L’âge de la Ville : les dynamiques urbaines dans les sociétés celtiques de l’Europe tempérée (VIe-Ier siècles av. J.-C.)
The age of towns-urban dynamics in the Celtic societies of temperate Europe (6th – 1st centuries BC)
p. 405-418
Résumé
Only thirty years ago, a common research question was whether Iron Age oppida were towns or fortified refuges. Archaeological excavations undertaken widely across Europe have made this question redundant: the oppida, set within their monumental ramparts, and with commercial and political functions, are clearly towns, including those which Caesar attacked in the middle of the first century BC. The key research question today concerns the conditions that underpinned the start of these towns which took shape around the end of the 2nd century BC (c. 120/100 BC) in temperate Europe. But this phenomenon was neither the beginning of this trend nor unique in Iron Age Celtic societies. From the 6th century BC, the emergence of princely complexes such as Vix in Burgundy, the Heuneburg in Baden-Wurttemberg and Bourges in Berry, demonstrates the appearance of agglomerations which extended to tens, if not hundreds, of hectares. During the last five centuries BC, Iron Age temperate Europe witnessed a succession of different urban types. Archaeological evidence demonstrates that these two phases of urbanisation are separate from each other; and it is now clear that the second is not the product of the evolution of the first.
Texte intégral
1L’idée d’une « révolution urbaine » a été introduite par V.G. Childe dans un article célèbre (Childe 1950). Les archéologues ont rapidement adopté la théorie de l’archéologue australien, reconnaissant le caractère indépendant des phénomènes urbains dans le temps et dans l’espace, de la Mésopotamie à la Mésoamérique. Cependant, il a été plus difficile de se détacher des critères exclusivement architecturaux pour définir une ville en Europe pour les périodes les plus anciennes. Les historiens ont en effet longtemps exigé ces critères pour identifier une ville, retenus par une représentation urbaine dans laquelle édifices publics et temples en pierre du Proche-Orient ou de Grèce constituaient des preuves formelles du fait urbain. À travers cette conception, l’absence d’architecture monumentale à l’âge du Fer a longtemps repoussé l’idée que des villes avaient pu exister en Europe. L’emprise intellectuelle des civilisations méditerranéennes et orientales a été telle que pendant longtemps il a été impossible d’imaginer des villes en bois et terre crue, encore moins des bâtiments publics ou des palais érigés avec des matériaux considérés comme si peu nobles. Ce sont d’abord les grandes fouilles d’oppida comme Manching qui ont peu à peu fait accepter l’idée que les grands sites du deuxième âge du Fer pouvaient être des villes. Puis plus récemment, les découvertes renouvelées à la Heuneburg (Kurz 2000) et à Bourges (Augier et al.) ont concrétisé l’idée de l’existence de formes urbaines à des dates encore plus hautes dans l’âge du Fer, aux VIe et Ve siècle av. J.-C.
ÂGE DE LA VILLE 1 : LES COMPLEXES PRINCIERS DU PREMIER ÂGE DU FER
2À plusieurs reprises au cours du XXe siècle, des découvertes de tombes à char d’une richesse fabuleuse ont focalisé l’attention des chercheurs sur une série de sites de la fin du premier âge du Fer. Vix en France, la Heuneburg ou Hochdorf en Allemagne évoquent les plus célèbres sépultures d’Europe, dont l’attribution à des personnages importants des VIe et Ve siècles av. J.-C. ne fait aucun doute. Ces tumulus ont été rapidement qualifiés de princiers, sans doute par analogie avec les sépultures mycéniennes fouillées par Schliemann en 1876 (Brun 2006 : 317). Cette dénomination sous-tend un type d’organisation politique, fondée sur un système de « principautés » ou de territoires indépendants, concept qui est aujourd’hui admis par la majorité des spécialistes de cette période. L. Pauli pensait qu’il s’agissait d’États primitifs (Pauli 1972) et P. Brun (2006 : 322) les situe dans le système-monde européen, ce qui expliquerait leur déclin et leur disparition presque synchrone. L’expression « résidence princière » a été utilisée pour la première fois par W. Kimmig (1969) qui a évoqué un système dynastique, en s’appuyant essentiellement sur les fouilles de nécropoles. Depuis que plusieurs habitats ont été fouillés, les archéologues préfèrent utiliser l’expression « complexe princier » qui rend mieux compte de toute la diversité du phénomène (Augier et Krausz 2012). Celui-ci émerge au Hallstatt D (entre 625 et 475 av. J.-C.) et est bien circonscrit sur le plan géographique : il se développe en périphérie de la bordure nord du massif alpin, englobant les vallées du Rhin et du Danube supérieur. Le site le plus oriental serait Zavist en Bohême, et le plus occidental, à plus de 1 000 km vers l’ouest, correspond à Bourges dans le Berry (fig. 1). Leur répartition assez homogène permet de penser qu’ils ont pu contrôler des territoires contigus de 50 km de rayon environ chacun (Brun et Ruby 2008 : 76). Cette homogénéité tendrait à montrer qu’ils entretenaient des liens entre eux et qu’ils fonctionnaient au sein d’un réseau. On connaît dans cette zone une vingtaine de sites qui présentent des caractéristiques communes : les princes hallstattiens développent des liens avec le monde méditerranéen, en particulier grec et étrusque, ils consomment des produits exotiques, céramiques grecques, corail et vin et ils pratiquent un artisanat de haute qualité qu’ils destinent en partie aux échanges.
