Introduction
p. 109-112
Texte intégral
1On peut donner la mesure du rôle qu’aura joué Calvin dans l’émergence d’un usage savant du français en reproduisant ce jugement de Ferdinand Brunot tiré du deuxième volume de son Histoire de la langue française consacré au XVIe siècle :
Grâce à la situation prise par Calvin, grâce aussi à sa valeur propre, l’Institution, écrite dans une langue si voisine de notre langue scientifique qu’elle semble avancer de cent ans sur la plupart des ouvrages contemporains, eut un immense retentissement et il est hors de doute que la nécessité de répondre à Calvin et aux autres protestants dans un idiome qui fût, comme le leur, compris de tous, contribua puissamment à faire accepter le français, même des théologiens catholiques. (p. 14-15)
2Avec la Réforme, le français – qui n’avait guère été adapté aux discussions érudites demeurées l’apanage du latin – s’ajustait aux questions doctrinales en confirmant ses ressources exégétiques pour répondre aux exigences des traductions de la Bible entreprises par Castellion et Olivetan. Un nouveau domaine, la philosophie spéculative, qui avait exclu les langues vivantes, supposait la définition de qualités expressives dont le déploiement n’allait pas sans certaines contradictions.
3Première contradiction : comment mettre à la portée du peuple des textes et des discussions dont le niveau d’exigence théorique et critique interdisait qu’ils puissent être rédigés dans un français usuel, imposant au contraire le recours à une langue soutenue, en discontinuité avec les usages quotidiens ?
4L’emploi du français, rejoignant celui de l’allemand par Luther, contresignait le refus de la distinction entre langues profanes et langues hiératiques, toutes également appelées à servir la prédication et la célébration. Si W. Kesselring a mis en évidence qu’il y avait eu peu de néologismes chez Calvin qui a puisé dans le répertoire des traducteurs, c’est que la matière religieuse avait été transposée en français depuis Nicolas Oresme. Pourtant, la distance entre les conceptions doctrinales du corps pastoral et les connaissances du public auquel il s’adressait paraissait d’autant moins réductible que les termes requis par l’exégèse et les formes de l’argumentation n’étaient pas entièrement stabilisés et restaient peu répandus. La terminologie savante était confinée dans les échanges tenus par des groupes restreints en sorte que c’est par la diffusion des mots plus que par la créativité lexicale que se marque l’influence de Calvin. À sa façon, il aurait réalisé en théologie (dont l’influence sur la société dépasse de loin les discussions des spécialistes) l’équivalent de ce qu’a opéré l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) sur les plans politique et juridique.
5Pour surmonter la difficulté d’un accès aux sources livresques et assurer l’appropriation des écritures saintes par les fidèles, il fallait développer l’instruction, ce qui convergeait avec les attentes d’une société en pleine révolution économique. L’extension du protestantisme a coïncidé avec une diffusion précoce de l’alphabétisation, à date et niveau de vie comparables, auprès de l’ensemble de la population, aussi bien hommes que femmes. Localement, une passion pédagogique a marqué la Suisse romande dont portent le durable témoignage l’œuvre de Pestalozzi et de madame Necker de Saussure, ultérieurement les recherches d’Edouard Claparède et de Jean Piaget.
6Le lien confessionnel se retrouve chez Ferdinand Buisson, figure éminente du protestantisme libéral et l’un des acteurs de la scolarisation obligatoire en France. En réponse à l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par le IIe Reich et dans la lignée des propositions formulées par Ernest Renan, dans La Réforme intellectuelle et morale de la France, il a apporté à la IIIe République, avec son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1887), la justification d’un système d’instruction qui entendait concilier un sentiment d’appartenance patriotique et les valeurs universalistes des Lumières. Prenant acte que le découpage des frontières avait été imposé par des critères linguistiques, il soutenait que les Français devaient devenir francophones, ce qui n’était pas le cas d’une majorité d’entre eux avant la deuxième moitié du XIXe siècle. Il accompagnait l’application des lois dites de Jules Ferry (1881-1882), conçues et mises en œuvre par un cercle très restreint de hauts fonctionnaires, souvent protestants, qui, en prônant l’emploi exclusif du français, ont précipité le déclin et, à terme, l’extinction des langues régionales, comme déjà, à Genève, le franco-provençal s’était trouvé évincé des emplois officiels.
7Deuxième contradiction : le français de Calvin se construit non seulement au détriment du latin mais à l’encontre des langues régionales et des formes dialectales.
