Symbolique des espaces et décors intérieurs au XVe siècle
p. 249-259
Texte intégral
1La volonté de paraître s’exprime notamment par l’architecture, les volumes, la distribution des salles, le décor sculpté et, notre principal propos, le décor peint, enfin par le vitrail, les carreaux de pavement et d’autres éléments du décor, les tentures et le mobilier1. La problématique essentielle est la signification de ces décors et leur éventuelle cohérence : quelques grilles de lecture apparaissent. Les plafonds peints dominent dans le Sud. Ils remplacent parfois des charpentes apparentes, réduisant ainsi les volumes, comme par exemple aux châteaux de Capestang et de Gabian (Hérault). Ils ne sont pas absents dans le Nord, mais ne possèdent pas de décor peint. On comprend mieux la lettre de Charles VIII à Pierre de Bourbon en date du 28 mars 1495 : « J’ay trouvé en ce pays (l’Italie) des meilleurs paintres […] pour faire aussi beaulx planchiers qu’il est possible ; et ne sont les planchiers de Bauxe, de Lyon et autres lieux de France en riens approchans de beaulté et richesse ceux d’icy : pourquoy je m’en fourniray et les meneray avecques moys pour en faire à Amboise2 ». Les décors peints comportant des armoiries dominent également dans le Sud. Les armoiries ne sont présentes qu’au XIIIe et au XIVe siècles dans le Nord. Le décor peint armorié disparaît ensuite pour faire place à d’autres supports.
LA HIÉRARCHIE DES DEMEURES PAR LE DÉCOR
2Les types de monuments retenus sont des châteaux, des manoirs et les hôtels urbains. La mode des manoirs de plaisance se développe au XVe siècle. Le roi Charles VII préférait résider en des logis modestes. Le roi René multiplie le nombre de ses manoirs notamment en Anjou. Les éléments hiérarchiques sont les décors monumentaux, les décors mobiles, les jeux de polychromie, la qualité d’exécution.
3Les décors monumentaux comprennent la sculpture, les peintures murales (et leurs rapports étroits avec les tentures), enfin les carreaux de pavement. Le décor sculpté domine sous les règnes de Charles V (1365-1360) et Charles VI (1380-1422). Au siècle suivant d’autres supports sont sollicités. Citons cependant un bel exemple, celui de la salle du château des Turpin Crissay, à Crissay-sur-Manse (Indre-et-Loire), à la fin du XVe siècle : les solives du plafond et les murs sont peints de rouge tandis que la cheminée occupe une extrémité de la salle dans un riche décor sculpté et armorié (fig. 1) Dans l’hôtel de Guillaume Saupin à Paris, rue des Bourbonnais, échanson du roi et prévôt des marchands de 1429 à 1432, les armoiries des Saupin timbrent la clef de voûte. La thématique utilisée en sculpture se retrouve dans les décors peints. Au château de Blois, sous Louis XII, par exemple, aux angles des fenêtres et aux cul-de-lampe des escaliers, on reconnaît le même répertoire que sur les plafonds peints : fou, moine, acrobate, musicien et sauvage, cavalier et guerrier, enfin animaux réels et hybrides et scènes familières plus ou moins scabreuses (fig. 2). On pourrait également citer la maison 4 rue des Trois Maillets à Orléans, vers 1500. Des vitraux armoriés et historiés ornaient les chambres du roi et de la reine au Louvre à la fin du XIVe siècle, d’après l’historien Sauval, ainsi que l’hôtel du Prévôt à l’époque de Louis d’Orléans. Le roi René, dans son « château » de Gardanne (Bouches-du-Rhône), en fait un manoir doublé d’une exploitation agricole acquis en 1454, fait poser des vitraux dans sa chambre, dans celle de son épouse et dans la chapelle.
