La photographie, Rabos de lagartija
p. 171-256
Texte intégral
1Le discours sur le roman que porte l’image dans l’œuvre marséenne – de la peinture au dessin en passant par le gribouillis – se confirme dans Rabos de Lagartija1. Et je dirai même que des romans étudiés ou évoqués dans cet essai, Rabos est sans conteste le plus intéressant du point de vue de la relation du roman à l’image fixe. C’est ici la relation photographique qui prédomine et structure le récit, phénomène peu répandu si l’on en croit Daniel Grojnowski qui constate que très souvent la photographie illustre un thème, mais qu’elle produit plus rarement un dispositif narratif (Grojnowski, 2002, p. 69). Ce dispositif se structure dans Rabos autour de deux manifestations photographiques qui sont le point de départ des deux types de projections imaginaires des deux frères que sont David et Víctor. D’une part, les photos conservées par Víctor, laissées en héritage par son frère David, photographe de rue de l’après-guerre, débouchent sur une remémoration d’événements familiaux tragiques ; d’autre part, la photo d’un pilote allié dont l’avion vient de s’écraser, débouche sur un dialogue imaginaire entre ce pilote et David. La circulation de cette image d’un lieu à un autre : du cabinet du dentiste à la boîte à chaussures de Rosa, la mère, pour terminer dans la chambre de David est très révélatrice de la valeur émotionnelle, mémorielle et métafictionnelle conférée à l’image dans l’œuvre marséenne. Ce dernier temps de ma réflexion sur l’image fixe porte donc sur la présence du photographique dans Rabos, avec, en ligne de mire, l’idée de discerner en quoi Marsé s’appuie sur un imaginaire photographique et le renouvelle.
2Le médium photo a toujours partie liée avec deux aspects fondamentaux et contradictoires rappelés dans tous les travaux théoriques sur la relation entre le roman et la photographie. D’une part, il se pose comme élément authentifiant, preuve irréfutable. Ainsi la photo des miliciens dans l’appartement de Conrado, accrochée aux murs de la friperie dans Si te dicen que caí atteste de leurs actes durant la guerre civile. Contrairement à la peinture qui construit l’instant prégnant, la photographie serait une découpe du réel, figeant de façon instantanée par « prélèvement » et sélection de ce réel, un espace et un « instant décisif » (Cartier-Bresson, 1952) sans intervention de la main de l’homme sur la surface du papier. D’autre part, elle met en exergue une présence-absence qui demeure hors d’atteinte et de ce fait manifeste un ailleurs invérifiable, ce qui rapproche la photographie de la magie. Cet aspect-là est à l’honneur dans la présence de la photo du père au chevet de Susana dans El Embrujo. Enfin, même si l’on considère généralement que la photo ne triche pas, un détail d’elle – ce punctum dont parle Barthes – peut nous émouvoir et nous transporter. Tout à la fois document factuel et ouverture sur des mondes improbables, le photographique devient cosa mentale, il relève de la fable et de l’imaginaire (Grojnowski, 2002, p. 273). Cette nature double et paradoxale est à l’origine d’un imaginaire littéraire.
3Tout en conservant sa fonction de procédé de prélèvement, d’enregistrement, d’investigation, la photographie dans Rabos devient un matériau complexe, intériorisé, à partir duquel peut s’exprimer une subjectivité. Elle se charge, ici comme ailleurs, d’un sens profond qui affecte le récit. C’est ce fil rouge que je vais suivre à présent pour comprendre la portée de ce roman qui appartient au cycle romanesque ayant comme chronotope l’après-guerre à Barcelone.
4Les grands thèmes abordés dans les romans précédents depuis Si te dicen que caí – à savoir le questionnement sur le héros, l’absence du père et sa reconstruction imaginaire, la découverte de l’espace urbain et de la réalité de l’après-guerre, l’enfance confisquée, l’initiation sordide de l’adolescent dans un espace infernal – prennent ici un relief tout particulier au moment où le médium photo trouve son plein épanouissement et que sa prépondérance va de pair avec une présence accrue de fantaisie, de surréalité et de fantastique. La présence très forte des différents aspects de l’imaginaire photographique dans Rabos rend vraisemblable les situations les plus invraisemblables. Il met ainsi en veilleuse la vigilance du lecteur rationnel.
5Alors que le dessin dans El Embrujo se centrait sur le thème de l’initiation du romancier en herbe et de l’amoureux transi et qu’avec le tableau de Gisbert, Si te dicen que caí abordait l’histoire sous l’angle du collectif, Rabos, à travers la photographie, recompose un singulier roman familial qui reconduit à poser la question de l’héroïsme d’une autre manière, avec une autre vision que celle qui avait prévalu en 1973. Le point focal de l’histoire se situe durant l’été 1945, année qui sera contextualisée, d’un point de vue historique, par l’allusion au procès de Nuremberg et la récurrente référence à la bombe atomique qui paraît contaminer toutes les strates du récit. Marsé reprend une date-clé et une atmosphère d’après-guerre déjà présente dans Ronda de Guinardó. L’inspecteur Galván, chargé de l’enquête au sujet de Víctor Bartra, considéré comme un élément subversif, se rend très régulièrement au domicile de sa femme, Rosa Bartra, enceinte de 3 ou 4 mois selon les dires des voisines interrogées par l’inspecteur (p. 29). Ces visites s’étaleront du mois de mai à la fin septembre. C’est le début d’une relation amoureuse platonique qui ne dit pas son nom, atypique et, dirions-nous, contre-nature puisque Rosa est une ancienne maîtresse d’école de la Deuxième République qui a subi les représailles franquistes et se retrouve sans ressources. L’inspecteur Bartra, quant à lui, appartient au corps de la terrible police politique du régime franquiste : la Brigada Político-Social. Cette relation horripile David, le fils de Rosa la rouquine (la pelirroja), qui souffre de l’absence de son père et de la présence de cet intrus à qui il voue une haine féroce. David est apprenti photographe et occupe ses journées entre son travail, les chasses aux lézards avec son ami Paulino maltraité par son oncle pédophile et sadique, et les tâches domestiques. La nuit, il se confie à une photographie, accrochée aux murs de sa chambre, représentant le pilote allié Bryan O’Flynn, avec qui il entreprend un dialogue imaginaire par le biais duquel il recompose l’histoire familiale. Fin septembre, l’inspecteur tue Chispa (du moins David en est convaincu), le chien recueilli par David. Pour se venger, ce dernier monte tout un stratagème qui le conduit à se prostituer dans un bar de policiers dont l’inspecteur Galván est un habitué. L’inspecteur-intrus quitte la demeure des Bartra. Il revient par un froid mercredi de novembre et trouve Rosa étendue sur le sol. Il l’amène à l’hôpital où elle meurt donnant naissance à Víctor de façon prématurée. Le corps médical diagnostique une éclampsie (p. 344).
6Deux analepses expliquent et contribuent à situer le moment de l’histoire :
- le père de David est absent, sa famille n’a plus aucune nouvelle depuis qu’il s’est enfui pour échapper à la police franquiste fin mars. L’inspecteur dispose d’un dossier qui fait état de ses agissements cinq ans auparavant (chapitre VI, séquence 2) : contrebande à la frontière franco-espagnole ; membre d’un réseau qui aide les alliés à s’évader. Le dossier nous apprend aussi que le 7 avril, Víctor serait venu chercher refuge chez la Señora Vergès et qu’il y aurait séjourné jusqu’au début du mois de juillet (point focal de l’histoire) ;
- le 29 mars 1944, un an et demi auparavant, David est sur la plage de Mataró, chez ses grands-parents. Il voit un avion bombardier tomber en mer portant inscrit sur ses flancs : Forever Amanda alors qu’il est train de lire un roman, Bill Barnes El aventurero del aire.
7Le dernier chapitre suppose un saut temporel. Nous sommes en 1950-1951, David a vingt ans et Víctor, son frère, six. Ils vivent chez la tante Lola et l’oncle Pau. David est maintenant photographe. Il apprend auprès du photographe Marimón, l’art de la photographie sous toutes ses facettes. Un dimanche de septembre, David fait des photos du ravin. Quelques mois plus tard (en mars 1951), il se lance dans la photo de reportage et couvre le mouvement de contestation contre la hausse des tarifs du billet de tramway. Après une série de clichés qu’il juge médiocres, il photographie la sortie d’un match de football. Il pleut mais personne ne prend le bus. Il pense avoir réussi un instantané photographique – un tramway vide tandis que la foule se disperse sous la pluie – illustrant la détermination des usagers, mais la révélation du cliché fait apparaître un voyageur dans le tramway. Marimón lui demande de la retoucher. Il refuse. Le 12 mars, il tente une nouvelle fois de prendre la photo emblématique. La ville est au bord de la grève générale. C’est en voulant photographier cet instant historique qu’il meurt broyé par le tramway.
8La structure du roman est relativement complexe bien que le lecteur marséen assidu ne se sente pas outre-mesure dépaysé car la présence de certaines figures et scénographies lui est familière tout comme l’imbrication de trames. L’histoire familiale de 1945 à 1951 est racontée par Víctor, le frère. Je nommerai ce premier niveau : fiction 1. Au sein de cette histoire, il porte un éclairage particulier sur une deuxième histoire (qui se déroule de 1941 à 1945) qui est produite par le face-à-face entre David et la photo du pilote. Je nommerai ce niveau, fiction 2. S’il y a imbrication des deux fictions entre elles, chacune jouit d’une certaine autonomie et de ses propres rituels, sociaux ou surnaturels. Elles ont cependant le même narrateur. Ces deux fictions de même que la situation d’énonciation donnent lieu à trois déclinaisons de la relation photographique.
Víctor, le narrateur improbable
9Avant d’analyser la métaphore photographique qui prend corps autour du narrateur, il convient de situer ce dernier. Les récits sont pris en charge par une voix narratrice qui est une énigme pour le lecteur, voix non déterminée qui paraît se confondre avec celle du personnage intra-utérin, Víctor, le frère de David. On a pu lire que le narrateur de l’histoire est « l’enfant à naître » Víctor : El narrador de esta historia, Víctor Bartra, aún no ha nacido. Desde el vientre de su madre se entera de que se encuentra en los días más duros de la postguerra. (Marcos Ordóñez, Qué leer, juin 20002). Dans cette même interview, l’auteur donne crédit à cette version : Con la ocurrencia de hacer que el narrador fuese un feto no pretendía ser original […] Pero a partir de que supe que mi narrador central iba a ser un feto, y acepté esa perspectiva inverosímil, supe que podría permitirme muchas cosas. Y así se me fue afantasmando la historia…3.
10Mais à bien y regarder il convient, comme le fait Marco Kunz (2002, p. 101), de différencier Víctor adulte-narrateur et Víctor-personnage fœtus. La dernière séquence du roman explicite le présent à partir duquel le narrateur, Víctor, raconte son histoire et celle de son frère David. Ce présent se situe dans un temps imprécis bien postérieur aux événements (après 1951). Víctor est adulte et sa narration apparaît donc rétrospective et non ultérieure. Le moment de cette narration est situé spatialement. Le personnage-narrateur vit reclus dans sa chambre chez la tante Lola. L’excipit nous révèle sa condition exacte de handicapé cérébral. Il ne peut écrire. De là, le récit acquiert alors rétrospectivement pour le lecteur, le statut d’un long monologue intérieur.
11Ceci semble confirmé d’ailleurs dès l’incipit :
Venga, chaval. Desembucha.
Mis padres me engendraron hace muchos años, pero en este momento no tendré más de tres o cuatro meses. Todo está ocurriendo como en un sueño congelado en la placenta de la memoria, en un tiempo suspendido que fue la caraba de mascaradas públicas e infortunios privados, atropellos y desventuras, calabozos y hierros.4
12Víctor raconte depuis un lieu et un temps éloigné de ceux où se sont déroulés les événements. La première phrase du roman nous introduit ex-abrupto dans un premier dialogue entre l’inspecteur et David. Nous sommes en juillet 1945. Ce fragment de dialogue correspond au point focal de la diégèse. Dans la deuxième phrase, le narrateur reprend les rênes du récit et crée, d’emblée, une confusion temporelle : ses parents l’ont engendré il y a de cela de nombreuses années – le narrateur est un adulte – mais en ce moment il n’a que trois ou quatre mois– le narrateur est un fœtus. En este momento introduit un écrasement temporel entre le présent de la narration et le moment de la diégèse. Comme si le narrateur adulte se projetait dans le passé et le revivait pas à pas en adoptant le point de vue du fœtus qu’il a été. « L’enfant à naître » et Víctor adulte handicapé sont les deux pôles d’une entité duelle et réversible, l’une tournée vers le futur, l’autre vers la remémoration ; l’une tournée vers la réalité, l’autre le fantastique. Víctor fait partie de la famille des Bartra, patronyme lié, par paronymie, à batracio (batracien). C’est un personnage « amphibie », qui peut se mouvoir sur terre et dans un liquide (ici amniotique) ou, symboliquement, dans l’imaginaire. Le déictique este projette le lecteur dans cet espace-temps de la diégèse et le narrateur emploie ensuite le présent comme s’il était en train de raconter ce qu’il « vivait » en tant que fœtus. Cet écrasement temporel sera constant tout au long du récit et engendre la confusion entre passé, présent et futur.
13En règle générale, les critiques et l’auteur lui-même ne différencient pas les deux niveaux : celui de la voix qui raconte et du mode de focalisation adopté. C’est que le point de vue intra-utérin est si prégnant qu’il recouvre celle du narrateur adulte, acquérant, au fil du texte, le statut de voix narratrice qui raconte l’avenir même si, au final, on a la nette impression que tout ce qui a été raconté l’a été depuis un cadre temporel postérieur : Ahora alguien ha abierto ventanas y celosías, toco la almohada, mi lápiz y mis cuadernos5. Cette continuité par glissements imperceptibles ou alternances entre une narration ultérieure et prospective et une narration rétrospective et donc postérieure aux événements est tout à fait symptomatique de l’état d’esprit dans lequel ont été écrits les romans et nouvelles marséennes récupérant le passé par un regard d’enfant tourné vers le futur. La nostalgie de ce regard de l’enfant qui a l’avenir devant lui déjà présent dans les romans précédents, mise en exergue par la citation de Luis García Montero dans El Embrujo6, est ici poussée à son paroxysme, puisqu’il s’agit d’un fœtus qui prédit son avenir et celui de ses proches.
14La particularité de Rabos réside dans cette impression de présence d’une double instance narratrice – Víctor, adulte handicapé et personnage fœtus –, lieu d’une double étrangeté qui a le mérite de manifester par deux fois un même manque d’autonomie. En effet, en tant que fœtus, Víctor ne jouit pas d’une autonomie suffisante et est dépendant de l’état psychique et physique de sa mère. En tant que handicapé, il est dépendant de Lucía, sa cousine et son activité narratrice est subordonnée à ce que lui a raconté son frère et les photos qu’il lui a léguées. Il n’a pas connu son père dont il porte le prénom, il n’a pas connu l’image extérieure de sa mère, morte à sa naissance. C’est un être tout entier tourné vers l’imagination et la spéculation.
15L’indétermination relative de la voix narratrice est donc accentuée par cette dépendance du narrateur : Víctor fait revivre ses parents par l’imagination7. Mais, cette faculté est redevable de l’expérience du frère : témoin oculaire de l’infamie, il transmet à son frère par la photo et la voix, une mémoire familiale et sociale. Víctor peut ainsi raconter avec une grande lucidité et une conscience aiguë des événements et de leurs significations, l’histoire de son frère et de sa famille. Ces deux figures sont de nature gémellaire : à la fois distinctes, autonomes l’une par rapport à l’autre, elles sont aussi totalement interdépendantes, interpénétrées et interchangeables :
Me cuesta mucho desenredar tu voz de la mía y solamente lo consigo a ratos, cuando tu verbo golpea imprevisible y airado y se impone veraz y urgente, testimonial y único, por ser la resonancia cabal de un tiempo que ya para siempre será un refugio imaginario para los dos.8 (p. 113)
16David et Víctor forment une entité double qui rend encore un peu plus opaque la détermination de la source énonciatrice.
17Des dialogues imaginaires font apparaître leur rivalité et leur culpabilité vis-à-vis de la mort de la mère. À eux deux, ils reconstruisent l’histoire familiale. Ils se complètent : l’un agit, son espace c’est le dehors, la Barcelone de l’après-guerre dans laquelle il déambule ; l’autre raconte, son espace c’est le dedans, l’utérus puis la chambre où il est cloîtré, handicapé par les séquelles laissées par l’accouchement. Loin de constituer un frein, cet enfermement contraint devient le lieu de création d’un récit mental – l’écriture de Víctor est illisible – que la métaphore photographique de l’expicit dévoile.
La métaphore photographique
18Víctor, le narrateur handicapé adulte, est reclus dans sa chambre qui baigne dans la pénombre. Le texte au travers de ses coordonnées spatio-temporelles éclaire plus particulièrement certains éléments qui acquièrent ainsi une valeur métadiscursive.
19La dernière photo réalisée par David et que le narrateur conserve près de lui, est, en tant qu’image, comme un raccourci qui mène au souvenir (yo voy por un atajo, « moi, je prends un raccourci », dit Víctor à son frère dans un de leurs dialogues virtuels). Marsé l’a très souvent affirmé : chez lui, l’image est toujours première. Elle est comme un condensé d’histoire, un stimulant, qui par la suite sera plus ou moins développé : certains éléments resteront en l’état embryonnaire, d’autres déboucheront sur une abondance épisodique dont le référent modélique ici est Guerre et paix9, roman qui fait partie des objets légués par sa mère à Víctor10.
20L’excipit met en relief un jeu de clair-obscur. La cousine Lucía, au prénom emblématique, apporte la lumière lorsqu’elle ouvre les persiennes. Avec ce geste la lumière pénètre dans la chambre du narrateur qui a toutes les qualités d’une « chambre noire » puisqu’elle réveille les souvenirs et l’imagination stimulés par la vue des objets et des photos. Comme si la lumière qui perçait et entrait dans la chambre noire produisait l’image du roman.
21La figuration d’espaces conçus d’après le modèle de la chambre noire est un point central de la relation métaphorique dans ce roman. Ces espaces ce sont : le laboratoire de photographie où David développe ses clichés pris sur le vif, mais c’est aussi l’utérus, la boîte à chaussure ou bien la chambre de David comme nous le verrons. Ces lieux qui révèlent le futur ou racontent le passé sont aussi des chambres de résonance des bruits et des sensations du dehors. Bruit, lumière, son, couleur, l’intérêt de développer la relation photographique dans ce roman est bien sûr à mettre en rapport avec l’importance accordée au cinéma par Marsé. Dans ces lieux confinés, l’image mentale s’anime comme au cinéma. Mais la métaphore photographique a ici le mérite de mettre en relief d’autres aspects de l’image cinématographique dont on a l’habitude de souligner avant tout le défilé continu de figures, le mouvement et la source d’inspiration en tant que fabrique de rêves et de figures stellaires. Ces aspects ressortissent à la nature de l’image, non faite de la main de l’homme, et à sa qualité d’image photographique.
22Arrêtons-nous sur le premier aspect : David transmet à Víctor au moyen de la voix et des photographies mais par quel canal Víctor transmet-il son histoire à son narrataire virtuel qu’il sollicite continûment ? Ses cahiers se remplissent de gribouillis semblables aux vagues de la mer. L’insistance dans le texte et à nouveau en toute fin de roman sur l’impossibilité du narrateur à pouvoir verbaliser et écrire – Y es quetodavíame cuesta hacerme entender11 – crée une sorte de hiatus dans la chaîne de transmission qui devient problématique. Les derniers mots du texte insistent sur les perceptions sensitives du narrateur et sa difficulté à se faire comprendre. L’adverbe todavía est significatif : ses paroles tout comme son écriture ne sont pas encore transmissibles. La trace qu’il laisse dans ses cahiers est une pré-écriture et ne peut constituer un texte.
23La mise en scène de la dépendance du narrateur et de son incapacité à communiquer a pour effet de plonger le lecteur au cœur de ce qui pourrait être le processus créatif avant qu’il ne devienne écriture, au moment où tout est latence, pensée, perception et sensibilité. Le narrateur s’adresse à son narrataire depuis un état pré-linguistique, un lieu riche en images mentales et en sensations. L’acceptation de l’étrangeté romanesque de Rabos par le lecteur, pourrait bien découler de ce modèle photographique tel qu’il a été mentalisé et littérarisé dès ses débuts :
On sait que dès ses débuts la photographie a été perçue […] comme ma gique ou merveilleuse – disait-on – parce que l’opérateur n’intervient pas dans la fabrication de l’image, ou fort peu, remplacé qu’il est par la machine automatique recueillant sans travail la duplication de la nature elle-même. L’image photographique est apparue comme une véronique, non faite de main d’homme, acheiropoïétique. (Thélot, 2003, p. 25)
24Le roman comme réplique de l’impression d’une image sur une plaque sensible à la lumière : la présence de la métaphore photographique comme métaphore du texte prend appui sur cette dimension acheiropoeïetique qui consiste à donner l’impression au lecteur « d’une auto-manifestation de la pensée par une écriture automatique » (Thélot, p. 27).
25Au plan métatextuel, l’intentionnalité est toujours la même : produire une illusion de transparence au récit. En accordant à la photographie une place centrale dans le dispositif narratif, c’est une autre facette du processus créatif qui est à l’honneur, complémentaire de celle qui était développée dans El Embrujo, où le dessin insistait au contraire sur l’aspect graphique, sur l’acte de faire et défaire, sur le travail laborieux de la main de l’homme pour parvenir au but recherché. Ces figurations métatextuelles sont corroborées par les épitextes où Marsé distille ses conceptions de l’écriture qu’il souhaite transparente, où il réaffirme le caractère manuel de son activité quotidienne d’écrivain au travail et le primat de l’image.
26Venons-en au deuxième aspect. L’importance du photographique dans Rabos, d’un point de vue de l’instance narratrice, tient aussi au fait que la photo se conçoit comme une image fixe captée dans un continuum qui renverrait, très souvent chez Marsé, au cinéma. La manière d’introduire le chronotope dans l’incipit est révélatrice du rôle de la fixité dans l’activité créatrice et remémoratrice : « Tout se passe comme dans un rêve congelé dans le placenta de la mémoire, dans un temps suspendu ». Ce rêve « congelé » nous renvoie à l’image mentale de Susana « qui clignotait, gelée » et que nous avons laissée en fin de roman dans El Embrujo. Ici c’est le rêve qui est l’objet d’un « arrêt sur image ». Cette fixité génère le mouvement dont la nature s’exprime à travers la métaphore filée « le placenta de la mémoire », assez nouvelle chez Marsé et qui est en lien avec le statut de personnage intra-utérin de Víctor et la condition d’un personnage central du roman : Rosa, la mère gravide (que serait le roman si Rosa n’était pas enceinte ?). Placenta de la memoria évoque le rôle génésique de la mémoire pour l’écrivain. L’image mentale s’ancre dans la mémoire justement parce qu’elle est fixe et un rien obsessionnelle et c’est cette fixité même qui exalte un imaginaire en continuel mouvement. C’est ainsi qu’entre pose et flux, le roman distille son rythme idéal.
Le photographique dans la fiction 1
27Un premier dispositif photographique se met en place autour de la figure de David-photographe évoquée par son frère Víctor, le narrateur, qui reconstruit mentalement l’histoire de son frère et de sa mère.
28Cette pratique photographique, tournée vers l’extérieur, la socialisation, l’intégration au monde des vivants conduira David à mourir en héros.
David photographe
29La référence à l’activité photographique de David ponctue le texte avec une certaine régularité comme le ferait un signe musical sur une partition. David se rend à l’atelier, ou en revient, au moment où s’amorce une scène qui le confrontera à l’inspecteur, à Paulino, ou encore à sa mère ou à son père. Cette activité, jusqu’au dernier chapitre, apparaît comme secondaire. Elle contribue cependant à instaurer des codes de vraisemblance et à imposer la présence du photographique dans la diégèse. L’atelier du photographe et la figure du photographe, tout comme les cinémas, ses guichetières et ses projectionnistes font partie du paysage urbain des années quarante. À noter cependant que la référence régulière à cette activité professionnelle s’installe à partir du moment où nous découvrons, à travers le regard de l’inspecteur, la photographie du pilote dans la chambre de David. C’est ici que nous apprenons que tous les après-midi David aide un photographe (p. 55). Deux trames liées au photographique se signalent donc au même moment du récit par le truchement du regard de l’inspecteur qui est lui-même un regard « photographique » (mirada fotográfica) nous dit le texte.
30La situation professionnelle de David s’améliore au fil du temps : il passe de niño de los recados12 (coursier) à apprenti photographe (1945), puis à photographe professionnel et artiste-photographe (1951). Il connaît bien le quartier et il est connu de tous pour avoir photographié les innombrables événements religieux et festifs. Il enregistre de ce fait les rumeurs, les commérages, notamment ceux qui circulent au sujet de sa mère. L’apprenti est une figure familière des romans de Marsé (Java dans STQC, Daniel dans El Embrujo sont tous deux apprentis joailliers). L’intérêt narratif de la figure de l’apprenti a été maintes fois commenté. Il permet une déambulation dans les rues de Barcelone et situe le protagoniste dans un âge intermédiaire, entre l’enfance et l’âge adulte. Cependant, c’est la première fois que nous avons une figure d’apprenti-photographe.
