L’approvisionnement des villes médiévales (XIe-XVIe siècles) dans le Nord de la France : analyse comparative de Tours, Paris et Strasbourg à partir de l’étude de la céramique
The supply system of medieval towns (11th-16th centuries) in the North of France: comparative analysis of Tours, Paris and Strasbourg based on pottery studies
p. 419-431
Résumé
The study of medieval pottery in the North of France has given archaeologists the opportunity to review the acquisition of goods for urban markets from the 12th to the 16th century. Using three well-documented pottery ensembles (Paris, Tours and Strasbourg) it has been possible to undertake a quantified synthesis in order to define the place of pottery in urban society during the medieval period. The following issues are addressed: the extent to which the observed mechanisms in urban centres differ, and whether they can be defined as a system of acquisition. This comparative study based on statistical analysis provides some answers.
Texte intégral
1Depuis une quinzaine d’années, les travaux sur la céramique médiévale dans le Nord de la France se sont multipliés, offrant ainsi la possibilité d’alimenter la question de l’approvisionnement des marchés du XIe au XVIe siècle (Ravoire 1997 ; Husi 2003 ; Henigfeld 2005 ; Bocquet-Liénard et Fajal 2011 ; Ravoire et Dietrich 2009).
2L’objectif de cette présentation est de porter un regard croisé sur les systèmes d’approvisionnement des centres urbains, en partant de trois exemples bien documentés (Tours, Paris et Strasbourg) et de tenter de mesurer les rapports qu’entretiennent les sociétés urbaines médiévales avec les produits céramiques. Le propos n’est pas ici de dresser un état des connaissances régionales, mais plutôt d’expérimenter des protocoles d’analyse permettant de comparer les trois ensembles étudiés.
3La notion d’approvisionnement est ici considérée au sens large du terme. Elle concerne bien sûr l’origine des céramiques, mais aussi la nature, la fonction et la qualité des produits commercialisés.
4Les questions posées sont les suivantes : jusqu’à quel point, dans quelle mesure et à quel rythme les mécanismes observés dans ces trois centres urbains présentent-ils des similitudes ou des différences ? Peut-on parler d’un système d’approvisionnement ?
5Pour y répondre, il paraissait indispensable d’utiliser une grille d’analyse archéologique et un système statistique permettant l’étude simultanée des trois corpus étudiés, fondé sur des données quantifiées et enregistrées selon une même grille de lecture. Pour ce faire, c’est l’approche chrono-fonctionnelle qui a été privilégiée.
6L’entreprise présente bien évidemment les risques inhérents à ce type d’exercice, forcément limité par le caractère inégal du corpus documentaire. Il s’agit en outre de villes éloignées les unes des autres, qui s’inscrivent dans des espaces économiques et culturels distincts et qui, de fait, obéissent a priori à des logiques et à des rythmes différents. Pour faciliter le travail de comparaison et mettre en évidence des dissemblances ou des ressemblances, la période considérée, qui s’étend sur six siècles, a été fractionnée en trois séquences chronologiques : XIe-XIIe siècles ; XIIIe-XIVe siècles ; XVe-XVIe siècles.
7Pour toutes ces raisons, il convient d’insister sur le fait que cette contribution correspond à un essai à caractère méthodologique, dont les résultats, essentiellement destinés à alimenter la réflexion, ne doivent en aucun cas être considérés comme figés.
8La démonstration est organisée en trois parties : la première présente un bref état de la question pour les trois villes considérées ; la deuxième correspond à l’analyse des données, avec une présentation des méthodes statistiques utilisées et des résultats obtenus ; la dernière propose des éléments d’interprétation.
UN BREF ÉTAT DE LA QUESTION VILLE PAR VILLE
Strasbourg
9Pour la ville de Strasbourg, la situation est relativement simple, dans la mesure où l’approvisionnement du marché à l’époque médiévale tourne principalement autour de trois pôles respectivement localisés à Strasbourg, dans le nord de l’Alsace (secteur de Haguenau, Soufflenheim et Saverne1) et dans les régions du Rhin moyen (fig. 1)2.
10Sans entrer dans le détail de cet approvisionnement, il apparaît que ces trois pôles de production ont alimenté le marché strasbourgeois sur toute la période considérée, à des échelles et à des rythmes différents.
