L’évolution de la salle dans la résidence noble en Bretagne1
p. 197-212
Texte intégral
LA RÉSIDENCE NOBLE : L’HÉRITAGE DU MOYEN ÂGE
1L’idée de la tour, de la salle et de la chambre est fondamentale dans la compréhension de la résidence noble et de son évolution. La tour, résidentielle ou non, reste un des éléments les plus frappants de la résidence noble : elle symbolise la volonté de domination sur la population ou sur les seigneurs voisins en relation avec la propriété foncière. Les premiers enclos seigneuriaux, connus par des fouilles, montrent que la résidence noble consistait dans une série de bâtiments indépendants. Le château et le manoir tels que nous les connaissons aujourd’hui – à partir d’exemples conservés dès le XIIe siècle – sont le résultat d’une évolution dans le temps : des bâtiments autrefois séparés furent ensuite regroupés. La salle, comme centre de la résidence et de vie commune, en est l’élément fondamental. Lieu principal de réunion dans la demeure, le seigneur y reçoit ses proches, ses vassaux ainsi que ses obligés ; lieu des festins, la salle est encore le lieu où l’on échange les nouvelles et où l’on discourt, où peuvent être réglées les affaires du domaine et être rendue parfois la justice… Le seigneur y manifeste son pouvoir, son rang et sa richesse.
2Dans les manoirs les plus petits n’existent qu’une chambre ou parfois deux (fig. 1, 2, 3, 4)2 alors que plusieurs peuvent exister dans les manoirs d’un rang supérieur. Pièce privée, la chambre peut néanmoins avoir d’autres fonctions : le seigneur, ou son épouse, y reçoivent, comme dans un « parloir », leurs familiers. Dans les résidences les plus importantes la chambre principale – parfois appelée « grande chambre » – hésite entre les fonctions imparties entre la grande salle basse et la chambre privée : servant de salle à manger familiale, de pièce de réception, elle pouvait encore être utilisée comme « comptoir » pour l’administration du domaine. Il s’agit toujours d’une chambre « haute », parfois surélevée sur une cave semi-enterrée3, parfois située à l’étage. Si les membres de la classe aristocratique tenaient leur cour dans la salle et dormaient dans la chambre haute, le paysan breton, jusqu’à une date avancée de la seconde moitié du XXe siècle, passait une grande partie de son temps dans une pièce unique à usages multifonctionnels, servant à la fois de cuisine, de pièce à vivre et de chambre ; le cycle de l’existence du paysan, de la naissance à la mort, se déroulait dans cet environnement4. Ce critère éminent de distinction entre classes sociales ne se voyait remis en cause que par les marchands et les entrepreneurs les plus riches qui, cherchant à imiter le style de vie de la noblesse, se faisaient bâtir des maisons avec chambre haute – sans nécessairement utiliser celle-ci –, symboles de leur ascension sociale et de leur richesse ! La chambre seigneuriale dominait ainsi la salle et, fréquemment munie d’un judas – sorte de fenêtre – permettait de suivre les activités de la salle basse de manière discrète. Si ces trois éléments fondamentaux de la résidence apparaissent clairement, plusieurs questions restent à formuler. En premier lieu celle du moment de la réunion des corps de logis qui, au XIIe siècle, étaient encore disséminés dans la cour, pour constituer une seule construction manoriale.
3Le foyer ouvert – c’est-à-dire le foyer au milieu de la salle avec évacuation de la fumée par un orifice ménagé dans la toiture –, était de règle dans l’ouest de l’Europe et le demeurera en Angleterre du sud jusqu’au XVIe siècle, et dans certaines îles de l’Écosse jusqu’aux années 1960. En Bretagne, si des cheminées sont ménagées plus tardivement dans le mur de refend ou dans le mur latéral, le foyer ouvert non seulement très répandu, ne disparut pas avant le XXe siècle dans les maisons les plus pauvres5 et y subsista même jusque vers 19506.