31Cette figure s’enrichit au fil de l’évolution du personnage de David. Son chef, le photographe Marimón, bien que d’une présence non marquée, est un initiateur qui ouvre la voie à la découverte de l’art de la photographie. Le texte laisse bien apparaître une double activité photographique chez lui : celle de la norme sociale – il est le photographe de la paroisse du Christ-Roi ; celle de la subversion : il est question de photos prises par Marimón pour une revue libertaire (chapitre IV). Il est aussi question de son adhésion à un syndicat clandestin très impliqué dans le mouvement de protestation contre la hausse des tarifs du tramway. Il commandera à David un reportage photographique sur cet événement.
32Les travaux photographiques que Marimón propose et impose à David, le conduiront à explorer les différentes facettes de cet art et à s’immerger peu à peu dans ce monde de la contestation politique, sans en avoir pleinement conscience, jusqu’à en devenir une figure sacrificielle. David, par la photo, va passer de la routine à la situation exceptionnelle, de photographe de quartier à celle de photojournaliste sans peur et sans reproche, à la manière d’un David Seymour13 dont il partage le prénom.
33Chaque étape de la vie de David se distingue par un usage particulier de la photographie – domestique, artistique ou informative. Les premiers clichés sont anonymes et sans auteur. Ils consistent en une série d’abondantes photos de baptêmes et de mariages, ce qui le conduit à une connaissance du quartier. De cette production innominée, on passe ensuite à une série de clichés artistiques et singuliers qui correspond à la découverte de la relation esthétique et amoureuse (photo de la cousine Fátima, photo du ravin) où la marque du sujet se fait sentir14, pour enfin en arriver au cliché unique, la photo emblématique révélatrice d’une réalité sociale et politique dont David porte le témoignage au péril de sa vie15. Au départ, la photographie est un médium qui s’intègre dans une industrie de masse. À l’arrivée, elle est un art, qui concilie esthétique et éthique.
34Bien que marqué par l’infamie, le personnage du photographe David est connoté positivement contrairement au anti-héros qu’est Java. Son prénom porte déjà la marque d’une destinée hors du commun. Dans la Bible, David n’est qu’un simple et jeune berger mais il deviendra le vaillant combattant qui vaincra le géant Goliath, tout comme David dans le roman s’affronte à l’inspecteur, représentant de la force brutale (ici le franquisme). David défie le géant Goliath qu’il tue d’une pierre lancée de sa fronde. David16, dans le roman, oppose à la force brutale deux types d’armes symbolisés par les deux objets que sont le briquet et l’appareil photographique. La première arme est utilisée pour tendre un piège à l’inspecteur ; c’est celle de la ruse et de la falsification, de l’imposture. La deuxième est celle du témoignage authentique.
35L’iconographie biblique conventionnelle montrant David tenant la tête de Goliath, le Philistin, n’est pas sans rappeler la scène de David tenant un lapin (ou plus sûrement un chat) écorché et sanguinolent et le brandissant tel un trophée (le terme est employé par David). Un trophée qui embarrasse l’inspecteur, tout comme l’image du pilote ou la dernière photographie prise sur le vif par David, fruit d’un acte de bravoure rachetant toutes les lâchetés, trahisons, impostures du camp des vaincus, écorchés vifs pris au piège d’un système dictatorial. La mort de David acquiert ainsi une dimension presque christique. Sa mort est comme un sacrifice du fils qui rachète, en quelque sorte, le manque d’héroïsme des pères combattants adultes antifranquistes. Il rachète tout autant d’ailleurs la chute morale de Java.
La captation de la réalité
36Les activités du photographe David-adulte ne se limitent pas à la prise de vue. Il effectue les révélations de ses négatifs et procède à des retouches. Toutes ces activités deviennent centrales dans le dernier chapitre et sont l’objet de développements intéressants que le lecteur suit par le truchement d’un narrateur dont la présence marquée confère à David le statut de personnage observé. En début de chapitre, un sommaire, sous le mode itératif, récapitule la vie de David après la mort de sa mère. Il travaille à plein-temps pour le photographe Marimón (p. 345) et devient bagarreur et solitaire, une instabilité qu’il résoudra par son travail de photographe Pero nadie podía imaginar que lo que le salvaría de sus propias furias sería el trabajo17, (p. 346). Son activité est avant tout manuelle et artisanale. Il apprend la technique du portrait photographique et il excelle dans cet art de la retouche qui consiste à rendre plus photogénique la réalité. Ce sommaire donne l’occasion de faire allusion à une étape artistique, photo de « nu à la rose blanche » de sa cousine Fátima (p. 346), une étape heureuse qui va le conduire à devenir l’auteur de ses photos et non plus un simple exécutant.
37Ce dernier chapitre présente une anisochronie spectaculaire : dix pages pour nous raconter ce qui s’est passé de 1948, trois ans après la mort de Rosa, la mère, jusqu’au moment du présent de la narration alors que le reste du roman ne couvre que l’année 1945. Cette condensation correspond à une étape finale d’éclaircissements, de reprise des trames et de mise en cohérence de tous les fils épars qui composent le roman. Elle correspond aussi à une claire accélération du rythme narratif qui a pour effet de créer une intensité dramatique autour de la mort de David. L’enchaînement précipité des événements (de nombreuses marques temporelles précises nous permettent de suivre la chronologie des faits) donne du relief à la dimension symbolique qu’acquiert la mort du photographe en fin du roman.
38Quatre scènes majeures articulent cette mort du photographe. Au-delà de leur intérêt dramaturgique, on peut y lire un discours sur le littéraire à l’épreuve du photographique :
- première scène : un dimanche du mois de septembre 1950, David prend des photos du ravin ;
- deuxième scène, samedi 3 mars 1951 : David prend des photos de la manifestation
- troisième scène, 4 mars 1951 : David prend des photos à la sortie d’un match de football (terrain de Las Corts, Barça-Santander). Les tramways circulent à vide ;
- quatrième scène : 12 mars 1951 : David meurt en tentant une nouvelle fois de faire la photo emblématique. La ville est au bord de la grève générale.
Poétique du déchet, les photos du ravin
39Les photos prises dans le ravin ne sont pas une commande comme à l’accoutumée. Elles sont à l’initiative de David qui les conçoit et les réalise. Elles s’énoncent comme des photographies qui ont pour but de « capter la réalité ». Elles donnent son titre au chapitre : Retorno al barranco (Retour au ravin). C’est un retour sur les lieux du passé : le quartier du Guinardó, le ravin. Le narrateur situe : « C’était un dimanche ». Quelque chose d’exceptionnel va se produire.
40La scène est relatée dans un paragraphe assez long (page 347, chapitre XII, séquence 1), structuré de façon méthodique. David revient sur les lieux de son adolescence. Il prend des photos de la demeure, de la porte, du torrent. Mais le texte procède à un effacement progressif du personnage David au profit de l’objectif de l’appareil photographique qui devient l’agent de l’action, un œil qui cherche, palpe et pense. L’appareil devient un prolongement du corps, une « prothèse de l’œil » (Dubois, 1990, p. 129). Cette synecdoque nous place au cœur du processus de création.
41Ce fragment est intéressant car il permet de mieux cerner un des apports de la photographie à la littérature. L’acte photographique représenté est à l’origine d’un développement littéraire de la description du ravin appréhendé comme une nature morte à l’abandon dont chacun des éléments est cerné par l’objectif.
42Alors qu’il était à sec en 1945, le ravin a été à nouveau investi par l’eau. Mais si les temps changent, apparemment moins arides, l’endroit est toujours ce lieu où s’amoncellent les restes d’un naufrage, celui d’une arche de Noé après le déluge. Les termes desechos (déchets), desperdicios (détritus), si chers à notre auteur, désignent les matériaux en quelque sorte sauvés de l’oubli et du déluge, les résidus de la mémoire qui sont la materia prima de la création littéraire. L’intention artistique de David est clairement affichée : David fotografió desde ángulos rebuscados y singulares18 (p. 347). L’objectif s’arrête, cerne chacun des objets. La prise de vue confère un nouveau modelé (une nouvelle identité) aux objets par la mise au point, les effets de zoom, le cadrage, l’angle de vue, les effets de lumière. Ce regard optique qui se complète d’un regard haptique (le toucher de l’œil) engendre de puissantes images littéraires très suggestives : une botte militaire qui rit, une poupée chauve et sans yeux qui ressemble à une pomme de terre, une courroie semblable à une peau de serpent. L’énumération se termine par trois points de suspension, confortant cette mission assignée à la littérature via l’acte photographique : raviver ce qui a été et ne subsiste plus qu’à l’état d’indice en voie de fossilisation. L’objectif photographique varie les focales pour alterner plan général et zoom sur un objet (En esos deshechos, en todos y cada uno de ellos, el ojo de la cámara indaga19, p. 347). La vue d’ensemble procède d’une reconstitution mentale : la lecture d’un texte ne peut se substituer à la vue instantanée et immédiate d’une image dans sa globalité. Ainsi, la description littéraire n’est pas une photographie mais elle est « photographique » en ce qu’elle traduit en mots l’acte de découpe du réel qui émanerait d’un objectif. On retrouve ici des procédés explorés dans Si te dicen que caí à travers l’ekphrasis du tableau de peinture de Gisbert.
43Tout comme l’écriture ou la parole, la photographie a comme point de départ un acte d’énonciation et une structure double « dénotée-connotée » (Barthes, La chambre claire, 1980). L’objectif photographique, en cernant l’objet, le scrute jusque dans ses tréfonds et au-delà de ses apparences extérieures : indaga muy de cerca una identidad oculta y la distingue, la toca y la vuelve a pensar, la recrea más allá de la historia particular que pudiera sugerir su deterioro y su abandono20 (p. 347). Ainsi, l’objet, parce qu’il est re-suscité par l’objectif, est ressuscité pour la littérature. On assiste donc à une ressaisie du passé par David le photographe, ressaisie fixée avant que le temps ne fasse son œuvre et ne recouvre pour toujours les dernières marques de l’enfance. La photographie est investie de cette fonction d’exhumation et de révélation pour la littérature, ce qui octroye une seconde vie littéraire à ces restes à l’abandon au fond du ravin. À travers ces objets, la photo traque le visible et au-delà du visible, l’épaisseur temporelle et la lumière de l’enfance, « le vertige de l’enfance » nous dit le texte. La photographie en tant que médium fait surgir une réalité autre que ce que ferait apparaître l’accès direct au référent qui se traduirait par une description non médiatisée par la photo.
44Ici comme dans les analyses précédentes, il s’agit pour moi de mieux saisir l’importance des différents filtres et médiations qui nous font passer de l’image de l’objet à l’image littéraire. J’ai évoqué la nature morte mais cette évocation pourrait induire un contresens. Dans cet extrait, l’acte photographique, comme métaphore du littéraire, va au cœur d’une identité occulte des objets sans avoir de contact direct avec leur matière. L’objet de la nature n’est pas manipulé, il n’est pas agencé comme pourraient l’être les éléments qui composent une nature morte ou le collage de Susana dans El Embrujo. David se tourne vers la photo afin de capter une réalité au-delà du visible, sans avoir à la retoucher. C’est en cela que la photographie manifeste, dans Rabos, un sens profond. La photographie exprime l’être à partir des choses du monde.
45La remémoration très précise de cette scène par le narrateur est révélatrice d’un autre aspect important du processus de création chez Marsé. Le ravin photographié et littérarisé nous apparaît comme le lieu d’une gestation. Les objets (la courroie, la botte militaire…) sont comme des images embryonnaires qui donnent lieu à des expansions narratives (la courroie renvoie à la laisse du chien Chispa et à l’histoire de sa mort, déclencheur de drame ; la botte militaire renvoie, quant à elle, à l’histoire du pilote de la fiction 2). L’image de la courroie est particulièrement intéressante. Il faut en revenir à la dimension co-textuelle, toujours très riche en enseignements chez Marsé. David est un personnage très secondaire de La muchacha de las bragas de oro. Avec son chien imaginaire Centella, synonyme de chispa en espagnol (étincelle), attaché à une laisse, il passe et repasse sur le trajet de la promenade de l’oncle et de la nièce, Luys Forest et Mariana. Elmyr, l’ami de Mariana, prend des photos (La muchacha…, séquence 6, p. 60-63). Cette image embryonnaire ainsi fixée sera reprise dans Rabos et donnera lieu à l’expansion narrative que l’on sait.
46Víctor, le narrateur, raconte son histoire à partir des objets contenus dans ces photos de ravin prises par son frère. La relation photoravin est une occurrence du thème de l’exhumation et une nouvelle façon de métaphoriser la création littéraire appréhendée dans son rapport à la mémoire. L’univers infernal de Si te dicen que caí semblait pareil à un immense champ de ruines, tel un tableau de vanité à la manière de Valdés Leal dans Finis Gloria Mundi (1671-1672). Ce roman se présente comme l’ossuaire d’une société corrompue où la chute et la corruption sont généralisées. Mais ce champ de ruines était aussi une « terre embryonnaire » (STQC, p. 197). Dans El Embrujo, l’idée de chute et de plaie béante paraît limitée à l’image de la zanja (fossé) qui laisse exhaler des odeurs putrides et entrevoir des ossements et autres résidus. La vision est cependant plus apaisée. L’universel de la chute semble circonscrit ici à la dégradation des rêves. Dans Rabos, le ravin est toujours associé à l’idée de finitude et de mémoire d’un temps révolu dégradé et violent – que l’on pense à l’image du crâne de la chèvre percé d’un trou de balle – et ces poubelles de l’Histoire que représentent ces vestiges repérés par l’œil du photographe donnent lieu, grâce à l’action régénératrice de l’eau qui a réinvesti les lieux, à une activité narratrice. Les photos du ravin rappellent à la mémoire du narrateur les épisodes du passé. La présence de l’eau qui ramène sur la berge les déchets rejetés et ensuite captés par l’objectif est à mettre en relation avec le graphisme qui caractérise l’écriture du narrateur Víctor : olas interminables (vagues interminables). Une nouvelle fois, le symbolisme de l’eau, le sac et ressac, comme dans Si te dicen que caí, manifestent l’énergie créatrice et le flux et reflux de la mémoire.
Le témoignage par la photo
47La figure du photographe-reporter se précise au rythme de ses expériences dans ce dernier chapitre du roman. Autour des clichés pris lors de la manifestation, de la sortie du stade et de la grève générale, se développe un discours sur ce qu’est l’authenticité en photographie.
48Quelques mois après sa première expérience d’artiste photographe, David décide de se consacrer au reportage-photo : En estos días fue cuando pasó todo21. (p. 348). La formule avertit le lecteur d’un ultime et funeste rebondissement. Nous sommes en mars 1951, dans un contexte social exceptionnel pour l’Espagne franquiste de l’après-guerre. Les usagers du tramway décident de faire grève en signe de protestation contre une forte augmentation des tarifs. Cette grève paralyse Barcelone. Le photographe Marimón, lié à un syndicat clandestin, veut laisser un témoignage graphique de l’événement pour la presse étrangère. Il demande à David de photographier des trams vides. Ce dernier prend des dizaines de photos malgré les risques encourus. La dimension factuelle de la photographie revient au premier plan. Elle sera une preuve de l’irréfutable. Cette nouvelle expérience est relatée dans un fragment textuel écrit sous la forme du rapport d’enquête. L’enchaînement serré des faits et le discours des personnages rapporté sur la même ligne temporelle que la narration provoquent une accélération : Al día siguiente, sábado, David se echa a la calle/ El domingo día cuatro por la tarde gasta otro carrete./ La última foto David la consigue bajo un fuerte aguacero22. (p. 349). Ce décompte accéléré annonce le destin funeste de David. Une fin qui se déroule en trois temps, trois sorties, trois pellicules photos, trois jours.
La manifestation
49Le texte campe la figure du photojournaliste témoin de son temps, ce qui correspond d’ailleurs à une réalité historique. David ressemble en effet à ces photographes de rue de l’après-guerre dont Publio López Mondéjar (1999) commente le rôle dans son ouvrage consacré à l’histoire de la photographie espagnole23 :
Pese a la pobreza de medios, a la precariedad y a la improvisación, las imágenes de los ocasionales reporteros de la época constituyen hoy un documento conmovedor de una España atenazada, que todavía se lamía las heridas de guerra. Contrariamente a los reporteros oficiales, aquellos sencillos profesionales no tenían interés en disimular las injurias de la realidad y […] fueron elaborando una especie de reverso de la imagen pregonada desde los despachos de Prensa y Propaganda del Régimen. […], las olvidadas y semidestruidas imágenes de aquellos reporteros constituyen un espejo que nos muestra el territorio desolado de la derrota, el sombrío universo de la marginación y el sufrimiento.24 (López Mondéjar, 1999, p. 198-199)
50David se mêle à la foule dont il ne se sent pas solidaire. Il accomplit simplement une mission qui est une commande de son patron. Le regard porté sur le photographe est très cinématographique : le lecteur suit son trajet, ses actions au milieu de la foule. Ainsi, la figure se singularise, une sorte d’envoyé spécial, un observateur actif mais distant : fríamente, moviéndose con astucia y sigilo25 (p. 349). Il accomplit sa tâche avec beaucoup de zèle, il esquive les coups de matraque, se faufile au cœur de l’événement. Le texte reste elliptique sur le type de prise de vue et le contenu des clichés. Se ven tranvías circulando de vacío26 (p. 349) : l’indéfini englobe aussi bien le photographe que le narrateur ou le lecteur qui devient spectateur comme au cinéma. Ce specta-lecteur est invité à partager les commentaires sur le résultat obtenu. Les clichés pris sont, en apparence, satisfaisants puisqu’ils enregistrent les événements tels qu’ils se déroulent, sans mise en scène : des tramways vides de tout passager circulant dans la ville. Mais ils sont sans style et sans auteur : el encuadre o el enfoque son deficientes y además ninguna transmite el movimiento y la autenticidad que él busca27 (p. 349). Ce pourrait pourtant bien être suffisant pour une photo d’agence qui se doit d’être anonyme, « une sorte d’être naturel des objets » (Barthes, 1980). Mais, pour David, ces photos ne sont pas authentiques car elles ne transmettent pas l’atmosphère de l’épisode vécu, le mouvement au sens ici de mouvement historique. Le discours sous-jacent est donc que la photographie en général n’est pas un simple analogon du réel.
51Ce passage constitue une première articulation d’un discours sur l’authenticité que compléteront les descriptions des sorties suivantes.
La sortie du stade
52La deuxième sortie a lieu le jour suivant. Nous sommes le dimanche 4 mars (1951) et David prend des photos à la fin du match de football opposant Le Barça de Barcelone au Santander sur le terrain de Las Corts (p. 349-350). David apprend vite. Il est vu en train de voir et d’agir : plantado sobre las dos piernas en medio de los raíles28 (p. 349). Placé en incise, cet énoncé apparaît comme sans attache, sans prédicat, comme pour mieux faire surgir dans l’esprit du lecteur la figure qu’engendrent les mots. La dimension visuelle est rendue ici par une écriture que l’on pourrait qualifier à nouveau d’écriture iconique dont les caractéristiques sont : la succession d’énoncés non prédicatifs et non reliés entre eux, la juxtaposition d’adjectivations, la présence de propositions gérondives, d’incises, l’emploi des deux points, la présence d’asyndètes.
53L’attitude de David est ferme et décidée. Le lecteur est au cœur de l’action. En filigrane, surgit une métaphore visuelle. Derrière l’image du photographe planté sur ses deux pieds, l’appareil protégé par sa gabardine, se profile la silhouette du photographe fin XIXe-début XXe siècle muni d’un appareil fixe, les jambes de David se confondant avec l’image du trépied, la gabardine sur la tête avec le drap noir sous lequel se plaçait le photographe au moment de la prise de vue.29
54Le texte se centre ensuite sur la prise de vue. Le passage du multiple et indéterminé (les photographies de la manifestation) à la vision d’unicité Laúltimafoto (la dernière photo) particularise une prise de vue d’autant plus singulière qu’elle annonce le destin funeste du personnage. Le point de vue que l’on a est à présent celui d’un David regardant (focalisation interne) et non plus observé au milieu de la foule (focalisation externe que l’on avait précédemment). Les éléments naturels sont symboliquement marqués : il pleut et le jour tombe. Le décor est planté (pluie, lumière déclinante, bus vides, rues bondées). Ces éléments sont un donné préalable à la photo.
55Bien que la photographie de presse tienne sa légitimité de sa parfaite analogie avec la réalité, elle n’en reste pas moins un objet travaillé (Barthes, 1982, p. 11). Ce travail du photographe consiste à se trouver au bon endroit au bon moment et à capter une réalité au moment opportun. Le personnage de David colle parfaitement à cette représentation du reporter-photographe telle que définie et mise en pratique par Cartier-Bresson et les membres de l’agence Magnum.
56Deux éléments signalent au lecteur le caractère exceptionnel de l’instant qu’est en train de vivre David et, partant, un climax de l’action. Le sifflement continuel, ces acouphènes dont il souffre, s’arrêtent ; le discours direct libre y así es, tengo la foto en mis manos30 (p. 350) met en relief, une nouvelle fois, le caractère unique de la vision. David reconnaît qu’il a la prise qu’il recherche, que son objectif a capté une réalité dense en prélevant l’instant décisif, le plus photogénique et significatif. Il a la certitude de pouvoir rendre, enfin, le mouvement et l’authenticité d’un instant à travers un cliché. Cette scène est vraiment celle qui ajoute au personnage de David un élément essentiel à sa caractérisation : il a tiré rapidement des leçons de ses premiers clichés pris la veille. Il fait à présent partie de la grande famille des photographes-reporters puisqu’il sait reconnaître en une seconde, un fait et son organisation formelle31.
57Mais la description littéraire de cet instantané fait la part belle aux aspects non figuratifs. Ce qui fait la singularité d’un instantané, c’est d’abord sa lumière. Telle une apparition surnaturelle, le tramway flanqué par la foule dégage « une aura hérissée ». Le terme aura n’est pas neutre. Il prend le sens qu’en donne Walter Benjamin dans ses écrits sur le photographique. L’aura, selon cet auteur, c’est avant tout une relation subjective entre un regard et un objet. El tranvía se te viene encima32 (p. 350) : le datif d’intérêt est une marque de subjectivité des plus efficaces. Il impose un angle de vue qui ne peut être qu’une contre-plongée aux effets toujours spectaculaires. Mais ce recours est tout aussi intéressant car il implique aussi bien le regard du photographe que celui du futur spectateur de la photo (celui qui aurait pu découvrir la photo dans une revue d’information ou bien Víctor, le narrateur observant la photo ou encore le lecteur imaginant la photo).
58Ce tramway dégage, donc, une aura particulière, une trame singulière d’espace et de temps, impliquant un sujet et un objet (Benjamin, Œuvres II, 2000, p. 311). Cet épisode où abondent les marques temporelles et les données atmosphériques, où la description de la prise de vue s’ouvre sur le tram qui diffuse une lumière « spectrale » et se conclut sur « une apparition fantomatique », accumule une série d’énoncés qui donne consistance à une métaphore visuelle : le tramway se transforme en un monstre tout droit sorti des entrailles de la terre aparición fanstasmal surgida de la entraña del aguacero33 (p. 350). Une vision de déluge se manifeste par le contraste entre cette machine monstrueuse envahissant le champ de la photo et la multitude formant une vague humaine. La vision hallucinée, qui est celle du reporter au moment où il capte l’image, n’en rend que plus impressionnante et communicative la réalité factuelle. La touche quasi fantastique, comme dans un roman de Zola, œuvre à la transmission d’une réalité objective et de son historicité.
La révélation et la retouche
59Après sa deuxième sortie, David se rend au laboratoire pour effectuer la révélation des négatifs. On récupère le point de vue du narrateur observant David. Deux moments de l’acte photographique sont l’objet de commentaires : la révélation, la retouche sur négatif.
60L’acte photographique ne se limite pas à la prise de vue. La révélation représente un autre moment important de l’articulation du discours sur le caractère authentique de la photo. Le roman y consacre une attention particulière. Cet acte technique prend tout son relief dans ce dernier chapitre. Il n’arrive pas ex abrupto. Le roman fait constamment référence, par touches, à l’image du photographe en train de révéler ses photographies dans son lieu qu’est le laboratoire où il effectue des retouches mais aussi où il trame sa vengeance contre l’inspecteur : como en un parpadeo premonitorio de los ojos de mi hermano saliendo del oscuro cuchitril de revelado del fotógrafo Marimón con las uñas amarillas y el corazón furioso34 (p. 214).
