Chapitre 1. Des images et des textes pour se rappeler
p. 79-88
Texte intégral
LES ARTS DE LA MÉMOIRE
1Au Moyen Âge et à la Renaissance, il est courant d’associer une image à une idée, une image à un concept ou encore une image à un mot. Pour reprendre l’expression qu’Erwin Panofsky emploie à propos des relations entre architecture et scolastique et, faute de termes mieux adaptés, on peut dire que ces associations relèvent d’une véritable « habitude mentale1 ». Cette « habitude mentale » est largement concrétisée et exploitée grâce à la redécouverte, au XIIIe siècle, des arts de la mémoire antiques2. Dans l’Antiquité, la mémoire est analysée comme une partie de la rhétorique : les arts de la mémoire permettaient aux orateurs de mémoriser leurs discours. Il existe trois descriptions précieuses de la mnémonique classique3 : le passage sur la mémoire du De oratore de Cicéron, la Rhétorique à Herennius d’auteur inconnu et l’Institutio oratoria de Quintilien. Cicéron explique la façon dont le poète Simonide de Céos a inventé l’art de la mémoire :
On raconte que, soupant un jour à Thessalie, chez Scopas, homme riche et noble, Simonide chanta une ode en l’honneur de son hôte, où, pour embellir sa matière à la façon de poètes, il s’était beaucoup étendu sur Castor et Pollux. Scopas, poussé par une basse avarice, dit à Simonide qu’il ne lui donnerait pour ses vers que la moitié du prix convenu et que le reste, l’auteur pouvait aller le réclamer, si bon lui semblait, à ses amis les Tyndarides qui avaient eu la moitié de l’éloge. Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens se tenaient à la porte, qui demandaient avec insistance à lui parler. Il se leva, sortit et ne trouva personne. Mais, dans le même moment, la salle où Scopas était à table s’écroula, et cette ruine l’écrasa, lui et ses proches. Comme les parents des victimes, qui désiraient ensevelir leurs morts, ne pouvaient reconnaître les cadavres affreusement broyés, Simonide, en se rappelant la place que les convives avaient tous occupé sur les lits, permit aux familles de retrouver et d’inhumer les restes de chacun d’eux.4
2Cette légende fait apparaître les trois constituantes essentielles des arts de la mémoire : les loci (« lieux »), l’ordre et la prédominance de la vue sur tous les sens : pour retenir les éléments d’un discours, il faut, comme Simonide, « choisir en pensée des emplacements distincts, se former les images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ses images dans divers emplacements. Alors, l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace5 ». En somme, les arts de la mémoire reposent sur trois opérations.
3La première opération consiste à construire mentalement une série de lieux dans lesquels celui qui pratique les arts de la mémoire installe ce dont il souhaite se rappeler : plus tard, en parcourant mentalement ces lieux, il y retrouvera les souvenirs qu’il y a laissés. Les loci – réels ou imaginaires – sont laissés au choix de chacun (une maison, un palais, une cathédrale et même une peinture6) et ils sont ordonnés une fois pour toutes.
4La deuxième opération consiste à fabriquer mentalement des images aptes à encoder l’objet du souvenir : ce sont précisément ces images qui sont entreposées dans les loci. Il existe cependant deux types d’images et donc deux types de mémoire artificielle. Le premier type d’image encode les mots. C’est la memoria verborum, qui consiste à mémoriser le discours mot à mot. Le second type d’image encode les choses. C’est la memoria rerum, qui consiste à mémoriser le contenu du discours, ainsi que l’ordre des idées et des arguments. Par conséquent, la technique d’encodage peut être très simple : à un mot peut correspondre une image, mais il est aussi possible de se fonder sur des figures rhétoriques, y compris sur celles qui appartiennent à un répertoire peu académique (jeux de mots, calembours, assonances, etc.).
