche pour Pierre). Toutes les autres Lamentations qui montrent Jean barbu appartiennent à l’Italie du Nord. Cette caractéristique physique de l’apôtre paraît même constituer une prérogative, encore inexpliquée, des peintres vénitiens. Il faut probablement commencer par associer ce constat à l’influence de Giovanni Bellini et à la proximité du Volto Santo de Lucques. En effet, dans le panneau de Milan (fig. 10), Giovanni Bellini est le premier Vénitien à montrer Jean barbu dans une Lamentation, du moins à notre connaissance. De même que dans les exemples florentins, la barbe de Jean est semblable à celle du Christ : courte, épaisse et d’une couleur difficile à qualifier, entre le brun et le roux. Pour Bellini, comme pour Fra Angelico et Fra Bartolomeo, on peut alors émettre l’hypothèse que Jean est traité comme un autre Christ. De plus, la posture des deux hommes est parfaitement symétrique : d’une part, le cou du Christ s’étire et se détourne vers la droite ; d’autre part, le cou de Jean s’étire et se détourne vers la gauche. De surcroît, les deux bras gauches se plient et les mains viennent reposer devant les deux personnages : la main gauche du Christ sur le parapet et, au-dessus, dans une continuité plastique significative, la main gauche de Jean sur le ventre du Christ.
27Dans le panneau en grisaille des Offices, qu’il réalise une trentaine d’années après celui de Milan (ca. 1490, fig. 48), Giovanni Bellini redonne à Jean la même barbe dense et épaisse qu’au Christ. La ressemblance entre les deux personnages s’en trouve exaltée, d’autant qu’ils ont aussi une chevelure identique, pourvue de larges boucles anglaises. Pareillement, dans les Lamentations attribuées à « l’atelier de Giovanni Bellini » que compte le corpus, Jean arbore la même barbe dense, épaisse et brune que le Christ. Les disciples de Giovanni Bellini, qui se rencontrent dans son atelier, peignent également Jean barbu. Ainsi, dans trois des quatre Lamentations de Cima da Conegliano que recense notre corpus, Jean et le Christ portent une barbe et une chevelure pourvue d’anglaises (fig. 49). De même, dans la Lamentation d’Andrea Busati conservée à Londres (ca. 1513, fig. 50). Or, sur le cartellino qui se trouve sur le parapet qui sépare le spectateur du corps du Christ, Andrea Busati se positionne en tant que disciple de Giovanni Bellini : f(eci)t do/(s)i (p)opulus ioanne(s) belinu(s).
28Dans la Lamentation-mise au tombeau de Giovan Francesco Caroto conservée à Milan (ca. 1530, pl. XIX, fig. 24), le visage de Jean n’est pas barbu, mais il semble quasiment dédoubler celui du Christ qui se trouve juste en dessous. Les deux personnages présentent cette fois une ressemblance physiologique frappante qui va au-delà de leurs chevelures parfaitement identiques : longues, brunes, brillantes et parées d’anglaises. De plus, comme les têtes sont orientées vers le spectateur, les boucles qui entourent les deux visages retombent parallèlement les unes aux autres, particulièrement du côté gauche. Du côté droit, les cheveux de Jean se confondent avec ceux du Christ. De surcroît, les postures de leurs bras gauches se font écho : Jean présente la plaie de la main au spectateur. À cela s’ajoutent les zones éclairées et les zones d’ombres qui sont reportées de manière similaire sur les deux visages : le côté gauche est dans l’ombre tandis que le côté droit est éclairé (le constat est particulièrement visible au niveau de l’arête des nez). Plus encore, les deux hommes présentent des traits physiques communs : même nez droit et fin, même front dégagé et légèrement bombé, même fossette au niveau du menton qui est absente des visages de la Vierge et de Madeleine. En dépit de la barbe qui manque à Jean, grâce à la multiplication des échos entre les deux personnages, l’apôtre devient presque un double du Christ, mais bien vivant, comme le prouvent ses yeux ouverts par opposition aux yeux clos du Christ.
29En plus de se ressembler, dans la Lamentation que Bronzino peint vers 1543-1545 pour la chapelle d’Éléonore de Tolède à Florence (pl. XIX, fig. 25), les chevelures de Jean et de Jésus s’entremêlent, plus encore que chez Caroto. La récente restauration23 de ce panneau a en effet mis au jour certains détails : il apparaît maintenant clairement que la tête inerte du Christ repose sur celle de Jean, ce qui induit un mélange entre leurs chevelures blondes et ondulées (fig. 51). Discrètement, les deux corps tendent donc à ne faire plus qu’un seul. Outre l’étroite proximité spatiale induite entre les deux personnages, cette zone de confusion qui s’instaure entre les deux chevelures pourrait bien traduire le nouveau statut de Jean que le Christ établit sur la croix.