11Aux XIe-XIIe siècles, ce sont principalement les produits locaux, constitués de céramiques orangées fabriquées en périphérie urbaine, qui sont utilisés. Ces dernières sont notamment concurrencées par les céramiques claires peintes et les premières céramiques grises tournées, fabriquées à une trentaine de kilomètres au nord de Strasbourg dans le secteur de la forêt de Haguenau, qui représentent environ un tiers du marché strasbourgeois.
12Aux XIIIe-XIVe siècles, la tendance s’inverse sensiblement avec une importation massive de céramiques grises cannelées produites dans le nord de l’Alsace qui représentent près de 75 % des produits identifiés sur les sites de consommation strasbourgeois. Les artisans locaux tentent en vain de lutter contre cette concurrence en développant d’autres gammes de produits, notamment glaçurés, qui comptent pour moins d’un quart du corpus.
13Ce succès des produits du nord de l’Alsace se confirme aux XVe-XVIe siècles avec le maintien des céramiques grises cannelées mais aussi le développement de produits à glaçure plombifère (identifiés à Saverne par exemple) et de céramiques en grès, essentiellement constituées de vaisselle de table (tasses et pichets), dont la production est notamment attestée à Haguenau et à Soufflenheim, dès la seconde moitié du XIVe siècle.
14Quelle que soit la période considérée, la part des produits extra-régionaux est en revanche infime (moins de 1 %). Les rares productions clairement identifiables correspondent à des céramiques issues des régions du Rhin Moyen, provenant, pour les plus anciennes, de la Vorgebirge et pour les plus récentes, des centres de Siegbourg, de Raeren, de Cologne ou du Westerwald qui produisent des grès dont on connaît la qualité et le succès sur les marchés européens. D’autres produits, comme des albarelles en faïence, sont également présents en faible quantité, mais leur origine, vraisemblablement extrarégionale, reste indéterminée.
Paris
15À Paris, l’approvisionnement est plus diversifié (fig. 1). La situation pour les XIe-XIIe siècles semble être celle, pour autant que les données encore assez faibles permettent d’en juger, d’un approvisionnement autarcique. Ce fait est corroboré par le résultat des analyses chimiques réalisées dans le cadre d’un programme de recherche sur les céramiques de Paris et d’Île-de-France produites entre le XIe et le XVIe siècle3. Les centres régionaux au premier rang duquel figurent ceux de la vallée de l’Ysieux (Val d’Oise) (Guadagnin 2007) n’alimentent pas le marché parisien. Il s’agit en particulier de céramiques à pâte blanchâtre, souvent peintes. Les productions glaçurées sont encore rares au XIe siècle, mais deviennent plus fréquentes à partir de la seconde moitié du XIIe siècle.
16La période XIIIe-XIVe siècles est nettement mieux documentée. Les sources écrites et archéologiques montrent que les produits attestés sur les sites de consommation proviennent en grande partie d’ateliers parisiens localisés intra muros ou dans les faubourgs de la ville (Ravoire 2009 ; Ravoire 2011b). Il s’agit en l’occurrence de céramiques à pâte claire crème ou rosée, très largement décorées de peinture ou glaçure. Au XIVe siècle, le marché parisien est régulièrement alimenté par des productions franciliennes, mais dans des proportions qui restent faibles. Ce sont des récipients presque exclusivement destinés au service des boissons, tasses et pichets, à pâte rouge des ateliers du sud de l’Île-de-France (Dourdan), à pâte orangée et glaçure jaune (Mantes) ou à pâte claire et à décor rapporté sur engobe et glaçure (Poissy, Meaux). Des productions extra-régionales (Champagne, atelier non localisé, production très présente à Troyes ; Saintonge) et même étrangères (grès rhénans de Siegburg et de Langerwehe) s’y rencontrent ponctuellement.
17Cependant, l’un des principaux tournants dans l’approvisionnement de la capitale correspond à l’introduction des céramiques en grès produites dans les ateliers du Beauvaisis qui apparaissent timidement vers le milieu du XIVe siècle, époque à laquelle ils constituent de 1 à 2 % des apports. Cette place sur le marché régional ne fera que grandir au fil du temps. Au XVe siècle, cette céramique compte pour environ 5 % des apports, mais c’est surtout à partir du XVIe siècle, avec un pourcentage passant de 10 à 30 %, que le Beauvaisis devient le principal pourvoyeur en céramique, après les productions de la capitale. Outre les grès, parfois à décor rapporté et rehaussé de glaçure au cobalt, apparaissent sur le marché les céramiques à pâte blanche glaçurée, souvent fortement ornée : plats, pichets et réchauffoirs, à décor gravé sur engobe, moulé ou jaspé (Ravoire 1997, 2009). Ces produits étaient destinés tout particulièrement à la table, mais également à la conservation des aliments et des produits apothicaires.