5La troisième opération consiste à ranger l’image qui encode le souvenir dans le lieu (préalablement constitué) qui lui est destiné. La section sur la mémoire de la Rhétorique à Herennius – un manuel de rhétorique anonyme écrit vers 86-82 av. J.-C.7 – donne un peu plus de précisions sur l’aspect que doivent prendre les images mentales qui servent à l’encodage du souvenir. L’auteur anonyme précise par exemple que, si ce sont des objets inanimés qui composent le souvenir, alors un personnage humain doit leur servir de soutien. De plus, ce personnage doit être « frappant », soit par son aspect, soit par l’action dans laquelle il est engagé. En effet, les choses « frappantes » restent plus longtemps présentes à l’esprit. Le passage se trouve au Livre 3, chapitre 37 du manuel :
Il nous faudra donc former des images du genre de celles qui peuvent être conservées très longtemps en mémoire. Ce sera le cas si nous établissons des similitudes aussi frappantes [agentes] que possible ; si nous employons des images qui ne soient pas ni muettes ni floues mais qui soient en action ; si nous leur conférons une beauté exceptionnelle ou une laideur singulière ; si nous embellissons, par exemple avec des couronnes ou des habits de pourpre, pour que nous retenions mieux la ressemblance ; si nous enlaidissons un objet que nous présenterons par exemple souillé de sang ou de boue ou barbouillé de rouge pour que l’aspect soit plus caractéristique ; ou si nous donnons à ces images quelques traits amusants : ce moyen aussi permettra de conserver plus facilement le souvenir.8
6Avec ce manuel de rhétorique anonyme, on comprend que l’image de mémoire contient non seulement des objets rangés dans des lieux, mais aussi, des personnages en action : des imagines agentes. Par conséquent, comme le souligne Jean-Philippe Antoine, l’image de mémoire ne se situe pas simplement dans la « sphère de la représentation visuelle mais, plus précisément, dans une conception narrative et gestuelle de celle-ci9 ». En d’autres termes, l’image de mémoire, constituée d’une multitude d’éléments disparates ici rassemblés, peut parfaitement être une istoria : chaque élément renvoie celui qui pratique l’art de la mémoire à un détail de l’histoire. L’exemple donné dans la Rhétorique à Herennius concernant la memoria rerum confirme cette hypothèse. En effet, au Livre 3, chapitre 33, l’auteur demande au lecteur de supposer qu’il est l’avocat de la défense dans un procès judiciaire. Le lecteur doit donc retenir tous les éléments relatifs à l’accusation :
L’accusateur a dit que le prévenu avait empoisonné quelqu’un, il l’a accusé d’avoir commis ce crime pour s’emparer d’un héritage et il a prétendu que nombreux étaient les témoins et les gens au courant.10
7Pour bien se rappeler l’ensemble de l’accusation, le lecteur – devenu avocat de la défense – doit constituer un premier locus dans lequel il installe l’image suivante :
[…] la victime dont il s’agit, malade, étendue sur un lit, si du moins, nous la connaissons, sinon, il faudra prendre une autre personne, mais qui ne soit pas d’un rang modeste, pour qu’elle se présente immédiatement à l’esprit. Nous placerons, à côté du lit du malade, l’accusé, avec à la main droite une coupe, dans la main gauche des tablettes et, à l’annulaire, des testicules de bélier.11
8Chaque motif de cette image mentale renvoie à un élément du dossier à charge : la coupe a pour fonction de rappeler l’empoisonnement, les tablettes rappellent le testament (ou l’héritage qui est le mobile du meurtre) et – plus surprenant pour nous – les testicules du bélier rappellent l’existence de témoins à cause de la ressemblance qui existe en latin entre les mots testiculos (testicules) et testes (témoins). D’autres éléments de l’affaire pourront être placés dans les loci suivants et, si l’encodage est pertinent, tous les arguments nécessaires à une bonne défense pourront être convoqués en parcourant mentalement les lieux. L’exemple employé par l’auteur de la Rhétorique à Herennius pour expliquer la memoria rerum est une image mentale classique : elle raconte une histoire et se compose de personnages humains engagés dans une action « frappante », avec des accessoires destinés à remettre à l’esprit l’ensemble de la « chose » que l’on grave dans la mémoire. En définitive, les accessoires et les personnages agissent comme des signaux qui déclenchent la remémoration de ce qui leur a été associé, c’est-à-dire de ce qui est signifié. De ce point de vue, le fonctionnement des arts de la mémoire correspond à la théorie des signes – à la sémiotique12 – telle qu’elle est théorisée pour la première fois à la fin du XIXe siècle par Charles Sanders Peirce dans son essai intitulé Logic as Semiotic. The Theory of Signs13.
