Le pavement médiéval de Suscinio : bilan, conjectures et perspectives
p. 283-288
Texte intégral
UN DÉCOR DU XIVe SIÈCLE
1Le pavement de Suscinio a été découvert en 1975, lors des travaux de mise en valeur de l’ancien château ducal, possession des princes bretons de la Maison ducale des Dreux-Montforts. Le Conseil général du Morbihan qui avait acquis le site avait alors entrepris le dégagement des douves et des abords de la grande demeure fortifiée des XIVe-XVe siècles. Sous un épais talus hérissé d’arbustes coiffant la contrescarpe sud, les ruines d’une chapelle étaient apparues (fig. 1). La fouille entreprise permit de mettre en évidence la présence d’un pavement recouvrant la quasi-totalité du sol de l’édifice, soit environ 270 m. Son état de conservation remarquable était évidemment dû à l’existence de cet épais talus haut de trois mètres qui pendant des siècles l’avait protégé des intempéries, dégradations et vols. Déposé pour restauration en 1976, il revint à Suscinio en 1984, et fut pour partie présenté au public dans les salles restaurées du grand logis d’entrée1, faute d’avoir pu pour des raisons de sécurité et de protection retrouver son site initial hors-les-murs.
2Il convient de signaler que l’origine de cette chapelle et la pose de son décor de sol ne sont pas contemporaines de la grande demeure que l’on visite aujourd’hui, bâtie pour l’essentiel après 13802. Elles lui sont antérieures. La chapelle existait au XIIIe siècle à l’époque du manoir des princes de Dreux. Lors de fouilles qui ont suivi la dépose du pavement, des traces archéologiques ont mis en évidence des remaniements et agrandissements vers 1300 et permis de mieux comprendre le sens d’une découverte passée quasiment inaperçue en 1963 : plus d’un millier de carreaux avaient été trouvés en vrac dans la douve et ses abords, au pied de la chapelle3. Ces carreaux monochromes, ou bicolores à décor incrusté, provenaient donc d’un premier pavement (Suscinio I), peut-être jeté au rebut lors d’une réfection, et remplacé au moins en partie par le pavement découvert en 1975 (Suscinio II).
3L’intérêt exceptionnel de cet ensemble est multiple. Tout d’abord, le grand pavement mis au jour en 1975 nous est parvenu quasiment intact, à la place qu’il occupait lors de son abandon (fig. 2), recouvert par les remblais de la chapelle puis par un épais talus provenant des déblais du creusement des douves. Avant même sa fossilisation il fut l’objet de réfections diverses. Les décors qui le composent résultent de techniques variées. Outre les carreaux bicolores à décor incrusté, récupérés dans la douve, et dont on a pu restituer les panneaux d’origine, la plus grande partie des carreaux du grand décor trouvé en place, plus récents, sont soit à engobe, soit monochromes verts ou jaunes, souvent découpés en tesselles triangulaires pour former des décors de mosaïque rectilignes.
4Surtout, le pavement de Suscinio est remarquable par la présence de carreaux à glaçure opaque (faïencés) : plus de sept cents carreaux de ce type composent près de soixante-dix panneaux ornés de représentations diverses, bestiaire, personnages et végétaux, hybrides et drôleries… Les monnaies trouvées dans la couche d’argile servant d’assise à la partie faïencée du pavement permettent d’en situer la pose vers 1330-1350. Mais ici à Suscinio, ces décors faïencés ne se sont pas encore affranchis des décors de la période précédente4 ; ils s’inscrivent dans un cadre qui fait appel aux techniques antérieures. Carreaux à engobe et carreaux faïencés cohabitent donc en cette première moitié du XIVe siècle.
5Enfin, observé dans son ensemble, le pavement laisse deviner une hiérarchisation des espaces. Les carreaux faïencés sont réservés à l’avant-chœur et au pied du maître-autel (fig. 3). Même si, comme le remarque Michel Pastoureau5, « notre regard ne s’accroche pas nécessairement aux mêmes qualités, aux mêmes valeurs, aux mêmes accords qu’au Moyen Âge », on ne peut s’empêcher de penser que les carreaux faïencés étaient destinés à distinguer des endroits privilégiés, comme cet avant-chœur, réservé semble-t-il au duc et aux siens. De même, la présence dans la nef de diagonales composées des lettres de l’alphabet peut-elle être porteuse de sens (fig. 4).
6Les problèmes que pose cette œuvre exceptionnelle sont multiples. Quelle chronologie proposer pour la chapelle ? Attestée aux XIIIe et XIVe siècles, elle a été remaniée vers 1300-1310. S’agirait-il d’un vestige d’un prieuré évoqué dans des chroniques médiévales et postmédiévales ? L’un des premiers princes de Dreux en aurait expulsé les moines dans la première moitié du XIIIe siècle. Quant à l’abandon de cette chapelle, la date postérieure à 1350 ne repose que sur un fait historique : le château devient alors un enjeu dans la guerre de Succession de Bretagne avant d’être transformé à partir de 1380 par Jean IV et Jean V, mais on ignore si le culte continua à être desservi dans la chapelle.
7S’il paraissait établi dès la découverte que les carreaux incrustés provenaient des ateliers angevins qui ont fourni nombre d’édifices du Maine-et-Loire et des Deux-Sèvres6, on était en revanche totalement démuni pour déterminer l’origine des autres types, à engobe ou faïencés. La table ronde de Suscinio a permis d’avancer dans l’étude de ce problème, en rendant possibles des travaux sur la caractérisation physico-chimique des terres cuites et des glaçures à partir d’un échantillonnage de divers fragments7. À ce jour, les carreaux incrustés de type angevin n’ont pas été analysés.