18En ce qui concerne les productions parisiennes, le XVe siècle voit la raréfaction du décor peint et la généralisation de la glaçure, appliquée notamment sur les récipients culinaires.
19Au XVIe siècle, la glaçure est employée sur la quasi-totalité des céramiques culinaires, de manière très couvrante dans un souci fonctionnel évident, mais elle est posée sur des pots préalablement plongés dans des bains d’oxyde de fer. La gamme de produits est très étendue, en particulier dans le domaine de la table, avec l’arrivée d’écuelles, de plats et de réchauffoirs. Les importations deviennent à cette époque plus importantes. Ce sont d’une part des céramiques assez luxueuses, mais qui restent encore assez rares, comme des faïences d’Espagne, d’Italie et de Lyon, voire exceptionnelles comme de la porcelaine chinoise ou des grès rhénans et, d’autre part, des céramiques communes servant au commerce du beurre de Bretagne et de Normandie qui sont en grès brun de Basse-Normandie, en céramique lavalloise et en grès gris de Haute-Normandie à couverte violine.
Tours
20L’approvisionnement en céramique de la ville de Tours évolue structurellement et géographiquement entre le XIe et le XVIe siècle (fig. 1) (Husi 1996 ; Husi 2003).
21Aux XIe et XIIe siècles, il se fait surtout localement, sans que les ateliers puissent, pour l’instant, être localisés avec précision ; en effet, c’est la forte présence de produits réalisés dans un répertoire typologique restreint et dans des argiles locales qui laisse préjuger d’une relation constante de la ville avec son environnement économique proche.
22Aux XIIIe et XIVe siècles, l’éventail typologique se diversifie un peu, mais c’est surtout la présence de récipients exogènes, parfois attestés par des ateliers, qui révèle l’élargissement de l’aire d’approvisionnement. On distingue la présence récurrente et dans des proportions importantes de pichets provenant des ateliers sarthois de Saint-Jean-de-la-Motte, ce qui, additionné à la présence plus limitée mais régulière de récipients venant du Poitou et à celle, plus marginale, voire exceptionnelle, de quelques récipients de la basse vallée de la Loire ou de Saintonge, montre que l’ouverture de la ville vers l’ouest est forte. Les relations avec un espace plus oriental ne sont pas, pour autant, négligeables et s’observent dans l’importation de pichets à glaçure mouchetée qui pourraient – s’ils ne sont pas locaux – provenir d’un atelier mis au jour à Amboise. Cet approvisionnement par l’amont de la vallée de la Loire est également confirmé par la présence de pichets du Blésois et/ou de l’Orléanais dits « pseudo-rouge ». Exception faite de pichets rouges provenant des ateliers de Dourdan, de quelques récipients décorés, en proportion très marginale, de Saintonge ou, tout aussi exceptionnels, de quelques protogrès normands servant de contenants, l’essentiel de l’approvisionnement de la ville aux XIIIe et XIVe siècles est local ou issu d’ateliers appartenant au bassin de la Loire.

Fig. 1 – Localisation des ateliers ou des zones de production ayant alimenté les ville de Strasbourg, de Paris et de Tours du XIe au XVIe siècle (P. Pihuit, Inrap).
23C’est aux XVe et XVIe siècles que la structure générale de l’approvisionnement change, notamment par l’accroissement régulier des récipients en grès qui commence au milieu du XVe siècle et ne fait que s’amplifier durant le XVIe siècle. En effet, la vaisselle en terre cuite est majoritairement locale et les récipients en grès proviennent d’ateliers plus lointains, hors de l’espace ligérien. C’est le cas, à partir de la fin du XVe siècle, d’une partie de la vaisselle de table (coupes et gourdes) en grès du Beauvaisis, mais aussi de récipients de fonction différente puisque servant de contenants pour des denrées alimentaires comme le beurre, en grès normands, essentiellement du Domfrontais. Avec la même fonction d’emballage et pour la même période, on note également la forte présence de pots issus des ateliers lavallois. Il ne faut pourtant pas négliger la présence régulière à Tours, surtout durant la première moitié du XVe siècle, des récipients en terre cuite sarthois (gobelets) provenant de Ligron, ateliers s’inscrivant dans la mouvance de celui très actif de Saint-Jean-de-la-Motte au XIVe siècle. Bien qu’encore marginale par rapport à l’ampleur prise par sa diffusion au XVIIe siècle, la vaisselle en grès de la Puisaye fait son apparition dans le courant du XVIe siècle. Les récipients d’usage courant (pots à cuire, conservation et pichets) sont, durant cette période, principalement produits localement, la présence de deux ateliers fouillés dans la ville permettant de l’attester.