4Dans l’habitat d’un rang plus élevé, celui des manoirs, nous n’avons qu’un seul exemple d’un foyer ouvert, au Téhel (Saint-Symphorien, Ille-et-Vilaine). Si nous avions estimé que les traces de fumée sur les poutres du toit correspondaient à l’existence d’un foyer ouvert7, néanmoins l’absence de dépôts de suie conséquents – et la possible contamination d’un conduit de cheminée postérieur – ne nous avaient pas permis de retenir cette hypothèse. Cependant depuis notre dernière visite, des travaux de rénovation ont mis au jour ce qui semble bien être un foyer central, attestant qu’à l’origine, ce manoir devait être certainement pourvu d’une telle structure ouverte. D’une manière générale, l’existence de ce type de foyer pourrait se reconnaître à la suie tapissant les poutres de la charpente, phénomène très souvent observé dans les salles anciennement à charpente apparente d’Angleterre et du Pays de Galles.
Fig 4 > La Grande Mettrie, Roz-Landrieux, Ille-et-Vilaine. Coupe principale XVIe siècle. Ce manoir, d’une construction soignée, manifeste aussi le « minimum » seigneurial : salle basse avec cheminée latérale (souche octogonale) à l’origine et charpente apparente, chambre haute (également à charpente apparente) au-dessus d’une cuisine. Une aile latérale à été démolie qui était probablement composée d’une chambre haute au-dessus un cellier. L’aile à gauche, avec son bel escalier, est un rajout du 16e siècle.
SALLES BASSES À CHARPENTE APPARENTE
5On peut considérer, a priori, qu’antérieurement aux années 1450 la grande majorité de salles et des chambres en Bretagne – même dans le Grand Ouest– n’avaient qu’une charpente apparente. Leur remplacement par des plafonds/planchers n’y débute – à quelques exceptions près – qu’à partir de la seconde moitié du XVe siècle, phénomène de rénovation qui s’étendit sur au moins deux siècles, et qui accompagna la transformation de la résidence médiévale en résidence renaissante. Le dernier exemple que nous avons réussi à dater à la fois par la dendrochronologie et les sources documentaires est celui de Coadélan vers 1660, mais des exemples nettement plus tardifs peuvent exister8, surtout dans l’Ouest de la Bretagne.
LA CIRCULATION DANS LA RÉSIDENCE
6La présence d’une salle basse à charpente apparente, sans plafonds, posait de considérables problèmes de circulation dans une maison munie de chambres à chaque extrémité. Comme on le voit au Carpont (Trédarzec, Côtes-d’Armor) (fig. 1) et à La Ville Andon (Plélo, Côtes d’Armor), un tel arrangement nécessitait deux escaliers, l’un à chaque extrémité de la maison. La superposition des salles offrait au contraire l’avantage de rendre possible la circulation à chaque niveau et ne nécessitait la construction que d’un seul escalier – sauf dans certains cas où la salle supérieure était encore à charpente apparente – l’accès à certaines chambres contraignant toutefois les usagers à traverser d’autres pièces ainsi à Coadélan (Prat, Côtes-d’Armor) (fig. 5) et Hac9 (fig. 6). Ce n’est qu’à la fin du XVe siècle que les manoirs les plus riches adoptèrent ces dispositions. L’escalier constituant la structure la plus onéreuse d’une demeure de ce type, l’économie réalisée était donc considérable. Il est cependant probable qu’on continua de construire des salles basses à charpente apparente durant tout les XVe siècle et XVIe siècles, et même une partie du XVIIe siècle. Dans le Finistère, on peut dater certains exemples des environs de 1600, et il n’est pas inconcevable que dans l’extrême ouest de la péninsule, l’usage s’en soit poursuivi durant encore quelques décennies dans la noblesse la plus fortunée.