61Avant même de procéder aux opérations techniques, David repère un détail problématique sur la pellicule, un détail non perceptible à l’œil nu. Le présent de l’indicatif donne relief et intensité à cette découverte. La manipulation du négatif fait apparaître une forme non désirée. Ce qui n’était jusqu’alors qu’une tache blanche – une présence en état de latence – se transforme en une tache noire la negra silueta de un pasajero sentado (la silhouette noire d’un passager assis). Cette présence – Seguramente es el único individuo en toda la ciudad que esta tarde se atrevió a viajar en tranvía35 (p. 350) – compromet pour David l’effet recherché par la photo de reportage. La pertinence et la réussite du cliché pris par David sont remises en question par la présence d’un détail « intrus ». Ce schème est une constante de l’imaginaire photographique. On peut penser à la nouvelle Las babas del diablo de Julio Cortázar et au film Blow up (Michelangelo Antonioni, 1966) qui reprend dans ses grandes lignes l’argument de la nouvelle. Dans ces deux versions, l’objectif traque le détail qui, une fois grossi, va faire basculer dans une autre réalité. Les manipulations qui suivent la prise de vue (révélation, développement, agrandissement, tirage) font apparaître des détails qui n’auraient pas pu être mis en valeur par la simple mise en scène du regard, ce qui donne lieu à des épisodes où prédomine la note fantastique ou à des réflexions sur la perception de l’image.
62Dans notre roman, la reconnaissance du détail se livre sur le mode du rapport d’enquête au moment où David découvre le négatif. Cette reconnaissance est intéressante car elle implique un jeu sur le blanc (négatif) et noir (positif) qui se complète d’un jeu sur l’absence (à l’œil nu) et la présence (révélée par la photographie). Le texte joue sur le sens littéral et symbolique des termes employés pour décrire les procédés photographiques (passage du négatif au positif et du blanc au noir ; passage de l’image latente à l’image révélée). Tandis que le blanc manquait de netteté, le noir s’impose et se définit : es lanegrasilueta de un pasajero, con sombrero y las solapas de la americana subidas36. L’antéposition de l’adjectif « noire » invite à la lecture d’un sens autre que littéral. La silhouette est noire et elle est, de ce fait, associée à toutes les connotations négatives du noir. La phrase nominale – Mala suerte (Malchance) – confirme cette connotation négative. Le lecteur peut penser aussitôt à l’inspecteur Galván, mais ceci est donné comme une piste ¿un esquirol tal vez, o un policía?37. Cette image restera, en quelque sorte en latence, elle ne sera pas confirmée par le récit, elle restera en l’état d’oxymore : sombra blanca (une ombre blanche). Elle sera tout aussi indécidable que l’image de la balle de ping-pong à la fin du film Blow up.
63Suite à cette révélation, se construit un discours sur la falsification photographique. David se consacre au photo-reportage pour témoigner de l’authentique réalité. Or, le photographe Marimón, grâce à qui sa vie a retrouvé un sens et une dignité, lui intime l’ordre d’opérer des retouches sur négatif afin que la photo garde toute sa force d’évocation. David s’exécute à contre-cœur ; l’intrus disparaît aussitôt de la photo. Cette manipulation renvoie à une autre manipulation qui a contribué à faire disparaître de sa vie et du champ du roman le personnage de l’inspecteur. La disparition de l’inspecteur dans la vie de Rosa et de son fils et la disparition de l’intrus dans la photo ont pour même origine une falsification de la réalité. Le texte est assez clair sur le lien entre ces deux événements. Dans un échange dialogique mis en abyme, Víctor, le narrateur, imagine que David, son frère, lui fait dire à lui, l’enfant de six ans, que retoucher le négatif est une mauvaise solution. Has vuelto a las andadas, has hecho trampa38 (p. 351). Andadas renvoie aux pièges tendus par David pour refouler l’inspecteur et venger la mort de Chispa, le chien. Cette retouche sur négatif est une rechute de David qui a apporté, dans le passé, de fausses preuves afin d’accuser ce coupable qu’est pour lui l’inspecteur.
64La retouche fait perdre au cliché son statut de photo de reportage. On ne peut utiliser des preuves falsifiées (débat qui oppose Marimón à David) pour venir à bout d’un régime dictatorial – dont le principal représentant est la figure de l’inspecteur de la Brigade sociale – en utilisant les mêmes méthodes de falsification de l’Histoire.
65Finalement David ne donnera pas cette photo à son patron, il la laisse à son frère Víctor. Ce geste met un terme au mensonge. Víctor conserve la photo mais en fera un usage privé. Il la soustrait à la reproduction de masse à laquelle elle était vouée et lui attribue une valeur d’objet unique, qui a une histoire et qu’il investit d’affects. Elle conserve tout son caractère authentique car à présent elle sera « racontée » comme photo retouchée. Elle donnera lieu à un récit subjectif alors qu’elle était prédestinée en tant que document factuel à illustrer un récit informatif.
La mort du photographe
66Scène remarquable par son intensité dramatique, en dix lignes le lecteur assiste à la mort du photographe… et en est averti : David acude a su cita con el destino39. Le lundi 12 mars, la ville est au bord de la grève générale. Une semaine après la photo prise à la sortie du stade, David part en quête de la photo instantanée non retouchée : Otra que será como debe ser (Une autre qui sera comme elle doit être) qui aura pour vocation de devenir emblématique du mécontentement des usagers du tramway. Un absolu de la photo de reportage est ainsi énoncé, un absolu où la lumière joue un rôle déterminant : la verdad desnuda y simple, tal como ahora la quiere, penetra en su ojo como un rayo luminoso40 (p. 352). L’appareil n’ayant pas été restitué, nous dit le narrateur, on ne saura jamais ce qu’aurait pu être cet absolu photographique.
67David se retrouve face à deux agents qui lui réclament son appareil. Une succession d’actions relate comment David réussit à se défaire de leurs griffes et comment, dans sa fuite, il se fait renverser par un tramway. La description est très précise, circonstanciée et très visuelle. La focalisation se centre sur le câble du tramway qui crépite, puis sur David fuyant, traversant la voie, pour en revenir à nouveau au tramway qui n’a pas le temps de freiner. Autour de cette nouvelle apparition du tramway, semblable à un monstre, s’orchestre une mise en scène spectaculaire de la mort de David. Lo golpea, lo lanza unos metros por delante, y, sin tiempo a frenar, lo apresa debajo del entramado de hierros de la plataforma delantera y lo arrastra varios metros41 (p. 353). La vision se fait impersonnelle. David n’est plus qu’un corps malmené, supplicié par le tramway. Il n’est plus le photographe David Bartra. Le tramway, prédateur incontrôlable, a eu raison de lui. Ce moment est très cinématographique, le point de vue étant celui d’une caméra qui balaye la scène et ses environs – le chauffeur du tramway, qui pourrait très bien être l’oncle de David, les inspecteurs, un badaud – pour se focaliser, en fin de mouvement, sur David tenant son appareil contre sa poitrine. Un ultime dialogue avec l’un des agents fait le lien avec la trame que constitue le dialogue imaginaire entre David et le pilote allié dans la fiction 2. Ses dernières paroles sont aussi, comme nous le verrons, celles du pilote faisant allusion à son blouson de cuir : Ningún agujero en la cazadora, por favor42 (p. 353). David a l’inconscience et la bravoure du héros distancié et impertubable des westerns ou des films noirs. Tel un Errol Flynn, il affronte la mort avec panache et héroïsme. La scène emprunte au cinéma ses postures de personnages de western : Con la uña escarba entre los dientes un resto de manzana43 ; ce geste relève du pastiche et, ce faisant, opère une distanciation et désamorce la tension.
68Malgré tout, la tragédie l’emporte sur la comédie. Les actions et décisions de David le conduisent sur le chemin de la rédemption. Il rachètera de cette façon la faute commise qui a consisté à falsifier la réalité, même s’il s’est agi de mettre au grand jour la vraie personnalité de l’inspecteur, car c’est précisément la falsification qui a entraîné, à ses yeux, la mort de sa mère. L’authenticité de son geste et de sa recherche contraste avec l’épisode sordide dans le bar des policiers. Cette opposition dialectique alimente un discours sur le mensonge et les moyens fallacieux ou, au contraire, authentiques que l’on se donne pour atteindre la vérité. C’est là un discours qui rappelle la leçon laissée par El Embrujo sur le rapport du mensonge à la fiction. Le romancier devant sa feuille blanche est comme le photographe en la soledad del cuarto de revelado (dans la solitude de sa chambre noire). Il révèle des mondes imaginaires tout en manipulant des matériaux issus de la réalité, mais son geste ne sera authentique que s’il se signale comme porteur de fictions. Et la condamnation morale de la patraña (mensonge) ne doit pas être confondue avec une valoration positive de l’effacement des frontières entre la réalité et la fiction car c’est à travers ce procédé que l’on atteindra ce que le père nommera à son tour dans la fiction 2 la verdad desnuda (la vérité nue).
69Il convient de revenir sur ce narrateur qui alterne allègrement point de vue externe et interne sur le personnage du photographe. Finalement, la vision que l’on a est redevable de deux procédures médiatiques. La focalisation interne nous plonge dans l’acte photographique qui consiste en une découpe du réel. L’œil photographique sélectionne, cadre, règle les variations de lumière, cerne l’objet ou la scène pour en révéler son essence à travers un cliché unique et figé dans l’espace et le temps. Au contraire, la description du photographe en pleine action dans la foule barcelonaise se fait sur un mode cinématographique, avec un rendu littéraire des mouvements de caméra (travelling, panoramique, zoom) renforçant la dimension spectaculaire et cinétique des actions et scènes. Le narrateur est totalement habité par ce double regard « automatique ». L’énonciation littéraire ne peut se comprendre ici sans ce type de regard.
Le photographique dans la fiction 2
70Le deuxième dispositif photographique dans Rabos est celui qui se met en place autour du face-à-face entre David et la photo du pilote de chasse Bryan O’Flynn. David est le récepteur et l’interprète de cette photographie. Les séquences consacrées à cette confrontation alternent tout au long du texte avec les autres trames principales de la fiction 1 (l’enquête autour de Víctor Bartra, la relation Rosa/L’Inspecteur, les aventures de David et de Paulino, David photographe).
71Quand il se retrouve seul, la nuit, dans son réduit qui fait office de chambre, David trouve un palliatif au mal d’acouphène dont il souffre, par l’observation d’une photo accrochée au mur. Marcos Ordóñez a d’ailleurs qualifié ce récit second de « roman acouphène » (Marcos Ordóñez, Qué leer, junio 2000) tant l’esprit de David est peuplé de voix – celle du pilote, de son frère mort sous les bombardements, de son père. Absents ou morts, ces êtres sont comme des oracles lui prédisant un avenir funeste, lui donnant la marche à suivre, l’avertissant, le faisant rêver et oublier son mal.
72Le face-à-face avec cette photo donne lieu à une relation intériorisée, à laquelle le lecteur a accès par une série de signes parfois gommés mais toujours repérables. Tout cela nous est raconté par Víctor qui imagine. Mais l’importance des dialogues, une fois encore, produit un effacement du narrateur. Cette relation offre une libération dans l’après-guerre pétrifiée comme une pierre tombale et elle s’affirme comme quête et questionnement sur l’héroïcité. La photo n’est pas la seule à posséder cette qualité : la lecture des tebeos (cf. la référence au héros Juan Centella, Rabos, p. 102), des romans d’aventures (Bill Barnes), le cinéma et ses grands classiques (El ladrón de Bagdad) participent de cette même logique.
73Le face-à-face sera suivi du chapitre II au chapitre X. Il dévoile progressivement les relations entre Bryan O’Flynn, pilote de chasse de la Royal Air Force, Víctor-père et Rosa la mère, entre 1941 à 1945, ce qui constitue une analepse par rapport au moment de l’histoire. L’intrigue foisonnante retracée dans cette fiction 2 est aussi rocambolesque que le récit oral de Forcat dans El Embrujo et mêle plusieurs genres : le mélodrame, le récit d’espionnage et le récit d’aviation.
74L’histoire du pilote est retracée de façon chronologique pour le lecteur. Bryan O’Flynn est un Australien qui se disait Irlandais et qui vivait à Londres (p. 172), dont l’avion s’est écrasé ou a été abattu par les Allemands à deux reprises sur le sol français. Une première fois en juillet 1941, à Renty, dans la région de Calais. Il réussit alors à passer la frontière espagnole grâce à Víctor, le père, qui le conduit à Barcelone. L’aviateur porte une valise très lourde dont il ne veut pas se défaire. Le pilote demeure quatre jours et quatre nuits chez les Bartra. Une relation sentimentale s’installe entre le pilote et Rosa et une intrigue invraisemblable se développe autour de la mallette44. Cet objet sert de prétexte au pilote pour revenir chez les Bartra et revoir Rosa (p. 282). Il repart ensuite vers l’Angleterre et il entretient une correspondance écrite avec Rosa (p. 284). Au cours d’une mission sur le sol français, son avion s’écrase à nouveau dans la région de Calais. À cette occasion, il est photographié et c’est cette photo, tirée de la revue de propagande nazie Der Adler (numéro du 15 mars 1942), qui se retrouvera dans la chambre de David. Quelques mois avant le débarquement en Normandie en mars 1944, l’aviateur effectue ensuite des missions de liaison en Afrique du Nord et en Allemagne au large de Mataró où se trouve précisément David qui observe une dernière chute et destruction de l’avion tout en lisant les aventures de Bill Barnes (p. 144). Le pilote affirme qu’il est revenu ensuite à Barcelone fin mars 1945 (son deuxième séjour a duré une seule nuit) pendant la Semaine sainte. David est alors à Mataró et cela fait trois jours que Víctor, le père, s’est enfui.
75Cette trame se termine au moment où se met en place la situation que l’on a dans la fiction 1 : Víctor s’est enfui, David vit seul avec sa mère. La fiction 2 offre une explication à la présence de la photo du pilote dans la boîte à chaussures de Rosa45. Le procédé de la fiction dans la fiction légitime par ailleurs la reprise de mêmes épisodes racontés sous un autre angle. Ceci invite le lecteur à procéder à des recoupements et à des confirmations qui lui seront utiles pour l’illusoire mémorisation qu’il poursuit de tous les éléments de l’intrigue. Il comprendra ainsi que c’est dans ce face-à-face que se forge le destin de photographe de David.
76Mais l’intérêt principal de ce récit réside dans le brouillage des frontières entre réalité et imagination. L’imbrication de la réalité et de la fiction, si constante chez Marsé, trouve dans ce roman un prolongement magistral et inattendu à bien des égards. L’instauration du face-à-face ritualisé autour de la photographie du pilote légitime et naturalise ce brouillage. David se laisse « impressionner » par l’image du pilote avec laquelle il communique comme s’il s’agissait d’un être de chair. Point de départ et ressort de la fiction 2, la relation photographique s’appuie dans ce cas sur un imaginaire qui fait de la photo un médium mettant en contact avec les absents et les morts. La photographie permet de communiquer avec un « ailleurs » comme dans un rituel magique, révélant ainsi un passé insoupçonné.
77Il m’a semblé important d’analyser en premier lieu le mode d’apparition de la photo dans le champ du roman, d’interroger cette image photographique et le face-à-face qu’elle induit, le lieu qui la fait advenir et enfin ses propriétés aspectuelles (composition, cadrage, lumière, mise en scène, texture, chromatisme), afin de mieux en cerner la construction littéraire et les enjeux symboliques.
Mode d’apparition
Les murs de la chambre
78La séquence 2 du chapitre II nous révèle pour la première fois l’existence de la photo. L’inspecteur Galván mène une enquête au sujet des agissements de Víctor Bartra père. L’interrogation ¿Qué clase de registro domicilario es este?46 (p. 53), annonce implicitement que cette enquête participe du simulacre. C’est un prétexte pour se rapprocher de Rosa et forcer une intimité familiale. Très vite, l’inspecteur demande à David de lui montrer sa chambre que l’on découvre par le regard qu’il pose sur chacun des éléments la composant.
79C’est par ce regard, qualifié de « photographique » – et enchassé dans un autre, celui de David, qualifié, quant à lui, d’« atomice » et de « vengeur » – qu’adviennent, pour le lecteur, les objets de la chambre et les images accrochées au mur. Ce regard se fixe rapidement sur les éléments qui ornent les murs, enregistrant les moindres détails : la mappemonde fixée avec des punaises, l’image du boxeur Joe Louis découpée dans une revue. Le regard de l’inspecteur cerne (pour nous lecteurs) les objets dans leur environnement et les uns par rapport aux autres. Le lieu acquiert ainsi une identité. Tout ce qui est dans le hors-cadre ne sera pas vu/connu/su. La description littéraire se construit une fois de plus sur le modèle photographique. Mais le regard de Galván est aussi assimilable à l’objectif d’une caméra qui balaye l’espace : Mirada circular y lentísima del policía (p. 52) ; La mirada fatigada, falsamente rapiñosa del policía resbala ahora por el camastro y el perchero de madera47 (p. 53) ; une caméra qui passe des murs à la chaise cassée pour en revenir au mur : Pero el interés del policía se centra en la pared48 (p. 54). Le regard de l’inspecteur est en quelque sorte notre guide de lecture. Nous sommes en début de roman et le texte nous dévoile ce que nous devons enregistrer sous forme d’indices. David, dans son dialogue avec l’inspecteur, fait référence à une série d’objets rappelant l’univers livresque et iconographique qui nourrit son imaginaire : un Atlas, ses chromos, Los tambores de Fu-Manchu (p. 54) et le roman d’Edgard Vallace. Si le regard de l’inspecteur s’arrête sur certains objets qui composent une nature-morte c’est parce qu’ils s’avéreront être autant d’amorces d’épisodes futurs. Sur une chaise cassée qui sert de table de nuit, l’inspecteur remarque une montre en plexiglas qui renvoie à la trame sordide que va ourdir David pour se débarrasser de l’inspecteur (c’est avec cette montre à son poignet qu’il accostera les deux policiers et se prostituera, déguisé en Amanda) ou bien une queue de lézard qui renvoie à la chasse aux lézards dans le ravin (lieu de rencontre avec le père ou Paulino).
80L’enquête policière nous met sur la piste de la photo du pilote. Le regard photographique de l’inspecteur permet de situer cette image dans un environnement iconographique construit par David. Accrochée au mur de la chambre, elle fait partie d’un ensemble d’objets et d’un sous-ensemble iconographique composé de la photo du boxeur Joe Louis et d’une planche médicale d’une oreille. Ce sont des vestiges du passé, des images altérées. Leur aspect flétri et défraîchi renforce l’idée de désolation associée à cet endroit et, par extension, à l’après-guerre. La photo du boxeur appartient à un fonds d’images légendaires qui, dans les récits marséens, confère à la période de l’enfance une aura mythique. La photographie décrite à la page 99 (Joe Louis que le mira desde la pared, agazapado detrás de sus guantes de púgil y de sus gruesos labios negros49) correspond à celle que l’on retrouve dans l’album d’images Imágenes y recuerdos, La gran desilusión50 (Marsé, 1971) dans lequel, comme je l’ai rappelé en début de cet essai, l’auteur a consigné les photos les plus marquantes – accompagnées de commentaires – qui « suscitent51 » et font renaître en lui les images du passé.
81Lors de son investigation, le regard de l’inspecteur s’arrête sur deux documents qui appartenaient à l’ancien propriétaire du lieu, le docteur P. J. Rosón-Ansio : ses diplômes d’ORL et une planche médicale représentant une oreille gigantesque, tel un phonographe, expliquant les différentes fonctions de cet organe. Les couleurs vives de l’encadrement de la planche attirent le regard. Il est fait fréquemment allusion à elle tout au long du roman, sa valeur de planche médicale étant mise à profit pour caractériser le mal dont souffre David. Pareille à un saint Sébastien percé de flèches et à l’instar de l’image du boxeur qui dit avoir les oreilles en très mauvais état et qui lui sifflent52, elle a pour fonction de mettre en relief de manière hyperbolique le degré de souffrance enduré par David durant ses longues nuits d’insomnie causée par ses problèmes d’acouphènes53.
82Les images du boxeur, de la planche médicale et de la photo du pilote vont déboucher sur des dialogues avec ces interlocuteurs imaginaires. Comme très souvent chez Marsé, les voix sont suscitées par la vue. Le fait que David pose son regard sur l’oreille déclenche une scène : une consultation fictive de l’ORL. Le contenu du dialogue porte sur le mal dont souffre David : un bourdonnement continu qui ne s’arrête que quand un bruit plus important s’impose. De cette façon l’on apprend l’origine de ce mal : le traumatisme subi lors de la chute d’une bombe pendant la guerre civile. L’oreille, comme synecdoque, est complètement associée au praticien, sa personnalité (il faisait partie de l’armée républicaine ; arrêté et torturé, il a été ensuite fusillé le 8 août 1936). Ce personnage appartient donc au groupe des vaincus – comme le père – et des victimes de la guerre – comme le frère mais aussi comme le pilote : le rapprochement se fait ici par la référence à ses mains, amputées, et ses gants. La planche médicale convoque donc, une fois n’est pas coutume, le souvenir des ravages et des séquelles de la guerre civile. Elle fait pendant à l’image du pilote qui renvoie, quant à elle, à la seconde guerre mondiale. Ainsi, la voix du père dans la confrontation finale (père/pilote) proviendra de cet espace situé entre Joe Louis et l’oreille.
83La planche médicale met en relief la place accordée au sens de l’ouïe – La verdad es una cuestión de oído54 (p. 290), dit le père à son fils – et à l’oralité dans ce roman. Le romanesque marséen en général se fonde sur une oralité, source de transmission mais aussi source d’invention. Cependant, cette oralité est représentée de façon à faire apparaître deux caractéristiques essentielles. D’une part, elle compose un langage intérieur, ce roman en particulier accordant une place primordiale aux voix mentales. D’autre part, la source de ces voix, toujours identifiée, se donnent comme des échos de la mémoire.
84La chambre de David est un réduit exigu aux murs aveugles, la lumière du jour entrant par une petite fenêtre55. D’entrée la métaphore de la chambre noire s’impose : En las paredes verdosas y ciegas, con unventanuco alto mirando a poniente, la marca que dejaron los estantes y la humedad han grabado un desleído cruci56 (p. 53). La photographie du pilote se situe en un lieu stratégique au-dessous de la lucarne et en face du grabat où dort David. Cette petite fenêtre joue le rôle du petit trou dans la paroi d’une chambre noire à la base du principe du sténopé. Elle est un centre optique qui reçoit les rayons lumineux et les projette.
85Le mur, quant à lui, apparaît comme une surface sensible à la lumière : desleído crucigrama. Ce groupe nominal présente une métaphore intéressante. La superposition de plusieurs moments de fixation de la lumière qui entre par la petite fenêtre nous fait penser aux strates de la mémoire qui s’estompent au fil du temps mais dont il reste toujours des traces et des empreintes. Le fait que ces strates soient organisées comme une grille de mots-croisés est en soi très intéressant puisqu’une telle topographie invite à considérer l’acte de lecture dans sa dimension spatiale. Le lecteur marséen doit-il avoir des compétences de cruciverbiste pour lire (leído) ce qui est estompé (desleído57) ?
86L’importance de la lucarne et de son emplacement dans le roman tient aussi à ce qu’elle donne sur le ravin et que c’est de cet espace qu’arrivent les bruits et les souffles d’air : El ventanuco está abierto y entra en el cuarto la noche sofocante con el chirrido de los grillos en el barranco58 (p. 121).
87Le lien étroit entre ces deux espaces procède du fait qu’ils sont en connexion avec le surnaturel comme lieu de mémoire. La chambre de David, telle une camera oscura, fait surgir des figures spectrales dans le double sens d’apparition fantastique d’un mort mais aussi dans le sens du spectre lumineux qui rend visible une image. La chambre presque noire ressuscite des spectres (Juan, le pilote, l’oto-rhino et enfin le père qui délaissera cet autre lieu surnaturel qu’est le ravin en fin de roman). Elle produit des fantasmagories, au sens qu’on lui prête en littérature, à savoir : la présence de nombreux motifs fantastiques propre à créer une atmosphère surnaturelle. Mais dans Rabos il faut aussi appréhender le terme fantasmagorie dans son sens premier : procédé qui consiste à faire apparaître des figures irréelles dans une salle obscure à l’aide d’effets optiques.
88La photo de l’aviateur australien accrochée aux murs de la chambre de David a été découpée par Rosa d’une couverture de la revue Der Adler (L’Aigle) du 15 mars 1942. La date est précise et a un effet contextualisant. Der Adler était une revue de propagande à visée internationale de la Luftwaffe éditée par le ministère de l’Air allemand en anglais et en allemand puis en espagnol à partir de 1941. La présence de cette couverture de revue dans ce roman dont le point focal se situe en 1945 rappelle, bien entendu, les liens étroits entre l’Espagne et l’Allemagne et l’embarras des autorités, représentées ici par l’inspecteur, qui, après la victoire des alliés, cherchent à effacer toute trace de collusion avec les puissances de l’Axe. Une autre facette explique le choix de cette revue. Der Alder, était, en ces temps de pénurie de papier et de censure brutale, une des rares revues, avec Signal, à pouvoir proposer un ensemble iconographique de très bonne qualité. On y trouvait des photographies aériennes de propagande remarquables. David est donc impressionné par une image graphique spectaculaire qui aurait pu exister. Tout comme ces images pouvaient impressionner les Espagnols et les adolescents de l’après-guerre. La construction fictionnelle autour de la photo est donc à la fois vraisemblable et invraisemblable puisque, malgré tout, on imagine mal une revue de propagande nazie exhibant en couverture la photo d’un pilote allié à l’allure fière et héroïque59.