24Cette présentation résume une évolution de l’approvisionnement de la ville de Tours caractérisée par un essor croissant, au cours des siècles, des produits exogènes. Inscrite dans son terroir aux XIe et XIIe siècles, la ville tend ensuite à s’ouvrir sur l’extérieur avec une intensification de la part des produits importés : d’abord dans l’espace ligérien, aux XIIIe et XIVe siècles, puis plus largement par les relations nouées avec les grands ateliers extra-régionaux produisant des récipients en grès, complémentaires d’une vaisselle locale et qui inondent d’une manière générale le marché de l’Ouest de la France à partir de la fin du XVe siècle.
ANALYSE DES DONNÉES
25La présentation générale de l’approvisionnement de trois grands centres urbains ne permet pas de les différencier. Un moyen d’appréhender la question consiste à procéder à une comparaison par ville, en travaillant non seulement sur l’organisation de l’approvisionnement, mais également sur les questions techniques, esthétiques, culturelles et fonctionnelles. Après une approche comparative des variables pour les trois villes, dans laquelle la chronologie n’apparaît volontairement qu’en filigrane, nous tenterons une analyse simultanée intégrant pleinement le facteur temporel afin de tenter de cerner l’évolution des pratiques. Le principal problème rencontré est la mise en œuvre d’une méthodologie statistique adaptée à ces données, parfois hétérogènes d’une ville ou/et d’une période à l’autre.
La méthode
26Détecter des ressemblances ou des différences entre les variables mesurées au cours du temps pour les trois villes demande la mise en œuvre d’une méthodologie statistique qui permette une analyse structurelle des données, sans gommer les effets de sources. L’utilisation de la statistique descriptive pour comparer les proportions observées pour les variables dans les trois villes a rapidement montré ses limites. Il a donc fallu se tourner vers des méthodes statistiques factorielles d’analyse conjointe de plusieurs tableaux de données, appelées « méthodes k-tableaux » (Lavallard et al. 1996). Parmi ces méthodes, la seule adaptée au type de données traitées est l’Analyse Factorielle Multiple (en abrégé AFM), spécialement conçue pour étudier des ensembles d’individus caractérisés par des variables quantitatives ou qualitatives (ici il s’agit de tableaux de contingence avec des variables par période) (Escofier,Pages 1994). Cette méthode permet de comparer globalement les tableaux obtenus pour chaque ville, c’est-à-dire d’étudier l’interstructure entre les villes considérées. L’objectif principal est moins de comprendre l’évolution dans le temps des facteurs économiques et culturels cités précédemment que de pointer les ressemblances ou les différences d’une ville à l’autre. S’agissant ici de comparer le phénomène d’une manière structurelle, nous avons donné au temps une place secondaire pour une partie des analyses, postulat qui n’est pas toujours facile à tenir avec une source comme la céramique. L’AFM a été mise en œuvre sur deux séries de corpus de données. La première analyse permet de comparer la structure de quatre variables qualitatives observées sur les trois villes (trois tableaux comparés pour chaque variable), la seconde permet une comparaison plus fine de la structure de différentes variables qualitatives sur les trois villes pour deux périodes (six tableaux sont comparés). Nous avons utilisé pour réaliser les calculs la library FactoMineR du logiciel libre R.
Étude comparative de différentes variables qualitatives
27Dans un premier temps, nous comparons les résultats variable par variable pour les trois périodes d’étude (P1, P2 et P3). À cet effet, une AFM est mise en œuvre sur les trois tables de contingence obtenues pour chacune des trois villes. Ces tables croisent les modalités d’une des quatre variables qualitatives (Approvisionnement, Qualités techniques, Caractère ostentatoire et Fonction) avec les trois périodes considérées (P1, P2 et P3). La figure 2 illustre le cas de l’étude de la variable Approvisionnement.
