Le pan de bois en Provence à la fin du Moyen Âge. L’exemple de l’hôtel de Rascas à Avignon
p. 345-360
Texte intégral
1 La question de la construction en pan de bois en Provence occidentale a été en grande partie délaissée. Le manque patent de bois d’œuvre de qualité dans cette région justifierait ce désintérêt historiographique : l’absence de bois aurait fait la part belle aux ouvrages en pierre et réduit à l’inexistant les réalisations en bois ; elle aurait empêché le développement de l’art du charpentier et, par conséquent, suscité son désintérêt. Ainsi, en 1932, Robert Doré notait, dans son encyclopédie archéologique des Bouches-du-Rhône que dans la région « la rareté des bois de charpente fait qu’il n’y a pas de maisons en pan de bois1 ». Pourtant des études récentes tendent à montrer qu’il s’agit là d’une erreur et qu’il faut dépasser l’idée selon laquelle les constructeurs n’ont eu recours qu’aux seuls matériaux disponibles sur place2. Les difficultés d’approvisionnement en bois d’œuvre de qualité n’ont, en effet, pas plus empêché les constructions en pan de bois que celles des charpentes de toit. Les contraintes associées à la rareté ont même donné lieu à des solutions architecturales associant performances économiques et techniques.
2Un premier inventaire des structures en pan de bois de la région (fig. 1 et 2) tend à montrer que, de toute évidence, ce mode de construction était bien moins anecdotique qu’il n’y paraît de prime abord3. Mais ce qu’il reste de ces constructions est malheureusement très tenu. Souvent, les façades en pan de bois ont été abattues pour être reconstruites en pierre (fig. 3 et 4). Ces destructions ont de plus été encouragées par plusieurs décrets interdisant dès le XVIe siècle les encorbellements souvent associés à des façades en pan de bois. À cela vient s’ajouter un goût immodéré pour les constructions médiévales en pierre qui, monopolisant toutes les attentions, a tenu les réalisations en pan de bois à l’écart des champs de recherche sur l’architecture provençale.
3Dans l’état des connaissances, il n’est pas possible de prétendre être représentatif des différents types de pans de bois érigés au Moyen Âge en Provence occidentale, notre propos est, à partir de l’exemple de l’hôtel de Rascas à Avignon (84) (fig. 5), de présenter une des formes originales que le pan de bois a pu prendre dans cette région dans les derniers siècles du Moyen Âge.
CONTEXTE GÉNÉRAL
4L’hôtel de Rascas est situé, dans le centre ancien d’Avignon, à l’angle de la rue des Marchands et de la rue des Fourbisseurs (fig. 6 et 7). Dans son dossier de classement de 1936, l’hôtel est considéré comme l’unique maison en pan de bois de la ville, à tel point qu’on le considérait comme une curiosité4, mais ce n’est que trente ans plus tard qu’il fut classé au titre des Monuments Historiques (1967). À la veille de son classement, en 1965, le Centre de recherches des Monuments Historiques procéda, suivant son mode d ?enregistrement habituel, à une campagne de relevés et de photographies5. À l’exception de cette documentation graphique collectée par les Monuments Historiques, l’aspect exceptionnel de l’édifice n’a pas retenu l’attention des archéologues.
Fig. 6 > Localisation de l’Hôtel de Rascas (DAO É. Bouticourt).
Fig. 7 > Vue générale de l’Hôtel de Rascas : façades est et nord (Cl. É. Bouticourt).
5En 2005, l’hôtel de Rascas a fait l’objet d ?importants travaux de réhabilitation6 mais avant cela il avait déjà subi de nombreuses transformations et perturbations au niveau des maçonneries en raison notamment de redécoupages et d’agrandissements successifs de l’espace d’habitation. Ces réaménagements ont entraîné des désordres dans la structure des plafonds anciens et ont nécessité la reconstruction de la charpente de toit. Les hourdis du pan de bois ont été vidés et remplacés par des briques creuses. De nombreuses pièces métalliques ont été ajoutées afin de doubler ou remplacer la sablière de chambrée. Enfin, le pan de bois a été recouvert, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un enduit nous privant d’une vue d’ensemble des structures. Au vu de ces désordres, nos observations se sont concentrées dans les pièces nord, des 1er, 2e et 3e étages, construites en encorbellement au-dessus de la rue des Marchands qui se trouvent être les parties les mieux conservées en élévation et les plus accessibles à l’analyse archéologique durant le chantier de restauration (fig. 8 et 9).