9La théorie de Peirce est tripartite. Un signe, qualifié de representamen, déclenche chez le récepteur un second signe, équivalent du premier, qui est son « interprétant ». Le representamen est un « objet » auquel s’associe une « idée ». Reprenons à la lumière de la théorie de Peirce l’image mentale du procès judiciaire donnée en exemple dans la Rhétorique à Herennius. La coupe, tenue par l’accusé, tient lieu de representamen : elle est le signe qui permet à celui qui pratique l’art de la mémoire de se rappeler le poison. Par conséquent, le poison est « l’interprétant » de la coupe. Il en résulte que « l’objet » de la coupe est la mémorisation de l’arme du crime. De même, les tablettes sont le representamen du testament qui en devient « l’interprétant » et l’ « objet » des tablettes est de se rappeler le mobile du meurtre.
IMAGES MENTALES ET PRATIQUES DÉVOTES
10Grâce aux travaux de bon nombre d’historiens de la mémoire comme Mary Carruthers, l’idée que les « hommes pensent en images » relève quasiment du truisme. Pourtant, la remarque est importante pour saisir quelles sont les applications des arts de la mémoire dans la pratique de la méditation à la fin du XIVe et au XVe siècle. Les arts de la mémoire sont en effet d’abord pratiqués et enseignés dans les milieux monastiques, à partir desquels les techniques se diffusent aux universités et aux scuole14. Les règles des arts de la mémoire se repèrent donc dans des textes dévotionnels qui émanent des milieux monastiques, et qui engagent le lecteur à pratiquer une forme de méditation visuelle – une enargeia. Il s’agit de graver en son esprit et en son cœur les différentes étapes de l’économie du Salut en se fabriquant des images mentales. Pour cette littérature de dévotion, ce sont encore les franciscains qui sont précurseurs, à tel point qu’il est possible de parler d’un « style franciscain15 ». Or, si ce « style franciscain » se caractérise par la simplicité de la langue employée et par des mécanismes de projections personnelles du lecteur, sur lesquels nous reviendrons16, il faut également souligner qu’il se fonde sur les principes des arts de la mémoire. Dans le prologue de son Lignum Vitae, écrit vers 1260, saint Bonaventure ne s’en cache pas : il construit son récit en utilisant des loci – un arbre et ses fruits – afin d’aider le lecteur à mémoriser les étapes de la vie du Christ :
Afin d’embraser cet amour, de former cette pensée et d’imprimer cette mémoire, je me suis efforcé de cueillir ce sachet de myrrhe dans la forêt du saint Évangile ; je l’ai assemblé en peu de mots ordonnés et accordés pour en faciliter la mémoire, et par ailleurs simples, familiers et sans art pour en éloigner toute curiosité vaine, pour échauffer aussi la dévotion et édifier la piété de la foi. Et parce que l’imagination aide l’intelligence, le peu que j’ai assemblé à partir de maintes observations, je l’ai ordonné et disposé sous la forme d’un arbre imaginaire pour décrire dans la première et la plus basse des branches l’origine du Sauveur et sa vie, dans la moyenne sa passion, dans la partie supérieure sa glorification. Dans la première série de branches et des deux côtés, selon l’ordre alphabétique17 sont posés des versets, de même que dans la seconde et la troisième : sur chacun de ses rameaux pend une unique germination de sorte qu’il y a comme douze rameaux portant douze fruits selon le mystère de l’arbre de vie. Imagine donc dans l’esprit de ton âme un arbre dont la racine est irriguée par une source au jaillissement perpétuel qui croît en un fleuve large et rapide, dont les quatre bras arrosent le paradis de l’Église entière.18
11Dans son ouvrage Painting and Experience in Fifteenth Century Italy19, Michael Baxandall, qui s’attache à déterminer qu’elles étaient les habitudes sociales et les structures mentales, est amené à citer un manuel d’exercices spirituels à l’usage des jeunes filles : le Zardino di Orazion (le Jardin des prières), publié à Venise en 1494. Or, comme Daniel Arasse le souligne20, les recommandations données par l’auteur afin de visualiser la Passion et de méditer sur sa signification reprennent en partie les techniques des arts de la mémoire :
Pour mieux graver l’histoire de la Passion dans ton esprit, et en mémoriser plus facilement chaque action, il est utile et nécessaire d’en fixer les lieux et les personnages dans ton esprit : une ville précise, par exemple, qui sera la ville de Jérusalem, en pensant à une ville que tu connais bien. Dans cette ville, repère les lieux principaux dans lesquels tous les épisodes de la Passion pourraient s’être déroulés – par exemple un palais avec le Cénacle où aurait pu se tenir la Cène avec Jésus et les Apôtres, la maison d’Anne, celle de Caïphe et où il fut insulté et bafoué.