89L’identité photographique de l’image du pilote se constitue dans le récit, en toute logique, par le regard dénotatif et perspicace de l’inspecteur : Mira en torno con aparente desinterés y acaba fijando su atención en una portada de la revista Adler60 (p. 55). Première occurrence relatée au présent de l’indicatif, le plus à même de signifier une littérature de la présence et de la visualité (Ansón, 1994, p. 64-68). En quelques phrases se décline le contenu de l’image : La portada reproduce la imagen de un piloto de las fuerzas aliadas en el momento de ser apresado junto a su avión abatido61 (p. 55). Cet énoncé matriciel se pose comme un condensé – chaque terme est capital –, point de départ de la construction légendaire et de futures expansions narratives. Deux phrases nominales précisent le type de photographie et complètent les informations : Una foto de propaganda, una instantánea hecha a la luz del día (p. 55)62. La description se livre, ainsi, comme une concaténation d’énoncés sans noyau prédicatif. Ils signifient par ce qu’ils désignent, pointant des aspects purement visuels. L’observation attentive et détaillée de l’inspecteur rend compte du contenu, pour le lecteur et hors de ce que pourra en dire David. Cette photo dont l’exploration par David sera tant de fois décrite tout au long du récit est ici donnée pour ce qu’elle doit être. Le regard désigne, signale, indique, fait autorité : « voilà la photo, voilà ce qu’il faut en retenir » et il convient de comparer ce regard avec celui qu’aura David, un regard qui découvre, investit d’affects et invente. Cette première description joue bien le rôle d’analogon de la réalité attribué à la photographie. Le lecteur est légitimement en droit de prendre pour argent comptant ce que révèle le regard de l’inspecteur, soit un instantané – une photo prise en théorie en pleine action juste au moment où le pilote réchappe d’un accident d’avion et est menacé par deux soldats allemands.
90Le regard de l’inspecteur fonctionne comme une matrice démarcative : Observándola más atentamente, el inspector constata la actitud chulesca del aviador, brazos en jarras, sonrisa casi imperceptible y mirada insumisa, cautamente irónica63 (p. 55). Une évidence de départ s’impose au lecteur : le pilote adopte une pose photo64 comme s’il prêtait une attention particulière à l’image qu’il laisserait pour la postérité et se souciait bien plus de sa posture de héros que du danger imminent. Il occupe l’espace central de la photo, les soldats allemands étant relégués aux marges du champ de la photo. Le choix du grand-angle permet de consacrer l’espace de la représentation à la mise en scène de l’événement, acte héroïque pour David, prise de guerre pour l’armée allemande.
91Le regard du pilote est tourné vers le photographe : mirada […] dirigida no a la pareja de soldados alemanes que lo apuntan con sus metralletas, uno a cada lado, sino directamente al objetivo del fotógrafo, al incierto futuro y a los ojos que ya siempre han de verle cautivo65 (p. 55). Le pilote, qui regarde par-delà sa propre contingence, sollicite aussi le regard de celui qui, comme David, sera captivé. La confusion hors-champ/hors-cadre66 instaure une continuité spatio-temporelle entre représentation et réalité et annule la distance qui les sépare. Au regard fixe et unique du photographié, correspond un regard multiple et variable du récepteur (les lecteurs de la revue Adler, Rosa, l’inspecteur, David). Mais le texte impose très vite le regard unique et non variable de David, à partir du moment où la photo sera signalée en un endroit précis de sa chambre. Après le départ de l’inspecteur, David reste seul et regarde le pilote « qui lui sourit du mur d’en face ». Exit le regard de l’inspecteur Galván. L’enquête policière laisse place à une quête intérieure de David, dont la photo du pilote sera le véritable déclencheur. L’énonciation littéraire détourne cette improbable image de propagande donnée comme un instantané et reconstruit une nouvelle énonciation, octroyant une seconde vie à l’image, par l’invention-remémoration du passé familial qu’elle va susciter.
92L’acceptation d’invraisemblances par le lecteur est liée à l’adoption par le narrateur du point de vue subjectif du personnage David et au statut d’image photographique du portrait du pilote. Ce texte marséen exploite trois facettes de l’imaginaire photographique. Premièrement la double-fixité que présuppose le face-à-face regardé-regardant. Le pilote ne se trouve pas dans la région de Calais, mais avant tout sur les murs de la chambre de David. Le plus important n’est pas le récit de sa capture mais la réalité iconographique et ses nouvelles circonstances : la chambre de David et le regard que ce dernier projette sur la photo.
93L’adhésion du lecteur à cette improbable confrontation relève d’une deuxième facette de l’imaginaire photographique qui s’appuie sur une relation naturalisée et quotidienne de notre rapport aux albums de photo. Pour Daniel Grojnowski la correspondance entre la fixation photographique et la fixité du regard engendre « une relation muette, pour ainsi dire de corps à corps, entre l’objet regardé et le sujet regardant » (Grojnowski, 2002, p. 8). Mais cette relation n’est pas tout à fait muette. Comme le fait Rosa, que David surprend en plein conciliabule avec la photo du pilote, nous nous adressons aux photos d’un absent ou d’un mort comme s’ils étaient présents. Cette relation, c’est là toute sa saveur, implique une réversibilité du point de vue intéressante à exploiter pour la littérature et qui débouchera, dans notre roman, sur un dialogue entre l’image et David. Face à Paulino, l’ami diurne, le pilote de chasse de la RAF devient l’ami nocturne : El amigo secreto de la noche (L’ami secret de la nuit).
94Le choix du grand-angle renforce l’établissement d’une relation de proximité. Les soldats allemands sont pratiquement relégués dans le hors-champ, leur image est tronquée, délimitant et libérant en même temps l’espace pour le récepteur David qui devient le destinataire du sourire insoumis et ironique du pilote dont le regard est tourné vers l’incertain futur et vers le regard qui le verra à jamais captif. L’emploi du terme cautivo n’est pas innocent. Nous devons l’appréhender dans toute sa polysémie : dans son sens littéral, les soldats allemands capturent un aviateur allié ; mais nous pouvons dire aussi que toute image photographique capte un instant et par là même rend captif celui qui est photographié. Enfin, dans le texte, Víctor le père assure que le pilote s’est enfermé dans son image de hérosaviateur, emblème de la victoire alliée.
95Mais, comme il arrive souvent dans la prose marséenne, ce terme acquiert une résonance particulière. Pour comprendre le pouvoir d’évocation des mots qui disent l’image, nous devons nous replonger à nouveau dans l’album Años de penitencia. Le titre d’un des chapitres rappelle un des moments les plus décisifs et dramatiques de l’histoire espagnole du XXe siècle 1939 : cautivo y desarmado (Juan Marsé, 1970, p. 35). Ce titre est repris de l’acte officiel signé par Franco en 1939 et consigné dans Años de penitencia : En el día de hoy, cautivo y desarmado el Ejército rojo, han alcanzado las tropas Nacionales sus últimos objetivos militares. La guerra ha terminado67. Une relation symbolique s’établit ainsi entre l’image du pilote, désarmé et captif, et l’armée Républicaine vaincue par Franco.
96L’observation de la photo par David émane d’un regard scrutateur et fasciné, qui attend beaucoup de cette photo contrairement au regard inquisiteur et soupçonneux de l’inspecteur. Pour David, la photo qu’il contemple a su capter le courage du pilote qui s’apprête à mourir en héros, captar el coraje de un héroe que se dispone a morir de pie. Les énoncés courts, précis, du regard méthodique de l’enquête policière, laissent place, peu à peu, à une description dense, avec des phrases qui s’étirent et qui transmettent, grâce à des procédés littéraires tels que l’adjectivation, l’incise ou l’hyperbole, l’idée d’un nouvel investissement affectif et littéraire.
97La description se livre, au départ, comme une fiche technique assez détaillée sur le rendu visuel de la photographie tant d’un point de vue du contenu que du contenant. Les phrases sont introduites par un sobre emploi définitoire du verbe être : es un piloto de la RAF […] es una foto de guerra suivi de syntagmes identificatoires (poings sur les hanches, blouson de cuir, fume-cigarettes, lunettes d’aviateur…). L’ekphrasis décline les différents éléments qui imposent le stéréotype de l’aviateur. L’attitude résolue et son regard souriant regardant l’appareil photographique nous renvoient invariablement chez Marsé aux grands acteurs photogéniques du cinéma hollywoodien. La stratégie narrative liée à la description de la photographie consistera ensuite à révéler progressivement les détails de l’image : les mains brûlées du pilote, la colonne de feu, une rose enveloppée dans du papier aluminium posée sur le siège de la cabine, la carlingue de l’avion exhibant sur son flanc : The invisible worm. Autant de détails qui donneront lieu à des prolongements romanesques et à des investissements imaginaires qui mettent en éveil les sens du personnage David qui s’abîme totalement dans cette relation photographique. À tel point que, dans la séquence 1 du chapitre IV, l’image s’anime comme si l’on se retrouvait dans une scène de film d’aviation : le bruit persistant du Spitfire68 oblige David à allumer la lumière.
98Le chapitre II pose avec sobriété les principales thématiques liées à la photo qui seront autant de nappes discursives qui traverseront le roman (mort, héroïsme, victoire, simulacre). Le dévoilement progressif de tous les éléments de l’image contribue à nimber d’une aura mythique l’image du pilote. Chaque descriptif de la photo est d’ailleurs placé sous le signe d’un ou plusieurs éléments naturels hautement symboliques (la nuit, le feu, le bruit). Cette construction mythique émane du personnage. Le portrait du pilote incarne pour David l’acte héroïque de ceux qui ont combattu pour la bonne cause, comme son père, et gagné, ce qui n’est pas le cas de son père.
99Ici aussi, comme nous l’avons vu pour le contenu du tableau de peinture dans Si te dicen que caí, l’image fixe, inépuisable source romanesque, met en suspens le moment de la mort et elle incite à construire un avant et un après. Mais ce moment est à présent donné comme un « instant décisif », c’est-à-dire en théorie un instant prélevé du réel et non « un instant prégnant », c’est-à-dire construit, comme ce fut le cas dans Si te dicen que caí. Cette troisième facette de l’imaginaire photographique est problématisée dans ce roman. En effet, la distance ironique de l’instance énonciatrice présente dès la première description sème le doute chez le lecteur quant à la nature photographique de la représentation – s’agit-il vraiment d’un instantané authentique ? Parallèlement, au plan diégétique, l’observation minutieuse et subjective de la photo conduira, in fine, David à remettre en question l’aura mythique du pilote. Le lecteur et le personnage cheminent ensemble !
Genèse de la photo : exhumée, détruite, sauvée de l’oubli
100À l’instar de la photo que la grand-mère de Java n’arrive pas à décrocher du mur et qui rappelle que l’appartement de la rue Mallorca était une cheka69 républicaine, la photo abîmée du pilote devient trace du passé et c’est à ce titre qu’elle suscite une exploration. Le texte souligne toutes les valeurs aspectuelles de la photo. Tant le contenant, sa forme et sa substance que le contenu, sa forme et sa substance sont explorés et donnent une épaisseur temporelle intrinsèque à cet objet matériel qu’est la photo. Tout se passe comme si, à l’inverse de ce qu’affirme Daniel Grojnowski (2002, p. 9), « Les rapports qu’entretient un récit ou un raisonnement avec une image » avaient à voir « avec l’observation des conditions matérielles (optiques, chimiques, manuelles ou institutionnelles) de leur mise en œuvre ». Ici le texte fait parler l’image sous toutes ses coutures.
101Les différentes étapes de la genèse de la photo ne sont pas dévoilées de façon chronologique. Pour reconstituer la chronologie, il faut partir du chapitre VII où on apprend que le pilote, dont l’avion a été abattu pour la deuxième fois dans la région de Calais, a été pris en photo au moment de sa capture par des soldats allemands. Rosa a remarqué cette photo dans un commissariat (séquence 4, chapitre V) et l’a subtilisée. Elle l’a ensuite rangée dans une des boîtes à chaussures où elle conserve tous ses souvenirs intimes. Et c’est au chapitre IV (séquence 6 et séquence 7) que l’on remonte la piste. Ce chapitre est décisif car il permet, comme nous allons le voir, l’articulation de trois temps : exhumation/destruction/récupération.
102La photographie devient le support de la mémoire et de ce fait elle est détournée de sa fonction première. En tant qu’image de couverture d’une revue allemande, elle était destinée à devenir un des maillons de la propagande d’un vaste projet idéologique. Elle était vouée à être reproduite en grand nombre. Mais cette image est ensuite manipulée. Elle est découpée par Rosa qui la débarrasse de son enveloppe idéologique et, partant, fait d’elle un portrait photographique à usage privé. Rosa la range ensuite dans une des trois boîtes à chaussures qui renferment une mémoire familiale composée de photographies, coupures de journaux, cahiers, lettres. Puis elle exhumera cette mémoire pour la détruire. Elle déchire en mille morceaux, jusqu’à épuisement, le contenu de ces boîtes, tentant d’effacer ainsi – tout comme le faisaient les Espagnols de l’après-guerre qui craignaient de tomber sous le coup de la Ley de responsabilidades políticas70 – toute trace compromettante avant la venue de l’inspecteur. David, à qui elle demande de brûler la dernière boîte, va certes réduire en cendres une grande partie de cette mémoire, mais il sauve des flammes la photographie du pilote qui conservera les marques indélébiles de son passage par la boîte à chaussures et par le feu. Lorsque David pose son regard sur elle, il remarque ses tonalités et l’effet de la patine du temps : tonalidades de pastel o de cromo, una pátina celeste y afrutada71 (p. 71). Le rythme binaire de l’adjectivation associe deux sensations, goût et couleur, procédé synesthésique qui signale la charge affective, la subjectivité d’un regard nostalgique. De son passage par le feu auquel la vouait Rosa, elle conservera la particularité d’une image aux bords brûlés.
103Le texte nous parle donc des propriétés physiques de la photo et de l’histoire de sa circulation d’un lieu à un autre. C’est à travers ces deux aspects que s’exprime une tension entre enfouissement et exhumation, oubli et mémoire, tension qui définit le verbe et le discours marséen tant dans son ensemble que dans ses scènes particulières. Rescapée d’une destruction par le feu, l’image du pilote sera un support pour l’imagination et la mémoire, puissante machine à remonter le temps, meilleur antidote contre la solitude, la douleur et l’oubli.
104La photo passe par diverses étapes et manipulations qui vont faire d’elle un objet unique. Ce sont tout d’abord les gestes de Rosa qui lui confèrent une valeur intime. Dès le départ, la mort et la destruction menacent et définissent la photo. David stoppe ce processus. L’image devient alors unique pour lui, mais aussi pour le lecteur puisque ce sont les propriétés aspectuelles (patine céleste et fruitée, bords brûlés) légitimées par une genèse explicitée dans le texte qui la singularisent et qui fondent son hic et nunc.
105Entre souvenir immortalisé et menace de destruction, la photographie est comme un vestige enfoui dont David essaie de déchiffrer le contenu et le sens, « l'énigme d'une représentation présente du passé absent », (Ricœur, p. 511). La photo accrochée au mur de sa chambre rend compte d’une histoire individuelle et d’une histoire collective à présent révélées au grand jour et que l’on ne peut plus cacher. Cette exhumation et cette mise en lumière témoignent et trahissent aussi. Los muertos no son buena compañía72 (p. 56), dit l’inspecteur à Rosa (p. 56). La conserver et qui plus est la vénérer comme une icône est un acte subversif.
106La photo est au centre de deux forces : l’une, procède de l’univers adulte et de son désir d’oubli et de recouvrement ; l’autre, comme très souvent chez Marsé, procède de l’univers de l’adolescence et de ses tentatives d’interprétation d’un monde incompréhensible. Après un temps de latence dans l’obscurité de la boîte à chaussures et son passage par le feu, la photo fait peau neuve, changeant d’essence et de fonction, de substance et d’usage. Comme si la période de latence – tout comme le temps qui sépare l’acte vécu de son souvenir – était nécessaire pour une réappropriation. Elle aura finalement été le support expressif de trois destinées et usages : en tant que couverture de la revue Adler, elle rappelle les liens du franquisme avec le nazisme et dans ce contexte elle est un trophée de guerre73 ; pour Rosa, elle symbolise un idéal romantique ; pour David, elle incarne un idéal héroïque.
107Sa mise à l’abri dans une boîte noire rend l’image sensible aux effets de lumière et lui donne une épaisseur temporelle qui l’éloigne de sa valeur d’origine et pour ainsi dire l’inocule. La boîte à chaussures est comme une chambre noire par laquelle transite l’image afin d’être révélée sur les murs de la chambre de David éclairés par la lumière du jour qui vient de la lucarne.
Le blouson
108La photographie suspend l’instant avant la mort et cette suspension donne lieu à l’histoire racontée. Elle n’a d’existence romanesque que par le regard interprétatif du personnage littéraire David qui se fixe sur un élément déterminant de celle-ci – le blouson de cuir (la cazadora). La récurrence de l’énoncé concernant le pilote qui demande que l’on ne vise pas son blouson de cuir, donne à ce détail vestimentaire une valeur particulière. C’est un espace où se concentre toute l’émotion parce qu’il exprime une menace de mort : le pilote va-t-il mourir, est-il mort, comment s’en sortira-t-il ? Son blouson de cuir restera-t-il incólume (indemne) ? La relation photographique se centre sur ce point symptomatique, et c’est cette fixation qui justifie dans le texte des réitérations qui ressortissent aux deux thèmes obsessionnels : la qualité de héros, la mort et son imminence. Un lien thématique s’établit avec la fiction 1 et les dernières paroles de David ningún agujero en la cazadora, por favor74, (p. 353), qui résonnent comme en écho des dernières paroles du pilote – a la cazadora de cuero, no por favor75 – (p. 290). Le rapprochement met en évidence le besoin d’identification de David à un idéal héroïque et lui confère le statut de personnage prédestiné. Toute la dramaturgie que recèle la relation photographique part de ce motif de la composition photographique – le blouson de cuir – à première vue bien moins spectaculaire que d’autres – le Spitfire en flammes par exemple ou encore les mains brûlées ou bien les lunettes cassées. Cet espace que constitue le blouson de cuir est un espace propice à l’émotion parce qu’il se nourrit de la capacité de l’acte photographique à exprimer la mise en suspens du moment de la mort. C’est là que se cristallise dans ce roman le punctum qui donne sens à la relation phénoménologique entre le sujet regardant et le sujet photographié. Un punctum « qui part de la scène, comme une flèche, et vient […] percer76 », un punctum qui est une blessure à penser.
109Pour l’inspecteur, la photo accrochée au mur est une photo parmi des milliers d’autres du même type ; son regard inquisiteur la catalogue comme un objet subversif, un studium77. Le personnage de David, en revanche, investit l’image d’un sens autre. Le blouson de cuir est le seul espace qui reste intact, qui ne subit pas d’agression puisque le temps est suspendu, il doit rester l’espace de l’illusion, de l’imagination transfiguratrice. Le processus de destruction interne et externe ne semble pas l’atteindre. Comme objet voué à un culte presque fétichiste, il représente l’aventure, la mystification, l’immortalité du héros dans tout ce qu’il a d’artificiel et de factice. Espace « indemne », il doit rester vierge de tout impact, c’est un espace que l’on ne peut corrompre, que l’on ne peut abîmer, amputer, blesser (à l’opposé des mains brûlées du pilote, de la rose abîmée par le feu ou bien de la fesse blessée du père ou des queues de lézards que l’on coupe comme les mains de l’ORL). La tension entre substrat référentiel et fiction se vérifie ici une nouvelle fois. Le blouson de cuir, en tant qu’attribut central de la panoplie de l’aviateur nous évoquera peut-être des scènes cinématographiques mémorables dans lesquelles Cary Grant ou bien même Gary Cooper incarnaient des personnages aviateurs téméraires, sans peur et sans reproches. Plus près de notre sujet, d’autres images ont pu marquer nos mémoires, telles certaines scènes du film Espoir, Tierra de Teruel78, ou des photographies de brigadistes-aviateurs, célèbres ou anonymes, ou bien encore celles des écrivains-aviateurs, Saint-Exupéry ou André Malraux, ce dernier ayant combattu comme brigadiste officier-aviateur à la tête de son escadrille España aux côtés des Républicains dès l’été 1936. À n’en pas douter, ces images font partie de l’album mental de Marsé.
110Objet métonymique qui suscite une lecture subjective et subversive, le blouson de cuir incarne le défi relevé, la résistance et l’espoir mais, dans le contexte de l’après-guerre, sa présence, au plan symbolique, renvoie plutôt à toutes les blessures du camp républicain que David voudrait refermer d’un coup de baguette magique.
Fonction magique de la photographie
111Les critiques et historiens de la photographie ont insisté sur les premiers écrits et le premier regard que l’on portait sur la photo au XIXe siècle, l’enthousiasme des uns côtoyant la défiance des autres (le poète Charles Baudelaire ou encore l’inventeur des premières bandes dessinées européennes Rodolphe Töpffer). L’un des aspects les plus marquants est l’idée que la photo relève de la magie, d’un culte visant à l’accomplissement d’une révélation, par voie d’évocation, d’apparitions (Grojnowski, 2002, p. 22). C’est sans doute cet imaginaire qui nous fait accepter que David parle avec des absents ou des morts tel le frère Juan.
112L’aura de la photo a été ensuite un des thèmes essentiels qui a cristallisé l’attention de la littérature. Aura au sens commun d’éclat, de pouvoir surnaturel et religieux ou au sens plus contemporain de Walter Benjamin, qui fait reposer l’aura sur une relation phénoménologique : le sujet investit l’image d’une aura particulière. Il est donc intéressant de revenir sur ces aspects de l’imaginaire photographique pour ce qui concerne la fiction 2.
113L’exposition de la genèse de la photo a quelque utilité. Comme analysé précédemment, la photo passe par diverses étapes et manipulations qui vont faire d’elle un objet unique apte à être sacralisé. C’est Rosa, incidemment, qui suscite ou du moins donne le coup d’envoi à l’instauration d’un rituel et d’un culte : Siente una verdadera devoción por los pilotos79 (p. 55), dit-elle à l’inspecteur Galván. Cette dévotion deviendra réalité au fil de l’observation très minutieuse de la photo, des déductions et des spéculations qu’elle entraîne, le rituel magique s’accomplissant totalement lorsque l’image fixe s’anime.
114Le pilote devient une divinité topique. Elle règne sur un lieu dont elle est la protectrice. Ce lieu (réduit, chambre, chambre noire) et la disposition des éléments dans ce lieu, apparaît comme un endroit propice à l’invocation et un lieu de culte rendu aux morts et aux absents. La lumière zénithale entre par la petite fenêtre, David est en position allongée, de face et en contre-plongée par rapport à l’image du pilote allié. Il est un adorateur. L’image du pilote devient une icône vénérée, version XXe siècle. Comme toute icône, elle matérialise une vision manichéenne : l’aviateur des forces alliées, image légendaire fixée par la mémoire collective80 (axe du bien) face aux soldats allemands (forces du mal). Par l’instauration et la mise en scène d’un rituel, l’image photographique libère un potentiel imaginaire. Un imaginaire avec lequel le romancier semble jouer à un jeu de va-et-vient liant invention et mémoire historique, toujours en embuscade. Malgré le système autarcique imposé par le régime, l’histoire de l’Espagne, en 1945, ne peut être déconnectée de ce qui se passe en Europe qui se manifeste à travers cette photo. Cette dernière, élevée au rang d’icône, pourrait bien suggérer, pour l’Espagne vaincue de l’après-guerre, un ailleurs inaccessible, un modèle absolu (lire à ce propos la cinquième séquence du chapitre V, p. 140-141).
115L’instauration du rituel est suscitée par un phénomène visuel. C’est de cette manière que ce lieu qu’est la chambre de David est en communication avec l’au-delà. Face à la photo, David prend deux attitudes : le regard en alerte, il débusque le moindre détail ; mais ce regard se complète d’un autre regard, ludique, inventif et tourné vers le dedans. David convoque des images en clignant des yeux (p. 280) car « Pour accéder à la réalité dont elles [les photographies] portent la marque, il faut “fermer les yeux” » (Grojnowski, 2002, p. 352). L’invocation demande un effort : David ha de entornar los párpados mucho más si quiere ver y entender81 (p. 282). La description de cette attitude évite un total basculement dans le fantastique puisqu’elle évoque une pratique commune que l’on prête à l’enfant qui rêve éveillé.
