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Léonard de Vinci apprenti ingénieur

p. 51-72


Texte intégral

LÉONARD ET LES ÉTUDES D’INGÉNIERIE

1Un des plus grands mérites de Léonard de Vinci sur le plan technologique est celui d’avoir développé les techniques de représentation du dispositif mécanique et de nous avoir transmis de nombreux projets de machines. Souvent, ses dessins sont réalisés avec une force expressive telle qu’ils semblent se détacher du papier et, comme pour les modèles virtuels modernes réalisés grâce à l’infographie, ils nous présentent la machine sous tous les aspects perspectifs, cinématiques et dynamiques, en train d’effectuer un travail ou à travers une précise reconstitution anatomique de toutes ses parties. Les machines de Léonard de Vinci nous fournissent un témoignage spectaculaire d’outillage et de solutions techniques dont il ne nous reste pas d’autre trace, ou illustrent de véritables rêves technologiques comme la machine volante aux ailes battantes. Ils expriment ses recherches constantes de tentative d’imiter et de reproduire les phénomènes naturels. On ne possède que de très rares témoignages du passage à la réalisation des projets des machines de Léonard de Vinci : on n’a la preuve de la construction effective que d’un compteur pour la distribution de l’eau qui lui avait été commandé par Bernardo Rucellai ; on conserve en revanche des preuves indirectes de la réalisation des machines inventées pour le transport du monument équestre à Francesco Sforza. Malgré la rareté de ces exemples, les dessins de la main de Léonard de Vinci constituent, sans l’ombre d’un doute, une source privilégiée pour l’étude de la technologie de la Renaissance.

2Parmi les études d’ingénierie des machines réalisées par Léonard de Vinci, apparaissent des projets très complexes qui, comme dans le cas de la machine volante, se trouvent aux frontières de l’imaginaire et les dépassent lorsqu’il s’agit de conception de véritables prothèses mécaniques servant à transformer le corps humain en oiseau. Le projet d’un char automoteur programmable à ressorts, destiné à la production d’effets spéciaux dans les spectacles théâtraux, ainsi que celui d’un lion mécanique dont on ne conserve aucune information de Léonard de Vinci, mais qui est renseigné par des témoignages contemporains – il a été réalisé en 1515 afin de célébrer l’entrée à Lyon du roi de France François Ier – revêtent également une grande importance. Parmi les projets les plus complexes relatifs à la mécanique rappelons, enfin, ses études pour la construction d’un automate humanoïde dont il ne reste que peu d’esquisses des chaînes cinématiques complexes faites de leviers, de poulies et de cordes. Dans son activité multiforme d’artiste ingénieur, Léonard de Vinci est le protagoniste d’un remarquable saut qualitatif sur le plan scientifique, qui le porta à s’engager dans des études toujours plus théoriques. En poursuivant cette nouvelle perspective de recherche, qui consistait à vérifier de manière empirique des lois théoriques qu’il trouvait dans les livres des philosophes et des savants de l’Antiquité et du Moyen Âge, Léonard de Vinci se persuada que la géométrie était la discipline théorique permettant d’exprimer les principes généraux unifiés de toutes les sciences. Il commença à étudier les Éléments d’Euclide (IVe siècle av. J.-C.) avec Luca Pacioli (1445-1517) : sous l’influence de ce traité qui illustre les principes et les fondements de la géométrie – mais également d’autres traités comme les Éléments de Mécanique de Jordanus de Nemore (XIIIe siècle) –, Léonard de Vinci caressa l’idée d’écrire un traité sur la mécanique dans lequel il pourrait rendre compte des aspects pratiques et théoriques de cette discipline, et de fournir un catalogue de mécanismes simples dont la combinaison permettait de construire des machines complexes. Beaucoup de manuscrits rédigés après 1500 font de nombreuses références au livre des Éléments de machines, que l’on peut probablement identifier avec le Manuscrit 8937, mieux connu aujourd’hui sous le nom de Codex de Madrid I (ce nom lui a été donné après sa fameuse redécouverte dans les années 1960 dans la Bibliothèque nationale d’Espagne à Madrid). Le Traité des éléments de machines de Léonard de Vinci constitue une nouveauté absolue pour l’histoire de la mécanique et représente le résultat le plus avancé de la tentative du maître de synthétiser la mécanique théorique et la mécanique pratique : il fait de cette discipline un instrument que l’on peut utiliser pour résoudre des problèmes réels. Léonard de Vinci est bien conscient que, pour améliorer l’efficacité des machines, il est important d’étudier, outre la cinématique, le moteur et les matériaux qui composent les organes en mouvement. En effet, c’est seulement de cette manière que l’on peut contenir les pertes de puissance et l’altération due aux frottements des parties en contact. Le Toscan étudie toutes les formes d’énergie disponibles à son époque : l’eau, le vent, le soleil, la vapeur. Il consacre également des études approfondies aux capacités motrices du corps humain, étant donné que l’énergie produite par les muscles (humains et animaux) était encore la plus utilisée, autant dans les chantiers de construction que dans les transports – et, par ailleurs, en dehors du vol plané, c’était le seul moyen d’alimenter sa machine volante. Léonard de Vinci étudie la cinématique et la dynamique des mouvements du corps humain en réalisant de splendides dessins d’hommes au travail : on peut y voir la séquence de leurs postures lorsqu’ils utilisent le marteau, la houe en tournant le levier d’un treuil et en actionnant les pédales et les manivelles des machines volantes. Dans de nombreux dessins, Léonard de Vinci tente de développer des solutions cinématiques qui permettent de distribuer entre les muscles du corps humain la force nécessaire pour le vol. Le corps a des capacités physiques limitées et certains mouvements permettent mieux que d’autres d’exploiter l’action des muscles. Dans le cadre de ces études, Léonard de Vinci arrive à projeter des expériences d’anthropométrie, dans lesquelles il mesure les circonférences des muscles, relâchés et bandés, dans le but de déterminer la puissance maximale qu’ils peuvent développer.

