La boîte à images marséenne
p. 23-36
Texte intégral
1Avant d’engager le lecteur dans les méandres herméneutiques de chacune des études de roman qui composent cet essai, il convient, en amont, de rappeler de quoi est fait ce foisonnement iconographique chez Marsé et de commenter le rôle de toute une imagerie dans la constitution d’une mythologie personnelle.
Bandes dessinées, chromos et pulp fictions1
2Le déploiement de toute une littérature populaire ancre le récit marséen dans le contexte hispanique bien déterminé de l’univers urbain de l’après-guerre civile et des années 1950. Certes, la référence aux objets et images relevant de la culture de masse contribue à renforcer l’illusion réaliste. Mais en fait elle octroie un caractère authentique à un univers largement inventé et recomposé. La présence et le rôle de tebeos2, cartes postales, chromos, affiches, photographies, coupures de revue ne doivent pas être sous-estimés car ils jouent un rôle important dans la construction d’une sociabilité de quartier à hauteur d’adolescent : Yo hablo de un barrio que solo existe en mi cabeza, no en la realidad, pertenezco a una cultura popular basada en determinadas formas de vida ya desaparecidas3. (Quimera, p. 41).
3La référence ponctuelle mais tout de même constante aux tebeos contribue à dessiner les contours de cette culture populaire. En ce temps-là, les tebeos étaient l’objet d’une activité intense d’échanges et de troc. Des séries au succès retentissant, comme El Coyote, d’abord romans d’aventures au début des années quarante, ensuite adaptés à la bande dessinée, devenaient parfois une revue et suscitaient également tout un marché de collections d’images. Les activités qu’elles généraient constituaient un aspect important de la socialisation de l’enfant : Se jugaba imitando las acciones de los héroes preferidos. La lectura de los tebeos movilizaba toda una compleja red de estrategias, comportamientos, ritos, que más allá de la ficción que contenían, incidían en la vida cotidiana4. (Altarriba, 2001, p. 15). Il convient évidemment de se rappeler que la lecture des tebeos était un des seuls divertissements accessibles en milieu urbain dans une Espagne appauvrie par la guerre civile et l’installation d’un régime dictatorial qui prônait l’autarcie économique et le repli sur des valeurs définies comme hispaniques.
4De manière générale, le monde fictionnel marséen s’appuie sur les différents aspects de cette socialisation par l’imprimé. Marsé met en scène des adolescents qui collectionnent des chromos : David et sa collection d’avions de guerre dans Rabos, ou Miguel et ses albums de champions de boxe dans Si te dicen que caí. Une sorte de vénération lie l’enfant à ces héros et revues objets de collection, un bien précieux en ces temps de rationnement et de pénurie de papier. Ainsi, l’Inspecteur qui se présente à l’orphelinat tenu par sa belle-sœur très rétive dans Ronda de Guinardó apporte, en guise de sésame, un lot de tebeos pour les pensionnaires filles.
5« Cinéma des pauvres », qui coûtait aux alentours d’une peseta, les tebeos, tout comme les romans populaires, présentent par ailleurs l’intérêt, pour le roman, d’être des objets faciles à emporter et à transporter. À ce titre, ils jouent un rôle important dans la constitution d’un espace fictionnel urbain dynamique.
