Introduction
p. 17-21
Texte intégral
Estando yo un día en el Alcaná de Toledo, llegó un muchacho a vender unos cartapacios y papeles viejos a un sedero ; y, como yo soy aficionado a leer, aunque sean los papeles rotos de las calles, llevado desta mi natural inclinación, tomé un cartapacio de los que el muchacho vendía, y vile con caracteres que conocí ser arábigos…1
Miguel de Cervantès
1Les arts nouveaux-nés de la fin du XIXe siècle que sont le cinéma et la photographie, ainsi que le florissant commerce des images fixes et animées rendu possible par les progrès de la reproduction industrielle, ont nourri le musée imaginaire qui est en chacun de nous. La littérature a abondamment puisé dans ce réservoir d’images partagées par tous, que ce soit dans l’espace clos de la salle de cinéma ou dans l’intimité de la lecture du livre d’images. S’il est un écrivain qui proclame haut et fort que la première étincelle d’un roman surgit sous forme d’image, c’est bien Juan Marsé, l’un des plus grands romanciers de la fin du XXe et du début du XXIe siècle2. Chez lui, l’image joue un rôle fondamental, que l’on pense à l’image cinématographique, à l’image de papier ou à l’image littéraire. Étudier cette image, c’est étudier le romanesque mis au regard des nouveaux arts et médias d’avant la révolution numérique.
2Cet essai se propose de sonder les descriptions d’images fixes dans les romans de Marsé consacrés à l’après-guerre civile à Barcelone. La critique a largement évoqué l’influence du cinéma et de l’image en mouvement sur la prose marséenne3. Or à bien y regarder, chez cet auteur, c’est bien souvent par le biais d’une image fixe, dont l’intérêt dans la diégèse ressortit à sa nature double, iconique et graphique, que l’on accoste le 7e Art. Reproduite en série, bon marché et de format peu encombrant, elle est connue de tous, et circule facilement de main en main sous la forme de cromos (chromos), tebeos (bandes dessinées), revues, ou autres programas de mano (programmes de spectacles). Ces fascicules ou feuilles volantes tout comme l’affiche de cinéma, la photographie, le dessin, la peinture, sans oublier l’intéressante forme qu’est le gribouillis, constituent un univers graphique foisonnant toujours invisible mais très signifiant qui habite les romans de Juan Marsé. C’est donc la récurrence de cette présence absente de l’image graphique ainsi que son exploitation narrative et littéraire dans le texte et les enjeux symboliques qui en découlent qui constituent pour moi un objet d’étude.
3Une des premières fonctions de cette image est de figer un moment – un arrêt sur image, on ne saurait mieux dire –, qui invite le lecteur à la contemplation et à la spéculation au lieu de l’entraîner dans un défilé d’actions où l’on ne retient que l’anecdote, la circonstance et l’événement. Contrairement au cinéma, où défilent continuement des figures, l’image fixe, inanimée donc, soutient la pensée sur un instant riche en potentialités. L’image immobile en devient matière littéraire labile. D’où son intérêt pour le roman.