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3> Léonard de Vinci, dynamisme du corps, Windsor, RL 12644 [détail].

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> Léonard de Vinci, Mise en mouvement d’une bombarde, Windsor, RL 12647.

4Léonard de Vinci est le premier ingénieur à tenter de quantifier les potentialités opératives des formes d’énergie disponibles à son époque. À titre d’exemple, les expériences pour déterminer le volume de vapeur produit par l’eau en ébullition à l’intérieur d’un cylindre recouvert d’un couvercle supérieur mobile (Codex Hammer, fo 15A : 15ro), ainsi que celle d’une aile mécanique actionnée par un levier au bord d’une pente pour déterminer la charge que cette aile, en s’abaissant, réussit à soulever (Manuscrit B, fo 88vo), sont particulièrement intéressantes. Les études d’anthropométrie, en outre, sont significatives non seulement pour leur relation aux machines volantes, mais également parce qu’elles trouvent une application dans les projets de machines de chantier, en particulier dans les énormes « grues excavatrices » qui fonctionnent en synchronisant le travail de la machine avec celui des équipes d’ouvriers qui chargent et déchargent les caisses déplacées par la machine.

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> Leonard de Vinci, La mesure de la force des muscles, Manuscrit H, fos 43vo-44ro, Paris, Institut de France.

INGÉNIERIE ET CHARPENTERIE DANS L’ATELIER DE VERROCCHIO

5Le premier témoignage d’un intérêt de Léonard de Vinci envers des problèmes de caractère technologique remonte à la période de sa formation à Florence dans l’atelier d’Andrea Verrocchio.

6Comme il n’existe aucun document spécifique sur l’apprentissage de Léonard de Vinci, on peut penser que, guidé par Verrocchio, il avait appris, non seulement la peinture, la chimie des couleurs, mais encore la charpenterie métallique et les techniques pour fondre des statues et des canons en bronze. Dans le Manuscrit G, au folio 84vo, on trouve un passage particulièrement intéressant qui renseigne sur les activités strictement techniques du jeune Léonard de Vinci : « notes des soudures qui servirent à souder la boule de Santa Maria del Fiore ».