Todo empezó una tarde que Sarnita montaba su parada de tebeos usados en la Plaza del Norte, en la acera de Los Luises donde un ciego vendía cupones sentado en una silla de tijera. Los chicos de Los Luises le daban a una pelota de trapo y levantaban mucho polvo. Era un día de viento y él buscó piedras para sujetar los tebeos. Al poco rato llegó Luis con la merienda bajo el brazo y un montón de Merlín y Jorge y Fernando : Java tenía otra pila de Tarzán, dijo […]. Vendió un almanaque de Jorge y Fernando por veinte céntimos y cambió un Flash Gordon viejo por dos novelas de La Sombra sin cubiertas. […] Llegaron [Los Luises] y manosearon los tebeos pero no compraron ninguno.5 (STQC, p. 134)
6Cet épisode qui précède l’agression de Luis par Los Luises met en scène la guerre des clans. L’imprimé véhicule une clandestinité de la ville et est très lié à l’univers parallèle des enfants, une micro-société régie par ses propres lois. Le commerce de cartes postales, tebeos et autres romans populaires est une question de survie pour les frères Chacón, pour Sarnita ou pour Java. Bien que moins chers que le cinéma, les tebeos de l’après-guerre ne sont pas à la portée de tous. Aussi sont-ils l’objet d’intenses transactions. Ils circulent de main en main, les adolescents se les prêtent, les échangent ou les vendent. Ils se lisent dans les endroits publics ou dans la plus stricte intimité : Cada ejemplar podía pasar por unos veinte lectores […]. Los tebeos tenían vida propia, se movían, cambiaban de domicilio, oscilaban […], funcionaba como moneda de cambio6. (Altarriba, 2001, p. 14-15).
7Marsé l’affirme dans une entrevue Leí muchísimos tebeos y entre las primeras cosas que leí lo que más me gustaba eran las novelas de aventuras7. (Kwang-Hee, p. 31). Notre auteur privilégie donc le genre de l’aventure et ses différentes déclinaisons : genre policier, aventures exotiques, science-fiction, récits de guerre, conquête de l’Ouest. Force, élégance aristocratique, invincibilité, noms aux consonances anglosaxones, donnent matière à autant de projections dans un ailleurs inaccessible qui procure plaisir et évasion, nécessité impérieuse dans cet univers très dur, miséreux et étouffant de l’après-guerre civile. Ces récits étaient vendus à très bas prix et publiés sous forme de « cahiers d’aventures » (cuadernos de aventuras) au format à l’italienne. Ils mettaient en images les aventures de Tarzán, l’homme de la jungle ; Rip Kirby, gentleman détective ; Juan Centella (1940), version espagnole du personnage Dick Fulmine, héros herculéen de l’Italie fasciste (créé en 1938) ; ou encore Flash Gordon, invincible chevalier de l’espace, le plus célèbre et le plus populaire héros de science-fiction. Et bien sûr El Coyote, dont une collection orne la bibliothèque de l’écrivain8.
8La préface de l’ouvrage de référence sur l’histoire des tebeos de Luis Gasca (Los cómics en España, 1969) fait allusion à l’apprentissage du « surhumain » qui passait par la lecture de ces tebeos et induit une propension psychologique à effacer la frontière entre réalité et fiction – une inclination naturelle de l’adolescent Juan Marsé chez qui le brouillage des frontières entre réalité et fiction deviendra un principe fondamental de sa prose romanesque : intuía que las aventuras del Coyote podían hacerse tan reales como las vividas en los rincones del barrio9. (El Pijoaparte y otras historias, 1981).
9Dans la très belle préface de Todo Paracuellos (Giménez, 2007, p. 5-14) que Juan Marsé a commise à l’occasion de la réédition du recueil des six volumes de Paracuellos, l’auteur revient comme nulle part ailleurs sur cet attachement de l’enfant de l’après-guerre aux tebeos et sur leur importance pour l’écrivain qu’il est devenu : de mi lejana experiencia como infante lector de tebeos, el recuerdo más persitente es cierta indefinible felicidad ante los estímulos que recibía mi imaginación10. (p. 13).
10Tout comme l’a signalé Luis Gasca, ou comme l’exprime Carlos Giménez au travers de ses témoignages graphiques, Marsé reconnaît aux tebeos une double qualité : ils sont un lieu de refuge mais aussi d’apprentissage.
los niños de entonces […] además de disfrutar de la épica, el encanto y el coraje de los héroes, aprendíamos también algunas normas básicas o reglas de conducta, un poco de geografía y algo de historia, destellos de cultura general, en fin, algo que iba más allá de la estrecha y deprimente realidad que nos ofrecía el miserable nacionalcatoliscismo auspiciado por la Dictadura y la Iglesia.11 (Todo Paracuellos, p. 11)
11Ils auraient même pallié les déficiences du système éducatif, si l’on en croit Marsé, jusqu’à devenir un lieu où s’exerçait clandestinement une voix discordante, une sorte de dérisoire contre-pouvoir face au lavage de cerveau orchestré par le Nouveau Régime. Il est vrai qu’à côté de la production prônant l’exaltation de valeurs et traditions hispaniques, la lecture des cahiers d’aventures et des romans populaires inspirées des séries et pulp fictions américaines comme Bill Barnes ou Doc Savage auraient pu faire figure de lecture subversive n’étaient le dédain et le désintérêt des autorités pour ce secteur de l’édition.