6Les trois étages se composent chacun de deux salles placées dans le prolongement l’une de l’autre. La première, à l’ouest, est de plan barlong mesurant 13 m de long par 5,90 m de large, la seconde, moitié moins longue, est de plan carré (5,42 m par 5,90 m). La largeur de ces pièces augmente à chaque étage puisqu’elles sont construites en encorbellement les unes par rapport aux autres. Sur les trois niveaux les murs de façade, nord et est, ont été réalisés en pan de bois.
7Avec l’aide des relevées du Centre de recherche des Monuments Historiques, réalisés avant que bon nombre de structures ne soient cachées par les enduits, nous avons conduit un travail sur les planchers et sur le dispositif d’encorbellement sur poutres armées. À partir de l ?ensemble de ces données il est possible de restituer la trame générale du pan de bois et de mieux saisir le système constructif adopté par les charpentiers et les maçons.
8L’analyse dendrochronologique a révélé une datation de la fin du XIVe siècle pour plusieurs solives des planchers, mais il s’agit, là, de pièces en remploi provenant certainement de l’ancienne habitation sur laquelle a été reconstruit l’hôtel. C’est de toute évidence l’hypothèse que l’on peut suggérer puisque l’hôtel est aujourd’hui désigné par le nom de Bernard de Rascas7 qui fut propriétaire, au milieu du XIVe siècle, d’une maison à cet emplacement. Le bois d’œuvre qui complète le stock récupéré de cette ancienne maison n’a pas pu être daté par dendrochronologie. Toutefois, les caractéristiques architecturales de l’hôtel placent sa construction ou reconstruction à la fin du XVe siècle ou au début du XVIe siècle, par la famille Galiani, marchands de toile, et serait resté aux mains de commerçants jusqu’au XVIIe siècle8.
Fig. 8 > Hôtel de Rascas : détail de l’encorbellement de la façade nord (Cl. É. Bouticourt).
Fig. 9 > Localisation du secteur étudié (Relevé et dessin É. Bouticourt).
LE PAN DE BOIS
9L’installation du pan de bois a été exécutée dans un second temps, après la réalisation du gros-œuvre que sont les éléments maçonnés et les planchers. Le pan de bois a été monté à l’aide de bois courts, étage par étage (fig. 10 et 11). Il vient se placer entre le solivage des trois niveaux de planchers et les chevrons de la toiture au 3e étage. Il ne comprend aucune pièce oblique, ni décharge ni croix de Saint-André, et se compose seulement de pièces verticales et horizontales. Un cours de sablières de chambrée est placé à la base de la structure (de 19 x 11 cm). Elles ont été posées à plat sur l’extrémité des solives et tiennent par simple clouage. Au sommet de la structure, se trouve une sablière haute. Ici, on ne peut pas parler de sablière de plancher puisqu’elle ne porte pas les solives mais servait seulement au maintien des poteaux. Ces derniers s’assemblent à tenon-mortaise dans les sablières basse et haute, sans chevillage ni clouage.
Fig. 10 > Principes de montage du pan de bois (Relevé et dessin É. Bouticourt).
Fig. 11 > Détail du pan de bois à l’extrémité du solivage, 1er étage, dessin de Errath, 1971 (Centre de recherche des Monuments Historiques).
10À l’exception des poteaux corniers, les poteaux d’étage et les poteaux de fenêtre s’organisent suivant une trame différente à chaque étage (fig. 12 et 13). Cet agencement a été possible parce que le pan de bois n’a pas de fonction porteuse, il laisse, ainsi, une grande souplesse dans l’ordonnancement des fenêtres et la possibilité d’ouvrir le mur à volonté. On le voit, par exemple, au 1er étage où il y a plus de surface de fenêtres que de mur. Plusieurs cours d’entretoises ont néanmoins été nécessaires pour raidir les poteaux. Deux ont été installés aux 1er et 2e étages, hauts d’environ 3,65 m, alors qu’un seul a suffit pour le dernier niveau haut de 2,77 m.