7En septembre 1468, l’atelier d’Andrea del Verrocchio reçut la commande de l’énorme « boule » de bronze qui, avec la croix, devait terminer la coupole de l’église Santa Maria del Fiore à Florence. Dans ses écrits, Léonard de Vinci rappelle la technique de soudure de la sphère qui fut assem blée au sommet de la lanterne, au moyen de rivets et grâce à une soudeuse solaire (un miroir ardent capable de fondre les baguettes d’étain utilisées pour la soudure). Dans un autre document manuscrit, réalisé au début du XVIe siècle à l’occasion de la remise en place de la sphère qui avait été abattue par la foudre, se trouvent des dessins de la structure interne et des parties en cuivre qui formaient la sphère. On ne sait pas dans quelle mesure Léonard de Vinci a participé à ce projet. Ses notes sont rédigées à la première personne du pluriel et, par conséquent, il est fort probable qu’il se soit rendu en personne sur le chantier installé au sommet de la coupole. On trouve un autre témoignage exceptionnel de cette entreprise dans un tableau réalisé à l’époque du chantier, attribué au peintre Biagio di Antonio : l’arrière plan du tableau représente une vue de Florence à l’époque de l’arrivée de Léonard de Vinci en ville (1469), où l’on voit la coupole entourée des échafaudages qui couvrent la lanterne – il s’agit certainement des mêmes échafaudages qui ont servi à installer la sphère de cuivre.

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> Détail de la lanterne de la coupole, Florence, Santa Maria del Fiore.

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> Biagio di Antonio, Tobie et les archanges, Florence, Collection Bartolini Salimberni [détail].

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> Biagio di Antonio, Tobie et les archanges, Florence, Collection Bartolini Salimbeni.

LÉONARD DE VINCI ET LE CHANTIER DE SANTA MARIA DEL FIORE : LES MACHINES DE BRUNELLESCHI

8À l’occasion du montage et de l’installation de la sphère en bronze, il est probable que Léonard de Vinci soit entré en contact avec la technologie de Brunelleschi et avec les machines que ce dernier avait inventées. Celles-ci étaient encore en place sur le chantier. Elles étaient capables de soulever des charges très lourdes à plus de cent mètres de hauteur et de les placer avec précision. La grue et les treuils du chantier de la coupole exercèrent sur Léonard de Vinci une grande fascination : il fit leurs « portraits » dans ses carnets. C’est grâce à ces dessins et à ceux réalisés par d’autres ingénieurs tels que Bonaccorso Ghiberti et Giuliano da Sangallo qu’on a pu connaître en détail les machines inventées par Brunelleschi. Comme Léonard de Vinci, ces personnes avaient été impressionnés par l’audace des grues et des systèmes de levage du chantier de la coupole, qui ne sont par ailleurs documentés que par quelques indications dans les contrats de travail stipulés avec l’Œuvre de la cathédrale. Certains historiens ont dit que Léonard de Vinci avait réalisé les dessins des grues de Brunelleschi en les copiant du carnet de Bonaccorso Ghiberti (Scaglia, 1981, p. 8). Cependant, l’hypothèse n’exclut pas que Léonard de Vinci soit monté sur les échafaudages de la coupole pendant les travaux du montage de la sphère. La note sur la technique de soudure utilisée au sommet de la coupole, rédigée environ quarante ans après les faits, constitue un indice non négligeable de la présence de Léonard de Vinci pendant ces opérations. En effet, mise à part la question de savoir si l’artiste a ou non copié certaines grues de Brunelleschi chez Bonaccorso Ghiberti, on ne peut exclure qu’en tant qu’assistant de Verrocchio, il ait effectivement participé aux opérations de levage des diverses parties de la sphère. D’ailleurs, la vis, qui est un élément technique amplement utilisé dans les machines de Brunelleschi, a eu une influence remarquable sur Léonard de Vinci. En effet, la forme et les mouvements à spirale de cette machine simple semblent reproduire les mouvements naturels des tourbillons d’air et d’eau : la vis conduisit Léonard de Vinci à penser aux possibilités de multiplier à l’infini l’action d’une force. La « vis sans fin », combinée à l’engrenage hélicoïdal, constitue non seulement un système de transmission du mouvement, mais aussi un dispositif d’amplification de la force. Léonard de Vinci fut tellement fasciné par les vis de Brunelleschi que, quelques années plus tard, alors qu’il se trouvait déjà à Milan et qu’il étudiait quelques nouveaux dispositifs militaires à présenter à Ludovic le Maure, il fit explicitement référence aux vis du chantier de la coupole en reportant dans une note qu’il en avait même moulé une empreinte : « Il faut porter une des trois vis de Santa Liberata. Une forme de plâtre à jeter en cire » (Codex Atlanticus, fo 909vo).