[…]
Et tu dois aussi évoquer dans ton esprit certaines personnes, des gens que tu connais bien pour te représenter les personnages de la Passion – la personne de Jésus lui-même, la Vierge, saint Pierre […] à qui tu donneras forme dans ton esprit.
Quand tu auras fait tout cela, en y mettant toute ton imagination, va dans ta chambre. Solitaire et isolée, chassant toute pensée extérieure de ton esprit, pense aux débuts de la Passion, en commençant par l’entrée à Jérusalem sur l’âne. Progressant lentement d’un épisode à l’autre, médite sur chacun, en te fixant sur chacune des scènes et chacune des étapes de l’histoire. Et si en quelque point tu ressens une sensation de dévotion, arrête-toi : ne va pas au-delà tant que dure ce doux sentiment de piété.21
12Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, publiés en 1548, prouvent, s’il en est besoin, que les techniques des arts de la mémoire sont encore utilisées au milieu du XVIe siècle dans les textes qui supportent la méditation privée. En effet, dans le premier préambule de la première semaine, le fondateur de la Compagnie de Jésus propose de « composer un lieu » :
Le premier préambule est la composition : voir le lieu. Ici on doit noter que dans la contemplation, la méditation des choses visibles, par exemple dans la contemplation du Christ Notre Seigneur, lequel est visible, la composition consistera à voir par le regard de l’imagination le lieu matériel où se trouve ce que je veux contempler. Je dis le lieu matériel, par exemple un temple ou une montagne où se trouve Jésus-Christ ou Notre-Dame selon ce que je veux contempler. Pour ce qui est invisible, comme c’est ici le cas des péchés, la composition consistera à voir par le regard de l’imagination.22
13Nous ne pouvons citer ici tous les textes de dévotion montrant que la pratique monastique de la méditation impliquait la fabrication d’images mentales (on pourrait ajouter les Meditationes Vitae Christi attribuées au franciscain Giovanni de Caulibus ou La grande vie de Jésus-Christ de Ludolphe le Chartreux construits comme des pèlerinages à travers la vie de Jésus), mais grâce aux trois exemples que nous venons de citer, le lecteur pourra, du moins nous l’espérons, tenir le fait pour acquis23. Reste que les pratiques dévotionnelles fondées sur la visualisation intérieure ont transformé la fonction des images matérielles : progressivement, celles-ci deviennent des supports « concrets et très évocateurs24 » à l’imagination du spectateur qui pratique ses exercices spirituels. De fait, l’arbre de vie de saint Bonaventure donne lieu à une multitude de représentations picturales, comme celle de Taddeo Gaddi au réfectoire de l’église Santa Croce à Florence. De même, on ne compte plus les récits de visions divines dont le fondement est l’observation méditative d’une image matérielle, en particulier dans le contexte des pratiques dévotionnelles liées aux ordres mendiants. On pense d’emblée à saint François, en prière devant le crucifix de l’église San Damiano, soudain instruit d’une vision divine qui donne vie au Christ de bois, mais aussi, aux visions des mystiques de la fin du Moyen Âge qui tombent régulièrement en extase devant le crucifix25. Dès lors, une remarque importante s’impose : les règles de la mnémonique classique orientent, non seulement, la forme des visualisations intérieures liées aux exercices spirituels, mais aussi, celle des images matérielles.