12Dans ce même prologue, Marsé affirme haut et fort que, parmi les sources d’inspiration, les tebeos jouent un rôle important dans sa vocation littéraire au même titre que le cinéma ou les romans populaires, les aventis ou les faits divers :
No tengo reparos en confesar una vez más que, por debajo o en el origen de eso que hemos dado en llamar vocación literaria, más que erudición y sesudas teorías sobre el arte de novelar, en lo que a mí respecta, lo que hay es muchos tebeos y mucha literatura de quiosco, mucho parar la oreja a aventis y chismes de familia, mucho cine en sesiones de programa doble y mucho Julio Verne y R. L. Stevenson.12 (Todo Paracuellos, p. 11)
13L’incidence de cette culture populaire sur le faire narratif est de plusieurs ordres. Tout d’abord, le commerce intime de l’enfant avec les héros de papier de cette époque habite tous les personnages-enfants et adolescents de Marsé, tel David et ses super-pouvoirs, [pues su] mi mirada atomicia lo taladra todo13 (Rabos, 2000, p. 53). Mais l’incidence est aussi à chercher ailleurs. Les cultures cinématographique et tebéistique de Marsé ont dû façonner ce qu’il appelle son instinct visuel (instinto visual, cf. Todo Paracuellos, p. 14). Le réalisme des dessins, le soin pris à la reconstitution des armes et des engins militaires dans les bandes dessinées et les chromos constituent un ample répertoire visuel très précieux, mémorisé et visiblement exploité par Marsé. On peut penser aussi que la lecture de tebeos a eu quelque influence sur le mode de narrer. Notamment dans la façon de pasticher la technique du à suivre qui crée un suspense et tient ainsi en haleine son lecteur. Antonio Altarriba explique très bien les techniques narratives des séries de tebeos et, abordant la question de la réception, il affirme : las rupuras narrativas entre una entrega y otra fueron, además de suplicio par lectores impacientes […], escuela de aprendizaje para futuros narradores14. (Altarriba, 2001, p. 186). Entre deux livraisons, le jeune lecteur s’invente son propre scénario, imagine une suite à donner et développe ainsi ses capacités imaginatives. Le mode de raconter marséen est communément associé à la technique du feuilleton, technique qui semble bien s’être façonnée, entre autres, au travers de la lecture de tebeos qui ont l’avantage d’associer texte et image.
Les images de papier
14Plus généralement, la dynamique qui prend forme autour des images de papier dessine un paysage urbain grouillant d’activités. Leur présence est particulièrement affirmée dans Si te dicen que caí, roman où se constitue un « quartier mental » (barrio mental), synthèse des lieux de l’enfance remémorés. L’imprimé envahit l’espace et les personnages. La proximité spatiale entre le folio dans sa matérialité et les personnages est sans cesse rappelée. Le papier protège du froid : hojas de periódicos que lo [Mianet, le mendiant] protegían del frío como una camisa15 (p. 186), des monceaux de papier recouvrent les enfants dans la friperie : Sarnita casi enterrado en montañas de papel16 (p. 132). Ce lieu envahi par les revues que collecte Java pour la revente est point de ralliement et quartier général des adolescents. Dans un passage central, la friperie est d’ailleurs désignée comme le centre du monde : la trapería era el ombligo del mundo17. Lieu de fabrication des aventis, cet Omphalos regorge d’images qui composent « le chaos éclaté d’une mémoire en expansion » (p. 297), coupures de journaux transformées en cocotes en papier, ou bien photos qui adhèrent au mur comme une peau. La prolifération d’images et leur permanence dans le temps contribuent donc à faire de la friperie le centre du monde de la création, un lieu d’invention et de mémoire.