UNE ENTREPRISE EXTRAORDINAIRE : LA COUPOLE DE FILIPPO BRUNELLESCHI

9Avant de passer à la description des machines de Brunelleschi, il convient de rappeler quelques données techniques de la coupole, de manière à comprendre plus aisément le caractère exceptionnel de l’entreprise. La coupole fut achevée en à peine plus de quinze ans, de l’été 1420 au printemps 1436, l’année de son inauguration. Le chantier était suspendu à environ 50 mètres du sol (hauteur de la naissance de la voûte) et, sans échafaudage interne, arrivait à une hauteur de 90 mètres (hauteur de l’oculus). On sait également que Brunelleschi adopta une technique de construction innovante, qui n’utilisait pas d’échafaudage de support. La construction est en effet composée de deux coupoles, une interne et une externe : la première est construite avec une inclinaison aiguë de 6/5 ; la seconde avec une inclinaison aiguë de 6/4. Ensemble, elles forment une structure autoportante. Afin de contrôler l’inclinaison au cours du travail, Brunelleschi semble avoir utilisé des cintres de traçage serrés. Si l’architecture de la coupole est exceptionnelle, la « fabrica », c’est-à-dire le chantier qui met en œuvre les machines, ne l’est pas moins. Le poids total de la coupole équivaut environ à 37 000 tonnes et, si l’on considère le poids des échafaudages, de l’eau qui servait à faire le mortier, des ouvriers et des machines construites sur des plates-formes ancrées aux murs, les grues de Brunelleschi durent soulever un poids total qui surpassa les 40 000 tonnes. Si l’on considère que le travail de maçonnerie fut mené pendant 200 jours par an, on peut calculer que les systèmes de levage devaient porter sur la coupole environ 13 tonnes par jour pendant les trois mille jours que dura le chantier de construction de la coupole !

LA « COLLA GRANDE »

10Le moteur, le cœur battant de la « fabrica » de Brunelleschi, se trouvait à 90 mètres sous l’oculus de la coupole, solidement ancré au sol. La machine nommée « Colla Grande » (« colla » signifie corde en florentin de la Renaissance), inventée par Brunelleschi, était un treuil multiple qui assemblait dans la même machine trois tambours de diamètres différents, capable de soulever les charges à des vitesses différentes (Codex Atlanticus, fo 1083). Le système de traction était constitué d’un carrousel pour animaux, actionné par des bœufs. Il était possible, grâce à un dispositif à vis, de soulever et d’abaisser un couple d’engrenages qui quottaient dans la partie supérieure ou inférieure de la roue solidaire du tambour, de manière à inverser la rotation du treuil sans changer le sens de la marche des animaux. Sur un des essieux des treuils était monté un dispositif d’arrêt (« servitore » en toscan) qui permettait de maintenir la charge en suspension lorsque les animaux étaient dételés. La « Colla Grande » a été réalisée et mise en œuvre dès le début des travaux de construction de la coupole. Sa conception innovante ainsi que sa grande capacité de charge et de rendement en ont fait un instrument opératif exemplaire qui, comme la grue, a été repris dans les traités des principaux ingénieurs de la Renaissance.