Fig. 12 > Hôtel de Rascas : façade nord, relevé partiel du pan de bois (Relevé et dessin É. Bouticourt).
Fig. 13 > Hôtel de Rascas : façade est, relevé du pan de bois (Relevé et dessin É. Bouticourt).
11Les entretoises s’assemblent aux poteaux par un simple mi-bois retenu par des clous enfoncés depuis la face extérieure du pan de bois (fig. 11 et 14). Le montage de la structure a pu être réalisé depuis les planchers intérieurs y compris le clouage des assemblages. Les charpentiers pouvaient aisément frapper les clous en passant le haut de leur corps à travers la trame, formée seulement de poteaux et d’entretoises. À vrai dire, il n’y a qu’au moment de la réalisation des hourdis qu’un échafaudage a été indispensable.
12Avant d’être remplacés par des briques, les anciens hourdis avaient été bâtis en plâtre comme la modénature et les encadrements des fenêtres. Le plâtre était retenu par des chevilles et des clous enfoncés entre les poteaux et les entretoises qu’il dissimulait. Dans la région, grâce à d’importants gisements de gypse, le plâtre a souvent été associé au bois pour la réalisation des façades ou des planchers. On en connaît des exemples dans les villes de Riez9, Avignon, Carpentras, l’Isle-sur-la-Sorgue, Cavaillon, etc.10 Les archives attestent aussi de cet usage. Elles tendent à indiquer que les façades en bois hourdées de plâtre (postatus de gipo) ont connu, dans la région, un développement important entre les années 1430 et le début du XVIe siècle11.
Fig. 14 > Pan de bois parement intérieur du 2e étage, croquis de Demany, 1965 (Centre de recherche des Monuments Historiques).
13Ces façades, faites de bois et de plâtre et portées par un encorbellement, devaient être assez courantes dans les rues d’Avignon, au point qu’il a été nécessaire de légiférer, à deux reprises, pour les interdire dans la seconde moitié du XVIe siècle (1562 et 156812).
LE DISPOSITIF D’ENCORBELLEMENT
14Intéressons nous à présent au dispositif d ?encorbellement dont le rôle est central puisque le pan de bois, nous l’avons vu, ne porte rien. On ne peut dissocier de l’étude de l’encorbellement l’analyse des planchers et des maçonneries. Par rapport au rez-de-chaussée, les surplombs successifs sont de 85 cm, puis de 1,10 m et enfin de 1,50 m.
15Le dispositif d’encorbellement prend appui sur un rez-de-chaussée maçonné. Dans les étages, des piliers maçonnés de 60 cm de côté prennent le relais (fig. 15). Il faut remarquer que plus on s’élève dans les étages et plus les piliers se substituent aux murs tout en restant parfaitement à l’aplomb les uns par rapport aux autres depuis le rez-de-chaussée. Ces piliers ont été placés, judicieusement en fonction du mur et de la répartition des charges, de manière à porter les planchers des étages et la charpente du toit. Ils récupèrent les charges par l’intermédiaire d’une poutre maîtresse. Cette poutre est évidemment essentielle dans la construction de l’encorbellement puisque à chaque étage elle porte la charge exercée par le débord de la façade, fut-elle une construction légère. Sans être intégrées au pan de bois de façade, ces poutres sur piliers montant de fond tiennent lieu de sablières de plancher et de toit.
Fig. 15 > Salle nord, plans par niveau (Relevé et dessin É. Bouticourt).