4Dans les demeures royales et princières les lambris et les tentures sont prioritairement retenus comme décor. On peut citer à Paris l’hôtel de Bohême de Louis d’Orléans et l’hôtel du duc Louis II de Bourbon ; au château du Pont d’Ain (Ain), sous Marguerite d’Autriche (1480-1530), d’après l’inventaire, les lambris recouvraient les murs de plusieurs cabinets, de plusieurs chambres, du galetas à la suite de la chambre de Madame3.
5Les carreaux de pavement seront évoqués ultérieurement. Les rapports entre les peintures murales et les tentures sont connus. Les draperies simulées en sont un dérivé. Les mêmes motifs sont utilisés sur les deux supports. Par exemple dans les demeures du roi René, les bâtons écôtés, un de ses emblèmes, timbrent les tissus d’ameublement du château de Tarascon (Bouches-du-Rhône) et animent les peintures murales de ses demeures plus modestes. Des rideaux à grandes bandes verticales sont peints en son manoir de Launay, près de Saumur (fig. 3), à l’imitation des tentures de l’époque, comme dans la chapelle du château bourguignon de Châteauneuf-en-Auxois. Des arbres ornaient les voûtes peintes de la chapelle de son manoir de La Ménitré, en Anjou, et la tapisserie du lit. Si ses manoirs et demeures de plaisance reçoivent un décor peint, les espaces intérieurs des châteaux d’Angers et de Baugé notamment ne paraissent pas l’être. Une hiérarchie des supports traduit celle des demeures.
6Les décors mobiles réunissent essentiellement les tentures, l’ameublement et le lit. Les tentures à thème héraldique, historique ou plus généralement symbolique, abondent dans les demeures royales et princières à Paris. Citons encore l’hôtel du Prévôt et l’hôtel de Bohême, sous Louis d’Orléans. Dans l’hôtel du duc de Bourbon, une chambre est dite de la tapisserie. Des tentures sont également connues dans le château des comtes de Genève à Annecy (Haute-Savoie). Les thèmes évoquent le Haut Moyen Âge et l’époque carolingienne – la chanson de geste Fierabras, du cycle de Charlemagne. La tradition historique et légendaire veut qu’Olivier soit l’ancêtre des comtes de Genève… L’ameublement joue un rôle important dans le décor coloré. Par exemple, vers 1375, dans le palais épiscopal de Troyes, les étoffes du mobilier de couleur rouge jouent sur les murs blanchis à la chaux ; en 1426 des tissus vermeils sont ornés de marguerites et de pommes de pin. Dans le château des comtes de Genève, à Annecy, le rouge et le blanc sont privilégiés dans le décor mobile, tandis que l’argent et le doré, complétés par le noir, dominent le siècle suivant.
7Une enquête dans les comptes du roi René nous a montré le rôle important de la taxinomie des couleurs, de l’usage des couleurs héraldiques et emblématiques et des étoffes historiées, suivant la hiérarchie des demeures du prince, et la distribution également hiérarchique des espaces intérieurs. Ainsi à Marseille, le rouge domine dans la chambre de parement du roi et dans la chambre du roi, le vert s’impose dans la chambre de parement de la reine et dans sa chambre. Au palais comtal d’Aix et au château royal d’Angers, le vert domine ; à Angers on relève des fleurs de lis, deux couleurs, le blanc et le gris. À Reculée, à La Ménitré (Maine-et-Loire) – deux manoirs de plaisance –, le blanc domine dans la chambre de la reine et dans la chambre de parement du roi – La Ménitré est une demeure de la reine Jeanne de Laval, seconde épouse du roi René – ainsi que des étoffes historiées. Il en est de même dans le bâtiment du jardin royal d’Aix. Au château de Tarascon, les étoffes historiées dominent, ainsi que les couleurs emblématiques du prince, le noir, le gris et le blanc ; on trouve aussi des étoffes rouges ou vertes. En revanche au château fort de Boulbon (Bouches-du-Rhône), moins important, les associations de couleur ne sont pas définies. En résumé le rouge souligne la solennité du lieu à Marseille, le blanc est associé traditionnellement à la reine, aux dames ; le vert, couleur de vie et de jeunesse, également couleur de l’écart, est retenu dans les « appartements ». Les couleurs héraldiques et emblématiques soulignent également la solennité du décor mobile. Enfin les étoffes « historiées » l’emportent dans les demeures davantage orientées vers l’agrément du séjour, à La Ménitré, à Tarascon, ainsi qu’au manoir de Chanzé (Maine-et-Loire). Au château de Pont d’Ain, à l’époque de Marguerite d’Autriche, la prédominance des lambris et du mobilier dans les décors est nette. À mesure que l’on approche des chambres du prince et de la princesse les meubles sont plus riches. Quant aux demeures du duc de Bourgogne, citons l’hôtel d’Artois à Paris, en 1461, où selon Werner Paravicini, le rôle des tentures – et des lambris – est majeur : la tapisserie ou « mistère » de Gédéon est déployée notamment dans la salle, ou « grande salle », et « dedans les chambres » ; l’histoire d’Alexandre dans la même « grande salle » avec la mention « et pour la multitude qu’il en avoit, les faisoit tendre les unes sur les aultres ». Les lambris ornaient « deux salles de costé la chambre de mondit seigneur ».