8F. Higman souligne que les nombreuses formes dialectales attestées dans les registres du consistoire contrastent avec leur absence dans la notation des cinq mille sermons de Calvin. S’il est difficile de reconstituer quelle pouvait être la situation du franco-provençal et du français central à Genève, on peut conjecturer, à l’image du suisse alémanique, qu’il existait une double compétence des locuteurs, avec une prédilection pour la forme de prestige dans les usages scripturaux.
9À sa façon, Calvin a contribué à l’expansion d’un français « central », standardisé, en écartant les formes vernaculaires de la langue d’oïl et le franco-provençal. Cette dernière langue, qui aujourd’hui encore est conçue comme intermédiaire entre l’oïl (le français) et l’oc (l’occitan), n’est jamais parvenue ni à une reconnaissance entière auprès des linguistes (voir le débat entre Paul Meyer et Grazadio Isaie Ascoli dans les années 1870), ni à une représentation stable et collectivement entérinée par ses locuteurs. Ainsi l’implantation du français aura été réalisée à Genève bien avant d’autres villes du royaume dont la situation géographique et dialectale était équivalente.
10Dès lors que la Réforme fait du livre sacré, autant et plus que la source du dogme, un guide pour les fidèles qui doivent s’en inspirer en le consultant, elle s’astreint à mettre à leur disposition des éditions facilement accessibles dans le plus grand nombre de langues possible. Ces langues doivent être standardisées pour être diffusées par l’imprimerie et la notation adoptée impose aux lecteurs, consciemment ou non, une normalisation de leurs pratiques. La représentation scripturale, valorisée, conduit les locuteurs à prendre pour modèle ce qu’ils déchiffrent et à s’y conformer.
11Troisième contradiction : Calvin est un humaniste qui s’inscrit dans la tradition d’une culture savante inséparable de la considération pour les belles-lettres, le culte de la période et du style. Pourtant, avec ses écrits, un divorce s’amorce, à l’intérieur de la communauté érudite, entre les contraintes d’une expression scientifique et l’élégance de la formule, entre l’ornement et la clarté.
12À ce titre, et O. Millet en souligne les conséquences, le besoin d’un instrument de formulation et d’exposition de la pensée qui soit au service de la transmission des idées est partout sensible, que ce soit en théologie, en médecine ou en scolastique. Par comparaison avec Thomas d’Aquin, on peut mesurer la différence entre une réflexion qui en appelle à la seule autorité de la révélation et à la conviction de la foi et une analyse qui se propose de convaincre. En reprenant la méthode proposée par R. Sayce, F. Higman propose de voir dans les remaniements de l’organisation syntaxique de l’énoncé une manière neuve d’articuler le raisonnement. Le modèle pourrait en avoir été emprunté à la langue juridique selon M.-L. Demonet et C. Leveleux a rappelé que l’argumentation en « Pro et Contra » avait déjà simplifié la structure ternaire héritée de la rhétorique latine.
13Avec le débat religieux, les genres textuels se différencient. D’un côté, une écriture esthétisante en traduction (les belles infidèles) et en littérature est privilégiée. De l’autre, et les discussions doctrinales ont contribué au partage, les ouvrages philosophiques entendent procéder à une exposition raisonnée des causes et des conséquences du monde ou, dans l’écriture, des leçons de l’exégèse (cf. Richard Simon). Les deux régimes de discours sont demeurés conciliables jusqu’à Fontenelle ou Buffon, au XVIIIe, qui comptent parmi les derniers représentants d’un récit du savoir où la réflexion érudite fait bon ménage avec le style fleuri du propos. Il appartenait au siècle suivant d’accomplir et d’assumer la division, quand les sciences abjurent les artifices de la rhétorique pour privilégier l’exposé des faits et les preuves de l’expérimentation tandis que, par un mouvement inverse, le Romantisme revendique le primat du cœur sur la raison et défend l’art pour l’art.
14La désacralisation des langues de transmission, l’implication privilégiée de certaines dans la formation pastorale à des fins prosélytes et le renfort apporté à quelques-unes dans leur capacité d’expression et d’argumentation emportaient le risque de conceptions vernaculaires ou nationales d’une religion universelle, sur le modèle anglican. Il n’en a rien été et c’est aux missionnaires protestants, participant à SIL International, que sont dus les plus nombreux travaux de description des langues, la pluralité des traductions interdisant qu’une version exclusive de référence dans une langue donnée ne s’impose. Le protestantisme a engagé plus tôt l’alphabétisation et plus tôt la recension des langues, quitte à rendre plus nécessaire l’usage véhiculaire de l’une d’entre elles, celle qui bénéficie de la plus grande force économique. C’est la situation qui prévaut cinq cents ans après que le latin a été condamné après mille cinq cents ans de domination en Occident. L’histoire continue.
Auteur
Professeur de linguistique. Université d’Orléans
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