Approvisionnement |
|||
Paris |
Local |
30 km |
Lointain |
P1 (XIe-XIIes.) |
153 |
69 |
8 |
P2 (XIIIe-XIVe s.) |
64 |
195 |
0 |
P3 (XVe-XVIes.) |
80 |
396 |
26 |
Strasbourg |
Local |
30 km |
Lointain |
P1 (XIe-XIIe s.) |
228 |
0 |
0 |
P2 (XIIIe-XIVe s.) |
613 |
30 |
11 |
P3 (XVe-XVIes.) |
469 |
0 |
134 |
Tours |
Local |
30 km |
Lointain |
Pl (XIe-XIIeS.) |
659 |
29 |
8 |
P2 (XIIIe-XIVe s.) |
319 |
55 |
114 |
P3 (XVe-XVIes.) |
1420 |
31 |
154 |
Fig. 2 – Tableaux de contingence liés à la variable Approvisionnement pour Strasbourg, Paris et Tours.
L’approvisionnement
28Les trois modalités retenues pour étudier la variabilité structurelle de l’approvisionnement entre les villes sont le nombre de récipients produits localement, dans un espace proche (environ 30 km) ou de provenance lointaine. Le choix a été fait d’intégrer dans ce travail les récipients dont l’origine est attestée, mais également supposée. La représentation des tableaux liés aux trois villes sur les deux premiers axes issus de l’AFM, appelés Dim 1 et Dim 2, pour dimension, sur la figure 3a et suivantes, permet de visualiser l’interstructure. L’inertie expliquée par le premier axe étant égale à 66 % environ de l’inertie totale, nous pouvons nous limiter à son seul examen dans cette analyse. Celle-ci met en évidence une différence entre Strasbourg et les deux autres villes, Paris et Tours, qui affichent une plus grande ressemblance structurelle dans l’organisation de leur approvisionnement (fig. 3a). En observant les trajectoires des modalités issues de l’AFM (fig. 3b), on remarque de grandes amplitudes entre les villes pour l’approvisionnement proche (30 km) et lointain ; ceci traduit une modification importante de la structure des trois périodes pour les trois villes étudiées. Autrement dit, la plus forte ressemblance structurelle de l’approvisionnement de ces trois villes est locale.
Les qualités techniques des produits
29Les critères retenus pour étudier la variabilité des qualités techniques des produits entre les villes reposent sur les grandes traditions de fabrication qui distinguent la terre cuite sans traitement de surface de la terre cuite glaçurée, du grès et de la faïence. L’analyse de l’interstructure par l’AFM traduit une faible différence entre les trois villes (fig. 4a). L’inertie expliquée par le premier axe étant égale à 89 % environ de l’inertie totale, nous pouvons nous limiter à son seul examen dans cette analyse. L’observation des trajectoires des modalités issues de l’AFM montre quant à elle une forte amplitude de trajectoires des trois villes pour la faïence (fig. 4b).
Le caractère ostentatoire de la céramique
30Les critères retenus pour étudier la variabilité du caractère ostentatoire des récipients entre les villes reposent sur les techniques décoratives usitées. On distingue, de manière relative d’une ville à l’autre, les récipients non décorés de ceux munis d’un décor simple ou complexe. Comme précédemment, l’analyse de l’interstructure par l’AFM traduit une faible différence entre les trois villes (fig. 5a) ; l’inertie expliquée par le premier axe représentant 88 % environ de l’inertie totale. En revanche, l’analyse détaillée de la trajectoire de chaque critère montre que – lorsqu’il existe une variabilité – elle provient des décors simples et complexes (fig. 5b), une plus grande similitude structurelle s’observant pour les récipients sans décor.
L’éventail fonctionnel
31Les critères retenus pour étudier la variabilité du caractère fonctionnel des récipients entre les villes sont volontairement généraux et obligatoirement réducteurs, de façon à pouvoir être comparés. Les récipients sont classés en huit grandes catégories fonctionnelles : Conservation (C) ; Conservation/transport (CT) ; Polyvalent (conservation/cuisson) (PCC) ; Préparation/service (PS) ; Transport liquide domestique (TL) ; Service de table boisson (STb) ; Service de table autre (STa) ; Soin apothicaire (SA). L’inertie expliquée par le premier axe de l’AFM étant ici seulement égale à 48 %, il faut tenir compte des deux premiers axes pour atteindre 80 % environ de l’inertie totale. L’analyse de l’interstructure par l’AFM traduit une forte différence entre Strasbourg d’un côté, Paris et Tours de l’autre (fig. 6a). L’analyse détaillée des trajectoires des critères retenus pour caractériser l’éventail fonctionnel montre que, lorsqu’il existe une variabilité, donc une différence entre villes, elle est principalement due à la classe fonctionnelle (C) et, dans une moindre mesure, aux classes (TL), (STa) et (STb) (fig. 6b).