8Le mobilier majeur est le dressoir dans la grande salle et le lit dans la chambre4. Le rôle et la place du lit mériteraient une étude approfondie. On connaît l’importance du lit : au château de Chillon en la camera domini, situé à dextre (à gauche) de l’entrée principale en venant de la chapelle, place d’honneur, et à la tour maîtresse de Vincennes, où le lit royal est parallèle à la cheminée, tandis qu’à sa gauche, à dextre, place d’honneur, vue par le roi couché, la clef de voûte évoque par son décor sculpté l’engagement de Jean le Bon de diriger la croisade. Dans ses livres VI et VII composés en France, Serlio manifeste son intérêt pour les lits, les tables et les alcôves. En France le lit se trouve près de la cheminée. Les cheminées sont le plus souvent placées au milieu des murs. Dans la chambre du roi, à Ancy-le-Franc (Yonne), la cheminée cependant est sur le côté pour laisser la place au lit royal.
9Les jeux de polychromie s’accentuent au XVe et au XVIe siècle. Dans le manoir du roi René à Gardanne, trois chambres sont désignées par la couleur : « la perse, la jausne et la verde ». Le gris, longtemps considéré en taxinomie comme une couleur inférieure, prend de la valeur au cours du XVe siècle et entre dans les combinaisons de couleurs emblématiques dans la maison d’Anjou et de Lorraine par exemple. Le gris apparaît aussi dans les décors à la fin du XVe siècle, ou peu après, au château de la Murette à Voiron (Isère), au château du Plessis-Bourré (Maine-et-Loire) et au logis Perrière au château comtal d’Annecy.
10La qualité d’exécution révèle plusieurs hiérarchies. En premier lieu celle de l’atelier. Atelier royal, ou proche, au siècle précédent, au Vaudreuil, en la tour-maîtresse de Vincennes, au château de Ravel, – un don de Philippe le Bel à son conseiller Pierre Flote – comme en l’ancien manoir dans les jardins du Carrousel à Paris5. Nous avons relevé à ce propos un nombre considérable d’artistes originaires du Nord autour des comtes d’Artois : Colart de Laon, valet de chambre du roi et de Louis d’Orléans, et Jean de Saint-Eloi interviennent en l’hôtel de Bohême, en la bibliothèque de l’hôtel du Prévôt et aux Célestins à Paris. Des peintres parfois célèbres sont connus, pour leur intervention directe ou indirecte dans des demeures princières ou de grands seigneurs tandis que des comptes publiés par Labande donnent des précisions sur les peintres plus modestes6 : Jean de Beaumetz à Germolles (Saône-et-Loire), Barthélemy d’Eyck, selon toute vraisemblance, à Tarascon, Roumier au palais comtal d’Aix7, Nicolas de Froment en la maison du roi René à Avignon, ou Léon de Forli, un peintre de Lyon, pour décorer le « château » de Gardanne. Jean Baplein, assisté de dix assistants venus de Lausanne, Genève, Saint-Claude ainsi que de Metz et de Venise, réalise le décor du château de Ripaille à Thonon, en 1432, sous Amédée VII duc de Savoie. Nicolas Roux (Ruffi), peintre à Tarascon et à Arles, exécute la peinture décorative de l’hôtel Arlatan à Arles. Victor Hallier intervient en la galerie de la tour d’Aigues.