16Examinons à présent les structures de plancher et de toit. Aux 1er et 2e étages, le solivage joue aussi un rôle important dans le maintien de l’encorbellement (fig. 16 et fig. 19). Il se compose de solives (de 15 x 21 cm) séparées par un entrevous d’environ 30 cm. Côté sud, elles sont scellées dans le mur opposé à l’encorbellement et portent côté nord sur la poutre maîtresse (fig. 17). Ordinairement, dans les planchers du XIVe et XVe siècle, le solivage est repris par des poutres espacées tous les 2,50 m à 3,50 m. Or, ici, l’espace entre les deux points d’appui des solives est de 5 m. Le poids exercé sur l’extrémité des solives est repris par la poutre maîtresse, ce qui a pour effet de mettre les solives en tension (de les contraindre comme un arc) et d’augmenter leur résistance à la charge. Grâce à ce dispositif ingénieux, les charpentiers n’avaient pas besoin de multiplier les poutres principales, une seule par plancher suffisait. Le raccord entre la poutre et le solivage est assuré par un corps de moulure cloué servant aussi de support aux closoirs qui ferment l’espace compris entre les solives (fig. 18).
17Au 3e étage, c’est le dispositif de toit qui prend le relais. Actuellement la poutre reçoit les entraits des deux demi-fermes au moyen d’étriers métalliques boulonnés à la poutre et l’appui du chevronnage. À l’origine il y avait un simple chevronnage posé sur la poutre suivant un entraxe de 40 cm comme le suggèrent les creux provoqués par leur appui. Ici, comme dans les étages inférieurs, la poutre unique soutient le poids de l’encorbellement et de la toiture. Ce type de montage sur piliers et poutres a été observé ailleurs dans la ville d’Avignon rue Carreterie13 ou rue Pontmarin14, mais contrairement à ces exemples, l’audace des constructeurs de l’hôtel de Rascas a été de créer des grandes salles de 13 m de long complètement dégagées de tout support intermédiaire et en encorbellement.
Fig. 16 > Coupe nord-sud sur l’encorbellement (Relevé et dessin É. Bouticourt).
Fig. 17 > Poutre maîtresse du plancher portant l’encorbellement (Cl. É. Bouticourt).
Fig. 18 > Corps de moulure et closoirs fermant l’espace entre les solives (Cl. É. Bouticourt).
Fig. 19 > Plan du plafond du premier étage : salle nord (Relevé et dessin É. Bouticourt).
L’AUDACE TECHNOLOGIQUE : LA POUTRE ARMÉE
18Pour réussir cette prouesse, les charpentiers ont eu recours à la technique de la poutre armée. Rappelons ici le principe de ce mode de charpente, sans revenir pour autant en détail sur ses origines et sur ses avantages techniques et économiques dont se font écho les traités d’architecture depuis le XVe siècle15.
19À propos de cette technique, Leon Battista Alberti, note dans son traité d’architecture De re aedificatoria paru en 1485 : « Si l’arbre est trop petit pour que tu fasses la poutre entière avec un seul tronc, réunis plusieurs poutres en un seul assemblage de façon qu’elles acquièrent la force d’un arc…16 ». Ces poutres peuvent être, selon Mathurin Jousse « de la longueur et de la grosseur que l’on voudra17 ». Outre l’aspect technique, elle permet de résoudre bien des problèmes économiques et d’approvisionnement en bois de fort équarrissage car comme le souligne Jean Rondelet « les bois d’une grande dimension sont rares, fort chers, et, en général, d’une qualité moins sûre18 ».
20Les exemples encore en place dans les édifices de la région d’Avignon laissent supposer qu’il s’agissait d’une technique assez répandue au XVe siècle. C’est également ce que l’on peut constater dans les prix-faits de charpente où la technique apparaît clairement sous le terme de « poutres armées » (saumier arma19).
21Cette technique a permis de réaliser à l’hôtel de Rascas pour les 1er et 2e étages, très sollicités par les débords de façades et l’empilement des niveaux, des poutres armées atteignant 13,42 m de long par 65 cm de haut et 24 cm de large (fig. 19 et 20). Moins sollicitée, la poutre du 3e étage ne mesure plus que 54 cm de haut, les autres dimensions restant inchangées. Ces trois poutres se composent chacune de trois pièces de mélèze imbriquées entre elles par des assemblages dits à adents20. La première pièce occupe toute la longueur inférieure du dispositif tandis que les deux autres, moitié moins longues, viennent se placer pardessus. Les sections rectangulaires obtenues sont d’un rapport de 2 sur 5, proportions qui augmentent très nettement les performances de résistance à la flexion.