Fig. 3a – Approvisionnement : représentation de l’interstructure de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 3b – Approvisionnement : trajectoires issues de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 4a – Qualité des produits : représentation de l’interstructure de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 4b – Qualité des produits : trajectoires issues de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 5a – Caractère ostentatoire des récipients : représentation de l’interstructure de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 5b – Caractère ostentatoire des récipients : trajectoires issues de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 6a – Caractère fonctionnel des récipients : représentation de l’interstructure de l’AFM (plan 1-2).

Fig. 6b – Caractère fonctionnel des récipients : trajectoires issues de l’AFM (plan 1-2).
Étude simultanée des trois villes pour deux périodes (XIIIe-XIVe s. et XVe-XVIe s.)
32L’objectif est ici d’affiner la comparaison des données entre les villes, pour toutes les variables et par période. L’intérêt est de tenter de mieux percevoir l’évolution dans le temps des facteurs économiques et culturels, proches ou différents, d’une ville à l’autre. Cependant, le nombre insuffisant de données nous a contraint à éliminer la période XIe-XIIe siècles (P1) et à supprimer certaines modalités de variables pour les XIIIe-XIVe siècles (P2) et XVe-XVIe siècles (P3). Six tableaux de contingence [trois villes * deux périodes (P2 et P3)] permettent de croiser quatre modalités de la variable « Fonction » (PCC, PS, TL et STb) avec toutes les modalités de la variable « Caractère ostentatoire », avec certaines modalités de la variable « Qualité des productions » (Terre cuite brute, Terre cuite glaçurée et Grès) et avec une seule modalité pour la variable « Approvisionnement » (Locale). Nous présentons ici le tableau de contingence obtenu pour la ville de Tours à la période P2 (fig. 7), les cinq autres tableaux étant construits sur le même modèle.
33L’inertie expliquée par les deux axes de l’AFM étant égale à 81 % environ de l’inertie totale, le premier axe ne représentant que 54 %, nous devons dans ce cas également tenir compte des deux premiers axes dans cette analyse. L’analyse de l’interstructure par l’AFM révèle deux groupes : un premier avec une plus forte similitude entre Strasbourg aux deux périodes (P2 et P3) et Paris à la période 2 (P2) ; un second affichant cette fois une plus forte ressemblance entre Paris à la période 3 (P3) et Tours aux périodes 2 et 3 (P2 et P3) (fig. 8).

Fig. 7 – Exemple de tableau (Tours à la période 2). En grisé les modalités de chaque variable analysables simultanément pour les trois villes et les deux périodes.
ÉLÉMENTS D’INTERPRÉTATION
34Cet essai d’analyse comparative du système d’approvisionnement de plusieurs villes archéologiquement bien documentées mais, a priori, sans aucun rapport l’une avec l’autre n’avait, à ce jour, jamais été tenté. Son originalité réside dans la volonté d’harmoniser l’enregistrement des données et dans le choix des méthodes statistiques mises en œuvre. La synthèse des résultats obtenus permet une interprétation à plusieurs niveaux (fig. 9).
35D’une manière générale, les mécanismes socio-économiques observés à partir de la céramique traduisent une plus grande proximité structurelle entre Tours et Paris, surtout aux XVe et XVIe siècles. Strasbourg semble se différencier des deux autres villes, un peu moins de Paris, aux XIIIe et XIVe siècles. Les modes d’approvisionnement en sont la cause principale. Il serait pourtant restrictif de réduire la proximité structurelle des données entre Paris et Tours à des courants d’approvisionnement communs : les ateliers du Beauvaisis et plus marginalement de Dourdan ont des relations avec les deux villes mais elles sont de nature et surtout d’ampleur bien différentes. En effet, la diffusion des productions de Dourdan est nettement tournée vers la région Centre ; de fait, si elle alimente régulièrement le sud-ouest de l’Île-de-France, surtout aux XIIIe et XIVe siècles, elle n’atteint Paris et les zones septentrionales que beaucoup plus ponctuellement. En revanche, la diffusion des productions du Beauvaisis est très naturellement tournée vers le marché parisien, pas si éloigné, qui offre un débouché commercial considérable à ces ateliers. Au XVIe siècle, et peut-être dès le XVe siècle, ces produits sont vendus par les marchands potiers de la ville qui réalisent ainsi des profits, ce qui explique la forte place de ces produits dans l’équipement domestique des parisiens (Ravoire 1997 et 2011b).

