Conclusion
p. 311-313
Texte intégral
1Quand en 1559, dans la dédicace de son Livre d’architecture, Jacques Androuet du Cerceau écrit à Henri II que son « florissant royaume » s’augmente « de jour en jour de tant beaux et somptueux édifices1 », il ne s’agit pas d’une exagération de courtisan, comme en témoignent le nombre et la qualité des demeures nobles qui ont fleuri à cette époque dans les campagnes françaises. Toutefois, notre voyage à travers la Haute-Normandie du XVIe siècle a révélé que la réalité, parfois proche de cette vision idéale, était souvent plus nuancée. Qu’en retenons-nous, alors que nous arrivons à son terme ?
2Le premier fait, sans doute, est que les nobles normands, comme l’avait déjà perçu Jean-Marie Constant en 19852, sont par bien des aspects différents de leurs homologues d’autres régions de France. Et si certains des résultats présentés ici doivent être pris avec prudence et ne peuvent être généralisés, il n’en demeure pas moins qu’ils révèlent une image de la noblesse différente de celle à laquelle nous avons été habitués et que les historiens contribuent aujourd’hui à rectifier et à préciser. Cette image, plus complexe, plus difficile à saisir, est aussi plus riche et plus vivante.
3Ainsi, dans la seconde moitié du XVe siècle – sans doute était-ce déjà le cas avant – de nombreux nobles normands ont un mode de vie partagé entre ville et campagne, entre service civil et service militaire : ils peuvent être, tour à tour, gentilshommes campagnards vivant dans leurs terres et nobles citadins résidant en leur hôtel, petits officiers du roi ou d’un Grand exerçant dans leur juridiction et hommes d’armes combattant sur un champ de bataille, mignons3 de cour dans l’entourage du roi et seigneurs discutant avec leurs tenanciers de la moisson à venir.
4Leurs demeures campagnardes reflètent ce mode de vie. Dès les premiers signes tangibles de la reconstruction dans les années 1475-1480, la plupart des maisons aux champs abandonnent les grosses tours, mâchicoulis, meurtrières et larges fossés que l’on rencontre ailleurs en France au même moment et qui marquent si fortement le paysage. Ce sont donc moins ces signes d’appartenance à la noblesse qui importaient aux yeux des gentilshommes normands que le titre et les droits que conférait la possession d’un domaine noble, ainsi que les revenus et les possibilités de villégiature qu’il leur offrait.
5Touchant l’intérieur des demeures, dès ce moment, non seulement l’essentiel est déjà en place (une distribution dissociant le rez-de-chaussée et le premier étage grâce à des cloisons légères, le lit placé en face de la cheminée, l’entrée directe dans les pièces du logis et l’escalier rejeté à l’arrière), mais aussi de nouvelles distributions voient le jour, précisément pour répondre au mode de vie en villégiature des gentilshommes afin qu’elles puissent les recevoir, eux et leur famille, leurs amis ou leurs clients.
6Ainsi, Martainville (Jacques Le Pelletier) révolutionne le système distributif de la « maison aux champs » : le plan double en profondeur, l’allée du rez-de-chaussée couplée à l’escalier et répétée aux étages par des couloirs pour une desserte indépendante de toutes les pièces, l’accès quasi direct au jardin. De même, Beuzeville-la-Guérard (Jean de Canouville), avec ses deux chambres indépendantes à l’étage, chacune munie d’une garde-robe, d’un cabinet en planches et de latrines, montre que, dès 1490, est fixé un modèle simple et pratique, appelé à faire florès au siècle suivant, y compris chez des gentilshommes de plus haute volée tel le bailli d’Évreux Louis d’Orbec.
7Certes, quelques-unes de ces dispositions, que l’on peut voir comme des nouveautés, n’en sont pas vraiment : il s’agit plutôt d’un phénomène de généralisation de dispositions d’abord réservées aux Grands. Le jardin bordant directement le logis et son accès direct se voient dès le début du XIVe siècle au manoir de La Vigne appartenant à l’abbé de Jumièges, les garde-robes et études sont présentes dans les châteaux du duc de Bedford à Rouen au début du XVe. Les pavillons en fond de jardin trouvent des précédents dans les jardins luxueux du duc de Bourgogne et du roi René. Ce phénomène de généralisation de commodités propre à l’architecture princière connaît cependant un rebondissement extraordinaire avec l’impulsion décisive donnée par les chantiers de l’archevêque de Rouen Georges d’Amboise, qui deviennent les nouveaux modèles à suivre au tournant du siècle.