ESPACE ET HIÉRARCHIE DANS UNE RÉSIDENCE PAR LE DÉCOR
11Dans les résidences à deux ou plusieurs niveaux, le plus fréquemment le décor majeur se trouve à l’étage, ou à un niveau plus élevé, définissant un espace hiérarchique majeur, plus rarement au rez-de-chaussée ou à un niveau inférieur. On peut citer, par exemple, aux siècles précédents, la salle de pouvoir des comtes de Forez à Montbrison (Loire), la salle de la maison des notaires à Béziers qui serait la salle de justice de l’évêque et, au XVe siècle, la grande salle du Parlement de Toulouse (Haute-Garonne) dans le château narbonnais, une maison récemment découverte à Carcassonne, la maison Mora en la même ville dont le décor héraldique oriente vers une relation étroite avec la vie de la cité, l’hôtel Jacques Cœur de Bourges (Cher), le château de l’archevêque de Narbonne à Capestang (Hérault) ou la salle rue Camille-Desmoulins à Beaucaire (Gard).
12Les espaces sont divisés par des cloisons. Au château d’Annecy, dans la tour et logis Perrière, des unités chromatiques différentes reflètent très vraisemblablement les divisions internes dans les salles occidentales. Un bel exemple est le manoir de Belligan en Anjou. À l’étage, deux salles de dimensions différentes sont séparées par une cloison, apparemment il s’agit du couple salle-chambre. Les deux espaces se différencient par leurs dimensions, leur situation, à gauche, à dextre, par rapport à l’accès pour la plus grande salle, et les décors peints, notamment, dans l’espace majeur un décor armorié et la représentation symbolique d’arbres, l’un davantage masculin, le pin, l’autre davantage féminin, l’oranger, permettant ainsi de proposer pour le premier écu suspendu à un pin, celui du gendre du roi René, Ferry de Vaudémont-Lorraine, lui-même placé à dextre, place d’honneur, le second suspendu à un oranger, celui de son épouse, Yolande d’Anjou.
13À la fin du XIVe siècle, au château de Mehun-sur-Yèvre (Cher), le sol de la chapelle reçoit un décor composé d’éléments héraldiques, emblématiques et d’inscriptions, celui des autres pièces des éléments héraldiques et emblématiques, enfin celui de la grande salle, uni, présente un jeu de damiers. Au château de Saumur sous Louis Ier d’Anjou, dans l’aile nord, les sols de la chambre de retrait, de la chambre de parement et de la chapelle sont couverts d’éléments emblématiques et symboliques. Au château d’Ecouen (Val d’Oise), un pavement a été relevé dans deux galeries et peut-être une petite pièce.
14D’autres supports étaient utilisés, selon toute vraisemblance, également pour le décor des autres espaces. Au château de Ripaille à Thonon, demeure de pouvoir et de prestige, la grande salle et la chapelle, espaces majeurs, étaient décorées en 1432 d’emblèmes à la fois personnels, dynastiques et institutionnels, le nœud savoisien et la devise FERT. Le roi René, grand amateur de céramique, n’utilise pas les carreaux de pavement comme supports de ses emblèmes et autres symboles. Sa préférence porte sur d’autres supports mobiles ou immobiliers. Au château de Louppy (Meuse), en 1457, il fait peindre dans la salle haute près de la cheminée des « chevaliers aux manteaux armoriés », un décor quelque peu archaïque pour l’époque, mais en accord avec les tournois et autres fêtes chevaleresques qu’il crée alors. Autres traces d’archaïsme dans la galerie : il fait représenter des écus suspendus.