7La circulation à l’intérieur de la maison était aussi facilitée par la présence de galeries, d’ordinaire en bois10. Nous avons présenté ailleurs des exemples possédant une telle structure, aujourd’hui disparue, ainsi à Coadélan (fig. 5). L’interprétation architecturale des façades de plusieurs maisons témoigne de l’existence d’une galerie extérieure, comme à La Caillibotière (Saint-Aaron, Côtes-d’Armor), La Touche Brandineuf (Plouguernast, Côtes-d’Armor) et L’Étier (Béganne, Morbihan). À La Roche Jagu, on ne saurait avoir le moindre doute sur l’existence de ces structures : la galerie arrière existe toujours et celle qui se trouvait autrefois en façade a laissé des traces parfaitement reconnaissables. Elle renforçait les possibilités de défense du château et permettait aussi d’accéder de la tourelle d’escalier à la double porte de la salle supérieure, probablement lorsque cette dernière fut temporairement subdivisée en deux chambres destinées aux hôtes. Certaines galeries plus limitées reliaient des chambres à une tour de latrines : on citera ainsi les exemples de La Grand’Cour (Taden, Côtes-d’Armor) (fig. 7), de La Ville Daniel (Plaine-Haute, Côtes-d’Armor) (fig. 8) et du Bois Orcan (Noyal-sur-Vilaine, Ille-et-Vilaine). Ces galeries d’agrément offraient des points de vue permettant de découvrir les jardins et le paysage environnant. Ce qu’on ignorait dans le cas de la Bretagne, c’est que ces demeures seigneuriales étaient aussi pourvues de galeries internes, donnant accès aux pièces situées au-dessus de la salle basse et formant aussi une « tribune des musiciens », comme à Coadélan (fig. 5), à La Grand’Cour (fig. 7) et presque certainement aussi dans son état d’origine à Bienassis.
LES INDICES TÉMOIGNANT DE L’EXISTENCE D’UNE SALLE À CHARPENTE APPARENTE
8Si les salles d’un grand nombre de manoirs et de châteaux en Bretagne – aux origines – avaient des charpentes apparentes, comment les reconnaître ? Les éléments architecturaux et archéologiques qui le permettant relèvent de quatre données : les archives, l’architecture, l’archéologie et la dendrochronologie. D’autre part les caractéristiques suivantes peuvent être relevées :
des proportions et un volume plus important ; pour certaines salles, un plafond rajouté, écrase ses volumes comme c’est le cas pour l’actuelle salle haute de Coadélan (fig. 5) ;
des fenêtres qui s’élèvent souvent au-dessus des poutres du plafond ajouté à la salle ; on ne le remarque pas toujours de l’extérieur, mais la présence à l’intérieur d’un linteau ou d’un arc plus haut que le niveau du plafond ajouté le révèle souvent (comme au Téhel, Saint-Symphorien, Ille-et-Vilaine) ;
de petites fenêtres, ou des lucarnes, sont percées au niveau supérieur de la toiture afin d’éclairer le nouvel espace créé (la partie supérieure de l’ancienne salle à charpente apparente) ; mais des lucarnes pouvaient aussi avoir été prévues pour éclairer la charpente apparente, et souligner ainsi le prestige et la richesse du commanditaire ;
une charpente, au-dessus du nouveau plafond, d’une qualité telle qu’elle ne peut avoir été conçue que dans le but de rester visible (voir Carpont, fig. 1) ;
des poutres de facture grossière qui soutiennent le plafond ajouté, comme on le voyait au Bois Orcan avant la restauration actuelle11 ;
des nouvelles poutres porteuses, là où existaient autrefois des entraits, qui pèsent souvent lourdement sur des linteaux et sur des murs qui n’avaient pas à l’origine été conçus pour les recevoir, déstabilisant ainsi parfois leur structure ;
des poutres dont les caractéristiques n’ont pas d’équivalent dans d’autres parties de la construction, ou des solives d’un modèle différent, souvent d’une qualité inférieure (ou parfois supérieure !) à celle de l’architecture d’origine ;
des changements de niveau, au-dessus du nouveau plafond, entre le plancher rajouté et celui des pièces voisines ;
la présence de deux escaliers, desservant chaque extrémité, dans un édifice où une telle organisation n’a plus d’utilité après l’insertion d’un plafond ;
un conduit de cheminée se rétrécissant, du type associé à une salle à charpente apparente ;
la présence d’une cheminée disposée sur les murs gouttereaux – la plupart des cheminées en Bretagne étant situées au pignon ou au mur de refend – qui doit nous questionner sur l’existence d’une ancienne salle à charpente apparente. De bons exemples nous en sont donnés à Fontenay (Chartres-de-Bretagne, Ille-et-Vilaine) et La Grand’Mettrie (Roz-Landrieux, Ille-et-Vilaine12) (fig. 4) ;
la présence d’étagères en pierre, placées de part et d’autre de la cheminée, destinées à supporter les chandelles mais inutilisables en raison de leur emplacement en hauteur par rapport au nouveau plafond ;
l’existence d’un décor mural, ou même d’une couche de plâtre uni, de part et d’autre du nouveau plafond.