4Mais chez Marsé, le rôle assigné aux images est avant tout celui de soutenir la mémoire. Ses images ont un lien organique avec l’enfance et l’adolescence : adolescence réelle, adolescence fantasmée et même mythifiée ; ce qui leur confère une valeur affective indéniable. L’activité d’écriture de cette mémoire de l’enfance – vue à partir de la distance critique qu’apporte l’âge adulte – récupère le point de vue de l’enfant de l’après-guerre qui, pour oublier la faim, le froid, la solitude, le monde des adultes, se livre à une activité ludique, s’invente des mondes et les discute soit oralement (aventis)4, soit par le déploiement d’une activité autour de l’image (séance de cinéma, dessin, échanges de tebeos, découpage d’images). Il ne s’agit donc pas de n’importe quelles images. Elles correspondent à une époque. Marsé le dit très bien : Para mi la imaginación es memoria, por lo tanto, trabajo sobre unas imágenes que remiten a esa época5 (Amell, 1998). Marsé n’écrit que sur un temps et une époque qu’il a connus. Il n’écrit pas des « romans de composition », pour reprendre une notion théâtrale. Ceci décuple l’effet de réel auquel contribue la prolifération d’images qui partagent une condition importante à relever d’entrée de jeu : ce sont des images rebut, qui n’avaient pas, en leur temps, de haute valeur culturelle, des clichés dérisoires qui sont le pendant des personnages littéraires mis au ban de la société franquiste. Elles acquièrent un rôle prépondérant au point qu’il se déploie autour d’elles et par leur intercession une activité incroyable tant au plan diégétique que strictement littéraire qui n’a d’égale que l’activité fébrile, chaotique, parfois délictueuse des fils de la mémoire, ces adolescents de l’après-guerre qui peuplent l’univers marséen.
5La double isotopie enfance-image fixe est prédominante dans plusieurs romans déterminants qui jalonnent la trajectoire de l’auteur tels Si te dicen que caí (1973), Un día volveré (1982), El embrujo de Shanghai (1993), Rabos de lagartija (2000). Dans Un día volveré la présence marquée et répétée d’une référence à une activité artistique et manuelle, celle du vieux Suau – peintre et conteur – ponctue l’avancée de l’histoire. C’est, je pense, un roman central qui donne la mesure de l’importance métatextuelle qu’acquiert l’image fixe dans le roman marséen. Mais les trois autres romans Si te dicen que caí, El Embrujo de Shanghai et Rabos de lagartija présentent un intérêt supplémentaire : ils mettent en scène des situations romanesques qui donnent de manière plus évidente la primauté à une expérience et une lecture de l’image à hauteur d’adolescent. Voilà pourquoi chacun d’eux sera l’objet d’une étude plus minutieuse, Si te dicen que caí initiant ce cycle consacré à l’univers urbain de l’après-guerre et se centrant plus particulièrement sur les activités d’un groupe d’adolescents, fils de vaincus de la guerre civile espagnole réduits à la misère, parfois enfants déplacés durant le conflit fratricide, mineurs, dans tous les cas livrés à eux-mêmes et souvent orphelins.
6Une simple prise en compte de l’ordre d’apparition de ces romans (1973, 1982, 1993, 2000) révèle une montée en puissance des images et la présence affirmée d’un médium qui va de pair avec une modalisation de l’activité fictionnalisante assumée tout d’abord par une voix collective, celles des conteurs d’aventis, dans Si te dicen que caí, puis par un narrateur parfois double dans les romans suivants. Le groupe de conteurs d’aventis dans Si te dicen que caí donne une dimension collective à ce roman et c’est dans cette logique que s’insère la reproduction d’un tableau d’histoire du peintre Antonio Gisbert Pérez représentant l’exécution en 1831 du libéral José María Torrijos qui s’insurgea contre le pouvoir absolutiste de Ferdinand VII. Cette dimension collective laisse place soit à la figuration d’une relation interpersonnelle entre deux personnages adolescents (Daniel et Susana) par l’entremise du dessin dans El Embrujo de Shanghai, soit à une relation hallucinée entre l’adolescent David et la photographie du pilote allié Bryan O’Flynn dans Rabos de lagartija. Nous verrons, dans chacun de ces récits, en quoi les spécificités de chaque art convoqué et surtout l’exploitation de certaines de leurs caractéristiques, déterminent ou influencent les lois internes de chaque roman.