116La relation photographique ainsi posée – procédé dalinien ou attitude courante de l’enfant qui se laisse aller à la rêverie – rend possible des phénomènes sinesthésiques. La vue de l’image suscite des voix, des odeurs, des bruits. Le réduit qui tient lieu de chambre est un lieu idéal pour ressentir des vibrations acoustiques, lumineuses, tactiles ou olfactives, émanant toutes de la contemplation de l’image. David pressent les choses, invente, fait des hypothèses et développe une faculté psychologique de synesthésie82, absolument nécessaire pour lutter contre le présent misérable, l’oubli et l’anesthésie généralisée : ¿Para qué sirve hoy un anestesista? Hoy todo el mundo vive con la boca y los ojos cerrados y los oídos sordos. Mis servicios ya no hacen ninguna falta83 (p. 83) dit le père. En suscitant un monde d’images et de voix, David lutte contre cette anesthésie générale qui caractérise l’Espagne de l’après-guerre. Aussi, pourrions-nous dire que Rabos n’est pas seulement un « roman acouphène » comme l’affirmait Marcos Ordóñez, mais également et surtout un « roman sinesthésique ». La leçon éthique et esthétique que porte le roman pourrait se résumer en une phrase : le meilleur antidote contre l’anesthésie c’est la synesthésie.
117 Rabos est peut-être le roman de Marsé où, de manière aussi systématique, les codes de la vraisemblance se diluent autant sans que cela pose de problème car la relation photographique légitime les transgressions. Ainsi, l’instauration du rituel magique se construit grâce à une métalepse narrative qui court tout au long du récit.
118Au chapitre V (séquence 3), David surprend sa mère en train de se recueillir devant la photo du pilote, comme entretenant un dialogue avec elle. Le récit parle de pacte (p. 131). Le tout s’accompagne d’une envolée lyrique sur cet au-delà de la photo. Quant à David, il n’est pas sans évoquer la Cecilia de La rose pourpre du Caire qui voit un jour les personnages du film qu’elle regarde abandonner l’écran et faire irruption dans sa vie84. Allongé sur son lit, il regarde l’image avec laquelle il dialogue. Le pilote est las de servir de propagande au IIIe Reich et d’être enfermé dans la couverture de cette revue sans pouvoir bouger. L’effet comique et amusant de la métalepse insiste sur le fait relevé plus haut que la photo devient le lieu d’une double captivité. Au chapitre VI (séquence 1), le pilote abandonne enfin sa prison de papier. Il saute avec agilité par-dessus les barbelés, fait irruption dans la chambre de David et s’assied au pied du lit (p. 149). Il se retrouve dans le même espace que David qui l’observe de très près et souligne son aspect distingué et sa gestualité féline85 (p. 150). Ce qui a pour effet de libérer totalement le potentiel scénographique de l’image fixe : aux bruits du Spitfire, à la voix du pilote, aux odeurs de la carlingue en flamme, s’ajoutent à présent, les mouvements du pilote.
119Mais c’est aussi dans la confusion entre les deux processus de décomposition – externe et interne – de la photo que la fonction de la métalepse est la plus évidente et efficace. Quand David sauve l’image des flammes, il souffle, nous dit le texte, sur les « bords brûlés d’un ciel de plomb ». Les frontières s’estompent entre la scène de destruction de la photo et la scène immortalisée par la photographie. Quand le texte parle de fumée, cette dernière émane tout autant de l’avion en flammes que de la photo en flammes. L’action destructrice du feu – annonciateur de drame – menace tout autant le contenu (la carlingue, l’aviateur) que le contenant (le papier). La photo est ainsi doublement menacée par la destruction.
120Les multiples figurations textuelles de la relation photographique autorisent plus encore dirait-on ici les effets de métalepses narratives qui font que s’annule la distance entre le dehors et le dedans. Comme si la présence du photographique libérait cette figure de l’imagination créatrice qu’est la métalepse, dont raffole Marsé, car elle permet une stimulation ludique de la crédulité pour reprendre les termes de Gérard Genette (Genette, 2004, p. 25-59).
De l’image au roman familial
121Comme je l’ai signalé en début de chapitre, le support photo (image du pilote) devient un lieu de déploiement d’une fiction très romanesque. Grâce aux énigmes que suscite la photo, David enquête et reconstruit mentalement les pièces, les êtres et les épisodes manquants de l’histoire familiale à partir des témoignages des absents et des morts. Le canal par lequel se transmet cette histoire est la voix (dialogue « imaginaire » avec le père et le pilote, dialogue « réel » avec sa mère). La nature du dialogue est clairement identifiable : « le dialogal » – véritable dialogue entre deux interlocuteurs – est signalé par une disposition classique du dialogue avec tirets introducteurs ; le « dialogique » – dialogues virtuels qui sont une invention de David – se signale par l’absence de tirets.
122Le lecteur se laisse vite happer : David allongé sur son lit face à la photo entre en relation avec celle-ci et c’est à partir de cet échange rapporté par Víctor que se construit tout un jeu de spéculations dévoilant et construisant le passé familial.
123Tant les fragments de lettre que la photo, tous deux sauvés des flammes, fonctionnent comme point de départ d’une possible histoire d’amour et d’aventure, pièces incomplètes d’un puzzle que les deux frères, chacun à son niveau– actantiel ou narratif – s’efforcent de compléter en inventant. La photo entre dans le système des aventis. C’était déjà le cas dans Si te dicen que caí avec cette photo de miliciens accrochée sur les parois humides de la friperie, raccourci visuel du roman. C’est aussi le cas dans El Embrujo, avec la photo du père au chevet de Susana, une photo aussi factice et improbable que le récit oral de Forcat et qui disparaîtra en fin de roman au moment où la mystification apparaîtra au grand jour. Les adolescents prélèvent de la réalité des indices, des traces et des rumeurs, pour eux aussi inintelligibles que peut l’être le monde des adultes. Ils reconstituent des histoires à partir de signes épars afin de donner une cohésion, même imaginaire, au monde chaotique dans lequel ils sont plongés. Dans Rabos, David recompose une histoire à partir de la photo du pilote et des indices qu’il relie à cette photo. Dans le langage marséen, la photo du pilote est donc au centre d’une nouvelle aventi. David procède à une élucidation progressive des relations entre Rosa, le pilote et le père à partir d’indices qu’il interprète ou sur interprète. Mais cette aventi est tout de même assez singulière car elle compose une histoire familiale. Dans le langage psychanalytique, la reconstruction mentale de David rappelle celle décrite par Freud et Otto Rank dans Le mythe de la naissance du héros (1909) : l’enfant explique le désintérêt de ses parents par le fait d’être fils adoptif. Il s’invente alors d’autres parents qui ont quelque chose à voir avec ses géniteurs de manière à exalter la figure du couple parental. La fiction 2 permet de remonter dans le temps et donne corps et existence à la fabrication d’un « roman familial » par David. Le lecteur peut légitimement penser que David, tel un enfant peu satisfait de la réalité, construit une histoire pour expliquer l’absence du père, ou bien la relation sentimentale entre sa mère et le pilote, faisant, par exemple, des lettres qu’il devait brûler sur ordre de sa mère et dont il déchiffre quelques mots épars, une correspondance amoureuse entre elle et le pilote.
124Mais, à vrai dire, il n’est pas très aisé de distinguer la réalité de l’invention. De même qu’il est peu pertinent de vouloir établir une relation étroite entre la fiction et le vécu de l’auteur. Si les circonstances de la naissance de Víctor font écho à l’histoire familiale de Marsé tel qu’il en a témoigné à diverses reprises, cette nouvelle couche autobiographique participe d’un jeu de brouillage généralisé au plus grand bénéfice de la fiction englobant l’auteur lui-même. Il reste que, dans Rabos, Marsé, fils adopté, construit un des plus beaux personnages féminins, Rosa, qui est aussi le prénom de sa mère biologique morte en lui donnant naissance et dont il nous reste une image, puisque Marsé a rendu public un portrait d’elle, jeune fille, tiré de l’album familial, pris dans les années vingt86.
125Les différentes étapes du face-à-face mettent en relief la progressive construction et intériorisation de ce roman familial. À partir du chapitre V, le dévoilement de l’image laisse place plus spécifiquement à une phase d’élucidation de l’intrigue (liens père/Rosa/le pilote). Peu à peu, la fabulation prend le relais sur l’observation. Mais le récit de la relation sentimentale87 n’est pas une fin en soi. Elle est un prétexte pour aborder les deux univers qui séparent le père et le pilote. Des séquences d’élucidation (quatrième séquence du chapitre V « Le mensonge de la rouquine », puis première séquence du chapitre VI « Le Spitfire en flammes ») ont cette particularité de proposer un même récit d’événements évoqués tout à tour par le père dans le ravin et par le pilote dans la chambre de David. Il en va de même de l’épopée de l’aviateur qui, elle, est avant tout racontée par le père. Le récit oral de ce dernier commence au chapitre VI (p. 172-173) et se termine en début de chapitre VII (p. 183-189). Condensé de roman d’aventures, d’intrigue policière et d’intrigue amoureuse, il se pose en récit mythique. Mais il faudra attendre le chapitre X (séquence 2) pour avoir la confirmation et les rectificatifs du pilote qui donnera sa propre version.
126Cette configuration – deux versions orales proférées en ces deux lieux refuge éloignés l’un de l’autre – donne corps à l’idée d’un conflit intérieur qui ronge le personnage. Doit-il s’en remettre aux dires du père ou à ceux du pilote ? À l’image dégradante du père doit-il substituer une image idéale du héros ?
127Ce sont bien les signes de fictionnalisation qui font de l’histoire familiale un roman familial au sens freudien. La fiction 2 – qui puise aux sources du récit d’aventure, empreint de manichéisme et d’idéalisme – est rocambolesque. Le récit des aventures de l’aviateur épouse le canevas du récit de guerre, exaltant la figure des as de l’aviation. Rosa est un personnage de roman sentimental. La constitution du roman familial se fonde sur les images convenues et les ficelles narratives du roman populaire. Comme dans tout roman populaire, le récit devrait donc résorber toutes les tensions et apporter une solution à la réalité familiale désastreuse et la culpabilité des deux frères liées à la disparition des parents. Il n’en est rien. Les poncifs des récits dits « populaires » forment en fait le socle du roman problématique pour reprendre la terminologie de Umberto Eco qui oppose récit problématique et roman populaire. Le dénouement, dans les grands textes littéraires « ne réconcilie pas le lecteur avec lui-même » (Eco, 1993, p. 17). Notre roman se termine sur une série d’interrogations sans réponse. Au contraire, dans le roman populaire, le dénouement rassure, console, résout les problèmes. La fin est telle que nous l’attendions. La « narrativité problématique » des romans de Marsé se construit à partir des clichés, des poncifs, des trames préétablies que véhiculent les tebeos, le cinéma, les romans populaires. Mais si le récit élucide bien des énigmes préfabriquées, il laisse en suspens d’autres énigmes bien plus ardues.
128L’histoire du pilote suscitée par la photo apparaît comme un collage de bout en bout, collage qui se conçoit parce qu’il est le fruit de l’imaginaire d’un adolescent (David) qui se réfugie dans la fiction (romans d’aventure, cinéma, tebeos) pour survivre. Mais cet imaginaire est à son tour imaginé par un narrateur (Víctor) qui trouve lui aussi dans le racontage de l’histoire familiale un palliatif à la mort et à l’absence de ses parents et de son frère. David invente et reconstruit le roman familial à partir d’un événement singulier : le mensonge de sa mère au sujet d’une photo de la capture d’un aviateur allié. Mais en amont, c’est Víctor qui reconstruit l’histoire de David en fonction de ce que lui a raconté son frère, des photographies qu’il lui a laissées et de son point de vue de fœtus. Il ne faut donc pas oublier que le récit de ce face-à-face est assumé par une instance supérieure qui s’exprime sous une forme autodiégétique, Yo, Víctor, el hermano (moi, Víctor, le frère). Même si ce narrateur s’efface pour laisser le récit se raconter tout seul, sa voix subsume celle de David. La reconstitution-invention du roman familial, suscitée par la présence de l’image du pilote, est bien une construction à deux voix, celle des deux frères.
129Finalement, même si l’activité narratrice qui se déploie autour de et grâce à la photo du pilote est bornée et donc différentiable, il est peu légitime de dénouer avec précision ce qui relèverait du roman familial comme construction psychique de David de ce qui se donnerait comme une reconstitution d’une histoire familiale véritable assumée par Víctor, tant le roman tout entier se donne comme une construction psychique et tant les deux voix des deux frères s’entremêlent, ce qui contribue à la porosité entre fiction 1 et fiction 2. À ce jeu de la partie qui se réfléchit dans le tout et inversement, auquel nous a habitué Marsé, on peut penser que cette porosité reconduit à la porosité entre roman et réalité.
130Comme je l’avais souligné dans un article sur les identités de passage dans l’oeuvre marséenne, un archétype du couple parental républicain prend forme au fil des romans depuis Si te dicen que caí.
Les romans de Marsé centrés sur le chronotope de l'après-guerre à Barcelone et où prédomine la quête initiatique du passage à l’âge adulte présentent tous une structure familiale éclatée qui entraîne des recompositions problématiques. Les pères républicains brillent par leur absence. Les mères tentent de survivre et souffrent de solitude. Elles ne sortent jamais de Barcelone et opèrent dans un rayon très réduit (la rue, le quartier, Barcelone tout au plus) et sont associées à un lieu-refuge précis, appartement ou villa. Elles subissent les représailles et ont été abandonnées par des pères qui incarnent dans toutes leurs misères et leurs grandeurs la figure de l’échec et de la déroute. Víctor, le père dans Rabos de lagartija, fuit, certes, le franquisme mais aussi ses responsabilités familiales. C’est un héros problématique qui n’assume pas la déroute républicaine et qui noie son échec dans l’alcool tout en restant fidèle à ses convictions. Le dispositif romanesque remédie au manque patent d’héroïsme en adoptant le regard de l’enfant qui admire son père absent et construit mentalement une figure paternelle calquée sur les fictions proposées par le cinéma et la littérature de kiosque.88
131Un élément qui peut paraître anecdotique mérite d’être signalé au sujet de la figure paternelle dans Rabos. À ce jeu de conjectures auquel nous invite le roman, la reconstitution de la chronologie du roman familial aboutit à se poser la question : qui est le père de Víctor ? L’enchaînement des événements laisse la possibilité au lecteur de faire des rapprochements. En effet, si nous confrontons les dates, nous nous rendons compte que Rosa a dû tomber enceinte fin mars 1945 juste avant le départ précipité de Víctor, le père, ou bien juste après la visite du pilote. Víctor est donc logiquement le fils de son père : Víctor, figure de la défaite et de la déconfiture du héros républicain qui doit vivre dans un pays sous le joug d’un dic89. Mais son prénom le lie à cette icône de la victoire qu’est le pilote allié qui le subjugue lui aussi tout comme son frère. Le lecteur peut donc légitimement subodorer que le face-à-face David/le pilote pourrait n’être qu’une invention du narrateur premier (Víctor) visant à construire l’image d’un père fantasmé : le pilote d’avion. Le questionnement sur les origines trouve une réponse par l’imaginaire, y compris celui du lecteur, car la fiction est le monde de tous les possibles.
Photographie et mort
132Les causes premières du questionnement sur les origines et l’histoire familiale dans Rabos est la mort de la mère et l’absence du père. Parmi tous les lieux, objets ou scènes qui rappellent ou convoquent les morts et les absents, la photo joue un rôle primordial. La photographie, dans notre monde moderne, a cette fonction très ancienne, de rendre présent, au monde des vivants, les absents et les morts. On peut penser ici à Víctor contemplant les photos laissées par son frère, ou bien à David face à la photo du pilote ou bien encore à Rosa devant les portraits photographiques de son mari, de son fils mort et du pilote.
133Par son dialogue avec une image, David rend présent l’absent, le pilote, mais aussi le père. La présence de la photo rend manifeste cette dernière absence comme si elle était la raison d’être essentielle du portrait du pilote et qu’il s’agissait pour David d’élaborer une mémoire autre du père en y projetant en quelque sorte l’aura du pilote. Du point de vue de Víctor, l’absence du père introduit un manque qui stimule l’imagination. Le fœtus deviendra artiste justement à cause de l’absence du père : se pasará la vida imaginándolo90 (p. 59).
134L’image déficiente du père génère l’image idéale du pilote. Autour de David prend forme un père symbolique qui agglutine plusieurs entités morcelées : le pilote (le héros), le père biologique (républicain, ivrogne et coureur de jupons), l’inspecteur (le regard inquisiteur, le souci feint de son éducation).
135La présence obsédante de la mort atteint toutes les couches du récit. Si nous prenons le parti du narrateur handicapé Víctor, le roman nous raconte la vie d’êtres proches – le père, la mère, le frère – tous morts. Seul le narrateur a réchappé de la mort. Si nous adoptons le point de vue de David dans la fiction 2, c’est ici l’incertitude qui plane sur la supputée mort du père ou du pilote qui est mise en avant. Seule certitude : la mort de Juan, troisième frère, entité étrange, qui n’est pas assimilable à la figure du revenant, puisqu’il apparaît en jeune adulte de 20 ans. C’est un peu comme s’il avait continué à vivre après sa mort. Marsé, grâce à la fiction, envisage un monde ouvert à tous les possibles. Juan, s’il n’était pas mort aurait été ce grand frère plein de bons conseils et ce fils écrivain imaginé par Rosa. Le lecteur pense bien évidemment à l’auteur. Comment pourrait-il en être autrement ? La chambre noire de David produit comme une allégorie de la création littéraire. Elle contient tout un mélange de matériaux autobiographiques et imaginaires. Il y a ce qui aurait pu être et qui n’a pas eu lieu mais que la fiction met en scène peut-être comme une frayeur a posteriori (mort de l’enfant Juan sous les bombes pendant la guerre civile).
136Si nous nous arrêtons à présent sur les lieux et leur organisation spatiale, nous pouvons remarquer que la demeure des Bartra est agencée de manière à signifier la mitoyenneté entre la vie et la mort. Aux abords de la demeure, il y a deux espaces bien distincts. Celui qui se destine à la vie avec sa « porte de jour » et dont l’entrée est ornée de marguerites. Celui qui concerne la partie arrière de la maison, qui n’est que désolation et mort et qui donne sur les roses fanées, le ravin et ses déchets. La bipartition de l’espace est tout aussi nette à l’intérieur de la maison. Elle est figurée par le passage répété des personnages d’un lieu à l’autre : l’espace où vivent David et sa mère en tant que locataires ayant sous-loué est un lieu de vie tandis que l’espace inhabité de ce qui appartient à l’ORL, est un lieu de desmemoria (sans mémoire). La mitoyenneté établit une proximité domestique entre vie et mort.
137La chambre de David, tout comme le ravin, sont des lieux propices au franchissement tout aussi naturel que quotidien de la frontière qui sépare vie et mort mais aussi imagination et réalité. C’est à ce titre qu’elle ressuscite des personnages qui sont autant d’apparitions. Les limites et les frontières ne sont marquées que pour mieux être franchies. Ce franchissement permet au personnage littéraire de dialoguer avec les morts ou les absents.
138On le voit bien, la mort est omniprésente et ce thème se décline de diverses façons dans le roman. Le motif de l’avion écrasé, le contenu de la photo tout autant que la nature photographique de l’image, nous replongent dans la guerre civile et l’après-guerre. Au chapitre V (séquence 1, p. 123-128), la contemplation de l’image du pilote convoque une autre image de destruction et de mort : la chute de l’avion, à Mataró, dont a été témoin David. Les deux visions alternent, le texte passe de la main brûlée du pilote dans la photo à la main coupée vue par David sur la plage en 1944. On passe de la mention du premier avion à Calais en 1942 où est inscrit sur la carlingue The invisible worm à la mention au deuxième avion à Mataró portant l’inscription Forever Amanda. Les deux scènes d’aviation sont mises en relation par contiguïté dans la même séquence. Ainsi s’établit une connexion entre l’après-guerre espagnole et la seconde guerre mondiale.
139La chute de l’avion à Mataró, qui met le village en émoi et qui est vu par David, est longuement commentée. Les corps morcelés des aviateurs sont récupérés. La Guardia Civil recherche un sixième passager dont le cadavre n’a pas été retrouvé. Les dialogues entre David et Tecla, la grand-mère et David et le Guardia Civil sont donnés sans tirets, ce qui pourrait les identifier comme ayant été inventés par David. Le contenu de ces dialogues met en avant l’obligation impérieuse dictée par les autorités d’oublier l’incident. Par ailleurs David observe la scène de l’avion qui s’écrase tout en lisant un pulp fiction : Bill Barnes, El aventurero del aire – qui raconte les aventures d’un pionnier des premiers temps de l’aviation –, et en manipulant des planches d’avions à découper (p. 125). Finalement, le lecteur a bien du mal à déterminer si cet épisode fait partie des « mirages » que suscitent la vue de la mer et la lecture d’un roman d’aventure ou s’il est le fruit de l’imagination de David au moment où il contemple et dialogue avec la photo. Nous nous trouvons ici face à un enchâssement de scènes tout à fait symptomatique de l’écriture marséenne. Les détails significatifs laissent accroire que cet épisode est totalement inventé, et que David va piocher dans sa collection d’images les caractéristiques de l’avion : un bombardero B-26 Marauder con seis tripulantes y dos motores radiales Pratt-Whitney R-2800-5 Double Wasp de 1.850 caballos de potencia, dice David de corrido91 (p. 127). Mais cet enchâssement ne s’arrête pas là puisqu’il faut bien évoquer ce qui, pour Marsé, est un épisode marquant de sa vie d’adolescent de l’après-guerre à Mataró :
Era un E-26 de la RAF que volvía a la base de Gibraltar y fue tiroteado por un barco de guerra alemán camuflado de mercante. Los seis pilotos, ingleses y australianos, están enterrados en el cementerio de Mataró. Y hubo testigos que vieron caer el avión. Naturalmente hubo la orden de silenciarlo y la noticia no apareció en ningún lado, con lo cual un hecho real acabó convirtiéndose en una leyenda. Para reconstruirlo me ayudaron mucho los periodistas de El Punt de Mataró.92 (Qué leer, juin 2000)
140Le réel fait partie intégrante du collage mental auquel procède Marsé dans ses romans93. Les traces de traumatismes laissés par le souvenir de scènes de guerre vécues ou racontées se conjuguent à la soif d’aventure et d’héroïsme et à la séduction d’images spectaculaires.
141L’enjeu pour l’inspecteur et les représentants du régime est de détruire les souvenirs de la guerre et des morts, de les soustraire à la vue des futures générations. Pour David et pour la littérature, il s’agit au contraire de récupérer le souvenir des morts par l’imagination. La signification de l’épisode de Mataró tel qu’il est raconté paraît claire : contre l’oubli et la mort, rien ne vaut l’affabulation. Le pilote n’est peut-être pas mort, du moins pas dans l’imagination de David : y aún no está muerto, entérate bien, guripa94, dit-il entre ses dents dans le chapitre II, tout en regardant s’éloigner l’inspecteur. Dans ce chapitre qui abrite la première scène qui réunit autour de la photo David et l’inspecteur apparaît déjà très clairement cette tension, signalée plus haut à propos de la genèse de la photo, entre deux forces qui opposent l’oubli et le recouvrement à l’exhumation et à la remémoration.
142L’image photographique suspend le temps, dernier instant avant la mort, et elle immortalise des effigies. Ce temps suspendu donne matière à dialogue et à interrogations. La discussion entre David et Juan, le frère mort, autour de l’image du pilote, porte sur le mensonge de la pelirroja et le destin du pilote. Les spéculations des deux frères nous paraissent naturelles. Toute image photographique nous interpelle sur ce qu’il adviendra du sujet photographié et dans le même temps, elle nous invite à reconnaître les marques d’un destin dans la photographie. Le pilote est-il mort, va-t-il mourir quelques instants après la prise de vue ? La prise de vue qui suspend la mise à mort, signifie-t-elle un simple sursis ? D’un point de vue narratif, les interrogations de David créent un horizon d’attente que le récit du père viendra en partie combler : consiguió escapar (il a réussi à s’échapper, chapitre V, séquence 4). David voit dans cette image du pilote une tension due à une mort imminente mais, dans le même temps, il reconnaît dans les yeux du pilote le courage et la confiance ainsi qu’une chispa de pitorreo95 (p. 122). L’attitude du pilote face à la mort doit lui servir de modèle. Cet instant fascine David et il renvoie à l’instant de sa propre mort qu’il mettra en scène de façon similaire à celle du pilote. David regarde donc, à travers le pilote, l’image de sa propre mort. C’est un regard médusé, un temps pris au piège d’une image héroïque qui finalement contient sa part de simulacre, comme le découvrira le lecteur.
Simulacre-authenticité
143La relation magique qu’entretient David avec la photo et qui se décline sur le mode de la croyance (mi hijo tiene fe, « mon fils a la foi », affirme Rosa) va finalement déboucher sur une prise de conscience du caractère factice de cette image. Après avoir suivi le cheminement de la construction de l’idéalité que représente l’effigie du pilote, il convient à présent d’aborder la question de la déconstruction quasi simultanée de celle-ci.
