Préface
p. 13-18
Texte intégral
1L’imagerie religieuse de l’Italie médiévale et renaissante constitue décidément un domaine de recherches inépuisable. Le livre d’Amélie Bernazzani le prouve magistralement. Il porte en effet sur un thème iconographique qui n’a jamais fait l’objet d’une synthèse. La Lamentation (ou Déploration) sur le corps du Christ mort constitue pourtant un thème très fréquent. Il se pourrait d’ailleurs que ce ne soit justement cette fréquence élevée qui ait jusqu’à présent découragé les historiens de l’art d’aborder de façon systématique ce thème : il n’offrirait guère de prise à l’analyse, tellement il serait répétitif. Amélie Bernazzani ne se laisse pas arrêter par cette répétitivité quantitative. Elle embrasse en effet un corpus immense : il couvre trois siècles (de la fin du XIIIe à la fin du XVIe siècle) et s’étend à l’Italie entière. C’est à une autre répétitivité – plus formelle que quantitative – qu’elle choisit de s’attaquer. Elle la met à profit pour développer une approche aussi paradoxale que féconde.
2Paradoxale, son approche l’est doublement. D’abord parce qu’elle procède d’une sélection et d’un découpage : Amélie Bernazzani retient exclusivement les Lamentations dans lesquelles la Vierge Marie, saint Jean l’Évangéliste et Marie-Madeleine figurent simultanément et sont identifiables sans le moindre doute – ce qui fait tout de même, pour les trois siècles qu’elle prend en compte, un corpus d’environ trois cents œuvres – et concentre son attention sur les contacts et les relations que ces trois personnages – à l’exclusion des autres disciples et saintes femmes – entretiennent entre eux et avec le corps du Christ mort. Ensuite parce qu’elle va à l’encontre du sens commun : Amélie Bernazzani s’intéresse uniquement à ce qui est a priori peu intéressant, voire inintéressant. Elle se focalise en effet sur tout ce qui relève, à un titre ou à un autre, de la répétition et donc, en un sens, de la banalité, de l’absence d’originalité.
3Aussi paradoxale qu’elle soit – ou parce qu’elle est paradoxale –, cette approche s’avère extrêmement féconde. Elle permet en effet à Amélie Bernazzani d’établir de façon parfaitement convaincante qu’en raison même de ce qu’elles comportent de répétitif, les Lamentations assurent trois grandes fonctions spirituelles. D’abord, elles nourrissent la méditation individuelle des dévots sur l’ensemble de l’économie du Salut. Ensuite, elles permettent aux fidèles, durant la messe, de voir, par le biais d’une image, l’hostie consacrée que leur cachent les divers diaphragmes qui s’interposent entre eux et le maître-autel. Enfin, elles donnent à tout un chacun la possibilité de contempler une figuration de la naissance de l’Église en tant que communauté des rachetés. La Vierge, Madeleine et Jean sont en effet les trois premiers membres du corps mystique dont le Christ est la tête – d’où le titre et le sous-titre du livre. On est donc bien loin du ressassement d’une banale scène d’affliction humaine autour d’un défunt amèrement regretté.
4Comment Amélie Bernazzani s’y prend-elle pour montrer que les Lamentations assurent, à partir de ce qu’elles ont de répétitif, trois fonctions aussi riches ? Elle commence par rappeler ou établir les faits : apparition du Threnos dans la liturgie et l’iconographie byzantines, importation du thème en Occident par les franciscains, « fabrication » du personnage de Madeleine par le pape saint Grégoire le Grand, indistinction initiale des saintes femmes dans les images, etc. Elle repère la toute première occurrence d’une Madeleine à l’identité sûre qui figure dans une Lamentation conservée. Cette première Madeleine apparaît dans l’un des compartiments d’un polyptyque à double face conservé à Pérouse, attribué au Maestro di San Francesco et datable vers 1272 (d’où le terminus post quem du corpus) : agenouillée aux pieds du Christ étendu sur la pierre d’onction, la sainte saisit à deux mains (pour les embrasser ?) le bas des jambes du mort. L’auteure dresse ensuite une typologie des Lamentations : elle distingue quatre « formules » – admettant évidemment des variations et des hybridations – dont elle repère le lieu et la date d’apparition, ainsi que la zone et la durée d’expansion.
5Une fois les faits mis en place, Amélie Bernazzani procède par étapes judicieusement graduées. Elle conduit ainsi le lecteur de la répétition à la ressemblance.