7Sans rien ôter à la singularité du mode d’accès à l’image et du type d’exploration de celle-ci dans chacun des récits, il m’est apparu – en vérité a posteriori – qu’une ligne de démarcation faisait sens dans l’œuvre marséenne : d’une part un ensemble romanesque où les images qui relèvent des arts de la graphé, faites de la main de l’homme, sont prépondérantes – dessin, peinture, écriture ; d’autre part, un autre ensemble où, au contraire, les images non faites de la main de l’homme s’imposent au récit – la photographie, le cinéma et en général l’image reproduite de manière mécanique. Après un nécessaire préalable, sur le foisonnant réservoir à images que s’est constitué notre auteur au fil du temps (partie I), je m’attacherai donc à démontrer avec une minutie parfois délibérément « détectivesque », comment se décline cette double entrée et poïétique de l’image dans chaque récit : soit sur le modèle d’une main qui dessine ou retouche l’image, instituant une sorte de work in progress (partie II), soit sur le modèle du regard qui capte l’image (partie III).
8Au plaisir que prend l’auteur Juan Marsé à jouer avec une image décrite à la loupe, manipulée et recyclée, détruite ou restaurée, contemplée ou consommée par son énonciateur pointilleux, répond ma lecture qui se veut scrupuleuse, analytique mais non moins ludique qui prendra ici, si l’on peut dire, l’image fixe au pied de la lettre imprimée, afin de démontrer combien elle est le lieu d’un investissement imaginaire irriguant le texte littéraire et ceci dans le fol espoir de mieux approcher l’essence iconographique de l’image littéraire chez Marsé. Partant, cette étude alimentera, je l’espère, le débat sur la fiction et ses rapports à l’image et, plus précisément, sur l’écriture romanesque et ses rapports à l’image.
Notes de bas de page
1 Miguel de Cervantes, El ingenioso Hidalgo de Don Quijote de la Mancha, chapitre IX, « Donde se concluye y da fin a la estupenda batalla que el gallardo vizcaíno y el valiente manchego tuvieron », Primera parte, 1605. « Comme j’étais un jour dans la juiverie de Tolède, survint un jeune garçon qui voulait vendre certains registres et vieux papiers à un marchand de soieries ; et, comme je suis affectionné à lire, jusqu’à des papiers déchirés qui se trouvent par les rues, étant mû de cette mienne naturelle inclination, je pris un des registres que ce garçon vendait, et le vis avec des caractères que je reconnus être arabesques. » Traduction de César Oudin, revue par Jean Cassou (1949) ; édition de Jean Canavaggio, Folio classique, 1988. La connivence de Marsé avec Cervantès a été commentée par Marcos Maurel dans son article « Cervantes y Marsé » (Marsé en sus verdades verdaderas, 2010, p. 16-19). Maurel y rappelle cette importante expérience qu’a été pour l’adolescent de 16 ans Juan Marsé la lecture de l’œuvre cervantine.
2 Ce romancier a d’ailleurs obtenu en 2008, le prix Cervantes, le plus prestigieux prix littéraire espagnol.
3 Citons les travaux de Samuel Amell (1997, 1992), de Patrick Lissorgue (2003, 1995) au sujet de El Embrujo de Shanghai et plus récemment la thèse de Kim Kwang-Hee (2006) ou bien encore l’effort de synthèse de Jean-Claude Seguin dans Insula (2010).
4 L’étymologie du terme aventi est vraisemblablement liée à « aventura ». Ce terme s’applique à une pratique ludique des enfants qui, dans la Barcelone de l’aprèsguerre, se retrouvaient pour se raconter des histoires à partir des rumeurs, des images et des expériences du quotidien. Marsé a repris cette pratique et en a fait le noyau narratif du roman Si te dicen que caí (1973). Le conteur d’aventis intégrait dans ses inventions son auditoire. L’enfant devenait ainsi un personnage de fiction. L’esprit des aventis alimente les écrits postérieurs à Si te dicen que caí, notamment dans ceux qui mettent en scène des enfants.
5 Traduction française, par mes soins : « Pour moi, l’imagination c’est de la mémoire, c’est pourquoi je travaille à partir d’images qui renvoient à cette époque. »
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