Fig. 8 – Représentation pour toutes les variables et pour deux périodes (P2 et P3) de l’interstructure de l’AFM (plan 1-2).
36Plus en détail, les similitudes ou les dissemblances montrent que certains critères (techniques et esthétiques) évoluent dans la même direction avec, très certainement, des pratiques culturelles qui peuvent diverger. C’est notamment le cas de l’éventail fonctionnel de la vaisselle, qui présente de fortes similitudes dans le Centre et l’Ouest de la France et qui semble se différencier de celui en usage plus à l’Est.
37Cette différence s’exprime principalement dans le domaine des récipients de conservation, représentés dans des proportions importantes à Tours et à Paris. Sans doute faut-il voir dans cette différence l’arrivée massive, à la fin du Moyen Âge, sur les marchés parisiens et tourangeaux, de certains produits comme les grès de Normandie destinés à conserver des denrées alimentaires comme le beurre, pour lesquels il n’existe pas ou peu d’équivalents sur les marchés strasbourgeois, les grès produits dans le nord de l’Alsace étant, pour la période considérée, essentiellement réservés au service des boissons. Mais cette explication ne saurait suffire. D’autres phénomènes, liés à des pratiques culturelles différentes, peuvent également entrer en ligne de compte. Il va de soi que les pratiques culinaires et alimentaires attestées à Tours et à Paris présentent des parentés plus fortes, comparées à celles de Strasbourg, inscrit dans un espace culturel germanique, alimentées par des circuits de distribution rhénans.
38Certains facteurs limitent la portée de cette étude, comme l’hétérogénéité des effectifs ou l’état des connaissances sur les centres attestés ou supposés de production, selon l’espace géographique considéré. Au-delà de ces effets de source, et même si les résultats de cet essai à caractère méthodologique peuvent paraître modestes, il conviendrait d’étendre l’enquête à d’autres villes de façon à valider ou à corriger les méthodes d’analyse en utilisant des protocoles d’enregistrement identiques et en travaillant, autant que faire se peut, en réseau, afin de dépasser les frontières régionales, dans lesquelles les études céramologiques sont encore trop souvent confinées.
Variables/Résultats |
Ressemblance (ordonné vers dissemblance) |
Dissemblance |
Approvisionnement |
Tours – Paris |
Strasbourg |
Qualités techniques |
Tours – Paris – Strasbourg |
|
Caractère ostentatoire |
Strasbourg – Tours – Paris |
|
Éventail fonctionnel |
Tours – Paris |
Strasbourg |
Étude simultanée des 3 villes (P2 et P3) |
Tours P2 – Tours P3 – Paris P3 |
Paris P2 – Strasbourg P2 – Strasbourg P3 |
Fig. 9 – Synthèse des résultats des différentes analyses.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Un four produisant des céramiques grises attribuables aux XIVe-XVe siècles a récemment été mis au jour, dans le même secteur, à Ingwiller (Bas-Rhin). L’étude de cet assemblage est en cours.
2 Une partie de cet approvisionnement se faisait probablement à partir d’autres centres localisés Outre-Rhin ou dans le sud de l’Alsace, mais les indices archéologiques allant en ce sens sont encore trop ténus pour être mis en exergue.
3 Analyses réalisées par A. Bocquet-Lienard, membre du CRAHAM à Caen (Ravoire 2011a).
Auteurs
Maître de conférences en Archéologie médiévale, Université de Nantes, UMR 6566 CreAAH, Laboratoire de Recherches archéologiques
Ingénieur de recherche au CNRS, UMR 7324 CITERES Université François-Rabelais de Tours – CNRS Laboratoire Archéologie et Territoires
Ingénieur chargé de recherche Inrap, UMR 6273 CRAHAM, Université de Caen-CNRS
Maître de conférences en Statistiques, Université de Nantes, UMR 6629 Laboratoire de Mathématiques Jean Leray
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
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2006