IMAGES MENTALES ET IMAGES MATÉRIELLES
14Frances Yates a parfaitement démontré que, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les milieux monastiques sont à la fois les principaux praticiens des arts de la mémoire et les principaux consommateurs d’images matérielles. Elle estime donc avec raison que des chevauchements se sont forcément produits entre les techniques de fabrication des images mentales et la production des images matérielles26. Elle propose d’ailleurs de le démontrer en analysant notamment les fresques des vices et des vertus que Giotto réalise vers 1306 au registre inférieur de la chapelle Scrovegni à Padoue27 : chacun des personnages est disposé dans un locus et nombreux sont ceux qui se caractérisent par une gesticulation grotesque ou une posture absurde qui « frappent » l’œil et l’esprit, comme celle de l’Inconstance (fig. 24).
15Dans son article consacré aux Ars memoriae, paru en 1976, Daniel Arasse abonde totalement dans le sens de Frances Yates. Il considère en effet que la fonction mnémonique des images a été trop souvent négligée au profit de leur fonction didactique, alors « que le fidèle identifie immédiatement la scène parce qu’il a été éduqué par le prédicateur. Une Annonciation, une Crucifixion ou une Résurrection n’apprennent rien par elles-mêmes28 » : une fois expliquées, les images servent bien plutôt à retenir la leçon du prédicateur. Mieux encore, Daniel Arasse propose de voir dans les compartiments des polyptyques du XVe siècle un système mnémonique architectural « qui coordonne différents loci figuratifs, dans lesquels sont disposés des imagines, et que l’on doit parcourir selon un certain ordre pour comprendre la leçon29 ». Une fois l’espace du retable unifié, quand les peintres maîtrisent la perspective géométrique, les architectures peintes conservent cette fonction mnémonique : le lieu gagne en profondeur, mais sa fonction est toujours de permettre au spectateur de se rappeler ce qui est placé en son sein. Ce n’est pas tout. Daniel Arasse prouve également que Mantegna réalise son Minerve libérant la vertu en utilisant les principes des arts de la mémoire : à n’en pas douter, les vices donnés à voir dans l’image constituent des imagines agentes. Un exemple suffit : l’être humain à tête de singe, avec un sein viril et un sein féminin, qui s’en va en regardant Minerve et qui porte en bandoulière toute une série de sacoches avec plusieurs inscriptions synonymes de mal (malus) : peiora, pessima, semina, suspicio, etc.
16Aux XVe et XVIe siècles, quand la peinture devient incontestablement narrative, les « schémas des arts de la mémoire, qui fournissaient un système moral, cohérent et efficace d’invention figurative30 » continuent d’être utilisés. La fonction mnémonique des images matérielles est même un topos de toutes les réflexions menées sur leur fonction au Moyen Âge et à la Renaissance, ainsi que des discours en leur faveur face à l’iconoclasme. Une image peinte (ou sculptée) rend par conséquent potentiellement compte d’un système de mémoire par associations. Le meilleur exemple est celui des attributs individuels qui se développent dans le courant du XIIIe siècle31. En tant que « motifs iconographiques32 », les attributs ont en effet pour fonction de permettre l’identification du personnage en rendant présent à l’esprit du spectateur un élément important de son histoire. Autrement dit, ils sont les indices – les representamen – grâce auxquels s’effectue la remémoration des éléments fondamentaux de la vie du personnage : les attributs permettent de repraesentare son istoria. Par conséquent, ils sont équivalents à la coupe ou aux testicules de bouc de l’image mentale judiciaire étudiée plus haut. Ainsi, même si l’identification n’est pas toujours valable, dans l’imagerie religieuse un vieil homme qui porte des clés évoque le personnage de saint Pierre : les clés renvoient au passage de l’Évangile de Matthieu (16, 19) dans lequel le Christ confie les clés du royaume des cieux à l’apôtre. La vision des clés agit comme le signal de la remémoration, le déclencheur de la chaîne associative de la mémoire. Les clés constituent un indice derrière lequel est rangé le verset de Matthieu, même si ce n’est pas ad litteram : pour reprendre les termes employés par Christian Heck, elles sont en quelque sorte des « substituts à la scène narrative33 ». Un autre exemple suffira. Les dévotions du chemin de croix et même l’ascension des Sacri monti dont nous parlions plus haut relèvent incontestablement des principes des arts de la mémoire : il s’agit de se déplacer de locus en locus afin de revivre et de mémoriser les différentes étapes de la vie du Christ. À chaque station correspond une image « frappante » qui permet de mémoriser l’instant : à la fois l’instant de la prière et l’instant historique représenté par l’image.