3À Vix (Côte d’Or) et à la Heuneburg (Bade-Wurtemberg), l’habitat est installé sur une hauteur, avec une acropole entourée d’une fortification monumentale. Sur ce dernier site, le rempart est exceptionnel : il correspond à un modèle grec avec soubassement en pierre et élévation en brique crue, ponctué de tours quadrangulaires régulièrement réparties. D’un type courant en Grande-Grèce à la même époque, ce rempart est adapté aux climats chauds et secs, et il détonne en plein Bade-Wurtemberg. Il est assurément l’œuvre d’un architecte grec, commandée par le prince de la Heuneburg. À Vix comme à la Heuneburg, les fouilles récentes ont mis au jour des bâtiments en bois de grandes dimensions que les archéologues interprètent comme des palais. Celui de la Heuneburg est daté des années 550 et il couvre une surface de près de 300 m² dont l’espace est divisé en sept pièces (Buchsenschutz 2009 : 47). À Vix, un grand bâtiment à abside (fig. 2) de près de 35 m de longueur a été découvert en 2003 grâce à une prospection géophysique du plateau du Mont Saint-Marcel, puis il a été fouillé entre 2005 et 2008 (Chaume et Mordant 2011 : 431). Son plan est unique en Europe à ce jour, son originalité résidant principalement dans la grande abside composée de trois colonnades concentriques interprétée comme une galerie extérieure (Chaume et Mordant 2011 : 795). Ce bâtiment est de nature exceptionnelle, en raison de son mode architectural et de sa monumentalité, deux critères que l’on retrouve dans le rempart grec de la Heuneburg. La maison à abside construite sur l’acropole de Vix n’est pas interprétée comme un bâtiment public, mais plutôt comme une résidence palatiale. Sa datation, à la fin du vie ou au début du Ve siècle, permet de l’attribuer à la princesse de Vix, inhumée en contrebas et dont la tombe à char a été fouillée en 1953. Ce palais s’insère dans une trame régulière mise en évidence par les prospections géophysiques du mont Saint-Marcel sur une surface de 9 ha (fig. 3). Le plateau est nettement divisé en deux parties à peu près égales le long d’une grande rue de direction nord-sud. À l’est de cette voie, la trame est composée de parcelles rectangulaires délimitées par des fossés dans lesquelles s’insèrent des bâtiments sur poteaux. À peu près au milieu du grand côté est du plateau se trouve le palais dans la plus grande parcelle. Il est tout à fait clair que cette trame organise un habitat de niveau supérieur : le découpage spatial, le réseau viaire, l’habitat hiérarchisé s’apparentent à ce que l’on peut observer en milieu urbain à d’autres endroits du monde ou à d’autres époques. Toutefois, il reste à déterminer si les activités qui ont été pratiquées à Vix sont aussi variées que celles que l’on peut attendre dans une ville ; on ignore encore si la population qui vivait là appartenait à différents niveaux sociaux. La diversité des activités et des strates sociales sont deux critères essentiels qui révèlent une société urbaine, mais pour le moment à Vix, ces données restent incomplètes. La tentation est grande de voir une ville sur le mont Saint-Marcel. Mais les fouilles sont en cours et, pour le moment, il est impossible d’assurer que l’occupation de l’acropole, sur la totalité des 9 ha, n’appartient qu’à une seule phase chronologique. L’existence de cette trame parcellaire et d’un axe viaire principal montre cependant qu’il s’agit d’un programme architectural global, et non d’une juxtaposition d’unités d’habitations au cours du temps.