6Loin de comprendre la répétition comme une conséquence regrettable de pratiques routinières d’atelier, Amélie Bernazzani l’appréhende comme un moyen délibérément mis au service d’une efficace de l’image. Pour ce faire, elle la rattache aux arts de la mémoire (artes memoriae) que le Moyen Âge a hérités de l’Antiquité. La récurrence d’une même configuration dans plusieurs scènes différentes instaure en effet, explique-t-elle, une « chaîne mnémonique » : grâce à la « résonance visuelle » qui lie les diverses scènes dans lesquelles la même configuration se retrouve, le spectateur qui contemple l’une de ces scènes est incité à se remémorer les autres. Par exemple, Madeleine agenouillée aux pieds du Christ dans une Lamentation aide ou invite le spectateur à se rappeler mentalement les autres scènes dans lesquelles la pécheresse convertie apparaît dans la même situation – Onction des pieds, Résurrection de Lazare, Crucifixion, Descente de croix, Noli me tangere –, auxquelles s’ajoute le Lavement des pieds, où le Christ apparaît dans une situation analogue (agenouillé aux pieds de l’un des apôtres). De même, au prix d’une inversion de situation, Jean tenant devant sa poitrine la tête du Christ mort rappelle au spectateur la Cène, où Jean pose la tête sur la poitrine du Christ. Il en résulte une polysémie de l’image ou, plus exactement, une capacité de l’image à évoquer plusieurs autres images par un jeu subtil de répétitions ou de ressemblances formelles dans l’œuvre et d’associations d’idées dans l’esprit du regardeur. L’auteure ne manque pas d’établir un rapprochement très convaincant avec le mode de fonctionnement de la symbolique de la messe, tel que l’exposent les liturgistes médiévaux.
7Alors que les (rares) historiens de l’art qui prennent en compte l’art de la mémoire s’intéressent plutôt au rapport d’inclusion des personnages – c’est-à-dire des « images frappantes » (imagines agentes) – dans les « loges mnémoniques » (loci memoriae) où elles prennent place, Amélie Bernazzani se focalise sur les « images frappantes » en elles-mêmes : à ses yeux, c’est le spectateur qui les transporte mentalement de loge en loge, c’est-à-dire de thème en thème, ou qui les retrouve visuellement d’image en image, que ce soit de tableau en tableau ou à l’intérieur d’un même décor mural ou d’un même polyptyque. L’analyse que l’auteure propose n’est pas seulement probante, elle est également riche d’implications. Elle suggère en effet que les « images frappantes » acquièrent une certaine autonomie de mouvement – elles deviennent déplaçables – qu’on pourra rattacher au lent processus de « narrativisation » de l’image qui semble bien être au cœur du passage du Moyen Âge à la Renaissance.
8De la répétition, Amélie Bernazzani passe progressivement à la ressemblance des personnages à l’intérieur d’une même Lamentation. Elle en analyse en détail les diverses modalités : répartition symétrique, gestuelle ou expression analogue, échos de couleurs dans les vêtements, similarité des chevelures ou des visages, etc. Elle consacre de belles pages aux ressemblances physiques entre Jésus et Jean (devenu le fils de substitution de Marie et donc le frère de Jésus) et surtout entre Madeleine et Jean, qui ont en commun d’être vierges – grâce à la conversion pour elle, effectivement pour lui – et de constituer des modèles de vie contemplative. La ressemblance entre l’apôtre de prédilection et la pécheresse convertie est si poussée que, chez Jean, elle confine à l’androgynie et tient même lieu d’attribut iconographique : en l’absence d’autres traits distinctifs, on le reconnaît à sa ressemblance avec Madeleine – tout comme on reconnaît celle-ci à son agenouillement aux pieds du Christ.
9Amélie Bernazzani en vient par étapes à la portée ecclésiale de la ressemblance, qu’elle aborde armée d’une solide information théologique. L’initiale ressemblance tendancielle de l’homme à Dieu (qui l’a créé « à son image et semblance ») a été compromise par le péché originel et est remplacée, après que le Christ, en mourant sur la croix, a donné naissance à une humanité rachetée, par une ressemblance désormais constitutive ou caractéristique de l’ecclésia. D’où des pages aussi claires que convaincantes sur la féminité maternelle du Christ– déjà bien étudiée –, sur la dissemblance et donc la laideur comme caractéristiques des « ennemis du Christ » – que l’auteure se permet, non sans pertinence, de rapprocher des mécanismes de l’actuelle « exclusion » sociale – et enfin sur la conformitas de saint François d’Assise, le « Second Christ » (Alter Christus), qui finit par ressembler si intimement à Jésus qu’il reçoit ses stigmates. Le thème qui sous-tend le livre dès ses premières pages, à savoir l’importance décisive du franciscanisme dans l’histoire des Lamentations, trouve ainsi son aboutissement. Le dernier chapitre est en effet consacré à une étude aussi novatrice que probante du premier décor mural, partiellement détruit, de la nef de la basilique inférieure de San Francesco à Assise (vers 1260-1265), qui met en pendants un cycle de la vie du Christ et un cycle de la vie de saint François.
