Préface. L’œil et la main
p. 13-16
Texte intégral
1L’écriture narrative de Juan Marsé est éminemment visuelle. Elle développe une aptitude particulière à faire voir ce qu’elle raconte, à générer des images mentales, qualité que le jeune Daniel, personnage de El Embrujo de Shanghai (Les nuits de Shanghai) reconnaît chez son maître en narration, Nandu Forcat1. En outre, la fiction naît souvent d’une image visuelle : « Tout processus narratif – écrit l’auteur – obéit à des lois mystérieuses, mais à l’origine ou à la base de tout roman il doit y avoir une première image ou une première idée. Personnellement, je suis presque toujours parti d’images et non d’idées2. » Son imaginaire littéraire et son art du récit sont en effet modelés par une culture visuelle acquise dans la Barcelone populaire de l’après-guerre civile, à grand renfort de lectures de bandes dessinées et par la fréquentation assidue des cinémas de quartier. Aussi, ses romans, comme ses nouvelles, offrent-ils un terrain d’étude privilégié de l’interaction entre verbe et image.
2La critique littéraire a fait la part belle à l’image en mouvement, que ce soit en raison de la place que le romancier accorde au cinéma dans la formation de sa sensibilité, comme ce fut le cas pour bien d’autres écrivains de sa génération, parce que nombre de ses œuvres ont été portées à l’écran, parce que Marsé a lui-même exercé une activité de scénariste ou encore parce que le 7e art est présent dans l’univers raconté (construction de personnages romanesques à partir d’une ou de plusieurs figures filmiques, complexe de références, d’allusions et de distorsions, nomination) et dans la manière de le raconter (focalisation, découpage des plans, effets de montage, etc.).
3La présente étude aborde un aspect de l’œuvre romanesque de cet écrivain majeur des lettres espagnoles contemporaines qui n’a été traité, jusqu’ici, que de façon ponctuelle, son rapport à l’image fixe. Viviane Alary parvient à démontrer que celle-ci – bande dessinée, chromos, affiche, dessin, tableau de peinture, photographie – est toujours l’amorce du processus créatif et qu’elle engendre la dynamique de l’écriture : elle préside à la structuration du roman – cela est particulièrement flagrant dans Si te dicen que caí –, à la configuration des personnages, de leur espace intérieur et de leur trajectoire, au jeu des points de vue et des voix du récit, à élaboration d’un univers imaginaire complexe ainsi que d’une réflexion métanarrative et métafictionnelle.
4Bien que l’essai soit présenté comme « une lecture parmi d’autres », et qu’il s’appuie sur une sélection de quatre romans majeurs de l’auteur – Un día volveré (1982), El embrujo de Shanghai (1993), Si te dicen que caí (1973) et Rabos de lagartija3 (2000), analysés dans cet ordre pour des raisons d’ordre sémantique –, le choix de l’image fixe n’en autorise pas moins une approche globale très efficace de cet univers littéraire dégageant des traits fondamentaux d’une poétique. Viviane Alary offre au lecteur une contribution de tout premier ordre et d’une surprenante acuité à la connaissance du romancier barcelonais, de la genèse de son écriture, des processus qui génèrent le déploiement du texte dans ses plis et replis à partir de la contemplation de l’image fixe : récurrence, dissémination des motifs et collages, jeux analogiques et métaphoriques, combinatoires complexes, dédoublement de l’image, effets de miroirs et réversibilité.
5Le titre choisi, Les images fixes de Juan Marsé, filles de la mémoire, annonce une réflexion sur les relations complexes et réciproques qui se tissent entre image et récit, entre une poétique du visuel et une éthique de la mémoire, entre le présent de la contemplation du signe iconique et la profondeur temporelle d’une histoire à la fois individuelle et collective. L’œil et la mémoire, l’image et l’intentionnalité éthique, sont la chaîne et la trame patiemment entrecroisées d’un roman-tapis, pour reprendre une métaphore développée dans Si te dicen que caí.