Fig. 1 – Carte des résidences princières du Hallstatt en Europe (d’après Chaume et Mordant 2011 : 10).
4L’image donnée par le site de Bourges est très différente. À une époque à peu près analogue à celle de Vix (de la fin du VIe à la fin du Ve siècle av. J.-C.), on trouve plusieurs séries de tumulus princiers dans la périphérie d’un promontoire de 39 ha (fig. 4). Celui-ci a accueilli plusieurs villes de l’Antiquité jusqu’à nos jours, une succession qui rend les vestiges de la résidence princière particulièrement difficiles à localiser. Cependant, une série d’indices, en particulier de la céramique grecque et des fragments de peinture murale, ont été découverts en plusieurs endroits du promontoire (Augier et al. 2007). Ils permettent d’attester que sur son sommet se trouvait l’acropole du complexe princier entre la fin du vie et la fin du Ve siècle. En revanche, et contrairement à Vix, des faubourgs artisanaux sont désormais bien connus, notamment grâce à la fouille de Port-Sec qui a livré de grandes quantités de déchets de l’artisanat du fer et du bronze, en particulier des fibules à timbale en cours de fabrication retrouvées par centaines, des bracelets de lignite, des fours de potier et des objets en matière osseuse (Augier et al. 2009 ; Augier et al. 2012). Ces productions, réalisées dans différents lieux de Bourges, débutent dès l’émergence du complexe princier mais s’intensifient de manière considérable au Ve siècle. La présence de mobilier domestique et des traces de bâtiments indiquent que les artisans vivaient sur les lieux de production. Les faubourgs, qui accueillaient à la fois les installations artisanales et funéraires, s’étendent sur 471 ha autour de l’acropole. D’après L. Augier, ils sont en relation avec d’autres installations artisanales et funéraires périphériques, ce qui porte la zone d’influence du complexe princier à 15 400 ha (Augier et Krausz 2012 : 172). On retrouve un schéma identique à la Heuneburg, où des faubourgs associant habitats et quartiers artisanaux sur plusieurs dizaines d’hectares coexistent dans la périphérie de l’acropole.

Fig. 2 – La grande maison de Vix (Chaume et Mordant 2011 : 749).

En rouge : les structures bâties
En vert : les structures fossoyées.
En jaune : la numérotation des enclos.
Fig. 3 – Magnétogramme du plateau Saint-Marcel à Vix (Chaume et Mordant 2011 : 372).
5À travers le modèle hallstattien, on peut voir que le concept urbain ne se réduit pas à l’acropole mais comprend un territoire urbain : l’acropole, les faubourgs et une grande périphérie comme à Bourges ou à la Heuneburg, dans laquelle on trouve des villages, des fermes et des lieux de production artisanale. La structure de ce modèle peut être comparée à celle de la polis grecque ou de la civitas romaine, mais l’urbanisation hallstattienne ne prend pas les mêmes formes, ce qui limite assez vite les comparaisons. Il manque par exemple dans le monde hallstattien deux éléments importants et structurels de l’urbanisation grecque : l’écriture qui réapparaît dans le courant du VIIIe siècle et la monnaie qui émerge vers 500. Il s’agit de deux instruments de l’État qui ne semblent pas se matérialiser dans le monde hallstattien, ou alors sous des formes que nous ne décryptons pas encore.
6Les résidences et complexes princiers vont disparaître aussi brutalement qu’ils sont apparus, à la fin du Hallstatt D3, vers 475 av. J.-C. (Brun 2008 : 380). Même si tous ne sombrent pas en même temps (le site de Bourges perdure une cinquantaine d’années au-delà de cette date), l’effondrement est général. Ce ne sont pas seulement les résidences qui sont démantelées, mais un réseau économique et politique. En effet, cette désintégration va enrayer les contacts avec les sociétés méditerranéennes et déstabiliser les dynasties aristocratiques. Entre la fin du Ve et le IIIe siècle av. J.-C., aucune forme d’agglomération ne peut être qualifiée de ville en Europe tempérée. Ainsi, avec la disparition des résidences princières, disparaissent également la ville et toute forme urbaine. Dans ce contexte, l’organisation de la société est probablement remise en question à la fin du Ve siècle, et si les aristocrates n’ont pas disparu, ils ne s’expriment pas de la même manière que leurs ancêtres. Aux IVe et IIIe siècles av. J.-C., les Celtes de Gaule et de Bohême sont occupés par la conquête de l’Italie du Nord. Cette politique expansionniste et colonisatrice est à l’origine d’une diminution de la densité de peuplement en Europe tempérée. Le moment et la conjoncture ne sont pas favorables à la réapparition de la vie urbaine. Cette période constituera une parenthèse de deux bons siècles dans l’histoire urbaine des Celtes, mais c’est pourtant dans cet intervalle que se mettront en place les conditions de l’émergence d’une nouvelle forme de ville.