10Un seul corps n’est pas seulement éclairant sur le fonctionnement mnémonique et sur la signification plurielle des Lamentations, il est également riche d’apports méthodologiques. Au moins cinq leçons peuvent en être tirées.
11En premier lieu, le livre d’Amélie Bernazzani prouve, s’il en était encore besoin, combien il est fécond de retenir un chronotope ample (toute l’Italie durant trois siècles), de constituer un corpus visant à l’exhaustivité (environ trois cents Lamentations) et d’adopter, à l’instar des historiens, une approche quantitative permettant, avec une inévitable marge d’erreur, de mesurer une évolution dans le temps et de restituer une répartition dans l’espace ou une distribution sociale. Il va de soi que l’exhaustivité ne peut être que tendancielle, mais il est clair que, sans un recensement à peu près complet des Lamentations produites dans un vaste territoire pendant une longue période, l’auteure n’aurait pas pu élaborer les conclusions quasiment certaines qu’elle propose sur les lieux et les dates d’apparition et de diffusion des diverses « formules » de Lamentation, sur l’appartenance sociale ou spirituelle des commanditaires et sur les motivations des commandes. Rassembler un tel corpus constituait une tâche immense, mais, grâce à l’effort accompli, plusieurs quasi-certitudes sont désormais acquises : les Lamentations apparaissent d’abord à Assise et en Ombrie, se répandent ensuite en Toscane et dans les Marches et gagnent enfin l’Italie du Nord ; les principaux commanditaires sont les ordres mendiants (essentiellement les franciscains), ainsi que des confréries laïques ; les commandes se rattachent surtout à des périodes de crise, où l’unité de la communauté locale ou de l’Église universelle apparaît menacée ou est carrément brisée.
12En deuxième lieu, le livre d’Amélie Bernazzani est très instructif sur l’ambivalence inhérente à l’image religieuse – comme en témoignent, pour ne prendre que deux exemples d’importance inégale, ses remarques judicieuses sur l’indistinction entre le tombeau et la pierre d’onction dans certaines Lamentations et sur l’impossibilité de rapporter à un moment précis de la Passion la célèbre Pala Capponi de Pontormo – et, plus généralement, sur la polysémie associative que génère la répétition délibérée des mêmes postures et des mêmes configurations dans des iconographies différentes. Loin d’en rester, comme de nombreux historiens de l’art le font encore (du moins en France), au Panofsky dogmatique de l’introduction aux Essais d’iconologie, qui exclut catégoriquement que la signification d’une image puisse être ambivalente (c’est Judith ou Salomé, pour reprendre un exemple célèbre), l’auteure se réfère au Panofsky – autrement plus ouvert et plus subtil – qui admet l’existence de « fusions volontaires de motifs » et donc d’hybridations iconographiques. Elle le fait avec insistance (dès l’introduction et plusieurs fois par la suite), mais sans jamais adopter le ton polémique qui est si fréquent dans les débats sur le fonctionnement sémantique de l’image. Il est donc permis d’espérer que, grâce à la sérénité dont elle fait preuve en la matière, Amélie Bernazzani amènera les historiens de l’art francophones qui liront son livre à s’intéresser plus attentivement qu’ils ne le font actuellement à ce second Panofsky – pourtant aisément accessible en français depuis une quinzaine d’années, grâce au recueil panofskien « fabriqué » par Daniel Arasse (Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen Âge, Paris, 1997).
13En troisième lieu, Amélie Bernazzani apporte une contribution précieuse à une redéfinition de la notion d’attribut iconographique, qu’elle élargit à des agencements. Elle montre en effet que certaines configurations – par exemple, la posture qu’un personnage donné adopte dans sa relation à un autre personnage – doivent être envisagées comme des attributs à part entière, au même titre qu’un objet ou un élément discret (au sens d’isolable) : en dehors de son vase à onguent et de sa longue chevelure dénouée, on identifie Madeleine à ce qu’elle est agenouillée aux pieds du Christ, qu’il soit vivant, mort ou ressuscité ; de même, on reconnaît Jean à ce qu’il soutient sur sa poitrine la tête du Christ mort ou à ce qu’il ressemble étroitement à Madeleine. De telles configurations débouchent d’ailleurs, comme le signale justement l’auteure, sur une sorte de tripartition du Christ : dans les Lamentations, son corps revient à la Vierge, sa tête à Jean, ses pieds à Madeleine.