22Des broches métalliques de section carrée traversent les pièces de bois supérieures et terminent leur course dans la poutre inférieure. Elles ont pour fonction de maintenir les pièces entre elles afin d’éviter le déboîtement des assemblages (fig. 21). Leur rôle était aussi de contenir les bois en tension suivant une légère courbe donnée lors de la mise en œuvre. Si les poutres de l’hôtel de Rascas ne rendent plus compte de ce procédé, puisqu’elles ont fléchi sous la charge, l’hypothèse qu’elles aient été précontraintes est envisageable puisque cette pratique était en vigueur au XVe siècle. Léonard de Vinci a représenté plusieurs poutres armées légèrement en arc21 (fig. 22), précisant même en bas d’un de ses dessins qu’elles doivent avoir une légère contre-flèche d’1/6 de brasse. L’ingénieur va même jusqu’à proposer une cintreuse qui se fixe sur les adents22 (fig. 23).
23Pour le cintrage des poutres de l’hôtel de Rascas, on peut tout à fait envisager que les charpentiers aient assemblé les pièces directement sur les piliers facilement accessibles puisqu’ils se situent seulement à 2,85 m du sol. En effet, il apparaît plus commode de donner un léger cintre à la poutre en place, sur ces deux piliers, avec un étai placé au centre, par exemple, avant d’y emboîter les pièces supérieures. C’est ce que l’on relève dans le traité de Nicolas Fourneau : « avant de mettre la[es] pièce[s] du dessus il faut que celle du dessous ploie de trois ou quatre pouces (entre 8,1 cm et 10,8 cm), et prenne étant ensemble la forme […] bombée23 ». Le cintrage des bois sur les piliers facilitait aussi la manipulation des pièces. Il est plus aisé, au regard de l’encombrement et du poids que peuvent représenter des poutres armées une fois assemblées, de les acheminer à leur emplacement définitif démontées.
Fig. 20 > Poutres armées du 1 er étage (en bas) et du 3 e étage (en haut) (Relevé et dessin É. Bouticourt).
Fig. 21 > Poutre armée : principe d’assemblage avec liens métalliques (Relevé et dessin É. Bouticourt).
Fig. 22 > Représentation d’une poutre armée, Leonard de Vinci, Manuscrit de la bibliothèque de l’Institut, Ms. A. f° 53v°, vers 1485 (détail).
Fig. 23 > Représentation d’une cintreuse pour poutre armée, Leonard de Vinci, Codex Atlanticus, f° 91v° (détail).
LE BOIS
24Terminons sur la question du bois d’œuvre utilisé à l’hôtel de Rascas. Nous avons indiqué que le solivage provenait d’une ancienne construction. Quant aux trois poutres armées, elles ont été exécutées dans du bois de mélèze dont les performances mécaniques sont nettement supérieures au sapin. Le choix de cette essence semble concerté puisque les trois poutres armées ont été systématiquement réalisées en mélèze alors que le solivage remploie des pièces de sapin.
25Les mélèzes ont été importés par flottage réunis en radeau. Le mode de transport des bois a été, en effet, déterminé grâce aux fragments de liens qui, pris dans les poutres, servaient à lier les bois en radeau (fig. 24). Grâce à l’étude de la disposition des liens par rapport à une des faces de la poutre, on peut estimer que les mélèzes ont flotté équarries ou pré-équarries. En effet, l’équarrissage ou le pré-équarrissage des pièces de bois avant leur transport impose aux radeliers et aux charpentiers de travailler le bois suivant les faces déterminées par l’équarrisseur. Dans ce cas précis, on retrouve les liens enfoncés à l’équerre dans l’une des faces des poutres. Si les bois avaient flotté sous forme de bille (redon), rien n’aurait déterminé par avance l’angle des liens ni l’angle dans lequel auraient été équarries les billes. Dans ce cas-là, on aurait retrouvé les liens orientés suivant un angle quelconque par rapport la face des poutres.
Fig. 24 > Fragments de liens de radeau pris dans la poutre armée du 1er étage (Cl. É. Bouticourt).