15La représentation et la mise en scène de la rue et de l’espace social passent par la circulation de l’imprimé. Tout se passe comme si la reproduction de masse conférait aux images un don d’ubiquité. On peut les retrouver en des lieux différents et en des temps différents puisqu’elles ne sont pas uniques. En outre, les étalages de tebeos et de romans populaires ainsi que les affiches de cinéma sont autant de points d’ancrage qui permettent une exploration de la rue, de ses cinémas, de ses vendeurs à la sauvette : tumbados en las aceras entre sus improvisados tenderetes de tebeos y novelas baratas de segunda mano18 (STQC, p. 101). La collecte de papier, le troc ou la vente occasionnent des déambulations et des échanges d’informations. Il s’en dégage une impression de foisonnement, de grouillement et de fluidité spatiale et temporelle. Tout comme les rumeurs, l’imprimé permet la circulation des discours – ceux du passé et ceux du présent – donnant forme au thème du changement et de la dégradation de l’espace social. Le trajet des cocottes en papier confectionnées par Marcos à partir de revues telles que Crónica ayant appartenu au personnage de la baronesa est à ce propos très révélateur. Cette revue rappelle l’existence d’un temps dont il est interdit de se souvenir : celui de la Seconde République. Java récupère la collection et Marcos, son frère, enterré dans sa cache, va faire remonter à la surface ces cocottes qui diffusent ensuite à travers la ville une mémoire escamotée. D’une manière quant à elle tout à fait officielle, les collections de cartes postales patriotiques Los vencedores de la Patria ou bien encore Los Salvadores de España envahissent eux aussi l’espace urbain. Ainsi se signale la propagande à destination des enfants par le biais de l’image de divertissement qui se fait le relais du pouvoir et de sa vision du monde, un pouvoir qui connaît les enjeux de l’image et de la culture de masse et sait les orchestrer.
16Le traitement donné à ces images de propagande est parfois cocasse sous la plume de Marsé. Pensons à l’emblème phalangiste converti, dans Si te dicen que caí en araignée, ou encore l’image de Franco sur laquelle urine le groupe d’adolescents dans Un día volveré. La nostalgie de la lecture de ces imprimés et la récupération du plaisir que pouvait procurer leur manipulation, vont de pair avec un pouvoir de dérision dont Marsé a le secret :
Y tengo un bloc de fotografías donde el Caudillo está saludando con el brazo en alto, fíjese, se hacen correr las hojas muy de prisa, así resbalando con el dedo, y se produce una película en movimiento con el brazo que sube y baja saludando, mire qué bonito como recuerdo.19 (STQC, p. 202)
17La réunion de portraits photographiques de Franco compose une séquence animée à la manière d’un folioscope (ou flip book). Le feuilletage rapide donne un caractère mécanique au salut fasciste – symbole de l’idéologie prônée par le régime –, ce qui ridiculise la figure du dictateur.
Photographies et peintures
18À côté de l’activité générée par la circulation des imprimés et des images, l’univers urbain marséen est peuplé d’êtres en perdition, mendiants, mères de famille sans le sou s’adonnant au marché noir ou à la prostitution, peintres, photographes ou chanteurs. En général, la peinture, de même que la photographie ne sont pas célébrées comme arts. Ce qui semble intéresser beaucoup plus le romancier, c’est leur pratique commune et leur qualité de média, témoin d’une époque.