14En quatrième lieu, le livre d’Amélie Bernazzani contribue à réélaborer la question des sources. Au vieux débat sur l’antériorité du texte ou de l’image, l’auteure substitue une primauté des pratiques. Qu’elles soient dévotionnelles (comme la méditation) ou liturgiques (comme la célébration des offices ou la prédication), ces pratiques – toutes fondées de près ou de loin sur l’art de la mémoire – suscitent tôt ou tard des supports visuels (comme les images de dévotion privée ou les tableaux d’autel) ou écrits (comme les vies de saints, les offices du propre ou les recueils homilétiques). D’où l’attention que l’auteure porte aux sermons sur Madeleine ou sur Jean et à leurs offices respectifs. Ils lui permettent en effet d’appréhender la personnalité double de Madeleine – d’abord pécheresse, ensuite convertie –, sa virginité reconstituée, la virginité effective de Jean, et leur commun statut de modèles de vie contemplative. D’où, surtout, l’importance qu’elle accorde au Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand. Les explications que donne le liturgiste du XIIIe siècle (encore lu au XVIe et au-delà, comme en témoigne le nombre élevé d’éditions imprimées) sont en effet éclairantes sur le fonctionnement foncièrement polysémique des images : durant le Canon de la messe, chaque geste ou parole du célébrant est censé représenter – au sens de « rendre présents », comme le souligne justement l’auteure – plusieurs moments ou épisodes de la Passion. Un seul corps se conforme ainsi au parti méthodologique – de plus en plus marqué, semble-t-il, dans les travaux récents – qui consiste à privilégier, comme source, la liturgie, ne serait-ce que parce que tout le monde la connaissait de près ou de loin.
15En cinquième lieu, le livre d’Amélie Bernazzani est instructif sur le statut qu’il convient d’accorder à la répétition visuelle sous toutes ses formes. Alors qu’en tant qu’historiens de l’art, nous sommes tous enclins, du fait de la pratique courante de la discipline, à privilégier l’innovation ou l’originalité, l’auteure montre que la répétition est constitutive du fonctionnement de la peinture religieuse. Elle l’annonce clairement dès l’introduction : son livre n’est pas seulement une monographie sur un thème iconographique, il propose aussi une réflexion sur le rôle positif que la répétition et la ressemblance jouent dans l’imagerie chrétienne. Elle y revient dans sa conclusion, lorsqu’elle observe que l’écart est immense entre la production artistique et les premiers traités modernes sur la peinture : alors que les peintres recourent systématiquement à la répétition, les trattatistes, d’Alberti (De pictura, 1435) à Lodovico Dolce (L’Aretino, 1557), la rejettent en termes catégoriques, au profit exclusif de la variété. À la Renaissance, la théorie artistique ignore certaines des exigences les plus fondamentales de la pratique des artistes.
16Une dernière remarque, d’ordre formel. Un seul corps constitue un excellent exemple du « genre humble » (genus humile) de la rhétorique classique. L’expression est toujours claire, précise, modeste. Le ton, toujours serein, exclut toute polémique. L’auteure adopte une progression aussi limpide que rigoureuse, que le lecteur suit avec facilité et bonheur. Elle commence par rappeler ou établir les faits historiques et finit par dégager la signification la plus riche – qu’on pourrait qualifier d’anagogique – des Lamentations : elle part de l’apparition du thème en Orient, de son importation en Occident et de la fabrication du personnage de Madeleine et parvient par degrés à montrer que l’agencement du trio autour du Christ donne à voir la naissance de la communauté ecclésiale. Elle en arrive ainsi, dans son tout dernier chapitre, à expliquer pour quelles raisons une Stigmatisation de saint François se hausse au rang de vis-à-vis d’une Lamentation dans le premier décor mural de la nef de la basilique inférieure de San Francesco à Assise. L’explication qu’elle propose paraît très convaincante, mais elle sera peut-être contestée. En revanche, nul ne contestera que, de la première à la dernière page de son livre, Amélie Bernazzani maîtrise à la perfection l’art de démontrer et d’expliquer – le docere de l’ancienne rhétorique.
Auteur
Professeur d’histoire de l’art moderne. Université François-Rabelais de Tours – CESR
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Châteaux et modes de vie au temps des ducs de Bretagne
XIIIe-XVIe siècle
Gérard Danet, Jean Kerhervé et Alain Salamagne (dir.)
2012
La construction en pan de bois
Au Moyen Âge et à la Renaissance
Clément Alix et Frédéric Épaud (dir.)
2013
Le cardinal Jean Du Bellay
Diplomatie et culture dans l’Europe de la Renaissance
Cédric Michon et Loris Petris (dir.)
2013
Construire à la Renaissance
Les engins de chantier de Léonard de Vinci
Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl
2014
Un seul corps
La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes, ca. 1272- 1578
Amélie Bernazzani
2014