Fig. 4 – Modélisation du complexe princier de Bourges au Hallstatt D3 et à La Tène A (cartographie : L. Augier et B. Pescher).
ÂGE DE LA VILLE 2 : LES OPPIDA
7Vers 120 av. J.-C., l’Europe tempérée se couvre d’habitats fortifiés. En une ou deux générations, les oppida vont illustrer la forme urbaine emblématique des Celtes de l’Europe continentale (fig. 5). Ils sont l’expression d’un nouveau type d’organisation sociale et politique dont les signes précurseurs sont sensibles dans les habitats qui se développent entre les IVe et IIe siècles av. J.-C. Le nombre des habitats va augmenter de manière exponentielle, surtout à partir de la fin du IIIe siècle, signe que la démographie s’est accrue en Europe tempérée. Les habitats qui précèdent les oppida appartiennent à différents modèles dans lesquels la composante urbaine n’est pas toujours sensible. Certains se cristallisent par exemple autour d’immenses batteries de silos, surtout dans la moitié nord de la France. Ce phénomène apparaît à La Tène B et va perdurer pendant une partie de La Tène C (essentiellement IVe et IIIe siècles av. J.-C.) (Gransar 2003). Il peut révéler un repli du monde rural, ou à l’inverse une augmentation sensible des stocks agricoles avec concentration et thésaurisation collective dans des lieux consacrés. Ces batteries ne sont pas que des stockages géants car elles n’excluent pas la présence d’habitats, comme on en connaît désormais dans la vallée de la Seine (Séguier et al. 2006-2007). Ces installations appartiennent à des communautés qui ont développé de grandes richesses économiques, en établissant un modèle de société clairement non urbain, peut-être de manière délibérée et en toute connaissance de cause. Cette société qui se développe entre les IVe et IIIe siècles av. J.-C. se distingue nettement des dynasties aristocratiques des périodes précédentes. Ses richesses sont désormais établies hors des villes, et les élites n’ont plus recours aux mises en scène ostentatoires dans la mort comme on l’a vu dans la phase précédente. Au tournant des IIIe et IIe siècles av. J.-C., apparaissent des agglomérations d’un type nouveau. Elles ne sont pas fortifiées et renvoient à un modèle désormais bien connu en Europe (Collis et al. 2000 ; Sievers 2007).
8Elles se développent très rapidement, certaines sur plusieurs dizaines d’hectares. Les exemples les plus célèbres sont Manching en Allemagne, Bâle en Suisse, Levroux (Indre), Acy-Romance (Ardennes) ou encore Němčice en Moravie et Roseldorf en Basse-Autriche (Salac 2012). Ces agglomérations de La Tène moyenne révèlent l’existence d’activités typiquement urbaines. Même si l’espace et les habitations semblent s’intégrer dans un plan préconçu comme le suggère Bernard Lambot à Acy-Romance (Lambot 2002 : 116), le plan de Levroux, quant à lui, apparaît plutôt désordonné. Ces nouvelles agglomérations ne possèdent pas de rempart délimitant l’espace urbain. Mais la fortification ne peut pas être retenue comme un critère urbain indispensable, puisqu’il existe, un peu partout dans le monde et dans l’histoire, des villes sans enceintes, et dans d’autres lieux, des enceintes qui n’ont pas de fonction urbaine. La présence d’un rempart renvoie plutôt à un modèle méditerranéen qui n’est pas universel en Europe continentale. Même si l’agglomération de La Tène moyenne de Levroux n’a pas l’apparence d’une ville, les composantes urbaines sont pourtant réunies et elle fonctionne comme une ville : elle consomme des produits de luxe, elle assure une production artisanale intensive et diversifiée, notamment une métallurgie de haute qualité (Berranger et Fluzin 2009), elle s’insère dans des réseaux de commerce à longue distance et elle frappe monnaie. Pourtant, elle ne ressemble pas à une ville au sens classique du terme, mais plutôt à un habitat anarchique qui se serait développé de manière opportuniste. L’expansion rapide de l’agglomération du village des Arènes, l’intensification des activités et des productions sur quelques générations seulement laissent penser que l’activité urbaine s’est développée dans une agglomération qui était rurale à l’origine. Dans ces agglomérations de La Tène moyenne d’Europe, le caractère urbain ne peut être finalement perçu qu’au travers des activités. Ce sont elles qui déterminent la fonction de l’agglomération et non l’inverse : ceci laisse penser que la ville n’a pas précédé l’activité urbaine, mais c’est bien du développement des activités que la ville a émergé.