144L’ekphrasis rappelle au lecteur, surtout dans la première partie du roman, qu’il y a mise en scène et que la photo est le résultat d’une composition dont les éléments ont été préalablement agencés (cadrage, attitude du portraituré, placement du pilote et des soldats allemands dans l’image). Et quand il y a mise en scène, nous dit Thélot, elle est tout autant contrôlée par le sujet que par le photographe (Thélot, 2003, p. 39). On peut dire que le pilote devient co-auteur de la photo. Il prend la pose, il a l’allure et la prestance du héros sans peur et sans reproche : Mientras observa al piloto aliado ya puesto en pie delante del fuselaje de su Spitfire en llamas : ni la menor señal de sentirse a punto de morir, ni herido, ni amedrentado, ni que vaya a encogerse para esquivar las balas96. (p. 112). Le fragment phrastique accumulant des énoncés négatifs grâce à la conjonction de coordination « ni », insiste sur une mise en scène qui ne correspond pas à ce que l’on est en droit d’attendre, semant ainsi le doute sur le caractère instantané de la photo du pilote allié menacé par l’ennemi.
145Le passage entre le dedans et le dehors donne plus de relief encore à cette mise en scène photographique : quand le pilote sort de l’image, il adopte une attitude plus décontractée, plus commune. Il perd son statut d’icône. Quand il réintègre l’image, il recompose la représentation figée de départ97. Ailleurs, dans une même phrase très longue et inachevée (p. 113), on passe de la dénotation de l’image à un recentrage sur les pensées de David, observateur et conteur de trola. La photo devient le symbole du courage, de la foi en la victoire et aux lendemains radieux. Mais cette phrase relève du pastiche.
146Tous ces procédés distanciateurs qui émanent de l’instance énonciatrice, concomitants des deux points de vue – celui de l’inspecteur et celui de David – signalent une lecture non pertinente de l’image photographique. La photo est en premier lieu une image de la propagande nazie. Après une période de latence, elle est détournée de sa fonction première et devient une icône vénérée, une image idéale du héros qui constraste avec l’image déplorable que présente le père républicain. La représentation du pilote allié en pleine action héroïque appelle un décor – l’avion en flammes –, un habillage caractéristique – le blouson de cuir, les lunettes, les gants ; un regard, celui du héros qui ne se soumet pas face à l’adversité. David ne voit là qu’un analogon de la réalité : « Bien qu’elle impose un cadrage, une prise de vue, qui sont les équivalents d’un acte d’énonciation, elle [la photographie] se présente comme pur énoncé, elle donne à voir, un point c’est tout » (Grojnowski, 2002, p. 297). David se fourvoie. Il recherche une authenticité là où il n’y a que mise en scène. Cela fait partie de son apprentissage de la vie et de son métier de photographe. Cette observation/spéculation autour de la photo fera de lui un vrai photographe.
147 Rabos est à deux reprises l’occasion d’un discours sur le photojournalisme. Tant dans la fiction 1 que dans la fiction 2, le récit insiste finalement sur le fait que l’acte photographique est un acte d’énonciation et non, comme on a tendance à le croire spontanément, un pur énoncé. Les considérations sur le caractère authentique de la captation d’un instant décisif sans mise en scène (fiction 2) et sans retouche (fiction 1), nous renvoient aux récentes polémiques au sujet de la célèbre photo de Robert Capa Mort d’un milicien (1936) : a-t-elle été prise en pleine action ou est-elle le résultat d’une composition, justifiée par le fait qu’il fallait faire connaître au monde le drame espagnol ?
148Je rejoins tout à fait Luis Izquierdo quand il affirme que Rabos de lagartija est un hommage « pas si indirect que cela au photojournalisme » (Ronda Marsé, 2008, p. 456). Un photojournalisme qui fut un courant majeur sous le franquisme selon López-Mondéjar (1999), incarné par le personnage de David dont la construction s’inspire par ailleurs des grandes figures légendaires associées à la guerre d’Espagne et à la seconde guerre mondiale, telles que David Seymour, Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson.
149David apprendra à différencier les différents genres et types de photographies et se méfiera des images manipulées, des clichés inauthentiques. Il refusera toute mystification même quand celle-ci sert une cause juste. Ainsi, en fin de roman, il refusera de remettre la photo-reportage retouchée à son patron. La dichotomie authenticité-simulacre autour de la photographie de reportage est une nouvelle occurrence dans ce roman de la mentira verdadera (le mensonge vrai) et du discours qui traverse tous les romans de Marsé sur la mystification à ne pas confondre avec la vérité que porte tout récit de fiction. Elle reconduit, ici, encore une fois, à la question du héros.
Figure héroïque et quête du père
150Le questionnement sur le héros que Si te dicen que caí avait introduit par la présence discrète mais non moins cruelle d’un tapis repésentant la mort héroïque de Torrijos et ses compagnons, débouchait sur un constat sans appel : l’impossibilité d’une construction d’une mémoire du héros républicain. Nous étions en 1973.
Esto no puede durar, algún día tiene que acabarse, no aguantará, sin saber que estas palabras llegarían con la vacuidad del eco hasta los sordos oídos de sus hijos y sus nietos : estaban tan ciegos, tan irremediablemente vencidos, tan lejos de verse empuñando las armas otra vez, deshecho ya ni siquiera podían imaginarse así, ya ni arrestos mentales tenían para verse con la cara tapada por el pasamontañas y pistola en mano empujando la puerta giratoria de un Banco o colocando un explosivo.98 (Excipit de STQC, p. 227)
151La figure héroïque se dilue et sombre dans l'oubli, au profit de celle de l'intrus, du renégat et de l'imposteur (Alary, 2008, p. 403). En 1993, dans El Embrujo, le récit oral de Forcat qui se lance dans une entreprise de glorification héroïque du combattant républicain est clairement désigné comme une mystification. Le roman Rabos, publié en 2000, revient sur ces deux visions et retrace une mémoire familiale qui conduit finalement à la réhabilitation de la figure du héros républicain en la remettant en perspective dans le contexte des années quarante et du combat des alliés. Et c’est par la contemplation de la photo du pilote que David remonte à son père et à cette mémoire des vaincus de la guerre civile.
152Notons tout d’abord que les aventures du pilote se présentent comme un récit mythique « fossilisé ». C’est le récit d’exploits déjà advenus (Eco, 1993), les différentes actions ont déjà eu lieu, on ne peut rien retoucher ni ajouter. En revanche, en tant que récit mythique, il peut être raconté de diverses manières. C’est avant tout l’alternance de la parole du père et de la parole du pilote qui construit l’image légendaire du pilote même si Rosa et David apportent leurs propres versions.
153Les grandes articulations de ce récit mythique constitué et clôturé peuvent être schématisées de la sorte : l’avion abattu par deux fois par les Allemands (p. 172)/ l’évasion/ la traversée de la frontière/l’imbroglio autour de la mallette (p. 173)/ le séjour du pilote à Barcelone chez les Bartra (quatre jours et quatre nuits).
154Dans un premier temps, cette effigie ne rend que plus cruelle l’impossibilité apparente de construire une image présentable du père comme héros républicain. Cette construction est trop problématique. Le père reste un personnage romanesque qui ne pourra jamais advenir comme héros mythique à la manière du pilote. Le portrait littéraire brossé au chapitre X dans la chambre de David est catastrophique et ne laisse aucune place au doute :
Papá está sentado sobre una nalga en el otro extremo del camastro y sostiene la botella apretada entre los muslos […]. Ahora sí que no, ahora de ningún modo está digno y presentable […]. En su cara abotargada las facciones manifiestan un desorden particular […] : no sólo los dientes no están en su sitio, tampoco la nariz asoma donde debe, ni aquellos pliegues tan viriles en las mejillas, ni la mirada penetrante ni el risueño desdén que siempre había rondado sus cejas altas y espesas.99 (p. 284)
155Rien n’est à sa place sur le visage. L’accumulation de négatifs déconstruit le visage à la manière d’un tableau cubiste. Son visage est spectral affirme le pilote et le jugement du narrateur porte le coup de grâce : Lo único que está en su sitio es el tajo en la nalga100 (p. 284). David, grand amateur de récits d’aventures aurait préféré, en lieu et place, un autre type de blessure plus digne et conforme : piensa solamente que si por lo menos papá pudiera presumir de otra clase de herida en otra parte del cuerpo…101 (p. 284). D’une part, la blessure du père n’est pas une blessure de guerre – il s’est blessé en tentant d’échapper à la police franquiste en emportant sa bouteille ; d’autre part la cicatrice n’est vraiment pas à la bonne place, c’est-à-dire au visage, comme c’est le cas pour tout grand aventurier qui se respecte.
156La blessure du père renvoie à une blessure symbolique du fils. L’après-guerre a fait du républicain un raté. D’où la difficulté d’accrocher, pour la génération des fils, cette nouvelle variante du combattant à un modèle idéal tel qu’il est incarné par l’image du pilote. S’amorce alors un jeu de comparaisons où le mythe de l’aviateur est jaugé à l’aune de l’image calamiteuse du héros déchu qu’est le combattant républicain : Es un duro golpe comparar su lamentable aspecto con el del piloto irlandés de sus sueños.102 (p. 284).
157Le motif de la queue coupée du lézard, qui donne son titre au roman, est à mettre en rapport avec cette figure dégradée du père, comparée aux multiples exploits et aventures transnationaux du pilote, ce dernier affirmant que Víctor père a « la bougeotte » (culo de mal asiento, p. 150), expression équivalente à moverse más que el rabo de una lagartija (remuer comme la queue d’un lézard). Dans les faits cette caractéristique est partagée par le pilote qui ne cesse de se déplacer d’un pays à l’autre et à travers les airs. Mais la métaphore de la queue coupée du lézard indique bien un point de divergence : l’agitation de l’un est stérile et sans lendemain comme la queue du lézard qui se meut après avoir été coupée, car la victoire lui a été confisquée, tandis que les actes de l’autre mènent à la victoire. La queue coupée du lézard renvoie symboliquement à la métaphore de la castration et de l’amputation, très liée aux discours et iconographies officiels sur l’action de Franco qui veut couper net la partie malade de l’Espagne – rouge, républicaine et franc-maçonne. Elle renvoie aussi à toute une littérature qui compare l’action du franquisme à une castration symbolique. Ce qui, in fine, semble être dépassé dans ce roman si l’on s’en tient à la couverture qui offre une superbe image de lézard dont la queue non coupée empiète sur le dos du livre et ressurgit fièrement – après avoir été recouverte un instant par la bande aux tons cuivrés indiquant la collection (Areté) – sur la couverture, face au titre, donnant la vague impression d’un titre écrit de la pointe de la queue du lézard.
158Le jeu de comparaisons et confrontations finit par fissurer l’image idéale du pilote. Il y a mise en balance entre les représentations de l’anti-héros républicain et du héros de la seconde guerre mondiale, entre les exploits du père et ceux du pilote : Yo soy un héroe de la RAF./ Y qué. Mi padre también.103 (p. 151). Le dialogue entre les deux personnages ouvre un débat sur les représentations collectives des vaincus et des vainqueurs de guerres. Le texte n’aura de cesse de mettre à nu, dans la dernière partie du roman, une blessure. Le portrait photographique (pilote anglo-saxon, allié, vainqueur) s’avère incarner un idéal hors d’atteinte pour le milicien espagnol vaincu de la guerre civile. C’est cet idéal que David va pourtant poursuivre jusqu’à l’identification au moment de sa propre mort.
159Le discours sur ce qu’est un héros se décline en plusieurs temps. La très longue séquence 2 du chapitre X (« Le rasoir de Paulino », p. 279-290) qui clôt la fiction 2, nous oriente vers une définition à dimension humaine du héros, celle qui était embryonnaire dans Si te dicen que caí, et une réhabilitation de la figure du père. C’est la dernière fois qu’il sera fait mention du pilote. La scène se déroule dans la chambre de David. Le père a délaissé son ravin et rejoint le pilote et David. Un colloque halluciné prend forme et réunit père, fils et pilote. C’est un moment de résolution du conflit intérieur.
160Les deux figures de combattants y sont confrontées. Cette scène est capitale, d’où le choix de Marsé de produire un effet d’isochronie : le temps diégétique relativement court semble égal au temps du récit, mesurable par l’espace accordé à cette séquence pareille à une scène de théâtre ou de cinéma. Les liens établis entre le ravin et la chambre trouvent ici leur pleine mesure. De ces deux lieux de mémoire qui convoquent le surnaturel émergent les deux figures du père et du pilote, qui se rencontrent enfin. C’est une confrontation à huis clos. La progressive métamorphose de l’image du pilote du chapitre II au chapitre X – image photographique « muette » ; image « parlante » qui s’anime ensuite – aboutit à cette scène finale où le pilote sort une nouvelle fois de l’image et vient s’asseoir près de David. Il abandonne sa posture des poings sur les hanches ; il se dégourdit les jambes. Par là même, nous l’avons vu, il perd son aura photographique.
161La voix du pilote va réhabiliter l’image du père et la voix du père questionnera l’image mythique du pilote d’avion. Les révélations vont avoir une fonction démystificatrice. Le registre de langue argotique et grossier, piloto laureado de los cojones104 (p. 285) a pour effet de mettre à nu la dimension stéréotypique du pilote et de ses aventures aériennes et amoureuses, pequeñas intrigas y tus poéticas bellaquerías de petimetre de la RAF105 (p. 285). Le mythe de l’amour sublimé est ainsi mis à rude épreuve, de même que l’image du pilote allié : « tu t’es enterré dans ta propre légende » lui dit le père. Le ton infatué du pilote, lors de ce débat, le rend plus inconsistant encore. Le pilote reprend l’histoire, rectifie, amende et amène de nouveaux éclaircissements. Le père participe également à cette démarche d’élucidations et de confirmations attendues. Le récit d’aventures ainsi conté prend des allures de farce, de vaudeville, sur le mode du pastiche de roman populaire. Ce chapitre est un moment de grande délectation romanesque, avec un phénomène d’accumulations de topoï et de rebondissements à n’en plus finir. Le récit du pilote se centre sur la relation Rosa/le pilote (ajouts de nouvelles scènes) ; mais il dresse aussi le portrait du père (ivrogne et colérique) et c’est finalement par le pilote que commence une sorte de réhabilitation de la figure du père : afrontaba muchos peligros, dentro y fuera de España106.
162La voix du père, quant à elle, a suivi un parcours qui l’a conduite du ravin à la chambre. Elle devient une présence à l’autre extrémité du lit, comme si elle résonnait en stéréophonie. Cette voix vient en contrepoint et ponctue d’imprécations et d’apostrophes le récit du pilote qui est ainsi relativisé. Elle est associée à l’image de la planche médicale et donc par extension à l’ORL puisqu’elle provient de cet espace-là. L’agencement iconographique longuement décrit au chapitre II prend alors tout son sens : la position des images sur ce support que sont les cloisons de la chambre permet la mise en scène de ce face-à-face final pilote-père. Les vaincus de la guerre civile font face au vainqueur de la seconde guerre mondiale.
163Un débat s’instaure autour de l’image la plus digne : est-ce l’image figée et intemporelle du pilote de la seconde guerre mondiale triomphant, image frisant la caricature (p. 287), ou l’image dégradée mais combien plus humaine du héros républicain espagnol vaincu et misérable, mais toujours fidèle à ses convictions ?
164Une nouvelle définition de l’acte héroïque émerge du discours tenu par le père. Pour lui l’acte héroïque est un combat au quotidien ; c’est l’acte de Rosa qui tente de faire pousser des marguerites dans un milieu stérile107. Il rejette la vision collective et historique du héros de guerre : ¡un héroe de guerra no es otra cosa que una sangrienta coincidencia!108, Le héros est une fabrication, c’est un leurre. À l’affirmation de David : « Tu es un héros » le père répond El único héroe auténtico es aquel que miente sobre sus intenciones. Nunca fue mi caso109. Dans ce dialogue final, chacun des interlocuteurs assume des positions antagoniques. Il s’agit d’un dialogue dialectisé qui reprend, reformule et questionne les différentes représentations associées à chacune des deux figures (héros de la seconde guerre/combattant républicain).
165Les références livresques ou cinématographiques liées au thème de l’aviation et aux récits de guerre viennent étayer ce discours qui tend à dissocier l’activité guerrière de l’action héroïque. La référence aux récits d’aviation est d’autant plus intéressante dans ce roman qu’elle est relativement nouvelle et présente de nombreuses occurrences (la photo du pilote allié et la référence aux bombardiers alliés Forever Amanda et The invisible worm, la mort de Juan sous les bombardements aériens, les références filmiques et livresques, l’épisode vécu à Mataró). David est en train de lire une aventure de Bill Barnes lorsque l’avion s’écrase en mer. Bill Barnes est un pilote des premiers temps quand les avions étaient encore des aéroplanes. Ce n’était pas un militaire, juste un intrépide aviateur (Vázquez de Parga, 1999). Le grand classique auquel fait référence Marcos Ordóñez pour aborder Rabos dans son interview avec Marsé : Only angels have wings de Howard Hawks (1939) n’est pas non plus un film de guerre. Il raconte les exploits de pilotes assurant les liaisons postales dans les Andes. Le Pulp Fiction, tout comme la référence filmique, renvoient donc à un genre fictionnel racontant les aventures de pilotes non militaires, téméraires aventuriers et héros de l’aviation civile.
166En revanche, quand le roman fait une allusion explicite à un film de guerre, l’intention est clairement démystificatrice. La séquence sur la projection cinématographique relative à la bataille de Guadalcanal110 confirme cette orientation :
El nido de japonés ha enmudecido.
– Yo no soy ningún héroe, tan solo un individuo – dice un soldado de bruces en la playa –. Estoy aquí simplemente porque alguien tenía que venir. No quiero medallas. Unicamente quiero acabar con esto y volver a casa.111 (p. 270)
167Mais cette entreprise démystificatrice rejaillit aussi sur le héros républicain. Víctor, le père, parle d’une mémoire de la guerre civile qu’il aimerait évacuer car elle comprend aussi des horreurs vécues et commises. Dès la quatrième séquence du chapitre V, il dit à son fils : la memoria es un cementerio, hijo112 (p. 137). O’Flynn, au contraire, pense qu’il faut conserver la mémoire de tous les détails, o nos salvamos todos con todo, o no se salvará nada ni nadie113 (p. 288). L’entreprise de réhabilitation de la figure du père ne peut se faire qu’à partir d’une récupération de tous les événements du passé – qu’ils soient glorieux ou inavouables. Elle ne doit pas être une entreprise mystificatrice. Le pilote a initié cette réhabiliation, laissant entrevoir ainsi la possibilité d’une suture de la blessure narcissique du fils du vaincu114 : Tu eres metáfora viviente de dignidad civil […] Eres un héroe, lo quieras o no. Lo mismo que yo115 (p. 289). La comparaison met sur un pied d’égalité le combattant républicain et le pilote allié, tous deux potentiels pères d’un même fils, Víctor, qui assume dans sa narration ce double héritage. Víctor est fils d’un vaincu mais aussi fils d’une victoire, celle des alliés et celle de la mémoire.
168Le portrait du pilote allié est donc bien, comme le redoutait l’inspecteur Galván, une image subversive. À la nécessité d’une censure d’une vision alliée dans l’Espagne franquiste fait pendant l’absence orchestrée d’une mémoire républicaine. L’usage détourné et la fonction de la photo mentionnés plus haut – de trophée de guerre, elle devient portrait romantique puis héroïque – se trouvent à nouveau réorientés. L’usage privé et subjectif de l’image photographique reconduit, par l’intermédiaire de la littérature à un nouvel usage collectif qui consiste à récupérer un héritage et une mémoire de cette « armée rouge » républicaine « captive et désarmée » stigmatisée par Franco.
169La photo est, dans ce roman, bien plus utile comme objet confidentiel que comme objet public. La dimension privée (intime, subjective, intérieure) est la seule à permettre une récupération du passé. Au final, la photo permet à David de récupérer une image plus acceptable du père, figure héroïque dans son imperfection. La perception toujours plus détaillée de la photo du pilote par le protagoniste, la perception de sa composition, de ses divers éléments figuratifs et non figuratifs ouvre de nouveaux horizons romanesques et conduit à la reconstruction-invention du roman familial et par ricochet à la construction de ce que pourrait être le héros républicain en commençant par ce qu’il ne peut pas être : un soldat-aviateur-allié-victorieux. Cette image épinglée au mur de sa chambre, et autour de laquelle s’instaure un débat sur la posture du héros moderne (pilote allié ou héros républicain) conduit David à l’action héroïque. On a l’impression que son destin de photographe se forge dans ce face-à-face halluciné. Il meurt en héros « citoyen » pourrait-on dire, dans l’exercice de sa profession en voulant simplement prendre sur le vif la réalité conflictuelle et répressive de l’Espagne du début des années cinquante. Par l’acte photographique, il accomplit ce que n’a pas pu accomplir le père (toujours défaillant dans les romans de Marsé, que ce soit par son absence, ou par son inconséquence, ou encore par son statut de vaincu). David meurt non parce qu’il a voulu témoigner et faire acte politique mais simplement parce qu’il a voulu capter la réalité sans la retoucher. Il fait partie de cette grande famille de photojournalistes, anonymes ou figures légendaires, humanistes avant tout, morts parfois en couvrant un conflit comme ce fut le cas pour David Seymour (guerre de Suez, 1956) ou Robert Capa (Indochine, 1954).
170On voit bien à quel point l’adhésion du lecteur à ce dialogue irréel entre un personnage et une image s’explique par l’activation d’une mémoire photographique véhiculée par la littérature du XIXe et XXe siècle. La présence de la photo donne corps à une littérature de la présence et de la visualité, ce qui crée une suspension de l’incrédulité rendant naturelle la présence du fantastique. Comme instant décisif, elle suspend le moment de la mort, ce qui fascine le personnage David dont le regard fixe génère du romanesque.
Écriture de l’image
Réitération, dissémination
171La description de l’image du pilote et le récit imaginé à partir d’elle fertilisent le champ textuel jusqu’à produire d’autres images, chaque fois plus improbables, fantasmagoriques et spectrales. La récurrence de syntagmes définitoires de la photo est comme une signalétique qui avertit le lecteur d’une nouvelle occurrence de la fiction 2 et d’une nouvelle exploration de la photo. Le fonctionnement anaphorique génère de nouvelles expansions du roman familial et permet de faire lien entre des scènes disjointes, provoquant ainsi des assemblages hétéroclites et des correspondances insolites. Le procédé n’est pas nouveau et rappelle l’expansion, bien plus réduite cependant, à laquelle donne lieu l’observation très détaillée du tableau de Gisbert dans Si te dicen que caí. Observons de plus près ce nouveau processus de dissémination irriguant le texte et toutes ses trames.
172Certains énoncés – objets ou motifs : la rose, le ver invisible, Amanda – liés à l’ekphrasis photographique jouissent d’une grande autonomie et sont pris dans ce jeu de collage, combinaisons et redondances mêlant inextricablement la fiction 1 et la fiction 2. On reconnaît là le plaisir et un certain amusement à tisser et entrelacer de manière ostentatoire. Leur présence surprend parfois car elle est totalement artificielle, mais elle est acceptée comme « effet de fiction » que l’on retrouve dans le conte traditionnel par exemple ou encore dans le roman-feuilleton. En tant qu’« inducteurs courants d’associations d’idées » (Barthes, 1982, p. 16), ils jouent un rôle déterminant dans ces relations diffuses qui se tissent entre les différents niveaux narratifs, donnant ainsi une cohésion littéraire mais aussi symbolique à l’ensemble.
173Le motif figuratif de la rose par exemple est présent dans les différentes trames du récit. Le pilote, au moment où il est appréhendé par les soldats allemands, est en possession d’une rose flétrie par l’action du feu. Le motif de la rose crée des liens non explicités, des coïncidences laissées en suspens entre les quatre principales trames du récit : il se trouve que l’inspecteur offre des roses blanches à Rosa. Ces roses, tout comme celle que tient le pilote dans la photo, sont enveloppées dans un papier d’aluminium. David photographie la cousine Fátima nue, une rose blanche à la main. À la question de Paulino : ¿Qué recuerdo de mí te vendría primero a la cabeza?, David répond : una rosa blanca116. L’image romantique conventionnelle de la rose est toujours accompagnée d’un contrepoint négatif (l’inspecteur et la manière malhabile de tenir la rose ; la rose tenue par les mains du pilote qui deviennent des griffes, le destin tragique de Paulino). La rose est associée à l’attirance entre deux êtres, à la présence d’un prétendant. La rose blanche que l’on offre aux quinceañeras (jeunes filles de quinze ans) est le symbole d’un jeu amoureux, non pas basé sur la passion (auquel cas nous aurions une rose rouge) mais sur la complicité, la fidélité et l’amitié. Mais la rose est aussi marquée par le feu, la destruction, la désolation et l’auto-destructrion dans le cas de Paulino ou même de David. Cette rose ainsi prisonnière du feu renvoie à Rosa et à son destin tragique. Rosa se consume de l’intérieur et ne peut rien contre un environnement hostile malgré toute l’énergie qu’elle déploie par ailleurs. Le poncif de la littérature populaire, qui consiste à opposer la volonté individuelle et la fatalité, est figuré dans le traitement spatial des lieux où poussent roses et marguerites. L’arrière de la maison des Bartra est jonché de rosiers morts tandis que Rosa tente de faire pousser des marguerites à l’avant de la demeure.