11Dans les dessins de Léonard de Vinci et de Bonaccorso Ghiberti, on conserve les traces d’un autre système de levage provenant du chantier de Brunelleschi : le treuil léger (Manuscrit Banco Rari 228, fo 104ro). Il s’agit d’un dispositif de petite dimension à la mécanique très complexe. Il fonctionne grâce à deux leviers opposés qui permettent de mettre en rotation un engrenage horizontal. Ce dernier transmet ensuite le mouvement à une roue verticale à dents frontales, montée sur l’axe du tambour qui enroule à son tour les cordes de tractage. La denture des deux engrenages est particulièrement intéressante : elle est constituée de rouleaux façonnés de manière à réduire le frottement et à favoriser le glissement. Les cordes ressortent du tambour verticalement, par une ouverture centrale dans la roue horizontale placée au-dessus du tambour, afin de ne pas empêcher le travail des ouvriers qui agissent sur les leviers en se déplaçant autour de la machine.

LES GRUES DE BRUNELLESCHI

12Si l’on compare les manuscrits de Léonard de Vinci, de Bonaccorso Ghiberti et de Giuliano da Sangallo, on peut distinguer clairement quatre modèles de grues que l’on peut raisonnablement attribuer à Brunelleschi. On comprend par leurs dessins la profonde différence entre les machines de Brunelleschi et les modèles traditionnels datant de l’époque romaine (que l’on connaît grâce à Vitruve), qui sont encore en œuvre au XVe siècle – et qui le resteront encore de nombreuses années – pour le levage des charges dans les chantiers. Les systèmes de levage de Brunelleschi se distinguent non seulement par l’utilisation de la vis, mais aussi par l’architecture des machines élaborées pour fonctionner dans les conditions que la technique de construction très singulière de la coupole impose. L’organisation du chantier de Brunelleschi fait encore aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions. On peut cependant formuler quelques remarques générales. Par exemple, il est clair que beaucoup de ces machines étaient privées de treuils et donc certainement utilisées pour lever et déplacer des objets avec précision, c’est-à-dire qu’elles aidaient à déplacer des objets déjà levés par d’autres dispositifs de levage. De même que les moteurs modernes étaient progressivement utilisés pour les déplacements de précision dans les servomécanismes, les dispositifs vis-écrou (boulons) de Brunelleschi permettaient de soulever la charge et de la maintenir à hauteur, sans accroc. En substance, la vis est un plan incliné enroulé le long d’un axe qui, en plus de réduire le poids grâce à la juste inclinaison du filetage, permet de le soutenir facilement sans recourir à la dent d’arrêt que comportent habituellement les treuils. Cette dent faisait avancer par à-coups le levage de la charge et pouvait faire obstacle au bon positionnement de celle-ci. Pour l’ancrage des charges, on utilisait des harnais et des systèmes mécaniques comme les louves et les tendeurs à vis, triples et doubles, qui permettaient de fixer à plusieurs endroits la charge et son nivellement. On imagine que les deux grues et les systèmes de tractions à vis sur le chantier de la coupole servaient à mettre en œuvre les arêtes de marbre qui délimitent l’oculus de la coupole et à construire la lanterne. Brunelleschi inventa un autre modèle de grue pour construire la lanterne au sommet de la coupole. Il fut également utilisé pour positionner la sphère de bronze et la croix, dans le dessins de Bonaccorso Ghiberti, on voit la grue montée sur la lanterne. Cette grue était probablement la seule encore en fonction au moment du montage de la sphère, et donc la seule que Léonard ait pu voir à l’œuvre. Dans cette machine, le système de levage et de déplacement à vis est abandonné en faveur d’un dispositif traditionnel combinant un treuil et un système de poulies composées. La raison de ce choix tient dans le fait que la grue fonctionnait au sommet de la lanterne, qui se trouvait à environ 11 mètres du plan de charge. De plus, pour la construction de la lanterne, il fallait que la grue puisse gérer des déplacements de 24 mètres environ. Des vis capables de couvrir une hauteur de ce genre étaient impossibles à construire à l’époque : même si l’on avait pu fondre ou tailler une vis de cette dimension, pour soutenir son poids et sa longueur excessive il aurait fallu construire une machine plus complexe et moins maniable que celle représentée par Ghiberti et Léonard de Vinci. Les cordes étaient également plus légères, garantissant maniabilité et précision. La dernière grue de Brunelleschi dessinée par Léonard de Vinci est dotée d’un système de levage à corde actionné au moyen d’un treuil opportunément monté sur une plateforme ancrée à la partie tournante du montant vertical (Codex Atlanticus, fo 105vo). La rotation de la grue s’effectue au moyen d’un timon actionné au sol, tandis qu’un système vis-écrou (boulon) fait coulisser la poulie où passe la corde de charge à l’avant et à l’arrière le long de l’antenne. Le modèle de Léonard de Vinci diffère de celui dessiné par Bonaccorso Ghiberti (Manuscrit Banco Rari 228, fo 107vo) justement par le système de translation horizontale de la charge : dans le dessin de Ghiberti, le système d’actionnement de la vis est positionné dans la partie postérieure de la flèche. Si l’on considère que le dessin de Ghiberti est plus proche de l’original de Brunelleschi, celui de Léonard de Vinci peut être considéré comme une tentative d’améliorer le fonctionnement de la machine. La comparaison de ces deux dessins permet de mettre en lumière l’attitude particulière de Léonard de Vinci liée à son insatiable soif de savoir et à ses tendances à l’innovation : il n’accepte généralement pas de manière passive les solutions existantes même si elles sont consolidées dans la tradition ou garanties par l’autorité des livres, mais essaie au contraire de les améliorer en les enrichissant de ses connaissances et de ses intuitions. Dans son modèle de grue, il tente, semble-t-il, de redistribuer les masses afin d’obtenir une machine plus stable. La flèche est en équilibre sur le montant vertical et rappelle le fléau d’une balance, renforcé par deux soutiens obliques qui déchargent les tensions induites par la charge sur le montant lui-même. De plus, la corde passe à travers une troisième poulie fixe qui peut coulisser, semble-t-il, le long du montant vertical de la grue, comme si Léonard avait pensé qu’en changeant l’inclinaison de la corde, il pouvait en quelque sorte gagner un avantage mécanique. Parmi les dessins de machines réalisés dans les dernières années du premier séjour florentin de Léonard de Vinci, on trouve une évolution intéressante d’une grue traditionnelle d’origine vitruvienne. Transportable grâce à sa base sur roues, le montant de cette grue se termine dans sa partie inférieure par une forme de cône resserrée, afin d’en permettre autant la rotation que les inclinaisons (Codex Atlanticus, fo 138ro). Contrairement aux modèles antiques qui réunissaient à cette grue un système de traction constitué d’un palan ou d’un moteur à cage à écureuil, le modèle de Léonard de Vinci assemble un treuil avec un système de démultiplication de la force par engrenages. Par ailleurs, le système de mouvement et de soutien du montant est maintenu verticalement par quatre tirants horizontaux probablement ancrés au-dessus du niveau maximum de charge.