6Le chronotope de la Barcelone populaire de l’après-guerre, avec ses cinémas placardant leurs affiches en façade, ses kiosques, ses revendeurs ambulants de bandes dessinées et de romans d’aventures, ses friperies grosses des vestiges d’un passé en ruines, les symboles de la dictature peints sur les murs et les images héroïques que s’approprie une jeunesse désemparée, élabore sur le mode de la fiction, à partir des matériaux d’une impossible chronique, la représentation frondeuse du social et d’une l’histoire tue ou déformée. Ces romans amorcent la construction d’une mémoire collective et de sa transmission : Marsé est en effet, dès le milieu des années soixante-dix, un précurseur du « roman de la mémoire » qui se développera en Espagne dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier. Par la médiation du regard individuel, voire de l’emboîtement des regards, la fiction met en scène les traumas liés à la guerre civile et à la dictature franquiste et contribue à suturer la blessure narcissique née de la défaillance de la figure paternelle. L’image donne également lieu à un questionnement éthique de l’héroïsme et de l’authenticité de la représentation. Cette écriture que Viviane Alary qualifie de « bifide », dans laquelle geste graphique et imaginaire, regard et symbole ne font qu’un, associe étroitement les tensions référentielle et autoréférentielle, l’image fixe proposant de multiples métaphores de l’écriture, qu’il s’agisse des rapports entre substrat référentiel et fiction (créer à partir de traces, de lieux communs visuels, de déchets), entre culture de masse et littérature (détournement des stéréotypes et des mythes) ou entre mensonge et fiction.
7Ce volume démontre, si besoin en est, la productivité de l’approche transesthétique dans l’analyse de l’écriture littéraire, des modalités de collaboration de l’œil et de la main. Celle-ci ne se limite pas à rechercher des analogies entre différents systèmes sémiotiques – tout en relevant focalisations, cadrages, zooms, arrêts sur image, agrandissements d’un détail, etc. – ou à exposer, comme nous apprend à le faire Liliane Louvel4, comment l’écrit « fait voir » – bien qu’elle pointe la manière dont le texte littéraire crée une illusion d’immédiateté. Elle vise à établir les modalités d’insertion de l’image fixe dans le récit et les procédures par lesquelles elle génère une profusion d’images mentales et rhétoriques, de motifs et de fils narratifs entrelacés, en un processus d’expansion qui fait la chair et la saveur du roman. L’observation du dialogue des arts, servie par un solide bagage théorique manié de façon discrète et efficiente et par des analyses textuelles d’une qualité remarquable, s’attache, en fin de compte, à analyser l’appropriation littéraire et symbolique du potentiel narratif et plastique de l’image.
8L’ouvrage aborde successivement le travail de la main (affiches de cinéma peintes à la main dans Un día volveré, dessin dans El embrujo de Shanghai) et celui du regard (découpage opéré par le texte au sein d’une peinture d’histoire dans Si te dicen que caí, photographie dans Rabos de lagartija) tout en dégageant facteurs de continuité et infléchissements dans la trajectoire poétique du romancier. L’ensemble constitue un remarquable apport à la connaissance de son œuvre ainsi qu’un superbe exercice de description et d’interprétation du « faire » littéraire qui, au-delà des hispanistes et des amateurs de littérature péninsulaire, s’adresse, par l’intérêt méthodologique qu’il présente, à tout lecteur sensible aux relations intersémiotiques. La traduction des citations en bas de page facilite la lecture pour ceux qui ne connaîtraient pas la langue de Cervantes.
Notes de bas de page
1 Tenía Forcat el don de hacernos ver lo que contaba (El Embrujo de Shanghai, Plaza y Janés, Barcelone, 1993, p. 197).
2 Todo proceso creativo obedece a leyes misteriosas, pero ciertamente en el origen o en la base de toda novela debe haber una primera imagen o una primera idea. Yo he partido casi siempre de imágenes y no de ideas (Juan Marsé « Primera imagen, primer latido », El Sol, 5 de octubre de 1990. Cité par E. Turpin, Cuentos completos, Madrid, Espasa, 2003, p. 313-314).
3 La traduction de ces romans en français a été assurée par Jean-Marie Saint Lu : Un jour je reviendrai (1997), Adieu la vie, adieu l’amour (1992), Les nuits de Shanghai (1995), Des lézards dans le ravin (2001).
4 Cf. L’œil du texte. Texte et image dans la littérature anglaise, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999 ; Texte/image. Images à lire, textes à voir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; Le tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
Auteur
Université de Bordeaux
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