17Le thème de la Lamentation est très complexe et peut être étudié de multiples façons. Nous oserons pourtant une nouvelle approche en proposant de voir dans ces configurations les imagines agentes des arts de la mémoire classiques. Premièrement, nous admettrons que la vue du Christ mort et de la douleur de ses proches est particulièrement « frappante » pour le spectateur. D’autant que, dans certains cas, le corps inerte est particulièrement sanglant et l’émotion des disciples très exacerbée. En accord avec les arts de la mémoire, qui portent une attention particulière aux mécanismes de l’imagination individuelle, cela permet au spectateur de s’imaginer facilement dans une situation de deuil comparable à celle qui est montrée dans l’image. Peut-être d’ailleurs est-ce l’une des raisons pour lesquelles les personnages sont souvent représentés en costumes contemporains. Deuxièmement, nous inviterons le lecteur à regarder avec les yeux de la mémoire les agencements plastiques qui caractérisent les Lamentations. Prenons par exemple la formule qui s’organise autour d’une Pietà34. Loin de ne renvoyer qu’à la Pietà, cette configuration montrant le fils sur les genoux de sa mère renvoie également à une Vierge à l’Enfant (et inversement) : la Vierge effectue les mêmes gestes envers son bébé qu’envers le cadavre. Il n’y a qu’à regarder la fresque que Perugino réalise vers 1521 à l’église Santa Maria Maggiore de Spello (fig. 25). L’incongruité « frappante » de la Vierge en trône portant le cadavre au lieu du nourrisson permet de créer un lien didactique entre l’Incarnation (Vierge à l’Enfant) et le sacrifice (Pietà). L’écho formel entre les deux thèmes permet de rappeler au spectateur le fondement même de la naissance du Christ : son sacrifice dans le but de sauver l’humanité pécheresse. Exactement comme pour l’assonance qui permet à l’auteur de la Rhétorique à Hérennius d’associer les testicules du bélier (testiculos) et les témoins (testes), le réemploi des agencements iconographiques d’un thème à un autre induit des associations d’idées et permet au spectateur de se rappeler l’ensemble de l’histoire du Salut. De fait, la tradition iconographique, comme la tradition mnémonique, suivrait le principe aristotélicien selon lequel, pour pouvoir se rappeler facilement quelque chose, il faut l’associer à quelque chose « de semblable, de contraire ou de voisin35 ».
18De ce point de vue, le lien physique qui est établi entre le Christ et les personnages qui l’entourent est particulièrement important.
Notes de bas de page
1 Erwin Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism, Londres, 1957, trad. fr., Architecture et pensée scolastique, Paris, 1974, p. 20-21.
2 Dans l’abondante bibliographie sur les arts de la mémoire, nous renvoyons aux ouvrages traduits en français de Frances Amelia Yates, L’art de la mémoire, Paris, 1975 ; Mary Carruthers, Le livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris, 2003 et Machina Memorialis. Méditation rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, 2003 ; Lina Bolzoni, La chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie, Genève, 2005. Le lecteur pourra également lire en italien Paolo Rossi, Clavis Universalis. Arti della memoria e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Milan, 1960.
3 Pour les sources latines sur la mémoire dans l’Antiquité, voir Frances Amelia Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 13-38.
4 Cicéron, De oratore, Livre II, LXXXXVI, 351, Edmond Courbaud (dir.), Paris, 1950, p. 153 : Dicunt enim, quom cenaret Cannone in Thessalia Simonides apud Scopam, fortunatum hominem et nobilem, cecinissetque id carmen quod in eum scripsisset, in quo multa ornandi causa poetarum more in Castorem scripta et Pollucem fuissent, nimis illum sordide Simonidi dixisse se dimidium eius ei, quod pactus esset, pro illo carmine daturum ; reliquom a suis Tyndaridis, quos aeque laudasset, peteret, si ei uideretur. Paulo postesse ferunt nuntiatum Simonidi ut prodiret ; iuuenes stare ad ianuam duo quosdam, qui eum magno opere uocarent ; surrexisse illum, prodisse, vidisse neminem ; hoc interim spatio conclaue illud, ubi epularetur Scopas condisse ; ea ruina ipsum cum cognatis oppresum suis interisse. Quos quom humare uellent sui neque possent obtritos internoscere ullo modo, Simonides dicitur ex eo, quod meminisset quo eorum loco quisque cubuisset, demonstrator unius cuiusque sepeliendi fuisse.