CONCLUSION
26On peut s’interroger sur la nécessité de ces grandes pièces en encorbellement dégagées de tout support intermédiaire. Peut-être que l’activité professionnelle des artisans qui ont occupé les lieux a nécessité un tel espace. Le drapier Galiani, premier propriétaire, trouvait peut-être dans ces espaces largement ouverts à la lumière un lieu propice pour exposer et vendre ses tissus. Il conviendrait d’entreprendre des recherches dans ce sens.
27Quoiqu’il en soit, l’exemple de l’hôtel de Rascas montre que les charpentiers provençaux rhodaniens ont su construire des édifices en pan de bois qui allient économie de matériaux et performance technique, et ceci malgré l’absence de bois d’œuvre de qualité sur place. Sans ouvrir un autre sujet, indiquons pour conclure que le bois provenait des Alpes essentiellement par flottage sur le Rhône et ses affluents. Mais les distances à parcourir, les péages à franchir avaient pour inconvénient de faire grimper le prix du bois. Aussi l’emploi du bois ne pouvait se faire sans préoccupation d’ordre économique poussant, parfois, à innover ou du moins à employer des solutions techniques originales comme nous l’avons vu avec l’hôtel de Rascas.
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Annexe
ANNEXE
ANALYSE DENDROCHRONOLOGIE DES POUTRES ARMÉES ET DU SOLIVAGE DE L’HÔTEL DE RASCAS À AVIGNON24
Frédéric Guibal
Institut Méditerranéen d’Écologie et de Paléoécologie - UMR 6116 CNRS Aix-Marseille Cinq pièces constitutives des poutres armées des 1er, 2e et 3e étages et quatre solives provenant des 1er et 2e étages ont fait l’objet de prélèvements, par carottage pour les premières, par tronçonnage sur les dernières qui étaient déposées.
Toutes les pièces issues des poutres armées ont été débitées à cœur dans des billes de mélèze, une espèce largement distribuée dans les Alpes internes, tant méridionales que septentrionales, au-dessus de 1 600 m d’altitude. Les solives proviennent de billes de sapins et d’épicéa refendus.
Après amélioration de la lisibilité des cernes par ponçage du plan transversal du bois, une série d’épaisseurs de cernes a été mesurée au 1/1 000 mm à l’aide de la table de mesure LINTAB® Frank Rinn pour chaque carotte et chaque section transversale. Afin d’établir des synchronismes inter-pièces, toutes les séries élémentaires obtenues ont été comparées selon les approches non-paramétriques et paramétriques traditionnellement suivies en dendrochronologie (Baillie 1982 ; Baillie 1995 ; Lambert 1998 ; Lambert, Lavier 1992 ; Langouët, Giot 1992 ; Schweingruber 1988 ; Schweingruber 1996).
La recherche des synchronismes a été menée à l’échelle de chaque essence, entre les différentes carottes recueillies sur une même pièce, puis entre les différentes pièces. La comparaison des différentes pièces de mélèze n’a pas permis d’établir de chronologie moyenne tandis que la comparaison des trois pièces de sapin (fig. 25) a permis d’établir une chronologie moyenne longue de 124 années appelée Rascas6.
Fig. 25 > Courbes des variations des épaisseurs brutes des trois solives synchronisées (F. Guibal).
La comparaison de Rascas6 avec d’autres chronologies représentatives du sapin établies sur des édifices provençaux a abouti à une synchronisation avec l’ancien couvent des Dominicains à Carpentras (Vaucluse) et la tour de Cabannes (Bouches-du-Rhône). Toutes les chronologies élémentaires de ces trois sites ont été intégrées dans une chronologie moyenne régionale qui a été synchronisée avec succès sur des chronologies de référence représentatives de Suisse (t = 7.70), Lorraine (t = 7.78), Franche-Comté (t = 4.00) et de la région méditerranéenne française (t = 4.12). Sur la base de cette corrélation, les séries de cernes issues des trois solives de sapin de l’hôtel de Rascas couvrent la chronologie 1266-1389.