8Enfin subsistent les problèmes de présentation de cette œuvre unique. Lorsque, après restauration, le pavement est revenu à Suscinio en 1984, la seule possibilité de le présenter au public dans des conditions satisfaisantes de sécurité fut de le disposer au sol des grandes salles restaurées du logis d’entrée. C’était « provisoire et réversible ». Il y est toujours. Or les conditions de visite, les flux touristiques actuels, les contraintes techniques ont changé la donne. Il faudra bien envisager un jour une autre présentation. Une dernière observation suffira à s’en convaincre : seuls 83 m ² du pavement sont présentés, sur une surface initiale de 270 m² environ. Il en reste donc dans les réserves près de 70 %, dont une partie seulement est restaurée.
UN PAVEMENT EN PARTIE RETOUCHÉ AU MOYEN ÂGE
9En 1975 lors de la découverte du pavement, l’incohérence de certains décors faïencés figurés était apparue. Le dessin de plusieurs panneaux paraissait totalement incompréhensible, non pas tant en raison d’un manque de lisibilité dû aux dégradations causées par des siècles d’abandon, qu’en raison de remaniements divers : le pavement avait, avant même son abandon au XIVe siècle, été restauré. Les reprises n’avaient eu d’autre but que de combler des lacunes, sans préoccupation de la correspondance de teinte ou de matière avec l’état initial.
10Nous n’en donnons ici qu’un seul exemple (fig. 5). Il concerne les panneaux carrés (40 cm de côté) de l’avant-chœur : le décor faïencé de chacun de ces soixante-dix panneaux est le plus souvent obtenu par assemblage de quatre quadrants de 20 cm de côté. Or, les décors révélés en fouille sur les panneaux C4 et A5 étaient incompréhensibles, chacun intégrant un quadrant sans rapport avec le motif peint. Mais en associant ces deux quadrants « étrangers », et en ajoutant deux autres quadrants présents ailleurs sur ce même sol, on reconstruit une image qui retrouve le sens qu’elle avait à l’origine, avant d’être morcelée lors de réfections que la chapelle a connues avant la fin de son utilisation. On peut reconnaître ici en effet une possible bénédiction de la Vierge8.
11On pourrait multiplier les exemples qui témoignent de ces réfections dès le XIVe siècle, par exemple, une bordure dont la réparation ne tient pas compte des assemblages géométriques voulus à l’origine, ou encore des lettres de l’alphabet isolées, loin de leur emplacement initial. Et surtout un coq qui, amputé de son torse réutilisé dans un autre décor, l’a récupéré lors de la dépose de 1976 ! La nécessité de combler des lacunes pour contrer l’aggravation des désordres a, seule, inspiré le choix des « restaurateurs » du XIVe siècle. Ou bien ces raccords maladroits étaient-ils atténués par la pénombre qui, dans le contexte médiéval d’un édifice religieux clos, compartimenté, en dissimulait les détails ? Notre vision moderne est trop restreinte, elle se focalise sur le seul pavement, sous-estimant l’ensemble des composantes d’un décor qui occupait les autres parois de l’édifice aujourd’hui détruit : les murs rehaussés d’une couleur ocre jaune, les dessins géométriques sur le maître-autel, les deux vitraux au chevet et sur la façade ouest, sans oublier les tentures, les boiseries, etc. Quel parti devrait adopter un restaurateur aujourd’hui ? Faudrait-il restituer le décor dans son état final, tel que la fouille l’a révélé, ou bien conviendrait-il de lui redonner le sens que ses concepteurs avaient initialement prévu ? La solution adoptée en 1976-1983, bâtarde, rend nécessaire le recours aux photographies et aux relevés effectués en 1975, c’est-à-dire avant la dépose et la restauration qui ont suivi9.
Notes de bas de page
1 André Patrick, Les Pavements médiévaux du château de Suscinio, Vannes, Conseil général, 2001, p. 5-61.
2 André P., « Le château de Suscinio. XIIIe-XVe siècles », Congrès archéologique de France, 141e session, Morbihan 1983, Paris [1986], p. 254-266.
3 André P., « Un pavement inédit du XIIIe siècle au château de Suscinio », Arts de l’Ouest, Rennes, 1980, 1-2, p. 19-32.
4 Norton E. Christopher, « Carreaux stannifères et carreaux plombifères des XIIIe et XIVe siècles en France », dans Images du pouvoir, pavements de faïence en France du XIIIe au XVIIe siècle, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2000, p. 34-48.
5 Pastoureau Michel, « Marcher sur la couleur », dans Images du pouvoir, pavements de faïence en France du XIIIe au XVIIe siècle, musée de Brou, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2000, p. 5-8.
6 Par exemple Asnières, Saint-Maur de Glanfeuil, Beaufort-en-Vallée, Cunault et Saint-Serge d’Angers (Maine-et-Loire), Les Châtelliers (Deux-Sèvres). André P., Les Pavements médiévaux…, op. cit., p. 14-21.
7 On lira ailleurs les premiers résultats obtenus par Laetitia Métreau.
8 Nous remercions Monsieur Diégo Mens, directeur des Antiquités et Objets d’Arts (AOA) au conseil général du Morbihan, de nous avoir suggéré que la scène d’origine aurait pu représenter la « bénédiction de la Vierge », et s’apparenter à la sculpture en marbre du tombeau du duc Jean III, contemporain de ce décor, dans l’église de Ploërmel (Morbihan).
9 Nos croquis, dessins, photographies, relevés effectués en fouille sont déposés au conseil général du Morbihan, direction de la culture, fonds Patrick André.
Auteur
Professeur d'histoire (ER)
Patrick André a dirigé de nombreux chantiers de fouilles dans le Morbihan, dont celui qui a permis la découverte du pavement de Suscinio.
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