Fig. 5 – Les oppida en Europe (carte de S. Fichtl).
9L’apparition des oppida vers 120 ou 100 av. J.-C. est la suite logique de cette forme urbaine. Il y a en effet un lien direct entre les agglomérations non fortifiées de La Tène moyenne et les oppida de La Tène finale : les fonctions urbaines des agglomérations de plaine vont glisser vers les sites de hauteur, sans rupture chronologique. On connaît plusieurs cas de succession d’une agglomération ouverte de La Tène moyenne devenant un oppidum dans le même lieu, sans déplacement. Le site de Châteaumeillant (Cher) montre une séquence analogue, à une différence près : l’agglomération de La Tène moyenne est située sur une hauteur qui sera fortifiée à La Tène finale (Krausz 2009). D’autres cas procèdent d’un déplacement radical de l’agglomération, mais toutefois dans le même territoire, l’oppidum devient alors une ville neuve qui s’apparente à une création ex nihilo. Les exemples les plus connus sont Bâle dont l’habitat se déplace de la Gasfabrik vers le Münsterhügel (Furger-Gunti 1981) et Levroux (Indre) avec l’abandon du village des Arènes pour la Colline des Tours.
10Sur le plan des activités, il n’y a pas de différences entre les agglomérations de La Tène C et les oppida. En revanche, leur morphologie et leur organisation générale vont changer. La nouveauté majeure se situe d’abord dans l’édification d’un rempart, une caractéristique fondamentale des oppida. Au moment de leur création, c’est un rempart de tradition protohistorique, en terre, bois et pierre, le murus gallicus, tel qu’il est décrit par César (Bello Gallico, VII, 23). Ce modèle, qui n’est pas d’une grande efficacité militaire, est à la mode dans toute l’Europe au Ier siècle av. J.-C. Il équipe les grands et les petits oppida, les villes modestes comme les capitales et même les fermes des riches aristocrates du pays des Bituriges Cubi (Buchsenschutz, Krausz et Ralston 2010). Quant à l’emplacement de l’oppidum sur une hauteur, c’est une option. Même si elle est choisie dans la majorité des cas de fondation d’un oppidum, il existe des oppida de plaine, comme Besançon ou Villeneuve-Saint-Germain, le plus connu et le mieux exploré étant Manching dans la vallée du Danube (Sievers 2007) (fig. 6). À l’origine, il y a un sanctuaire de La Tène B qui deviendra le centre géographique de cette agglomération. Manching se développe à La Tène moyenne, comme les autres villes de plaine européennes. À La Tène finale, un rempart de 7 km de long est construit pour ceindre les 380 ha de cette ville très active. Manching devient alors un oppidum de plaine, avec des quartiers séparés par des rues, des îlots d’habitations bordés de portiques et de boutiques. La densité d’occupation est variable et les fouilles ont montré que toutes les catégories sociales sont représentées à Manching, riches et pauvres, y compris des esclaves. Comme sur d’autres oppida, l’activité artisanale est intense, tournée vers la métallurgie et la fabrication de monnaies. Les nombreuses importations italiques et celtiques montrent que Manching est un lieu de marché actif, appuyé sur son port situé dans un bras du Danube au nord de la ville. Les activités urbaines et la structuration interne avec rues et quartiers peuvent être observées dans de nombreux oppida comme Bibracte (Nièvre), Condé-sur-Suippe et Villeneuve-Saint-Germain (Aisne), le Titelberg (Luxembourg) ou Zavist (Bohême).

Fig. 6 – L’oppidum de Manching, Bavière (Sievers 2007 : 38).