8Si à Martainville et à Beuzeville on comprend mal l’origine des nouveautés, à Acquigny se lit non seulement l’intention du courtisan de flatter le roi par l’adoption de formules architecturales copiées de ses châteaux, mais aussi l’ambition de le recevoir. Car à mesure que le siècle avance, la société normande se transforme. Riche, limitrophe de l’Île-de-France et donc désormais du pouvoir, la province rassemble toutes les conditions de l’émergence d’une noblesse attachée au service du roi dont elle tire une partie de ses revenus. L’exceptionnelle floraison des petites et grandes demeures élevées par des courtisans à partir de la fin des années 1520 et jusqu’au règne d’Henri III en atteste : Louis de Richebourg à Sénitot, Claude Le Roux à Tilly, Claude d’Annebault à Heubécourt puis à Appeville, Jean Le Veneur à Tillières, Charles de Boissay à Mesnières, Nicolas Le Conte à Bonnemare, Louis de Silly à Acquigny ou encore Pierre de Courcol à Fleury, sans parler du cardinal de Lorraine à Fontaine-le-Bourg, sont, parmi tant d’autres, des seigneurs assez proches du souverain pour avoir l’honneur de le recevoir chez eux ou, à tout le moins, espérer un jour sa visite. Finalement, certains y réussiront, sans doute au-delà de leurs attentes, lorsque Charles IX décidera de bâtir Charleval en bordure de l’immense massif forestier de Lyons.
9La fièvre architecturale qui sévit alors reflète cette évolution, à la fois dans les formes et dans les distributions des petites maisons nobles. L’un des caractères les plus évidents des transformations opérées à ce moment est l’abandon définitif de dispositions séculaires : à partir des années 1530, l’accès direct à la salle et l’implantation de la chambre seigneuriale au rez-de-chaussée n’ont plus cours. Dans le même temps, les formules des décennies précédentes sont renouvelées. Le plan peut être double, semi-double en profondeur ou rectangulaire étiré pour accueillir le vestibule, l’escalier dans-œuvre, la sallette et les nombreuses annexes des chambres (garde-robes, cabinets, petite galerie), tandis que les offices sont rejetés au sous-sol. Par son nouveau traitement, l’allée prend désormais la forme d’un vestibule (Le Bus) voire d’un vestibule à l’antique (Acquigny), tandis que les espaces de dégagement sont multipliés pour rendre le logis toujours plus fonctionnel. Mais toutes les nouveautés ne trouvent pas leur public en Normandie : les niveaux entresolés dont l’emploi se développe dans les demeures royales (Chambord, Madrid) et dans les demeures plus modestes du Toulousain (La Réole) ne prennent pas dans la province, sans doute en raison de la hauteur insuffisante des étages des manoirs normands.
10Ces modifications s’accompagnent de progrès techniques, car tout est lié. Pour dissocier les distributions d’un niveau à l’autre, les cloisons en pan de bois peuvent être suspendues aux solives et scellées dans les murs, les murs peuvent porter sur des colonnes, des voûtes ou des arcs diaphragmes tendus au niveau inférieur. Pour ouvrir plus largement les pièces sur l’extérieur, la fenêtre perd d’abord ses traverses (1542) puis son meneau de pierre grâce à l’introduction de la plate-bande clavée et du meneau de bois (1560), tandis qu’elle gagne des proportions plus élancées.
11Contre toute attente, les plus petites demeures nobles participent à ce mouvement. Le modeste manoir du Flot étonne par son plan semi-double en profondeur, ses belles cheminées, ses pièces généreusement éclairées sur l’extérieur par des fenêtres plus nombreuses et munies d’un croisillon de bois. Le petit logis du Hérault adopte en 1575 les nouvelles commodités qu’on a signalées. La maison de Jouveaux également, avec un plan en équerre centré repris d’Acquigny, où toutes les circulations se resserrent autour de l’escalier principal.
12À la relative modestie du parti architectural répond souvent un spectaculaire développement des lieux d’agréments : jardin en pente, jardin d’eau, jardin environnant le logis, vaste jardin ponctué d’une fabrique ou jardins successifs, suivant une gradation du plus simple au plus précieux, comme les pièces des logis. Cependant, si certaines maisons sont assurément les retraites campagnardes de gentilshommes citadins, le fait n’est pas assuré pour d’autres. On l’a dit, la réalité est plus riche, plus diverse, plus complexe qu’on ne peut l’imaginer : au XVIe siècle, la fonction économique agricole et industrielle des petits domaines nobles reste dominante, mais les espaces dédiés aux plaisirs seigneuriaux prennent une importance qu’ils n’avaient, semble-t-il, jamais connue.
13Et c’est bien ce que les contemporains ont retenu, de Claude de Seyssel en 1508 à Louis Guyon en 1604, qui ont su prendre le pouls d’une société en mutation, dont les commandes architecturales et artistiques étaient les manifestations visibles.
Notes de bas de page
1 Livre d’architecture…, op. cit., 1559, f° AII.
2 Constant J.-M., La vie quotidienne…, op. cit., p. 10.
3 Contamine P., « Pouvoir et vie de cour dans la France du XVe siècle : les mignons », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 138e année, no 2, 1994, p. 541-554.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Châteaux et modes de vie au temps des ducs de Bretagne
XIIIe-XVIe siècle
Gérard Danet, Jean Kerhervé et Alain Salamagne (dir.)
2012
La construction en pan de bois
Au Moyen Âge et à la Renaissance
Clément Alix et Frédéric Épaud (dir.)
2013
Le cardinal Jean Du Bellay
Diplomatie et culture dans l’Europe de la Renaissance
Cédric Michon et Loris Petris (dir.)
2013
Construire à la Renaissance
Les engins de chantier de Léonard de Vinci
Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl
2014
Un seul corps
La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes, ca. 1272- 1578
Amélie Bernazzani
2014