9Évidemment tous les critères que nous venons de définir ne se rencontrent pas simultanément sur le même site et la conjonction de plusieurs de ces éléments est nécessaire pour attester d’une insertion postérieure d’un plafond. Aux indices précédents, s’ajoutent les éléments stylistiques dont la forme des moulures : néanmoins, à défaut d’une chrono-typologie référentielle de ces éléments stylistiques, la plus grande prudence s’impose sur les datations qu’elles donnent –, des variations d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années étant courantes. Si la dendrochronologie offre des perspectives de datation intéressantes – malgré des efforts considérables consacrés à l’établissement de chronologies de référence, chronologies de sites pour un certain nombre de bâtiments soigneusement choisis et chronologies régionales – notre expérience de cette technique nous donne suffisamment de raisons d’être prudents pour la Bretagne13. Il faudra d’autres recherches, et tout particulièrement en Bretagne occidentale, pour préciser la contribution que nous sommes susceptibles de tirer de ces données.
QUELQUES BÂTIMENTS PRÉSENTANT DES PLAFONDS INSÉRÉS
10Beaucoup de petits manoirs à salle basse répertoriés se situent dans des régions où les résultats de la dendrochronologie ont été plutôt négatifs : nous n’avons pas réussi à dater les plafonds – indiscutablement postérieurs à l’état d’origine – de La Ville Andon (maison à trois unités, dont les chambres situées aux extrémités du bâtiment sont chacune desservies par un escalier) et de La Ville aux Fèvres (les deux manoirs de Plélo, Côtes-d’Armor). Il en a été de même à la Salle (Plurien, Côtes-d’Armor), tandis que Les Vergers (Hillion, Côtes-d’Armor) possède un plafond inséré soutenu par des poutres de châtaignier. Ce ne sont là que quelques exemples d’une longue série : Kerandraon (Troguéry, Côtes-d’Armor), Carpont (Troguéry, Côtes-d’Armor) (fig. 1) et Boberil (L’Hermitage, Ille-et-Vilaine) ont tous des plafonds insérés que nous sommes pour l’instant incapables de dater. À Kerandraon, on verra un exemple particulièrement remarquable de plafond détruisant les murs sur lesquels il s’appuie14. À Beauport, la grande salle (un peu avant 1220), dite « Salle au Duc », comportait à l’origine deux niveaux, avec une salle haute au-dessus de la grande salle basse voûtée de pierre, dotée de deux cheminées, dont celle latérale construite postérieurement. Aucun élément ne nous permet de savoir comment se présentait la toiture de la salle haute au début du XIIIe siècle : le volume de cette dernière fut en tout cas subdivisé en deux niveaux au XVIIe siècle par l’insertion d’un plancher, afin de créer une bibliothèque. La charpente actuelle date probablement de la même époque, des années immédiatement postérieures à 1654 selon toute vraisemblance.
11Le logis de la Grand’Cour (Taden, Côtes-d’Armor), montre une salle haute particulièrement majestueuse, avec les restes d’une belle charpente à chevrons-portant-fermes, lambrissée à l’origine (fig. 7). Nous l’avions précédemment daté du début du XIV e siècle, mais nous pensons maintenant qu’il appartient plutôt à la seconde moitié de ce siècle, peut être vers 1390. La dendrochronologie ne nous a fourni qu’une date (la fin XVIII e siècle) pour les poutres du plafond de la salle basse ; il s’agit très certainement d’un remplacement de poutres anciennes. Tout permet de penser que le logis de la Grand’Cour fut élevé pour servir à des fonctions administratives et cérémonielles. Il fut construit à l’intérieur de l’enclos d’un manoir préexistant, probablement dans la seule partie encore non bâtie de cet enclos, ce qui explique sa curieuse orientation. On ne saurait douter que la salle haute – conservée dans l’intégrité de ses volumes – était à l’origine à charpente apparente (fig. 5). La cuisine, la salle et la chambre seigneuriale forment une unité séparée, probablement destinée à un usage cérémoniel.