15Les espaces privés sont difficiles à repérer. À la fin du XIVe siècle, au premier étage du logis principal du manoir de Germolles, deux chambres ont conservé des traces importantes de leurs décors peints : l’une pourrait être la chambre de la comtesse de Nevers, son décor est composé des lettres P et M et de chardons, l’autre pourrait correspondre à la chambre de la duchesse, son décor est composé de P et de marguerites (fig. 4 et 5). Relevons le contraste avec le château de Thonon. À Germolles l’espace « privé » des chambres est composé essentiellement des emblèmes personnels du couple ducal, tandis que dans le château de Thonon, les deux espaces prioritaires, la grande salle et la chapelle, nous l’avons vu, sont animés d’emblèmes majeurs pour la dynastie. La personnalisation par les emblèmes du prince et de son épouse des espaces privés peut être également relevée dans les manoirs de plaisance du roi René. À Chanzé, un manoir offert en 1455 à sa seconde épouse Jeanne de Laval, les emblèmes de celle-ci, des groseilles rouges – symbole de fécondité – timbrent l’espace réservé au roi René, le petit retrait et sa chambre. À Reculée les « chaufferettes », figuration d’une sorte de réchaud d’ou sortent des flammes et des « sèches » ou souches sèches sur lesquelles pousse un unique rameau d’olivier8, animent les murs de deux chambres disposées à la suite de la « salle du roi », tandis que des groseilles rouges tapissent les murs de la chambre de Jeanne de Laval. Les travaux datent de la fin du séjour du roi René en Anjou (après 1465), les emblèmes du prince ont été tracés à la fin de sa vie en mémoire de sa première épouse Isabelle de Lorraine comme la « chaufferette enflammée » peinte dans la « salle du roi » à Arles.
16Les chapelles participent aux jeux de hiérarchie. Au manoir de La Ménitré, le roi René fit peindre des écus à ses propres armes et à celles de sa seconde épouse, Jeanne de Laval, respectivement suspendus pour les premiers à des pins et autres arbres, et pour les seconds exclusivement à des orangers. On reconnaît la valeur symbolique de ces arbres. Le décor réunit deux programmes, l’un davantage public – une alliance de deux maisons majeures, et l’autre davantage privé – la fécondité du couple9.
17Le décor des galeries varie suivant les destinations. Au siècle précédent, elles conduisent à une chapelle comme à Conflans, à Saint-Pol, ou à une salle comme à Vaudreuil. Le décor semble plutôt à caractère public à Conflans et au Vaudreuil, et davantage à caractère privé à Saint-Pol. Le décor d’une galerie participe au décor général de la demeure. Au manoir du roi René, à Reculée, les derniers emblèmes du prince timbrent la galerie, des « chaufferetes » avec la devise « Ardent désir », comme les murs de deux chambres disposées à la suite de « la salle du roi ». Au château de la Tour-d’Aigues (Vaucluse) la galerie est décorée par Victor Hallier, en 1477, d’une chasse de cerfs et de sangliers. À Dijon, la galerie du palais ducal, entre la tour de Bar et la grande salle, était peinte de rouge (les « allées rouges »). Le caractère mixte public et privé, semble retenu en l’hôtel des Tournelles sous le duc de Bedford. Selon l’historien Sauval, en 1432, le duc fit faire la galerie dite des « courges », « parce qu’il le fit peindre de courges vertes : elle était terminée d’un comble peint de ses armes et de ses devises, couverte de tuiles assises à mortier de chaux et de ciment et environnées de six bannières rehaussées de ses armoiries et de celles de sa femme »10. Le décor est composé des emblèmes du prince. Quant au motif choisi, des courges vertes, on ne peut pas rejeter l’aspect symbolique, celui de la fécondité. Le duc épousa, en secondes noces, Jacqueline, fille de Pierre Ier, comte de Saint-Pol, en avril 1433 ; ses armoiries, avec celles de son épouse, timbrent les bannières sur le toit.