19Que serait l’univers romanesque marséen sans ces photographies qui pullulent et qui peuvent jouer un rôle secondaire ou bien acquérir une valeur exemplaire ? Marsé exploite le fait que la photographie permet la transmission des autres arts, dont, en premier lieu, le cinéma. Malraux l’a bien vu, elle est un art médiateur par excellence. Elle appartient à ce vaste univers iconographique du XXe siècle dans lequel ont puisé tant d’écrivains. Des milliards de photos sont reproduites chaque jour dans le monde. Évoquant ce phénomène, Jérôme Thélot parle même d’un « commencement de civilisation » (Thélot, 2003, p. 2). Sa reproductibilité est illimitée et elle est un vecteur essentiel de l’industrie culturelle. Omniprésente et familière, elle fait partie de notre quotidien. Au plan diégétique, l’exploitation de la photographie présente une proximité que ne peut offrir le cinéma. L’image de papier rend possible des manipulations manuelles et une appropriation physique et matérielle que ne permet pas la pellicule celluloïd ou l’écran de cinéma. D’où l’intérêt que lui porte notre auteur. À la portée de tous, elle rend palpable, du moins visuellement et en théorie, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Elle met sur un pied d’égalité des objets et, partant, des réalités d’échelles et de chronotopes différents. Ce qui donne lieu, chez Marsé, à toutes sortes d’articulations logiques comme les analepses – la photo accrochée au mur de la friperie dans Si te dicen que caí renvoie aux temps de la guerre civile – ou insolites, comme le dialogue entre une image – celle du pilote allié – et un personnage – David dans Rabos.
20Il est question plusieurs fois de peinture et de peintres dans l’œuvre de Marsé. Qu’il s’agisse de l’activité oisive du peintre du dimanche dans La muchacha de las bragas de oro ou au contraire, dans Si te dicen que caí, d’une activité de survie du peintre pauvre qui fait partie de cette cour des miracles que constitue la rue de Barcelone des années cinquante. Le couple artiste-modèle que forme el señor Sucre et el capitán Blay dans El Embrujo prend une tournure drôlatique et grotesque qui rappelle la prose de Valle-Inclán : Algún día te haré un retrato […] Somos un deshecho cósmico20 (p. 71). Mais c’est dans Un día volveré que la présence de l’activité picturale d’un personnage vieillissant sous-tend véritablement un discours sur le roman.
Les icônes épitextuelles
21Mon tour d’horizon introductif sur l’imagerie marséenne serait incomplet s’il ne mentionnait pas l’importance des épitextes iconotextuels. Un certain nombre d’ouvrages publiés par Marsé consignent et sélectionnent une mémoire graphique, pointant une documentation énorme qui semble entourer l’auteur dans son quotidien d’écrivain au travail. Une consignation qui a fait l’objet d’une première publication d’albums dans les années soixante-dix : Imágenes y recuerdos, 1929-1940 : La gran desilusión (1971, réédité en 2004), suivi de Imágenes y recuerdos, 1939-1950 : años de penitencia (1971), et Imágenes y recuerdos, 1949-1960 : Tiempos de satélites, en 1976. À cela il convient d’ajouter les livres d’images plus récents sur la passion cinéphile de notre auteur : Un paseo por las estrellas, en 2001, Momentos inolvidables del cine, en 2004. Il est clair que le désir de faire partager cet univers à son lecteur participe de la construction d’un univers fictionnel incluant l’œuvre… et son auteur.
22L’étude de ces livres d’images démontre l’importance de ces mêmes images dans le processus de création, processus que l’on devine lent et qui va transformer des matériaux iconotextuels en énoncés littéraires, ce qui est particulièrement repérable dans Imágenes y recuerdos. La Gran desilusión (1971) et Años de penitencia (1971). Dans ces ouvrages, les commentaires sur le cinéma et sur l’actualité de l’après-guerre portent à la connaissance du lecteur une vision de l’époque concernée. Ces ouvrages fonctionnent comme un album avec des images à partager, des espaces vierges où le lecteur peut inscrire son texte ou coller son image. L’auteur y a inséré des coupures de presse (images et reportages) relatant des événements sur le sport (cyclisme, boxe), les faits divers ou les informations internationales. Images et textes offrent des parcours de lecture portant sur la guerre, le cinéma, le contexte politique. Véritables pré-textes prenant une forme mixte (texte et image), ils constituent un réservoir d’images et d’archétypes liés à une rhétorique d’époque (Barthes, 1982, p. 11). Contrairement aux romans, c’est ici la perception visuelle qui est d’emblée sollicitée. Les légendes insérées au pied d’une image ne sont pas toutes informatives. Loin s’en faut. À mi-chemin entre le commentaire dénotatif et subjectif, des formules concises et percutantes inventées par Juan Marsé accompagnent la sélection d’images. D’un point de vue de la genèse du processus de création, il est clair que la consignation des noms de célébrités sportives ou cinématographiques telles que Gene Tierney, Charles Boyer ou encore le boxeur Joe Louis servira le roman de manière ponctuelle, mais non moins intéressante, ou plus durable. Marque d’époque ou fascination pour l’icône que devient la star ou le boxeur, l’image et son pouvoir d’évocation font advenir des mots, des noms, des énoncés, des discours véhiculés par les moyens de communication de l’époque. Partie intégrante du processus créatif, les noms, titres, légendes et inter-titres, commentaires, seront l’objet d’une incorporation dans l’univers romanesque et d’une véritable appropriation littéraire. Cet assemblage de mots et d’images prend donc l’apparence d’un terreau qui fertilisera la prose romanesque.