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> Léonard de Vinci, Grue rotative, Codex Atlanticus, fo 808vo, Milan, Biblioteca Ambrosiana.

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> Léonard de Vinci, « Colla grande », Codex Atlanticus, fo 1083vo, Milan, Biblioteca Ambrosiana.

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> Bonaccorso Ghiberti, Treuil léger, Manoscritto Banco Rari 228, fo 104ro, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale.

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> Francesco di Giorgio Martini, Treuil à deux vitesses, Codex Ashburnham 361, fo 44vo, Florence, Biblioteca Medicea Laurentiana.

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> Bonaccorso Ghiberti, Grue rotative avec treuil, Manoscritto Banco Rari 228, fo 107vo, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale.

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> Léonard de Vinci, Grue rotative avec treuil et réglage à double effet, Codex Atlanticus, fo 105vob, Milan, Biblioteca Ambrosiana [détail].

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> Giuliano da Sangallo, tendeur à vis, Manuscrit, Sienne IV. 8, fo 49ro, Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati.

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> Léonard de Vinci, Grue à base annulaire pour la lanterne, Codex Atlanticus, fo 808ro, Milan, Biblioteca Ambrosiana.

RECONSTITUTIONS 3 D

« COLLA GRANDE »

13D’après Léonard de Vinci, Codex Atlanticus, fo 1083vo.