18Ces galeries de caractère privé existent au Plessis-Bourré, au Verger, à Cluny et à Gaillon. Le double caractère de réception et de galerie privée a été également souligné par Jean Guillaume, quelques décennies plus tard, à Nancy, à Fontainebleau et à Oiron11. Il est possible que la galerie sud à l’étage de l’hôtel Jacques Cœur (fig. 6) annonce ces galeries. Elle mène indirectement vers l’espace privé. Elle est jalonnée de l’image de protection d’un bourgeois armé et d’une première cheminée présentant des jeux d’amour et de fécondité. La seconde cheminée semble en écho par son décor à la grande salle de réception du rez-de-chaussée. Nous avons proposé de reconnaître une allusion au siège d’Orléans et la représentation de Jeanne d’Arc. Le linteau est surmonté de murailles défendues par des bourgeois ; au centre un personnage en armure à l’attitude décidée et au beau visage plein d’ardeur tient un étendard, attribut de la sainte. Les circonstances politiques ne s’opposent pas à cette lecture. Cette présence achevait le thème de la réconciliation des Français autour de l’héritier rendu légitime par le sacre qui était figuré dans la grande salle. Jeanne d’Arc symbolisait la rencontre du sentiment national et du loyalisme dynastique12. La galerie, selon Jacques Thuillier13, peut être conçue comme une succession chronologique de faits sollicitant la progression du spectateur d’une porte à l’autre. Le décor de deux galeries semble le souligner. Ainsi la galerie nord, à l’étage, du même hôtel Jacques Cœur à Bourges : on y voyait sur les vitraux « les douze mois de l’année et les armes de quelques anciennes maisons de Berry » suivant l’état des lieux de 1636. Il s’agissait du temps du marchand accompagné des activités et des alliances de l’argentier. Les secondes galeries se trouvent à Rouen, en l’archevêché, sous Georges d’Amboise. Les « grandes galleries » étaient percées de douze fenêtres, et comptaient douze panneaux sur lesquels étaient représentés les douze signes du zodiaque (octobre et novembre avec certitude). Relevons la forte valeur symbolique du nombre douze, qui évoque la multitude, comme l’heureuse association de la déambulation progressive dans une galerie et de la succession chronologique d’un calendrier annuel sous forme des douze mois de l’année et (ou) des signes du zodiaque dans les galeries de Bourges et de Rouen.
19Les bibliothèques méritent également notre attention. Un espace particulier reçoit ainsi des marques personnelles, mots ou sentences. Des bibliothèques sont aménagées en la période précédente en l’hôtel du Prévôt et en l’hôtel du duc de Bourbon, mais on ne connaît pas leur décor. Une bibliothèque fameuse est celle de Jean d’Angoulême, passionné de lecture et de livres, mais peu soucieux de reliures. Jean a fait peindre cet espace de rouge, première couleur en taxinomie. Dans deux bibliothèques prestigieuses, celle des Bourbons à Moulins et celle de Marguerite d’Autriche à Malines, ce sont les couleurs des reliures qui participent, suivant la topographie du lieu, au décor emblématique et symbolique de la salle. En la bibliothèque du château de la Bastie d’Urfé (Loire), la devise « plus que cela » alterne sur les poutres avec un globe terrestre. Cette inscription apparaît aussi sur une porte de la bibliothèque.