11La création des oppida est une solution politique à la stabilisation des populations et des catégories sociales. Cette phase d’urbanisation du Ier siècle av. J.-C. révèle un changement de société. La démographie a pu être stimulée par l’intense activité économique du IIe siècle av. J.-C. et une situation de stabilité et de paix après les phases de colonisation des IVe et IIIe siècles av. J.-C. La société était déjà bien diversifiée à La Tène moyenne, comme on le voit dans les quartiers de Manching ou dans la nécropole de Bobigny. Celle-ci accueille des tombes d’hommes et de femmes appartenant à différentes classes, dont des classes moyennes (Marion et al. 2008). Les niveaux de la société s’étant complexifiés et enrichis, l’enjeu politique des oppida est celui des territoires et de leur organisation. Dans la plupart des régions d’Europe, les protohistoriens ont mis en évidence une répartition des sites laténiens selon un maillage régulier. On peut associer cette structure territoriale aux cités (civitates) que César mentionne comme autant de territoires plus ou moins indépendants. Ces cités comprennent des capitales qui sont de grands oppida comme Avaricum chez les Bituriges (fig. 7) ou Bibracte chez les Éduens. Ce type de structuration, avec une place centrale, serait le signe d’une administration forte du territoire et de l’existence d’une forme étatique qui contrôle les oppida et en définit les fonctions. L’oppidum serait donc le maillon du système politique et l’organe de contrôle du territoire. Il n’est pas exclu que les oppida aient pu être hiérarchisés dans des cités qui en comprenaient de petits et de grands, chacun pouvant détenir des fonctions spécifiques selon sa localisation topographique et son rayonnement économique potentiel. Un système aussi élaboré et structuré, que nous connaissons bien dans la cité des Bituriges Cubi par exemple, révèle un contrôle égal en tous points du territoire, ce qui suppose l’existence d’une administration avec des relais réguliers. Les documents écrits font défaut à La Tène finale pour mieux comprendre cette administration, mais l’instrument monétaire, frappé par les cités dans les oppida, est une preuve de son existence.
CONCLUSION
12En Europe tempérée, au Ier siècle av. J.-C., les oppida se trouvent au centre d’un modèle de société urbaine. La route aura été longue et semée d’embuches pour parvenir à affirmer cela aujourd’hui, car les modèles méditerranéens et la supériorité des « grandes civilisations » ont confiné jusqu’à récemment les populations protohistoriques dans une « barbarie » qui ne leur autorisait pas le luxe de la vie urbaine. Aujourd’hui, on ne peut plus poser la question de l’urbanisation celtique dans les mêmes termes qu’il y a quelques années. Nombre de protohistoriens hésitants ont usé d’artifices pour ne pas nommer ces villes, en particulier ils ont inventé le terme de « proto-urbanisation ». Ce que cette expression recouvrait n’a jamais été clair, car la « proto-ville » ne peut finalement pas être définie : une ville en est une ou ne l’est pas. Si on admet qu’une étape préliminaire de l’urbanisation a pu exister à l’âge du Fer, on est déjà dans une forme de ville. La question qui se pose aujourd’hui n’est pas celle de l’« urbain/non urbain » mais plutôt celle des modèles de villes que nous rencontrons au Hallstatt d’abord, à La Tène ensuite. Si l’on accepte aujourd’hui que la ville protohistorique existe, il faut admettre aussi que ses formes et sa typologie sont spécifiques. La ville protohistorique n’est pas une transposition des modèles méditerranéens, encore moins leur copie ou même une interprétation lointaine. Les villes hallstattiennes puis laténiennes incarnent des modèles originaux, avec leurs propres plans architecturaux et de fortifications. Ces villes sont aussi l’expression de modèles sociaux spécifiques : là où un modèle aristocratique et dynastique préside à La Tène ancienne, une société socialement plus diversifiée développe de nouvelles agglomérations à La Tène moyenne et finale. Il faut reconnaître aujourd’hui qu’il peut exister différents modèles de villes, plusieurs modèles d’États ou différentes formes d’écriture ou encore des interprétations très diverses de tous ces modèles.

Fig. 7 – Oppida et territoire dans la cité des Bituriges Cubi à La Tène finale (cartographie S. Krausz).
13Que ce soit à Athènes, à Rome ou à Manching, nous voyons que l’apparition de la ville n’est pas le résultat d’un processus linéaire, d’une évolution progressive ou progressiste qui conduirait du village à la ville. Dans le monde égéen comme en Europe tempérée à l’âge du Fer, la ville apparaît puis disparaît pendant plusieurs siècles. Il est clair qu’elle correspond à l’expression d’un système politique et économique, elle émerge puis disparaît avec lui. Les causes et les conséquences de ces oscillations constituent un nouveau champ de recherche pour la Protohistoire européenne.
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Auteur
Maître de conférences en Protohistoire européenne, Université de Bordeaux 3, UMR 5607 Ausonius, Chercheur associée à l’UMR 8546 AOROC, École normale supérieure de Paris
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
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