Connaître l’année de formation des cernes présents sur les échantillons permet de dater l ?événement biologique chronologiquement le plus proche de la confection des solives, c’est-à-dire l’abattage des arbres. Dans le cas présent, faute de disposer du dernier cerne formé avant abattage en raison de l’équarrissage des billes lors de la réalisation des solives, l’année d’abattage ne peut pas être identifiée avec certitude : compte tenu de la perte probable de quelques cernes lors de l’équarrissage des billes, une période d’abattage des arbres au cours de la dernière décennie du XIVe siècle peut cependant être raisonnablement avancée. Parallèlement, aucune corrélation significative, tant statistique que visuelle, n’a permis de dater les chronologies individuelles représentatives des pièces constitutives des poutres armées qui demeurent donc flottantes (Kaennel, Schweingruber 1995) sur le plan dendrochronologique.
Notes de bas de page
1 Doré 1932 : p. 140.
2 Bernardi 2008b.
3 Des vestiges ont été repérés dans plusieurs communes comme Avignon (84), l’Isle-sur-la-Sorgue (84), Mornas (84), Carpentras (84), Châteaurenard (13), etc.
4 Euvrard 1939.
5 Ce sont en tout 24 planches qui ont été produites. Elles ont été publiées en 1981 avec d’autres exemples dans : Plafonds en bois 1981.
6 Les travaux ont été conduits sous la maîtrise d’ouvrage d’Antoine Bruguerolle, architecte du Patrimoine. Je le remercie de m’avoir permis de faire une étude archéologique des structures charpentées et de pratiquer une analyse dendrochronologique des bois.
7 Bernard de Rascas est le fondateur de l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon (Girard 1958 : p. 265).
8 Girard 1958 : p. 265.
9 Sauze 1992 : p. 295-390 ; Sauze 1998 : p. 440-444.
10 Guyonnet 2011: p. 17-34.
11 Bernardi 2008a: p. 57.
12 Girard 1917 : p. 67.
13 Carru 1998 : p. 420.
14 Guyonnet François, Avignon (84) Immeuble 7 rue Armand de Pontmartin – Compte rendu de visite, décembre 2007, Service archéologique du département de Vaucluse.
15 Bouticourt 2008 : p. 145-165.
16 Texte traduit du latin, présenté et annoté par Pierre Caye et Françoise Choay dans Alberti 2004 : p. 167.
17 Jousse 1627 : p. 150 (rééd. de 1702).
18 Rondelet 1830 : p. 68 (t. III, livre V, II section, chapitre 1er, article 11. Planche XCI, Des poutres et des solives armées).
19 Les Augustins d’Aix-en-Provence le 17 octobre 1469 : « Magister Jacobus Guiramandi teneatur etiam ponere in dicto copertorio sive gallice en lo cubert duos saumerios dictos gallice armas in loco neccessario ultra alios saumerios etiam in dicto opere neccessarios … » Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 13 308 E 441, f° 313. – Aix-en-Provence, le 25 XI 1480 : « Que lod mestre deu metre en lo sol deld. dormidor XIIII saumiers armas bons et sufficiens et otra aquos dos autres saumiers non armas bons et sufficiens soes a cascum bot deld. dormidor hun en la maniera et faysson que son fas aquellos del refector nov de covent dels predicators » Archives départementales des Bouches-du-Rhône 13 309 E 250 f° 1042v°.– Avignon, le 1 VI 1457 : « Quod dicti fusterii debeant facere somerios necessarios in dicto opere armatos bonos et sufficientes revestitos de simasiis, necnon travesonos bonos et sufficientes planatos, et munire opus foliis, clavis et ferramentis necessariis », texte publié dans Pansier 1931 : p. 98.
20 Terme donné par les compagnons charpentiers (Le Port 1979 : p. 20).
21 Bibliothèque de l’Institut, ms. A., f° 53v° et ms. A, f° 51.
22 Codex Atlanticus, f° 91v° et f° 344 v°-a.
23 Fourneau 1767 : p. 70-71 et fig. II, planche 33, partie III.
24 Remerciements : à E. Bouticourt pour l’aide apportée sur le terrain ainsi qu’à G.-N. Lambert et C. Lavier qui l’ont autorisé à utiliser leurs chronologies de référence.
Auteur
Doctorant, Université Paris 1 - Lamop
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