20Le cheminement dans l’édifice est soigneusement arrêté. L’ordonnance des espaces suit progressivement l’accès aux appartements du prince. Au château de Pont d’Ain, à l’époque de Marguerite d’Autriche, à mesure que l’on approche des chambres du prince et de la princesse, les meubles sont plus riches. Aux siècles précédents nous avons relevé d’autres cheminements. Ainsi en la tour de Palmata, à Gaillac (Tarn)14, la salle peinte est située à la fin du cheminement en provenance de la salle via un vestibule, une pièce intermédiaire voûtée. Le riche décor évoque selon toute vraisemblance, d’après nos travaux récents, un épisode de la croisade albigeoise, le siège de Beaucaire. Comme précédemment dans la tour de Vincennes, au palais Jacques Cœur, des motifs servent de jalons de repérage et timbrent les entrées et les sorties jusqu’au toit et le sommet des tours. Certains motifs peuvent attribuer une signification globale à une partie du bâtiment – le relief représentant « la dispute d’une femme et d’un homme » timbrant la base de la tour menant aux espaces privés, à gauche (dextre), place d’honneur de l’hôtel et le relief d’une scène domestique marquant la base de la tour qui donne accès, à droite, à senestre de l’hôtel, à ce rez-de-chaussée, aux cuisines et à l’étuve, et à l’étage à plusieurs salles meublées de « comptoirs ». D’autres motifs sanctifient les espaces dans l’hôtel, de la cour à la chapelle.
21La distribution entre la « dextre » et la « senestre » participe également des jeux héraldiques : l’espace davantage privé à gauche, à dextre, l’espace réservé aux activités domestiques et professionnelles, à droite, à senestre, du corps de logis. Au rez-de-chaussée de la tour sud-ouest, à l’arrière du corps de logis, dans l’espace davantage « privé », un garde veille à l’entrée de la chambre et du retrait marqué des emblèmes de l’épouse de Jacques Cœur. Au premier étage, la chambre et le retrait correspondants dans la tour sont timbrés des emblèmes de Jacques Cœur. D’autres éléments du décor complètent le marquage de cet espace davantage privé. Cette priorité de la gauche sur la droite se retrouve en d’autres parties de l’hôtel et de son décor. Elle souligne l’importance des inversions dans la présentation du couple, l’épouse à droite de l’époux – que ce soit le couple royal ou celui de l’argentier – ainsi que dans celle de leur emblématique, à savoir une attitude d’accueil et, sans doute, en accentuant l’importance de la femme, une expression de la paix désirée par le royaume.
22Les couleurs, les motifs, l’héraldique, l’emblématique, soulignent la hiérarchie des espaces d’une pièce. L’horizontalité l’emporte dans les décors civils comme ecclésiastiques. À la période précédente c’est la verticalité qui est plutôt privilégiée (un bel exemple l’horizontalité de la société civile et la verticalité de la succession des abbés dans la salle de la maison-forte des Loives de Montfalcon). Sur le plafond du château de l’évêque de Béziers, Guillaume de Montjoie, à Gabian, sont évoqués la réception de la reine Marie d’Anjou et un hommage au roi Charles VII victorieux. Ce point a été confirmé récemment. Au château de l’archevêque de Narbonne, à Capestang, à la même époque, ce sont les seuls écus de l’archevêque Jean d’Harcourt et ceux du chapitre de Saint-Just de Narbonne qui sont répétés en alternance, avec une subtilité passée inaperçue, les premiers sont mis à l’honneur dans le sens de la pénétration dans la salle – la salle du seigneur, le monde laïc – les seconds dans l’autre sens, l’archevêque trônant à l’extrémité de la salle, le dos tourné vers la cheminée, le regard dirigé vers l’est. Référence que l’on trouve antérieurement par exemple, en la tour d’Arles de Caussade et au palais archiépiscopal de Narbonne.
Notes de bas de page
1 Mérindol Christian de, Les Décors peints. Corpus de décors monumentaux peints et armoriés du Moyen Âge en France, Pont-Saint-Esprit, Conseil général du Gard, 2001, 2 vol. ; Id., « Le royaume de France vers 1450 : le plafond historié et armorié d’Aigueperse, Revue française d’héraldique et de sigillographie, 69-70, 1999-2000, p. 89-100 ; Id., « Questions d’héraldique à propos de publications récentes : conservation, lecture, représentation, espace et politique », Revue française d’héraldique et de sigillographie, 2010 (à paraître) ; Id., « Héraldique et société à propos de décors peints et armoriés récemment publiés. XIIIe et XVe siècles. La problématique des grilles de lecture », dans Le Plaisir de l’art du Moyen Âge. Commande, production et réception de l’ouvre d’art Mélanges en hommage à Xavier Barral i Altet, Paris, 2012, p. 330-336 ; Id., « De l’abbaye Saint-Étienne de Caen à l’église du couvent Saint-Nicolas-de-Tolentin à Brou. Réflexions sur les carreaux de pavement », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2002, p. 79-92 ; Id., « Emblématique et carreaux de pavement à l’époque médiévale », Revue française d’héraldique et de sigillographie, 76, 2006, p. 29-52.