5 Ibid., Livre II, LXXXXVI, 354, p. 154 : Itaque iis, qui hanc partem ingeni exercerent, locos esse capiendos et ea, quae memoria tenere uellent, effingenda animo atque in iis locis collocanda ; sic fore, ut ordinem rerum locorum ordo conseruaret res autem ipsas rerum effigies notaret atque ut locis pro cera, simulacris pro litteris uteremur.
6 Sur la peinture comme support mnémotechnique, voir Quintilien, De l’institution oratoire, Livre 11, chap. 2, § 21, Jean Cousin (dir.), Paris, 1979, t. 6, p. 212 : Quod de domo dixi, et in operibus publicis et in itinere longo et urbium ambitu et picturis fieri [spieri] potest (« Ce que j’ai dit d’une maison, on peut le dire aussi d’édifices publics, et d’une longue route, et du périmètre d’une ville et de tableaux »).
7 Selon Frances Amelia Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 17, ce texte est la source principale « et en réalité la seule source complète, sur l’art classique de la mémoire, à la fois chez les grecs et chez les latins. […] L’Ad Herennium était bien connu et très utilisé au Moyen Âge, où il eut un immense prestige parce qu’on l’attribuait à Cicéron. On croyait donc que les préceptes qu’il exposait sur la mémoire artificielle étaient l’œuvre de “Tullius” en personne. En bref, toute tentative pour reconstituer ce à quoi ressemblait l’art de la mémoire dans l’Antiquité doit se fonder d’abord sur la section de l’Ad Herennium qui concerne la mémoire. » Toutefois, contrairement aux références données à la note 6, page 17, le passage consacré à la mémoire se trouve au Livre 3, chapitres 28-40 du manuel.
8 Rhétorique à Herennius, Guy Achard (dir.), Paris, 1989, Livre 3, chap. 37, p. 122 : Imagines igitur nos in eo genere constituere oportebit quod genus in memoria diutissime potesthaberi. Id accidet si quam maxime notatas similitudines constituemus ; si non mutas nec uagas, sed aliquid agentes imagines ponemus si egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem eis adtribuemus ; si aliquas exornabimus, ut si coronis aut ueste purpurea, quo nobis notatior sit similitudo ; aut si quam rem deformabimus, ut si cruentam aut caeno oblitam aut rubrica delibutam inducamus, quo magis insignita sit forma ; aut si ridiculas res aliquas imaginibus adtribuemus : nam ea res quoque faciet ut facilius meminisse ualeamus.
9 Jean-Philippe Antoine, « Ad perpetuam memoriam : les nouvelles fonctions de l’image peinte en Italie 1250-1400 », Mélanges de l’École française de Rome, 1988, 100/2, p. 543.
10 Rhétorique à Herennius, op. cit., p. 119 : Hoc modo, ut si accusator dixerit ab reo hominem ueneno necatum et hereditatis causa factum arguerit et eius rei multos dixerit testes et conscios esse.
11 Ibid. : […] aegrotum in lecto cubantem faciemus ipsum illum de quo agetur, si formam eius detinebimus ; si eum non agnouerimus, aliquem aegrotum non de minimo loco sumemus, ut cito in mentem uenire possit, et reum ad lectum eius adstituemus, dextera poculum, sinistra tabulas, medico testiculos arietinos tenentem.
12 Sur les rapports fructueux entre histoire de l’art et sémiotique, voir notamment Hubert Damisch, Théorie du nuage : pour une histoire de la peinture, Paris, 1972.