Emploi

14Levage de grosses charges dans le chantier de la coupole de la cathédrale de Florence.

Moteur

15Carrousel à traction animale.

Description

16Grâce à la différence de diamètre des ensouples sur lesquels s’enroulent les cordes, ce treuil permet de soulever les charges à trois vitesses différentes. Le carrousel actionné par deux animaux de trait est monté sur un arbre doté de deux roues dentées qui, grâce à un système de changement de pignon, peuvent être engrenées alternativement avec la roue de traction des ensouples, en lui permettant tourner dans l’autre sens sans changer le sens de marche des animaux.

Problèmes d’interprétation

17Dimensions : en observant le « carrousel d’animaux », on peut estimer que la base de cette machine mesurait au moins 4 mètres de largeur pour 7-8 mètres de longueur, et 6-7 mètres de hauteur.

18Reconstitution : de la manière dont elle est dessinée, la dent d’arrêt (« servitore » en toscan) fonctionne dans un seul sens de rotation. Sur le même folio, Léonard de Vinci appose d’autres dessins de construction relatifs aux dents des engrenages, mais il est impossible d’affirmer avec certitude qu’ils correspondent à la même machine.

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GRUE TOURNANTE À BASE ANNULAIRE

19D’après Léonard de Vinci, Codex Atlanticus, fo 808ro.

Emploi

20Couverture de la lanterne de la coupole de Santa Maria del Fiore à Florence.

Moteur

21Treuil.

Description

22Grue tournante montée sur une base de forme annulaire dotée de deux séries de rouleaux, la première pour la rotation et la seconde pour le centrage. Le système de traction et de réduction de la charge est constitué d’un treuil qui agit en combinaison avec un palan. Ce dernier est ancré à un écrou capable de coulisser le long d’un arbre fileté, afin de permettre à la charge de se déplacer horizontalement.

Problèmes d’interprétation

23Dimensions : les mesures de cette grue peuvent être déduites de celles de la lanterne de la cathédrale de Florence (h = 5 m, diamètre base = 3,5 m), étant donné que la grue a été construite pour la réalisation de cette lanterne. À partir de ces mesures, on peut émettre l’hypothèse que l’engin atteignait une hauteur de 6-7 mètres avec une base d’environ 5 mètres de diamètre et une portée de levée d’environ 2 mètres.

24Reconstitution : le modèle de grue dessiné par Léonard de Vinci présente, dans sa partie postérieure, deux treuils montés l’un sur l’autre, mais la qualité approximative du dessin ne permet pas de comprendre s’ils devaient fonctionner ensemble ou séparément. La même grue, dessinée par Bonaccorso Ghiberti est, quant à elle, dotée plus simplement d’un seul treuil.

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GRUE ÉTAYÉE

25D’après Léonard de Vinci, Codex Atlanticus, fo 138ro.

Emploi

26Construction édilitaire, charge et décharge de matériaux.

Moteur

27Treuil avec un système de réduction de la force à engrenages.

Description

28Élévateur d’origine vitruvienne très utilisé dès l’Antiquité pour ses nombreuses fonctions. La terminaison inférieure cunéiforme ainsi que la base dotée de roues permettaient à cette machine de se déplacer et de rouler aisément. L’étai qui soutient l’extrémité supérieure de la grue permet au montant de s’incliner.

Problèmes d’interprétation

29Dimensions : en considérant que la manivelle en bas devait être actionnée manuellement, elle aurait pu avoir un bras de levier qui décrivait, en tournant, une circonférence de rayon d’environ 1 mètre. Si l’on considère que le dessin est réalisé à l’échelle, il faut penser à une hauteur d’environ dix mètres pour cette machine.

30Reconstitution : Le chariot, comme Léonard de Vinci le dessine, semble avoir besoin d’un guide. Le pignon est représenté en dimensions trop réduites et ne pourrait pas engrener correctement les dents de la roue plus grande.

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> Léonard de Vinci, Étude pour la tour lanterne de la cathédrale de Milan, Codex Atlanticus, fo 851ro, Milan, Biblioteca Ambrosiana.

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