Introduction
p. 125-127
Texte intégral
1Depuis une vingtaine d’années, les historiens de l’art ont entrepris de reconsidérer la fonction des images de la fin du Moyen Âge et d’émanciper certaines d’entre elles des conceptions classiques qui les considéraient uniquement comme des supports didactiques destinés à l’enseignement1. Il est donc maintenant bien reconnu qu’outre leur fonction décorative et même mnémonique, certaines images sont les garantes d’une présence et d’une expérience du sacré. On sait également que cette capacité très particulière de l’image à rendre présent le sacré est enrichie, au cours du Moyen Âge, par le développement de pratiques méditatives qui visent à « faire affleurer la présence de Dieu2 ». L’influence décisive de l’école de Cîtaux et des franciscains pour l’essor de ces pratiques projectives axées sur une dévotion particulière à l’humanité et aux souffrances du Christ n’est plus à démontrer : qu’il nous soit simplement permis de rappeler que les traités de théologie plutôt confidentiels, tels que l’Itinerarium mentis in Deum ou le De Triplici via de saint Bonaventure, sont relayés par une littérature plus populaire qui stimule sans cesse l’identification du lecteur aux personnages de l’histoire sainte. Ainsi, à plusieurs reprises dans les Méditations liées à la mort du Christ (Sexte, Vêpres, Complies), la lectrice des Meditationes Vitae Christi est expressément invitée à s’imaginer physiquement présente aux événements et à ressentir les émotions des protagonistes de la Passion. Il en va de même dans La grande vie de Jésus-Christde Ludolphe le Chartreux. Entre autres exemples possibles, au moment de la Crucifixion :
Pendant tout ce temps, que faisait Jean, ce disciple bien-aimé du Sauveur ? Que faisait Madeleine, cette servante fidèle et chérie de son divin maître ? Que faisaient les sœurs de la sainte Vierge ? Mais que pouvaient-elles faire, sinon verser des larmes amères et rester plongées dans un abîme de douleur ? […] Et nous, chrétiens, demeurerons-nous insensibles à un si lamentable spectacle ? S’il nous reste encore au fond du cœur quelques sentiments de pitié et de tendresse, joignons-nous aux saintes femmes, pleurons avec elles, gémissons avec ceux qui gémissent.3
2Ces mécanismes de projection empathique montrent que « la méditation affective ne fut pas seulement le moyen d’assurer une présence du sacré, mais aussi un moyen d’entrer en communion avec lui et de se restructurer à ses côtés4 ». Cette forme de piété n’est pas seulement accréditée par un corpus de textes, mais aussi par certaines images. À ce sujet, l’exemple le plus classique est une enluminure extraite du livre d’heures de Marie de Bourgogne (ca. 1477-1478) représentant la Mise en croix du Christ (fig. 385). En effet, la composition de cette image s’articule en plusieurs niveaux de profondeur qui permettent de visualiser les différentes étapes d’un processus de projection dans l’image. Des accessoires de méditation constituent un premier niveau : un coussin, un chapelet et un livre d’heures enluminé ouvert à une page montrant une Crucifixion font écho – selon le principe de la mise en abîme – à la scène de la Mise en croix. Un décor sculpté en grisaille constitue le second niveau : comme Brigitte d’Hainaut-Zveny le souligne, il s’agit d’évoquer un portail ou une section de retable qui fonctionne comme une fenêtre ouverte sur la représentation. Au-delà de ce décor, à un troisième niveau, se trouve la scène de la Mise en croix. De simplement spectatrice, Marie de Bourgogne est par conséquent encouragée à franchir le seuil de la représentation pour devenir un véritable témoin, voire une actrice de la scène. Le chapelet disposé sur le bord du cadre sculpté fonctionne comme le paradigme de cette composition en indiquant la direction à suivre. Brigitte d’Hainaut-Zveny pense même reconnaître la dévote dans la figure de la jeune femme, avec une coiffe à résille, qui se trouve dans le prolongement direct de l’oblique marquée par le chapelet.
3Le dispositif mis en place dans cette enluminure pour permettre la projection de celui qui médite est très ingénieux et relativement aisé à comprendre parce qu’il joue sur la profondeur de l’image. Dans cette section de l’ouvrage, nous proposons d’analyser les procédés plastiques qui concourent à l’identification du spectateur dans les scènes de Lamentation. Or, contrairement à l’enluminure du livre d’heures de Marie de Bourgogne, il semble que c’est plutôt la planéité de l’image qui est exploitée : la Vierge, Madeleine et Jean sont présentés comme des modèles à investir et les procédés plastiques qui les unissent visuellement ont pour fonction de stimuler l’identification du spectateur.
Notes de bas de page
1 Aujourd’hui, la bibliographie est immense. Outre les travaux fondateurs d’Hans Belting, nous renvoyons (par ordre alphabétique) à ceux de Jérôme Baschet, de François Boespflug, de Jeffrey Hamburger, de Sixten Ringbom, de Jean-Claude Schmittet de Jean Wirth, tous reportés dans la bibliographie à la fin de l’ouvage. Nous nous permettons d’insister sur l’importance particulière des publications de Brigitte d’Hainaut-Zveny et de Craig Harbison pour notre propos.
2 Brigitte d’Hainaut-Zveny, « L’ivresse sobre… », art. cit., p. 396.
3 Ludolphe le Chartreux, La grande vie de Jésus-Christ, op. cit., p. 150.
4 Brigitte d’Hainaut-Zveny, « L’ivresse sobre… », art. cit., p. 396.
5 Parmi les nombreuses analyses de cette image, nous renvoyons à Brigitte d’Hainaut-Zveny, « L’ivresse sobre… », art. cit., p. 409-410 et « Les retables sculptés aux Pays-Bas… », art. cit. Voir également Angelika Gross, « Vision et regard : la métaphore de la fenêtre dans une enluminure », dans Chantale Connochie Bourgne (dir.), Par la fenestre. Études de littérature et de civilisation médiévale, Aix-en-Provence, 2003, p. 193-208.
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