13 Voir la traduction française de Gérard Deledalle, Écrits sur le signe, Paris, 1978, p. 120-191.
14 Cf. Jean-Philippe Antoine, « Ad perpetuam memoriam… », art. cit., p. 543.
15 John Fleming, An Introduction to the Franciscan Literature of the Middle Ages, Chicago, 1977, p. 46.
16 Cf. infra partie III.
17 Sur les grilles numériques et les systèmes alphabétiques comme techniques mnémotechniques, voir Mary Carruthers, Le livre de la mémoire…, op. cit., p. 124-182.
18 Saint Bonaventure, L’arbre de vie, Jacques Guy Bougerol (dir.), Sancti Bonaventurae Opera, Rome, 1992, vol. 13 : Opuscula mystica, p. 206 : Ut igitur praefatus in nobis accendatur affectus, formetur cogitatus, imprimatur me moria ex sacri Evangelii silva, in qua de vita, passione et glorificatione Iesu Christ idiffuse tractatur, colligere studui hunc myrrhae facsiculum, quem et paucis et ordinatis et correspondentibus sibi verbis compegni propter facilitatem memoriae, necnon simplicibus, consuetis et rudibus propter declinandum curiositatis vitium, fovendam quoque devotionem et aedificandam fidei pietatem. Et quoniam imaginatio iuvat intelligentiam, ideo quae ex multis pauca collegi in imaginaria quadam arbore sic ordinavi atque disposui, ut in prima et infima ramorum ipsius expansione Salvatoris origo describitur et ita, in medio passio, et glorificatio in suprema. Et in prima quidem ramorum serie quatuor altrinsecus secundum alphabeti ordinem ponentur versiculi, similiter in secunda et tertia, ex quorum quolibet instar fructus unica pullulatio pendet, ut sic sint quasi duodecim rami afferentes duodecim fructus iuxta mysterium ligni vitae. Describe igitur in spiritu mentis tuae arborem quandam, cuius radix irrigetur fonte scaturitionis perpetuae, qui etiam excrescat in fluvium vivum et magnum, quatuor videlicet capitum, ad irrigandum totius Ecclesiae paradisium.
19 Cet ouvrage paraît à Oxford en 1971, puis est traduit en français sous le titre L’œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, 1985.
20 Daniel Arasse, « Ars Memoriae et symboles visuels : la critique de l’imagination et la fin de la Renaissance », Symboles de la Renaissance, Paris, 1976, vol. 1, p. 62.
21 Cité d’après la traduction française de Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento…, op. cit., p. 73.
22 Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Jean Ristat (dir.), Paris, 1972, p. 76, énoncé 47. Sur Ignace de Loyola et la composition du lieu, voir Pierre Antoine Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, 1992.
23 Pour plus de sources, Cf. Denise Despres, Ghostly Sights. Visual Meditation in Late Medieval Literature, Norman, 1989 et Lina Bolzoni, La rete delle immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002.
24 Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento…, op. cit., p. 74.
25 Cf. notamment Monica Chiellini-Nari, « La contemplazione e le immagini, il ruolo dell’iconographia nel pensiero della beata Angela da Foligno », dans Enrico Menesto (dir.), Angela da Foligno, Terziara Francescana, Actes du colloque de Foligno (17-19 novembre 1992), Spolète, 1992, p. 227-250.
26 Frances Amelia Yates, L’art de la mémoire, op. cit., p. 104.
27 Ibid., p. 105-106.
28 Daniel Arasse, « Ars Memoriae et symboles visuels… », art. cit., p. 63.
29 Loc. cit.
30 Daniel Arasse, « Ars Memoriae et symboles visuels… », art. cit., p. 65.
31 Voir Daniel Estivill, « Circa l’interpretazione iconographica degli santi », Arte cristina, 2001, 806, p. 369-374. Charlotte Denoël, « L’apparition des attributs individuels… », art. cit.
32 Pascale Charron et Jean-Marie Guillouët (dir.), Dictionnaire d’histoire de l’art…, op. cit., p. 97.
33 Christian Heck, « Entre action et symbole… », art. cit.
34 Cf. supra p. 46-47 et 49-50.
35 Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, Pierre-Marie Morel (dir.), Aristote. Petits traités d’histoire naturelle, Paris, 2000, 451b, 18-20, p. 112-116.
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