23À la lecture de ces albums et livres d’images, on comprend encore mieux la préférence romanesque pour l’image de papier. Immédiatement disponibles, l’auteur consigne, assemble des images qui lui sont proches et qui ont pour lui un pouvoir d’évocation.
24Dans le prologue à Todo Paracuellos cité plus haut, Marsé nous parle du souvenir très vif dans sa mémoire de ces enfants du Guinardó et du Monte Carmelo ou de la Montaña Pelada. L’image d’une mémoire « ressaisie » s’impose à travers une métaphore très riche, celle du manoseado álbum de mi infancia21. Le concept polymorphe de l’album22 renvoie, du côté du créateur, à la page blanche où l’on rassemble, consigne, texte, dessin, images collées. Il est un support mémoriel et un lieu d’expression (album amicorum). Au-delà de cette dimension culturelle, le concept désigne le lieu d’une double interaction : celle du texte et de l’image formant un ensemble iconotextuel, celle de l’interaction entre le destinateur et le destinataire. Avec Marsé, nous feuilletons un album de l’enfance et nous nous projetons, avec le locuteur, dans les images commentées. Enfin, la métaphore de « l’album tant de fois parcouru » éclaire une dernière pratique fondamentale qui rejaillit sur l’art d’écrire et de narrer : l’album comme expérience de lecture, une expérience avant tout visuelle et tactile.
25C’est ainsi qu’à travers cette très éclairante métaphore, Marsé nous renvoie une image dynamique du rapport image-imagination-mémoire et de ce que nous pourrions appeler son savoir-faire, reposant sur les sens plutôt que l’intellect et combinant consignation et création. Aussi, serait-il plus judicieux de parler, dans le cas de notre auteur, d’un album imaginaire plutôt que d’un musée imaginaire – image par trop statique – par lequel j’introduisais cet essai.
26Les images fixes issues principalement mais pas exclusivement d’une culture populaire forment donc un album imaginaire où Marsé puise à volonté, effectuant une sorte de conversion/transposition en énoncés littéraires des photogrammes d’une époque. Ce phénomène de remédiation de l’image par l’écrit est très contemporain et correspond à une intériorisation des images reproduites se substituant peu à peu aux images directement perçues de la nature. Mais parler de conversion n’épuise pas la complexité du rapport entre écriture, image fixe et fiction comment nous le verrons dans les études que je consacre à chaque roman dans cet essai.
27Tout comme les peintres du Pop’Art, Marsé travaille sur des images déjà produites, déjà connues, des lieux communs visuels qu’il détourne de leur fonction première et réassemble en des compositions originales. C’est ce que fait le personnage du vieux Suau de Un día volveré. Dans cet espace intérieur et sombre qu’est son atelier, il retouche et donne un nouvel éclat aux affiches que l’on retrouve ensuite dans l’espace urbain. Plus généralement chez Marsé, les images fixes articulent le dedans et le dehors et c’est dans cette fluidité du clos et de l’ouvert que se déploie toute une imagerie et, in fine, le verbe marséen. Les études qui composent mon essai se centreront à présent en priorité sur ces espaces intérieurs clos où prend forme un dialogue intime avec l’image fixe : le salon de Conrado, la galerie-chambre de Susana, la chambre débarras de David. Mais ces espaces clos résonnent de tous les bruits et de tous les mouvements qui s’opèrent dans cet espace ouvert qu’est la rue des quartiers populaires de la Barcelone au milieu du siècle dernier.