174Les inscriptions The invisible worm et Forever Amanda créent une autre dynamique disséminatoire. Elles renvoient à un référent externe très contextualisé et correspondent à un type de décoration – appelé Nose Art durant la seconde guerre mondiale –, qui consistait à orner les carlingues des avions alliés. Le contenu de ces décorations était en général une traduction graphique inspirée des stars du cinéma.
175Le cas du ver invisible est très révélateur d’interconnexions entre les différentes trames. L’inscription anglaise Invisible worm dont l’avion du pilote porte le nom se transforme en énoncé verbal espagnol – el gusano invisible – qui, disséminé à tous les niveaux du texte, se prête au jeu métaphorique. Il renvoie au poème The sick Rose de William Blake (p. 185), récité en anglais par le pilote lors des soirées passées chez les Bartra et il est de toute évidence adressé à Rosa : El gusano invisible/ Que vuela por la noche/ […] tu lecho ha descubierto/ […] Y su amor, sombrío, secreto,/ te consume la vida.117
176La dissémination dans le texte de l’énoncé verbal gusano invisible doit se comprendre en lien avec le prédicat final du poème te consume la vida et la richesse sémantique du verbe consumir (consumer, détruire, ronger). Le ver invisible est associé à l’amour et au désir. On le retrouve dans une image éculée proférée par le pilote qui se retrouve ainsi raillé : Me deslizo por el cielo como el gusano sedesliza entre los pétalos de la rosa118 (p. 287). Ailleurs, il métaphorise la poussée de la libido chez David dans la salle de cinéma (siente una repentina dulzura en el espinazo, un gusanito de miel subiendo despacio desde el ojete hasta el cerebro119, p. 91) sous l’effet conjugué de la main baladeuse de Paulino et la vue de l’actrice June Duprez dans le film El ladrón de Bagdad. Ce syntagme « ver invisible » donne lieu aussi à des développements métaphoriques plus complexes. La représentation du mal invisible dont souffre David acquiert une plus grande expressivité par la comparaison des bourdonnements d’oreille pareils à l’activité des vers qui perforent le sol (p. 104). Ailleurs encore, la présence du verbe consumir déclenche la métaphore des cendres d’une cigarette pareille à un ver de terre : ungusanode ceniza intacto120 (p. 61), une façon d’évoquer une présence-absence, celle du père. Enfin, le « ver invisible », comme le commente Marco Kunz (dans Belmonte Serrano, 2002, p. 114), c’est Víctor le fœtus, qui éprouve un sentiment de culpabilité envers sa mère morte. Il s’identifie à ce ver invisible qui détruit la vie de sa mère.
177Je prendrai comme dernier exemple cette figure erratique et embryonnaire qu’est Amanda sur sa bicyclette. La figure est présente dans toutes les nappes narratives du texte. Amanda, la jeune fille à bicyclette, est une figure inventée par Tecla la grand-mère sénile. Amanda est liée à Rosa au travers de l’inscription Forever Amanda sur la carlingue de l’avion du pilote. Enfin David dérobe les vêtements de la jeune fille qu’il voit passer tous les samedis et dimanches après-midi et s’en revêt pour devenir Amanda Espinosa de los Monteros, la putilla (la petite pute) qui ira à la rencontre des deux policiers. Cette figure incarne donc l’amour121 et le sexe, du plus sublime (quand Amanda est identifiée à Rosa) au plus sordide (quand David se déguise en Amanda). Le nom d’Amanda met en relation des scènes de manière apparemment arbitraire du point de vue de la logique diégétique et la relation symbolique est laissée à l’appréciation du lecteur.
178De toute évidence Amanda, la jeune fille à bicyclette, se consacre au marché noir et son image fugitive apparaît dans plusieurs romans. À travers tous les fils de la mémoire tendus à partir de ce prénom, on voit comment la réalité vécue alimente le jeu fictionnel et littéraire. Le lecteur marsé en reconnaît un mode de narrer qui consiste à parsemer le texte d’images fugitives et embryonnaires, tout en sachant qu’il pourra retrouver cette image dans un roman postérieur. Qui sait : Amanda deviendra peut-être un personnage clé d’un prochain roman !
179L’art narratif est dans Rabos un art de la prestidigitation : l’objet (ou la figure) apparaît et disparaît puis apparaît à nouveau dans un contexte totalement nouveau (rose, vélo, photo, livre, mallette). Les objets passent d’une main à l’autre permettant ainsi de nouveaux rebondissements et établissant des liens entre les trames. Ce procédé participe en partie d’un style narratif fonctionnel que l’on retrouve dans les romans populaires (Eco, 1993, p. 17) dans lesquels sont mis en œuvre de nombreux artifices qui construisent une combinatoire de lieux topiques articulés entre eux. Comme dans le roman populaire, le roman marséen joue des itérations continuelles et de toutes sortes de combinatoires et s’appuie sur des caractères préfabriqués. En cela, l’image-cliché joue un rôle prépondérant. Mais le cliché n’est qu’un point de départ et non une fin en soi. Il alimente la création littéraire, produit des images littéraires. Les artifices sont bien exhibés, revendiquant ainsi une jouissance de la Fabula à l’état pur (Eco, 1993, p. 19), mais ils proposent à parts égales une réflexion, des interrogations et ne donnent pas de solutions toutes faites. Les images et objets, transformés en motifs littéraires sont des matériaux narratifs. Ils authentifient, ancrent le récit dans une période historique, sont parfois autant de traces autobiographiques et des vestiges du passé mais ils se retrouvent également pris dans un jeu formel aux effets distanciateurs (pastiche, parodie, ironie sarcastique) et déréalisants (jeu métaphorique).
Dédoublement de l’image et réversibilité
180La sensation d’une instance narratrice duelle et paradoxale dans Rabos résulte du dédoublement, comme nous l’avons vu, de Víctor narrateur adulte et Víctor fœtus. Un autre dédoublement s’opère aussi entre le narrateur (Víctor) et le protagoniste (David). Ces dédoublements généralisés dans Rabos mais aussi dans l’œuvre de Marsé posent la question de l’identité de celui qui raconte. Qui est-il et dans quelle mesure ne finit-il pas par se diluer dans ce qu’il représente ? La thématique de l’identité-altérité traverse toute l’œuvre de Marsé et El Amante bilingüe porte à son paroxysme l’investissement du créateur Joan Marés – double fictionnel d’un Juan Marsé catalanisé pourrions-nous dire – qui finit par se transformer en sa créature Juan Faneca, patronyme du père biologique de Juan Marsé. Le mécanisme du dédoublement qui implique une réversibilité du point de vue et qui conduit à la schizophrénie dans El Amante bilingüe (1990) est aussi de mise dans le face-à-face David et l’image du pilote. La relation qui s’établit entre sujet regardant et sujet regardé implique que le regard qui voit – et qui crée à partir de ce regard – est aussi regardé et recréé. David regarde le pilote et il est vu par lui. La relation photographique donne une explication aux hallucinations de David, aux voix qu’il entend. On a l’impression que le processus schizophrénique est dissimulé par la naturalisation qu’apporte la relation photographique qui légitime la réversibilité alors qu’il était exposé dans El Amante bilingüe.
181Les thèmes du dédoublement, du jeu entre voyant et visible, visible/invisible et, par extension, entre l’écrit et l’image trouvent dans des figures comme celle d’Amanda dans Rabos une manière d’allégorie. Tout comme le pilote, Amanda ne fait pas partie de la famille Bartra, mais elle est pourtant très liée à elle puisqu’elle est une invention conjointe de Tecla et David. Le prénom Tecla122 offre plusieurs portes d’accès à l’imaginaire : une maîtrisée par l’écriture – tecla, c’est la touche du clavier – l’autre non maîtrisée et délirante. David rend visite à sa grand-mère mais celle-ci ne le voit pas. Il voit mais il n’est pas vu. Le contact est rétabli lorsqu’il se déguise en Amanda123. Il devient alors visible à ses yeux. Il entre et s’abîme ainsi dans ce monde de déraison par cette identification à la figure féminine qui lui fera connaître l’infamie. En se déguisant en Amanda Espinosa de los Monteros, il rejoint le groupe des figures féminines marséennes, symboles de l’innocence pervertie. Alors que l’instauration d’une relation photographique a pour fonction d’atténuer le sentiment d’étrangeté du face-à-face improbable David-le pilote, ce trio énigmatique est, au contraire, producteur d’étrangeté dans le texte. Amanda est une fulgurance éteinte de la grand-mère, un extravío de la memoria, la ceniza de un sueño o de una emoción remota124 (p. 97) qui deviendra déraison pour David, desvarío de un desvarío125 – dit le texte. Que se cache-t-il derrière ces images littéraires et ces mises en abymes ? La suspension du sens est manifestement revendiquée par cette obstination à exprimer une visualité sans finalité apparente de la jeune fille sur sa bicyclette. Elle recèle, en tant qu’image, un sens obtus (Barthes, 1982).
182Amanda incarne le pouvoir de fascination de l’image et le refuge sans fond et sans fin de l’imaginaire. On devine une allégorie de l’imaginaire dans la fiction romanesque derrière cette « mise en espace » de la figure. Image erratique, elle navigue, tout comme le roman marséen, sur le fil du rasoir entre vie et mort, imaginaire et mémoire, masculin et féminin.
Víctor ou la victoire de l’imaginaire
183Récapitulons. L’histoire rocambolesque que Víctor fait assumer à David est une invention en duo d’un roman familial. L’absence du père et son image dégradée suscitent l’image mythique du pilote. La mort de la mère suscite une reconstruction imaginaire de la rouquine (la pelirroja) à travers la figuration diégétique du dialogue entre David, l’image et le point de vue du fœtus.
184La capacité d’affabulation redoublée par l’analepse que constitue le récit métadiégétique réduit, laisse en suspens la véritable identité du père biologique de Víctor. Le narrateur Víctor « se fait son cinéma », c’est-à-dire son roman familial. Cherche-t-il à élucider ses origines ou conduit-il plutôt le récit vers une double origine réelle et fantasmée ? Est-il le fils de Víctor ou le fils du pilote ? Le roman ne problématise pas cette question, comme nous l’avons souligné plus haut. Pourtant, de nombreux indices rapprochent l’image du pilote d’une image paternelle fantasmée ou symbolique. Les photos exhumées par Rosa de la boîte à chaussures – véritable boîte de Pandore – sont des photos de famille. Le pilote en fait partie. Par ailleurs, Víctor dit à son frère : ¿No sabes, ignorante, que al cumplir cuatro semanas ya tenemos cerebro, y que también soñamos, y que el sueño más frecuente es el de volar?126 (p. 93). Víctor s’identifie à ce ver invisible – invisible worm – tandis que David cherche dans le pilote un modèle héroïque. Víctor, le narrateur, tout en assumant le récit de la quête du père par son frère, arrange l’histoire familiale de sorte que l’hypothèse qu’il puisse être le fils du pilote puisse être envisagée. Le thème de la quête du père implique donc aussi un fantasme de Víctor qui se rêverait en fils du pilote.
185Le point de vue du fœtus accompagne celui du narrateur en train de raconter. Ce dédoublement pallie l’impossibilité pour Víctor de connaître un jour, d’établir une intimité avec sa mère : « Je ne verrai jamais les yeux de ma mère… ». Víctor reconstruit la figure de la mère par le biais de personnages qui ont eu une relation intime avec elle : l’inspecteur, le pilote, David et tous ces absents avec lesquels ce dernier a entretenu d’étranges dialogues.
186Víctor voit « par l’imagination » David qui espionne l’inspecteur qui, à son tour, espionne la pelirroja, vue par ailleurs « de l’intérieur » par Víctor. Il s’agit, entre tous ces regards qui se télescopent et s’enchâssent de construire une image de la mère. En adoptant le point de vue du personnage intra-utérin, le narrateur détaille l’histoire de la grossesse de sa mère, les mouvements de son corps : le fœtus est un dedans tourné vers le dehors, qui ne se substitue jamais aux pensées, aux paroles ou aux actes de la pelirroja. Les réactions de Rosa sont ressenties de l’intérieur. Le fœtus joue le rôle d’une caméra implantée pour sonder les moindres remous et phénomènes corporels. Dans le même temps, il suit les déplacements du personnage féminin et reconstruit ce qui se passe autour d’elle, interprétant, commentant et engageant un dialogue avec son frère au sujet des événements qui se déroulent.
187Le premier niveau du récit concerne beaucoup plus l’image de la mère, objet focalisé par le regard photographique de l’inspecteur et de David ou bien encore par la caméra interne que constitue le fœtus. Pour le lecteur, la pelirroja est toujours un personnage vu du dehors ou du dedans. C’est à partir de ce double point de vue – extérieur et intérieur – des différents personnages qui ont côtoyé Rosa que le narrateur va pouvoir « cerner » une image de sa mère, s’inventer une relation intra-utérine avec elle.
188La mère est avant tout une figure romanesque inventée pour combler le manque et l’absence. C’est une figure archétypale. Pour tous elle est « la rouquine ». Le pilote est séduit en raison d’une d’attirance fétichiste envers toutes les rousses « non irlandaises ». Elle incarne la puissance de vie, l’énergie vitale, une énergie déployée pour ne pas succomber au désespoir. Dans le panthéon marséen, au côté de la rousse Rita Hayword et « sa chevelure de feu », nous trouvons l’actrice rousse d’origine irlandaise Maureen O’Hara qui pourrait représenter un modèle pour le personnage de Rosa, plus précisément dans le film Qu’elle était verte ma vallée127. Cette actrice représente la femme combative, qui ne désarme pas devant l’adversité, qui lutte contre vents et marées dans un univers qui lui est hostile. Dans ce film, Maureen O’Hara joue le rôle d’un personnage cornélien, tiraillée entre l’univers de celui qu’elle épouse, le fils du directeur de la mine, et son monde : celui des mineurs en conflit avec les instances directrices. Dans Rabos, Rosa, attirée par la personnalité de l’inspecteur Galván, laisse ce dernier s’immiscer dans son univers privé mais sans pour autant renoncer à ses idéaux qu’elle réaffirme de manière régulière lors de leurs discussions.
189La chevelure rousse est un signe du même ordre que la cicatrice sur la fesse du père. Rosa porte sur elle la marque de cet univers infernal qu’est l’après-guerre et que l’on retrouve dans la figure de La Fueguiña dans Si te dicen que caí. Cette dernière porte la marque du feu infernal sur son visage comme signe de destruction et action du feu dans la ville128. Mais, tandis qu’elle se soumet en en tirant profit – elle se met au service de Conrado –, Rosa, quant à elle, refuse cette soumission. Le roux devient la marque de son insoumission et, partant, de son destin tragique. Le combat qu’elle mène oppose vie et mort, fertilité et stérilité (les rosiers morts face aux marguerites ; la mémoire face à l’oubli). Mais la disposition des lieux et l’organisation spatiale de sa demeure traduisent l’inutilité du combat que l’on sait perdu d’avance. Cependant, elle transmet cette insoumission et cette force combative, su imbatible espíritu luchador129 (p. 49), à son fœtus : Recibo a través del cordón umbilical el coletazo alegre de su indomable voluntad de vivir, de superar penas y añagazas y desdenes130. (p. 67). L’espoir et la projection dans le futur, sont exprimés, ici comme dans El Embrujo, à travers l’iconisation de la femme – mère ou jeune fille en fleur.
190Le véritable combat de Rosa est celui de l’imaginaire : « sort et raconte » dit-elle à son fœtus. Et Víctor raconte. C’est bien là l’unique « victoire » dont il peut se targuer et qui justifie son prénom. De cette façon, la victoire qui a été ravie au père Víctor trouve enfin sa conclusion « victorieuse » dans le récit que fait Víctor, tout aussi combatif dans son racontage que sa mère fantasmée.
Ombre et lumière
191L’imagination et la mémoire sont des lieux-refuges par excellence, toujours déclinés en clair-obscur. Dans les romans analysés ici, les lieux-refuges sont de deux sortes. Dans Si te dicen que caí la friperie et le refuge antiaérien sont certes les seuls endroits où les adolescents retrouvent une chaleur et une communion loin du monde chaotique des adultes mais ce sont des lieux de désolation et de dégradation. Au contraire, dans El Embrujo (jusqu’à l’arrivée de l’intrus Denis) et dans Rabos, certains lieux sont préservés de la destruction et de la désolation.
192Le principe d’un jeu de clair-obscur comme condition préalable pour que se déploient l’imagination et la création était déjà présent dans les romans antérieurs. Ñito et Sor Paulino dialoguent et reconstituent et inventent le passé de Java dans un lieu que Sor Paulina appelle « pharmacie ». Cada día, desde las tres de la tarde […] el viejo celador permanecía sentado […] en el cartucho oscuro. […] había un ventanuco enrejado cerca del techo, al nivel de la calle131 (STQC, p. 25). Dans Rabos, nombreux, nous l’avons vu, sont les lieux fermés qui reçoivent la lumière extérieure, produisant des images spectrales et des souvenirs. Trois lieux refuges obscurs rappellent un dispositif photographique, réel ou métaphorisé : la chambre de David, la chambre du narrateur en fin de roman, le laboratoire-photo ; et, en écho, Víctor dans son refuge intra-utérin.
193La création littéraire est métaphorisée par sa comparaison avec une chambre noire d’appareil photographique recueillant les images obsessionnelles, mais elle est aussi comparable au laboratoire du photographe, lieu de manipulation et d’invention où s’élaborent les choix romanesques qui donneront telle ou telle coloration au récit. Le ventre maternel métaphorise, quant à lui, les processus de gestation de l’œuvre : la vie intra-utérine jusqu’à l’expulsion est comparée à l’écriture du roman ; le narrateur ponctue d’ailleurs l’avancée de l’histoire et la situe pour le lecteur comme s’il s’agissait des différentes étapes d’un accouchement : la pelvis de la historia (le pelvis de l’histoire), la placenta de la historia (le placenta de l’histoire). L’origine de l’écriture se trouve dans cette association entre chambre noire, ventre maternel et laboratoire photographique. Si tous les regards convergent vers Rosa la rousse, la narration est impulsée par l’énergie et la projection du désir maternel, la ex maestra de escuela represaliada132 imaginant son fœtus comme una sombra intrauterina con una pluma en la mano […] Sal y cuéntalo, habría dicho133 (p. 342). L’image de la mère projetée par le fils génère la narration. Un mythe personnel des origines se décline ainsi, fusionnant origine de la vie et origine de l’écriture.
194Comment comprendre la présence du photographique dans Rabos ? Même si l’image de la camera oscura s’impose, le fait que ces lieux font aussi advenir des voix, des sons et des odeurs, nous conduit tout droit au cinéma et au rôle qu’y joue la photographie – une écriture de la lumière. Cependant, Rabos préfère les mises en scène qui rappellent le dispositif photographique, contrairement à El Embrujo, qui est un hommage au 7e Art. À travers le principe du stenope et la métaphore de la chambre noire, c’est un mouvement de la lumière qui va de l’extérieur vers l’intérieur qui est mis en avant alors que dans le cas du cinéma c’est le mouvement de l’intérieur (le projecteur) vers l’extérieur (l’écran) qui prévaut. Par sa double vocation à manifester l’irréfutable mais aussi un ailleurs invisible – émotion, sensations, traumatismes – la photographie est un puissant ressort métaphorique qui fait de ce roman un roman synesthésique. La métaphore photographique nous dit peut-être tout simplement que le roman marséen se nourrit d’un cinéma mental intériorisé134, d’où l’insurmontable difficulté de rendre visible à travers une adaptation cinématographique ce qui est d’autant plus consubstantiellement invisible qu’il a été généré par une première conversion du visible en invisible.
Notes de bas de page
1 Rabos de lagartija, Barcelona, Lumen, Areté, 2000.
2 Traduction française, par mes soins : « Le narrateur de cette histoire, Víctor Bartra, n’est pas encore né. C’est depuis le ventre de sa mère, qu’il se rend compte qu’il se trouve en train de vivre les jours les plus durs de l’après-guerre. »
3 Traduction française, par messoins : « Avec cette idée de faire en sorte que le narrateur soit un fœtus, je ne prétendais pas être orginal […]. Mais à partir du moment où j’ai su que mon narrateur central allait être un fœtus, j’ai accepté cette perspective invraisemblable, j’ai su qu’elle me permettrait beaucoup de choses. Et c’est comme ça que j’ai commencé à affabuler… »
4 Sauf indication contraire, les traductions à venir pour ce roman sont de Jean-Marie Saint Lu, Des lézards dans le ravin, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2001. Traduction française : « – Allez, garçon, accouche. / Mes parents m’ont engendré il y a bien longtemps, mais à ce moment-là je ne dois pas avoir plus de trois ou quatre mois. Tout se passe comme dans un rêve congelé dans le placenta de la mémoire, dans un temps suspendu qui connut le summum des mascarades publiques et des infortunes privées, des mauvais traitements et des malheurs, des cachots et des fers. »
5 Excipit du roman décrivant Víctor adulte-handicapé dans sa chambre. « Quelqu’un maintenant a ouvert fenêtres et jalousies, je touche sous mon oreiller mon crayon et mes cahiers. »
6 Yo siento con frecuencia la nostalgia del futuro, quiero decir, nostalgia de aquellos días de fiesta, cuando todo merodeaba por delante y el futuro aún estaba en su sitio, Luis García Montero. Traduction française, par mes soins : « Je ressens fréquemment la nostalgie du futur, je veux dire, la nostalgie de ces jours de fêtes, quand tout allait de l’avant et l’avenir était encore à sa place. »
7 Porque no lo vi [Le père], lo puedo imaginarmejor que tú, p. 39, (traduction française, p. 43 : « C’est parce que je ne l’ai pas vu, que je peux l’imaginer mieux que toi ») répond Víctor à son frère.
8 Traduction française, p. 128 : « J’ai beaucoup de mal à démêler ta voix de la mienne, et je n’y arrive que par moments, quand ton verbe frappe, imprévisible et irrité, et qu’il s’impose dans toute sa vérité et son urgence, testimonial et unique, parce qu’il est la parfaite résonance d’un temps qui sera à tout jamais pour nous un refuge imaginaire ».
9 Le narrateur veut lire l’unique livre qu’il a conservé de la pelirroja : Guerra y paz. Mais il n’arrive pas à se faire comprendre : Y es que todavía me cuesta hacerme entender (c’est qu’il m’est encore difficile de me faire entendre). Alcánzame Guerra y paz (Passe-moi Guerre et paix) est transformé en cázame guerripa : la parole proférée est incompréhensible, mais elle est formulée de telle sorte que le début de l’énoncé, perçu comme un signe linguistique plein (verbe cazar – chasser – à l’impératif), entraîne dans son sillage le deuxième terme, incompréhensible, mais qui peut résulter d’un jeu de mots avec le terme guripa, qualificatif employé dans le roman par David pour désigner l’inspecteur.
10 De nombreuses similitudes rapprochent Guerre et paix de Rabos : le personnage de Natacha et celui de Rosa ; la guerre comme toile de fond ; la structure du roman ; la présence de plusieurs trames et la richesse épisodique ; le roman de formation.
11 Traduction française : « c’est qu’il m’est encore difficile de me faire entendre ».
12 Llega David a esta hora decisiva después de pasar la tarde haciendo recados para el fotógrafo, p. 328, (traduction française, p. 373 : « David arrive à cette heure décisive après avoir passé l’après-midi à faire des courses pour le photographe »).
13 David Seymour, tout comme Robert Capa et Henri Cartier-Bresson, a couvert la guerre civile espagnole puis la seconde guerre mondiale. Ils sont tous trois fondateurs de l’agence Magnum après la 1945 aux côtés de George Rodger. David Seymour est mort en 1956, alors qu’il couvrait la guerre de Suez.
14 « la fotografía artística, una actividad solitaria y alelada cuyos logros más notables habría de obtenerlos en una docena de instantáneas en la playa y en casa, chapitre XII, p. 346 (traduction française, p. 394-395 : « la photographie d’art, activité solitaire et hébétée dont les réussites les plus notables devaient être une douzaine d’instantanés sur la plage et à la maison »).
15 « el testimonio más cabal y más veraz de lo que un día, hace mucho tiempo, conmovió esta ciudad, p. 353. (traduction française, p. 403 : « Le témoignage le plus parfait et le plus vrai de ce qui un jour, il y a bien longtemps, a ébranlé cette ville »).
16 Le prénom David apparaît aussi dans une nouvelle Historia de detectives où il se retrouve en compagnie d’un groupe d’adolescents dont Charles Lagartón qui rappelle le personnage de Paulino.
17 Traduction française, p. 394 : « Mais personne ne pouvait imaginer que ce serait le travail qui le sauverait de ses propres fureurs ».
18 Traduction française, p. 395 : « David photographia depuis des angles recherchés et singuliers ».
19 Traduction française, p. 395 :» Dans ces déchets, dans chacun d’eux, l’œil de l’appareil cherche de très près ».
20 Traduction française, p. 395 : « il cherche de très près une identité cachée et la distingue, la touche et la repense, la recrée au-delà de l’histoire particulière que pourraient suggérer leur détérioration et leur abandon ».