30Pour des raisons dévotionnelles qui devraient maintenant apparaître évidentes au lecteur, la Vierge Marie et Jean sont les personnages des Lamentations qui présentent le plus de ressemblances avec le Christ. Cette ressemblance traduit une équivalence, sinon une égalité, entre les personnages : l’une est exaltée comme co-rédemptrice de l’humanité et, l’autre, comme Alter Christus. Toutefois, de manière plus générale, cette situation d’équivalence semble s’étendre, grâce à différents procédés plastiques, aux personnages qui entourent le Christ, comme dans le panneau de Cima da Conegliano conservé à Modène.
Notes de bas de page
1 Dans son abondante bibliographie, voir à ce sujet particulièrement « Une histoire des couleurs est-elle possible ? », Ethnologie française, 1990, 20/4, p. 368-377 et « La couleur et l’historien », dans Bernard Guineau (dir.), Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen Âge, Paris, 1990, p. 21-40.
2 Cf. Isabelle Bouvrande, « Peindre le corps à la Renaissance : l’art de colorer chez Alberti », Corps, 2007/2, 3, p. 73-78.
3 Pour une édition en italien, voir Cennino Cennini, Il Libro dell’arte, Fabio Frezzato (dir.), Vicence, 2003, p. 87-110 pour la seconde partie.
4 Cf. Michel Pastoureau, Jésus chez le teinturier. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, 1997.
5 Sur l’usage des couleurs dans la liturgie, voir Id., « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires », Bibliothèque de l’École des Chartres, 1999, 157, p. 111-135 et Sara Piccolo-Paci, Storia delle vesti liturgiche, Milan, 2008, p. 207-246.
6 Innocent III, De sacro altaris mysterio, Jacques Paul Migne (dir.), Patrologia Latina, 217, col. 773-916. Le passage sur les couleurs de la liturgie est au Livre 2, chap. 65, col 799-802.
7 Guillaume Durand, Rationale des divins offices, op. cit., Livre 3, chap. 18 : De quaturo coloribus, quibus Ecclesia in ecclesiasticis utitur indumentis.
8 Michel Pastoureau, Jésus chez le teinturier…, op. cit., p. 74.
9 Cf. Marco Ciatti et Serena Padovani (dir.), Fra Bartolommeo : la Pietà di Pitti restaurata, Florence, 1988.
10 Cf. Giuliano Frabetti, L’Ortolano, Milan, 1966, p. 55-56.
11 Cf. supra p. 35-39.
12 C’est nous qui mettons en italiques.
13 Édition sous la direction de Jean-Louis Scheffer, Paris, 1992, p. 174-175.
14 Édition sous la direction de Danielle Sonnier, Paris, 2007, p. 56-57.
15 Édition sous la direction de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, Paris, 2004, p. 17, que nous avons choisie comme édition de référence.
16 Leon Battista Alberti, De pictura, op. cit., Livre II, 40, p. 140-141 : Primum enim quod in historia voluptatem afferat estipsa copia et varietas rerum. Idcirco in pictura et corporum et colorum varietas amena est.
17 Le thème du mouvement des corps comme expression du mouvement des âmes appartient à une longue tradition occidentale. Voir Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes…, op. cit., p. 18-19 et 25-30, qui renvoie à Michel Bernard, L’expressivité du corps : recherches sur les fondements de la théâtralité, Paris, 1986.
18 Leon Battista Alberti, De pictura, op. cit., Livre II, 41, p. 144-145 : Fit namque natura, qua nihil sui similium rapacius inveniri potest, ut lugentibus conlugeamus, ridentibus adrideamus, dolentibus condoleamus.
19 Ibid., Livre II, 40, p. 144-145 : « Enfin, comme je l’ai dit, j’estime qu’il faut s’appliquer à ce que jamais ou presque aucun geste ou posture ne se présente à l’identique. »
20 Cf. supra p. 89-96.
21 Pour des considérations interdisciplinaires sur la chevelure, voir Chantal Connochie-Bourgne (dir.), La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Actes du colloque d’Aix-en-Provence (Université de Provence, Centre universitaire d’études et de recherches médiévales, 20-22 février 2003), Aix-en-Provence, 2004.
22 Cf. supra p. 142-146.
23 Cf. François Soulier (dir.), Bronzino : déploration sur le Christ mort : chronique d’une restauration, Besançon, 2007.
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