28Les images renvoient aux supports et aux médias qui les accueillent et il s’agira dans les études qui suivent de saisir la portée et les enjeux des liens métaphoriques qui unissent certaines activités manuelles et artistiques (peindre, dessiner, filmer, photographier, découper) et celle du racontage et de l’écriture, cette dernière activité étant signifiée dans les romans marséens par la référence récurrente de la trace que laisse le gribouillis sur la feuille blanche et qui acquiert la valeur de calligraphie dans son dernier roman (Caligrafía de los sueños, 2011). L’invisible, c’est l’image – à une exception près, les dessins autographes insérés dans le paratexte de Rabos –, si bien décrite que l’on peut la voir et la reconstruire par l’imagination. Cet invisible porte un discours sur la création romanesque et son créateur, sur la fiction, ses leurres et son authenticité. C’est que je me propose de sonder en m’arrêtant tout d’abord sur deux romans où prédominent l’intertexte filmique – Un día volveré, El Embrujo de Shanghai – et l’acte de peindre ou de dessiner en lien avec cet intertexte. Les deux autres romans Si te dicen que caí et Rabos de lagartija, très différents tant pour la place effective qu’occupe chacun des médias visés – peinture pour le premier, photographie pour le second – que la façon dont il est envisagé – ekphrasis ou mise en intrigue –, ont deux points en commun : ils portent un discours sur le héros républicain vaincu et mettent l’accent sur l’activité du regard qui capte et réinterprète l’image.
Notes de bas de page
1 Le terme chromos était employé pour désigner des images de format réduit destinées au jeu et à la collection, conservées sous forme d’album thématique (sport, engins de guerre, héros de bande dessinée…). On peut situer les pulps fictions dans le secteur éditorial de la littérature de gare. Romans ou séries fictionnelles imprimés sur du papier de mauvaise qualité, ils furent très populaires dans les années trente et quarante. Les illustrations des couvertures aux contenus sensationnels et spectaculaires à la manière des affiches de cinéma accrochaient le regard par leurs couleurs criardes. Les fictions reprenaient les aventures des héros et genres populaires : science-fiction, récit policier, Tarzan, Bill Barnes, Doc Savage.
2 Revue ou fascicule de bande dessinée dont le commerce est comparable à celui des « petits formats » dans les années cinquante en France.
3 Traduction française, par mes soins : « Moi je parle d’un quartier qui n’existe que dans ma tête, pas dans la réalité. J’appartiens à une culture populaire fondée sur des formes de vie déterminées, à présent disparues. »
4 Traduction française, par mes soins : « On jouait en imitant les actions des héros préférés. La lecture des tebeos mobilisait tout un ensemble complexe de stratégies, comportements, rites, qui, au-delà de la part fictionnelle qu’il contenait, avait une incidence sur la vie quotidienne. »
5 Traduction française, p. 193-194 : « L’après-midi où tout commença, Tite-Gale montait son étal d’illustrés d’occasion place du Nord, sur le trottoir devant Los Luises où un aveugle vendait des billets assis sur une chaise pliante. Les gamins de Los Luises tapaient dans une balle en chiffon et soulevaient des nuages de poussière. Comme le vent s’était levé, le gamin alla chercher des pierres pour empêcher les journaux de s’envoler. Peu après, Luis arriva, le goûter sous le bras, apportant un lot de Mandrake et de Jorge y Fernando : Java a aussi une pile de Tarzan, annonça-t-il […]. Il vendit un almanach de Jorge y Fernando pour vingt centimes et échangea un vieux Flash Gordon contre deux romans de L’Ombre qui avaient perdu leur couverture. […] Ils arrivèrent [Los Luises] et se mirent à feuilleter les illustrés mais n’en achetèrent aucun. » La série Jorge y Fernando est la version espagnole parue en 1944 de la série Tim Tyler’s luck, racontant les aventures de Tim et Spud, créée en 1928 par l’Américain Lyman Young.