21 Traduction française : « C’est au cours de ces jours-là que tout est arrivé. »
22 Traduction française, p. 397-398 : « Le lendemain samedi, David se lance à la rue/ Le dimanche 4, dans l’après-midi, il prend une autre pellicule./ Sa dernière photo, David la réussit sous une très forte averse. »
23 Dans STQC la figure du fotógrafo ambulante (STQC, 1993, p. 70), tout comme celle du peintre de rue, fait partie du paysage urbain.
24 Traduction française, par mes soins : « Malgré le manque de moyens, la précarité et l’improvisation, les images des reporters occasionnels de l’époque constituent aujourd’hui un document émouvant d’une Espagne tenaillée, qui pansait encore les plaies laissées par la guerre. Contrairement aux reporters officiels, ces professionnels très simples n’avaient aucun intérêt à dissimuler les injures de la réalité et […] ils élaborèrent une espèce de revers de l’image prônée depuis les bureaux de Presse et Propagande du Régime […], les images oubliées et à moitié détruites de ces reporters constituent un miroir qui nous montre le territoire désolé de la défaite, le sombre univers de la margination et de la souffrance. »
25 Traduction française, p. 398 :» froidement, en se déplaçant avec astuce et discrétion ».
26 Traduction française, p. 398 : « on voit des tramways circulant à vide ».
27 Traduction française, p. 398 : « le cadrage ou la mise au point sont déficients, et d’ailleurs aucune ne transmet le mouvement ni l’authenticité qu’il recherche ».
28 Traduction française, p. 398 : « planté sur ses deux jambes entre les rails ».
29 Cette image de David avec sa gabardine planté sur ses deux pieds face au tramway fait pendant à une autre image récurrente, comme nous le verrons, dans la fiction 2 : celle du pilote Bryan O’Flynn, avec son blouson, les poings sur les hanches face aux soldats allemands.
30 Traduction française, p. 398 : « et c’est vrai, j’ai la photo entre les mains ».
31 Cf. l’analyse de Antonio Altarriba, commentant les représentations que l’on a de l’instantané photographique à la suite des enseignements de Cartier-Bresson (Antonio Ansón, Los mil relatos de la imagen y uno más, 2002, p. 120).
32 Traduction française : « Le tramway fonce sur toi ».
33 Traduction française, p. 399 : « une apparition fantomatique surgie des entrailles de l’averse ».
34 Traduction française, p. 244 : « comme en un clin d’œil prémonitoire de mon frère qui sort de l’obscur cagibi de développement du photographe Marimón, les ongles jaunes et le cœur furieux ». La couleur jaune est associée, une nouvelle fois, comme ce fut le cas dans El Embrujo, à la vengeance et à la trahison, motifs narratifs incontournables des récits d’aventures, qu’ils aient comme support la bande dessinée, le roman populaire ou le cinéma.
35 Traduction française, p. 399 : « Il s’agit certainement du seul individu dans toute la ville qui ait osé monter dans un tram cet après-midi ».
36 Traduction française, p. 399 : « c’est la silhouette noire d’un passager assis, avec un chapeau et les revers de sa veste relevés ».
37 Traduction française : « un jaune, peut-être, ou un policier ? ».
38 Traduction française, p. 400 : « tu es retombé dans tes erreurs, tu as triché ».
39 Traduction française : « David va au rendez-vous avec son destin ».
40 Traduction française, p. 401 : « la vérité nue et simple, comme il la veut maintenant, pénètre dans son œil comme un rayon lumineux ».
41 Traduction française : « il le heurte, le projette deux mètres en avant, et, sans avoir le temps de freiner, l’emprisonne sous le treillis de fer de la plate-forme avant, et l’entraîne sur plusieurs mètres. »
42 Traduction française, p. 402 : « Pas de trou dans mon blouson, s’il vous plaît… »
43 Traduction française, p. 403 : « de l’ongle, [il] extrait un reste de pomme de ses dents ».
44 Au cinéma, comme dans la littérature, la valise ou le porte-documents est un objet constitutif de la figure de l’espion, du voyageur, de l’exilé ou du clandestin. Elle dissimule, conserve à l’abri des regards indiscrets un contenu de première importance. Son ouverture est l’occasion d’une révélation. Dans Rabos, c’est un objet ouvertement recyclé de la littérature et du cinéma noir, marqueur d’activité clandestine, d’espionnage et de contrebande. Le pilote allié dont l’avion a été abattu passe la frontière pyrénéenne grâce au groupe de Ponzán Vidal dont fait partie Víctor Bartra. Il porte avec lui une valise très lourde qu’il confie à Víctor en lui laissant croire qu’il s’agit d’une pièce de sous-marin et que la conservation en de bonnes mains de cette valise est stratégique pour le camp allié. Mais le lecteur apprend très vite que cette valise contient en fait des bouteilles de vin de grand cru que le pilote boira avec Rosa Bartra et qu’il remplacera ensuite par une paire de bielles oxidées de bicyclette. Cette valise permet de faire le lien entre le récit d’aventure et la trame sentimentaliste. Elle renforce l’entreprise de démythification à l’endroit du pilote allié, héros de la seconde guerre mondiale, qui dans les faits n’hésite pas à mettre en danger son ami pour deux bouteilles de vin. La présence de la valise renvoie aussi à l’expérience vécue. Dans la masse littéraire que composent les entrevues et autres paratextes externes, Juan Marsé ravive volontiers le souvenir émerveillé de l’enfant qui essaie d’interpréter les allées et venues de l’oncle qui passait la frontière franco-espagnole et rendait des visites clandestines à son frère. Cet oncle débarquait chargé de valises : « a través de mi tío el francés, comencé a conocer a los resistentes : llegaban de noche a casa con misteriosas maletas que contenían propaganda clandestina pero que yo imaginaba repletas de bombas y pistolas…, Marcos Ordóñez, 1993, p. 8 (traduction française, par mes soins : « c’est par mon oncle “le Français” que j’ai commencé à connaître les résistants : ils arrivaient de nuit porteurs de mystérieuses valises qui contenaient de la propagande clandestine mais que j’imaginais remplies d’armes et de bombes… »).
45 Selon les catégories définies par Genette dans Figures III, la fiction 2 est un récit métadiégétique réduit, dans la mesure où le récit au second degré partage le même narrateur que le récit au premier degré.
46 Traduction française, p. 59 : « Qu’est-ce que c’est que cette perquisition domiciliaire ? »
47 Traduction française : « Le regard circulaire et très lent du policier », « Le regard las, faussement détrousseur du policier rebondit maintenant sur le grabat et le portemanteau en bois. »
48 Traduction française : « Mais l’intérêt du policier se concentre sur le mur. »
49 Traduction française : « Joe Louis qui le regarde depuis le mur, tapi derrière ses gants de boxeur et ses grosses lèvres noires ».
50 Dans cet album, quelques pages sont consacrées à la boxe illustrées par une photo de Joe Louis (p. 192-199). Dans Años de penitencia (Marsé, 1971, p. 196), en introduction aux années quarante (La literatura, la canción, los deportes, el tebeo), Marsé rappelle la carrière du boxeur Joe Louis (surnommé El bombardero de Detroit, « Le bombardier de Détroit ») dans les années trente.
51 Una fotografía, un billete de tren, un programa de teatro, el fragmento de una carta, o una nota manuscrita, obrarán en los años como signos suscitadores, prologue de La gran desilusión, Marsé, 1971, p. 32 (traduction française, par mes soins : « une photographie, un billet de train, un programme de théâtre, le fragment d’une lettre, ou une note manuscrite, œuvreront au fil des ans comme des signes suscitateurs »).
52 Yo también tengo las orejas machacadas, también a mí me silban, dice Joe Louis. Aguanta, chaval, p. 99 (traduction française, p. 112 : « Moi aussi j’ai les oreilles foutues, à moi aussi elles me sifflent, dit Joe Louis. Prends ton mal en patience garçon »).
53 La fictionnalisation de ce problème de bourdonnements d’oreille, auxquels l’auteur est lui-même confronté – comme le relèvent les textes et épitextes à valeur biographique – contribue à construire une image d’un auteur aux prises avec ces bruits parasites et trouvant un soulagement dans l’écriture de mondes imaginaires suscitée par les images, toujours premières, et les voix mentales de son enfance.
54 Traduction française, p. 329 : « La vérité est une question d’oreille ».
55 Il est assez significatif que le diminutif ventanuco, petite fenêtre étroite, ait été préféré à tragaluz (vasistas). Tout dans le roman produit un effet de contraste entre un environnement misérable et un pouvoir d’invention foisonnant.
56 Traduction française, p. 59 : « Sur les murs verdâtres et aveugles, avec une lucarne élevée donnant à l’ouest, les marques laissées par les étagères et l’humidité ont dessiné une grille de mots croisés estompée ».
57 Dans desleído (estompé, délayé), en espagnol, il y a leído (participe passé du verbe lire). Voir l’article de Elvire Gómez Vidal « El escritor desleído », 2003.
58 Traduction française, p. 137 : « La petite fenêtre est ouverte et la nuit suffocante, pleine du crissement des grillons dans le ravin, entre dans la chambre ».
59 Des numéros de cette revue que j’ai pu feuilleter, il n’y a nulle trace d’un aviateur allié en couverture, ce qui, somme toute, paraît « logique ».
60 Traduction française, p. 61 : « Il regarde autour de lui avec un apparent manque d’intérêt et finit par porter son attention sur une couverture de la revue Adler ». Le narrateur retient Adler et non Der Adler. Il est vrai que dans la revue, l’article Der apparaît en petits caractères en tête de couverture. Le narrateur transcrit ainsi une lecture visuelle du titre dont le graphisme a pu marquer les esprits.
61 Traduction française, p. 61 :» La couverture reproduit l’image d’un pilote des forces alliées, au moment où il est fait prisonnier près de son avion abattu ».
62 Traduction française, p. 61 : « Une photo de propagande, un instantané pris à la lumière naturelle ».
63 Traduction française, p. 61 : « En l’observant plus attentivement, l’inspecteur remarque l’attitude assez crâne du jeune aviateur, poings sur les hanches, sourire presque imperceptible et regard insoumis, prudemment ironique ».
64 Brazos en jarras : énoncé verbal récurrent que l’on retrouve dans Teniente Bravo ou El Embrujo, par lequel s’exprime un regard ironique sur la pose virile ou héroïque.
65 Traduction française, p. 61 : « regard […] adressé non pas aux deux soldats allemands qui pointent sur lui leurs mitraillettes, un de chaque côté, mais directement à l’objectif du photographe, à l’avenir incertain et aux yeux qui le verront à tout jamais captif ».
66 Je nomme, rappelons-le, hors-champ ce que l’objectif n’a pas sélectionné mais qui fait partie du même niveau du récit et hors-cadre tout ce qui n’est pas dans le cadre et qui renvoie à un deuxième niveau.
67 Traduction française : « En ce jour, l’Armée rouge ayant été désarmée et faite prisonnière, les Troupes nationales ont atteint leurs derniers objectifs militaires. La guerre est terminée. »
68 L’avion du pilote n’est pas n’importe quel avion. C’est un Spitefire, un avion de chasse emblématique, gloire de la Royal Air Force. Dans le chapitre « Escenarios de la segunda guerra mundial » (p. 99) de Imágenes y recuerdos, 1939-1950, años de penitencia (1970), Marsé a consigné une fiche technique de cet avion en légende d’une photo de Spitfires alignés dans une impressionnante perspective démontrant la puissance de feu des Britanniques et dont le contenu sera repris oralement par David dans la séquence trois du chapitre « Le mensonge de la rousse » (p. 137).
69 Ce terme checa (ou cheka) désignait la Police secrète de l’ancienne Union soviétique. Il a été repris durant la guerre civile pour qualifier les lieux investis par les miliciens républicains pour procéder aux interrogatoires (cf. définition du dictionnaire de la langue espagnole de la Real Academia Española). Ces checas étaient désignées par le nom de la rue dans laquelle elles se trouvaient. Ainsi, l’appartement de la rue Mallorca dans STQC fut un temps une cheka.
70 Loi de responsabilités politiques datant de 1939 promulguée par le régime franquiste légalisant et institutionnalisant la répression systématique contre tous ceux qui s’étaient opposés à Franco durant la guerre civile ou montrèrent leur sympathie envers le camp Républicain.
71 Traduction française : « tons pastel ou chromo, une patine bleu ciel et fruitée ».
72 Traduction française : « Les mots ne sont pas une bonne compagnie. »
73 Le pilote se définit lui-même comme un trofeo (un trophée).
74 Traduction française, p. 403 : « pas de trou dans mon blouson, s’il vous plaît ».
75 Traduction française, p. 329 : « – pas sur mon blouson de cuir, s’il vous plaît – ».
76 « Ce n’est pas moi qui vais le chercher […] c’est lui. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc le punctum ; car punctum c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tâche, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) », Barthes, 1980, p. 49.
77 « Une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière. C’est par le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques : car c’est culturellement (cette connotation est présente dans le studium) que je participe aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions. », Barthes, 1980, p. 48.
78 Film d’André Malraux sur la guerre d’Espagne Espoir, sierra de Teruel, 1938.
79 Traduction française, p. 61 : « Il a une véritable dévotion pour les pilotes ».
80 Marsé a consigné une image légendaire d’aviateur non militaire dans Años de penitencia (1971), une photo de Saint Exupéry lors d’une de ses missions en Afrique du Nord.
81 Traduction française, p. 320 : « David doit fermer bien davantage les paupières s’il veut voir et entendre ».
82 Image ou sensation subjective, propre à un sens, déterminée par une autre sensation qui affecte un sens différent.
83 Traduction française, p. 93 : « À quoi sert une anesthésie aujourd’hui ? Aujourd’hui tout le monde vit la bouche et les yeux fermés, en faisant la sourde oreille. Mes services ne sont plus d’aucune utilité ».
84 La rose pourpre du Caire (The Purple Rose of Cairo), film de Wooddy Allen (1985).
85 À la fin de la séquence, il reprendra sa place dans la photo.
86 Cf. Los mundos de Juan Marsé, « La familia », 2009.
87 Dès le chapitre II apparaît le mensonge de la rouquine. Rosa justifie la présence de la photo du pilote dans la chambre de David par une invention. L’énigme à résoudre pour le récit est de savoir pourquoi la pelirroja a menti. David et son frère se posent la question et invitent, de ce fait, le lecteur à se la poser. Dans la sixième séquence du chapitre IV, une scène relance l’intrigue. David brûle les lettres de Rosa et à la lueur des flammes, il devine le contenu d’un échange épistolaire entre deux amants. Donnés en italiques, les termes sélectionnés sont autant d’indices qui font peser le soupçon sur une relation entre le pilote et Rosa, indices qui seront confirmés plus tard. Le titre du chapitre suivant « Le mensonge de la rouquine » (chapitre V) s’annonce comme une promesse d’élucidation qui nous amènera aux derniers chapitres.
88 Alary, 2008, p. 398-399. Dans le dernier roman de Marsé Caligrafías de los sueños, le personnage du père continue de briller par son absence, toujours problématique pour le fils. Mais cette figure apparaît moins extraordinaire et plus conforme aux souvenirs. Marsé raconte qu’au moment de la chute de Barcelone, son père refusa de s’exiler et que ses activités politiques clandestines lui valurent plusieurs séjours en prison. Dans le roman, le fils tente de comprendre cette absence dont les motifs lui sont cachés afin de ne pas mettre en danger la famille.
89 Notons ici que ce prénom n’est pas neutre dans le contexte de l’époque puisque Franco avait fait de l’emblème romain de la Victoire, devenu ensuite emblème des docteurs de l’université de Salamanque, son emblème personnel qu’il arborait lors du défilé de la Victoire en 1939.
90 Traduction française, p. 63 : « il passera sa vie à l’imaginer ».
91 Traduction française, p. 144 : « un bombardier B-26 Marauder avec six membres d’équipage et deux moteurs radiaux Pratt-Whitney R-2800-5 Double Wasp d’une puissance de 1 850 chevaux, dit David d’un seul trait ».
92 Traduction française, par mes soins : « C’était un E-26 de la Royal Air Force et il regagnait sa base de Gibraltar. Un navire de guerre allemand, camouflé en navire marchand, lui tira dessus et les six pilotes, Anglais et Australiens, sont enterrés dans le cimetière de Mataró. Il y eut des témoins qui virent tomber l’avion. Naturellement l’ordre fut donné de ne rien dire et la nouvelle n’apparut nulle part. C’est ainsi qu’un fait réel finit par devenir une légende. Pour reconstruire les faits, des journalistes de El Punt de Mataró m’ont fort aidé. »
93 D’autres connexions sont possibles. C’est à Mataró que se trouvait en 1938 l’hôpital de Brigades Internationales où s’est rendu Ernest Hemingway, auteur de Pour qui sonne le glas (1940), largement inspiré de son expérience de journaliste durant la guerre d’Espagne.
94 Traduction française, p. 72 : « et il n’est pas encore mort ! Mets-toi bien ça dans le crâne, le flic ! »
95 Traduction française, p. 139 : « une étincelle moqueuse ».
96 Traduction française, p. 126-127 : « Pendant qu’il observe le pilote allié, debout maintenant devant le fuselage de son Spitfire en flammes : pas le moindre signe qu’il se sent à deux doigts de mourir, blessé ou effrayé, ni qu’il va se recroqueviller pour éviter les balles. »
97 Autre exemple de cette fonction de la photo comme signe de l’inauthentique : dans la dernière séquence du chapitre II, Rosa parle avec la photo de son mari (p. 66-67). C’est une photo retouchée et artificielle à l’image du dentier que porte le mari.
98 Traduction française, p. 401 : « Ça ne peut pas durer, il faudra bien que ça finisse un jour, impossible que ça tienne longtemps, sans savoir que ces propos parviendraient, comme un écho vide, aux oreilles sourdes de leurs enfants et de leurs petits-enfants : ils étaient vraiment aveugles, irrémédiablement vaincus, et ils étaient loin d’envisager de reprendre les armes, ils n’y pensaient même plus, maintenant ils n’avaient même plus assez de cran pour s’imaginer la tête dans un passe-montagne, pistolet au poing, poussant le tourniquet d’une banque ou plaçant un explosif. »
99 Traduction française, p. 323 : « Papa est assis sur une fesse à l’autre extrémité du lit et il tient la bouteille serrée entre ses cuisses […]. Maintenant, impossible de dire le contraire, il n’est absolument pas digne ni présentable. Sur son visage bouffi, ses traits manifestent un désordre particulier […] : non seulement ses dents ne sont pas à leur place, mais son nez ne se trouve pas où il devrait être, ni ces plis si virils sur ses joues, ni son regard pénétrant ni le souriant dédain qui a toujours plané sur ses sourcils hauts et épais. »
100 française, p. 323 : « La seule chose qui soit à sa place, c’est la coupure à la fesse ».
101 Traduction française : « il pense seulement que si au moins papa pouvait s’enorgueillir d’une blessure d’un autre genre, sur une autre partie du corps… ».
102 Traduction française : « Comparer son allure lamentable avec celle du pilote irlandais provoque un rude coup. »
103 Traduction française, p. 171 :» Je suis un héros de la RAF./ Et alors. Mon père aussi. » »
104 Traduction française, p. 324 : « pilote décoré de mes couilles ».
105 Traduction française, p. 324 : « tes petites intrigues et tes poétiques méfaits de petit-maître de la RAF » (p. 324).
106 Traduction française : « il affrontait de nombreux dangers à l’intérieur et à l’extérieur de l’Espagne ».
107 La marguerite n’a rien à voir ici avec le traitement symbolique que l’on trouve dans El Embrujo. J’y vois plutôt une référence en contrepoint à sainte Marguerite « vénérée par les femmes enceintes, à qui son intercession apportait une délivrance sans douleurs ni problèmes » (Duchet-Suchaux, Pastoureau, 1990, p. 233). Ce qui ne sera pas le cas de Rosa.
108 Traduction française, p. 328 : « un héros de guerre n’est rien d’autre qu’une sanglante coïncidence ! »
109 Traduction française :» L’unique héros authentique est celui qui ment sur ses intentions. Ce ne fut jamais mon cas. »
110 Guadalcanal est une des îles Salomon (Pacifique). Occupée par les Japonais en 1942, les États-Unis débarquent dans cette île en août et reprennent la place en 1943. Le film Flying Leathernecks (Les diables de Guadalcanal) a été réalisé par Nicholas Ray en 1951.
111 Traduction française, p. 307 : « Le nid de mitrailleuses japonaises s’est tu./ – Je ne suis pas un héros, je ne suis qu’un individu, dit un soldat à plat ventre sur la plage. Je suis ici simplement parce qu’il fallait que quelqu’un vienne. Je ne veux pas de médailles. Je veux seulement en finir avec tout ça et rentrer chez moi. »
112 Traduction française, p. 155 : « la mémoire est un cimetière, fils ».
113 Traduction française, p. 328 : « ou bien nous nous sauvons tous avec tout, ou rien ni personne ne sera sauvé ».
114 À propos de la situation allemande après les deux guerres mondiales du XXe siècle et des générations de la guerre, Alexander Mitscherlich parle, dans son livre Vers la société sans père (1969), de l’offense narcissique profonde éprouvée par le fils quand le père revient en vaincu. L’offense narcissique qui pèse sur les fils de vaincus de la Guerre d’Espagne n’est pas de même nature, n’a pas les mêmes causes, mais elle est bien exprimée dans les romans de Marsé et à travers toute une littérature sur la guerre civile.
115 Traduction française, p. 328 : « Tu es une métaphore vive de la dignité civile […] Tu es un héros, que tu le veuilles ou non. Comme moi ».
116 Traduction française : « Quel souvenir de moi te viendrait le premier à l’esprit ? », « une rose blanche ».
117 Traduction française, p. 209 : « Le ver invisible/ Qui vole la nuit/[…] a découvert ton lit/[…] Et son amour, sombre et secret/ consume ta vie. »
118 Traduction française, p. 326 : « Je glisse dans le ciel comme le ver glisse sur les pétales de la rose. »
119 Traduction française, p. 102 : « David sent une soudaine douceur le long de son épine dorsale, une petite chenille de miel qui lui monte lentement depuis le trou de balle jusqu’au cerveau ».
120 française, p. 68 : « un ver de cendre intact ».
121 Amanda, éthymologiquement, c’est celle qui doit être aimée, celle qui est digne d’être aimée et qui aime.
122 Sainte Thècle est la patronne de Tarragone. On l’invoque pour les paralysés – et l’on pense ici au narrateur – et les enfants qui marchent tardivement. Tecla, c’était aussi le prénom de la grand-mère de Juan Marsé.
123 Le matériau narratif à partir duquel est construite la figure d’Amanda est un conte dont le titre pose problème : La Reina desnuda selon la abuela, el Rey desnudo selon David. Ce conte rappelle l’image du petit chaperon rouge qui va d’un point à un autre et dont la tenue spécifique lui permet d’être reconnue par sa grand-mère.
124 Traduction française, p. 109 : « Un égarement de sa mémoire, la cendre d’un rêve ou d’une émotion lointaine ».
125 Traduction française : « délire d’un délire ».
126 Traduction française, p. 104 : « Tu ne sais pas, ignorant, qu’à quatre semaines nous avons déjà un cerveau et que nous rêvons, et que notre rêve le plus fréquent est que nous volons ? »
127 How Green Was My Valley realisé par John Ford en 1941.
128 La cicatrice de Aurora dans STQC manifeste la même idée : Es un costurrón muy feo, largo, la marca del fuego, piensa Java, la Mujer Marcada. (STQC, p. 22). Traduction française, par mes soins, passage non traduit dans la version française du roman : « C’est une cicatrice très moche, large, la marque du feu, pense Java, c’est la Femme marquée. »
129 Traduction française, p. 54 : « son imbattable esprit de lutte ».
130 française, p. 75 : « Je reçois par l’intermédiaire du cordon ombilical le joyeux sursaut de son indomptable volonté de vivre, de surmonter peines et leurres et dédains. »
131 Traduction française, p. 36 : « Tous les jours au début de l’après-midi […] le vieux gardien restait assis […] dans le réduit obscur […] il y avait un lucarnon grillagé près du plafond, au niveau de la rue ».
132 Traduction française : « ex-institutrice victime de représailles ».
133 Traduction française, p. 389 : « une ombre intra-utérine avec une plume à la main […] Sors et raconte tout, aurait-elle dit ».
134 Dans son analyse sur la relation de Juan Marsé au cinéma, Jean-Claude Seguin utilise justement l’expression « parcours mental » : Juan Marsé ofrece sobre todo un recorrido mental por las estrellas, un ir y venir de una película a otra, de una secuencia a otra, nos invita a dejar que fluya la memoria, nos propone un inmenso puzle cinematográfico. (Traduction française, par mes soins : « Juan Marsé offre surtout un parcours mental à travers les stars, un va-et-vient d’un film à l’autre, d’une séquence à l’autre, il nous invite à laisser s’écouler la mémoire, il nous propose un immense puzzle cinématographique. ») Ínsula, no 759, 2010, p. 15.
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