2 Philippe de Commynes, Mémoires sur Charles VIII et l’Italie, livres VII et VIII, présentation et traduction inédite par Dufournet Jean, Paris, 2002, p. 423 n. 18 (lettre de Charles VIII à Pierre de Bourbon, t. IV, p. 188, éd. Pelicier Paul, t. I-V, Paris, 1898-1905, Société de l’Histoire de France).
3 Quinsonas Emmanuel de, Matériaux pour servir à l’histoire de Marguerite d’Autriche, I, Paris, Delaroque Frères 1860, p. 151-186.
4 Paravicini Werner, « Le temps retrouvé ? Philippe le Bon à Paris, 1461 » dans Paris, capitale des ducs de Bourgogne, éd. par Paravicini W. et Schnerb Bertrand (Beihefte der Francia, 64), Ostfildern, 2007, p. 399-469.
5 Van Ossel Paul, Brunet-Villatte Françoise, « Le Moyen Âge avant la ville : un manoir périurbain du XIVe siècle », dans Les Jardins du Carrousel (Paris). De la campagne à la ville : la formation d’un espace urbain (Documents d’archéologie française, no 73), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, chap. 4, p. 113-140.
6 Labande Léon-Honoré, Les Primitifs français. Peintres et peintres verriers de la Provence occidentale, Marseille, Tacussel, 1932.
7 Ibid., I, p. 231 (no 63).
8 Emblèmes du roi René.
9 Sur le bel exemple antérieur de la chapelle du château de Suscinio, voir de Mérindol C., « Les pavements et le relief sculpté du château de Siscinio : trois monuments de la Bretagne au XIIIe et au XIVe siècle, Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2009, p. 250-266 et l’article à paraître dans Revue française d’héraldique et de sigillographie.
10 Sauval Henri, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, C. Moette & J. Chardon, 1724, t. 2, p. 285.
11 Guillaume Jean, « La galerie dans le château français : place et fonction », Revue de l’Art, 1993, p. 33-42.
12 Merindol C. de, « Le Cérémonial et l’espace. L’exemple de l’hôtel Jacques-Coeur à Bourges », dans Werner Paravicini, Zeremoniell und Raum : 4. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften in Göttingen veranstaltet gemeinsam mit dem Deutschen Historischen Institut Paris und dem Historischen Institut der Universität Potsdam, Potsdam, 25. bis 27. Septembre 1994, Sigmaringen : J. Thorbecke, 1997, p. 199-214.
13 Thuillier Jacques, « Peinture et politique : une théorie de la galerie royale sous Henri II », dans Études d’art offertes à Charles Sterling, Paris, PUF, 1975, p. 175.
14 Mérindol C. de, « Décors peints de trois résidences patriciennes du sud de la France au XIIIe siècle : une nouvelle lecture », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 2007, p. 73-86 (il s’agit de la tour d’Arles de Caussade, de la tour de Palmata à Gaillac, et de la demeure des Carcassonne à Montpellier) ; Id., « Les plafonds peints. État de la question et problématique », dans Plafonds peints médiévaux en Languedoc. Actes du colloque de Capestang, Narbonne, Lagrasse, 21-23 juin 2008, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2009, p. 31-50.
Auteur
Conservateur honoraire des Musées nationaux
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2014
Un seul corps
La Vierge, Madeleine et Jean dans les Lamentations italiennes, ca. 1272- 1578
Amélie Bernazzani
2014