6 Traduction française, par mes soins : « Chaque exemplaire pouvait passer entre les mains d’une vingtaine de lecteurs […]. Les tebeos avaient une vie propre, ils bougeaient, changeaient de domicile, oscillaient […], cela servait de monnaie d’échange. »
7 Traduction française, par mes soins : « J’ai lu beaucoup de bandes dessinées et dans les premières choses que j’ai lues, ce qui m’intéressait le plus c’était les romans d’aventures. »
8 Cf. le court métrage Un jardín de verdad con ranas de cartón, Xavier Robles Sàrries, Ana Rodríguez Fischer (éd.), Ronda Marsé, Candaya Ensayo, 4, 2008.
9 Traduction française, par mes soins : « J’avais l’intuition que les aventures de El Coyote pouvaient être aussi réelles que les aventures vécues dans le quartier. »
10 Traduction française, par mes soins : « De ma lointaine expérience d’enfant-lecteur de tebeos, le souvenir le plus persistant, c’est un bonheur indéfinissable dû aux stimulations que recevait mon imagination. »
11 Traduction française, par mes soins : « Nous autres, à l’époque, lorsque nous étions enfants […], en plus de bénéficier de récits épiques, du charme et du courage des héros, nous apprenions aussi quelques normes de base ou règles de conduite, un peu de géographie, d’histoire et des bribes de culture générale, enfin, quelque chose qui allait plus loin que l’étroite et déprimante réalité que nous offrait le misérable national-catholicisme sous les auspices de la Dictature et de l’Église. »
12 Traduction française, par mes soins : « Je n’ai aucune hésitation à reconnaître une fois de plus qu’en deçà, ou à l’origine de ce que nous avons coutume d’appeler vocation littéraire, plus que de l’érudition ou de savantes théories sur l’art d’écrire des romans, en ce qui me concerne, ce qu’il y a c’est beaucoup de bandes dessinées et beaucoup de littérature de kiosque, beaucoup d’aventis et d’histoires de famille, beaucoup de cinéma en séance à double programme et beaucoup de Jules Verne et de R. L. Stevenson. » »
13 Traduction française, p. 58 : « [parce que] mon regard atomique perce absolument tout ».
14 Traduction française, par mes soins : « les ruptures narratives entre un épisode et un autre furent, au-delà du supplice que cela représentait pour les lecteurs impatients […], une école d’apprentissage pour de futurs narrateurs. »
15 Traduction française, p. 269 : « des feuilles de papier journal, qui le protégeaient du froid comme une chemise ».
16 Traduction française, p. 189 : « Tite-Gale, disparaissant presque sous une montagne de papier ».
17 Traduction française, p. 205-206 : « la friperie était le nombril du monde ».
18 Traduction française, p. 145 : « avachis sur les trottoirs à côté de leurs étalages improvisés d’illustrés et de romans d’occasion ».
19 Traduction française, p. 292 : « J’ai aussi un bloc de photos où le Caudillo salue le bras en l’air, regardez, on tourne les pages à toute vitesse, comme ça, en laissant glisser le doigt, et on a un genre de film d’animation avec le bras qui monte et descend en saluant, c’est pas joli, comme souvenir ? »
20 Traduction française, p. 80 : « Un de ces jours je ferai ton portrait […] Nous sommes du rebut cosmique ».
21 Traduction française, p. 6 : « l’album de mon enfance tant de fois manipulé ».
22 Chabrol-Gagne, Nelly, et Alary, Viviane (éd.), L’album, le parti pris des images, Clermont-Ferrand, PUBP, 2012.
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2013
Le texte critique
Expérimenter le théâtre et le cinéma aux XXe-XXIe siècles
Marion Chenetier-Alev et Valérie Vignaux (dir.)
2013
Dans l’atelier de Michel Pastoureau
Claudia Rabel, François Jacquesson et Laurent Hablot (dir.)
2021