LE XVe SIÈCLE : LE SOUCI DU CONFORT
12Au XVe siècle, à la suite des guerres qui avaient suscité de multiples destructions, dans le même temps où culminaient les traditions de l’architecture vernaculaire, devait être entamé un programme considérable de rénovation et de reconstruction. Des bâtiments comportant plusieurs périodes de construction résultent de l’amélioration et de l’embellissement de structures anciennes. Si la salle basse restait le centre de la vie du manoir, la disposition qui consistait à situer les appartements privés aux étages supérieurs fut préférée. La salle basse, ou la salle haute, lorsque deux niveaux existent, est toujours à charpente apparente.
13À partir du moment où les influences de la Renaissance se firent sentir en Bretagne les constructions neuves furent dotées de plafonds et la charpente apparente fut considérée comme démodée. La Goulaine (Haute-Goulaine, Loire-Atlantique), datable des environs de 1500, est l’un des premiers châteaux construits sur ce modèle, mais un certain délai cependant fut nécessaire pour que le principe se répandît dans l’ouest de la province. Le château de Kerjean (Saint-Vougay, Finistère), dont la construction débuta au milieu du XVIe siècle, a des salles plafonnées, mais il faut attendre les années 1600 pour que, dans l’ouest du Finistère, toutes les demeures neuves soient à salle haute de ce type, comme à Bel-Air (Brélès, Finistère), Kerbabu (Lannilis, Finistère) et Kerouartz (Lannilis, Finistère). Cependant, après sa destruction partielle en 1598, le château de Kerouzéré (Sibiril, Finistère), conserva sa salle supérieure à charpente apparente.
14L’arrivée d’un nouveau modèle architectural suscita chez les propriétaires de demeures anciennes le désir de moderniser leur demeure en insérant des plafonds/planchers dans des salles précédemment pourvues d’une charpente apparente. Il est particulièrement intéressant de noter qu’à Coadélan (fig. 5) et Bienassis (fig. 9), des galeries – dont la fonction était de faciliter la circulation – forment à chaque extrémité de la salle haute en partie un plafond, de telle sorte que par la suite, il ne resta plus qu’à plafonner la partie centrale.
15Les conséquences de cette évolution furent doubles. Les salles plafonnées étaient plus faciles à chauffer et donc plus chaudes et confortables. La présence d’un plafond doublé d’un plancher offrait aussi aux habitants un appréciable gain de place, généralement sous la forme d’un grenier placé au-dessus de la salle nouvellement plafonnée et constituait encore un moyen de circulation à ce niveau. L’usage de deux escaliers n’était plus nécessaire, bien qu’on ait parfois conservé un escalier de service dans les plus grandes demeures, ce qui entraîna des changements profonds et fondamentaux dans l’organisation de la maison. Le style de vie associé à la grande salle commune déclina, comme on peut le constater très nettement dans le cas des maisons précédemment évoquées élevées vers 1600 dans le Finistère. La salle était désormais légèrement surélevée au-dessus d’une cave semi-enterrée. L’accès se faisait par un perron donnant sur un vestibule contenant la cage d’escalier. La salle basse était isolée par une cloison : le visiteur n’entrait plus directement dans la partie inférieure de la salle basse, mais dans le vestibule. Alors que les fonctions pérennes de la salle basse allant décroissant, la vie seigneuriale s’orientait vers des modes de vie plus intimes.
16Les premiers plafonds insérés datent de la dernière décennie du XVe siècle et le dernier exemple connu à ce jour de 1659. Dans les années 1490-1660 en effet, la reconstruction et la modernisation de très nombreuses demeures qui virent le mode de vie ancien – que caractérisaient la salle à charpente apparente et les habitudes quotidiennes qui lui étaient associées – disparurent progressivement au profit de critères propres à la Renaissance, associant un confort et une intimité plus grande.
17Les résultats de cette étude, bien que limités à la Bretagne, sont néanmoins significatifs de l’évolution des résidences seigneuriales médiévales dans une grande partie de la France. Les années 1490-1660 correspondent à ce que l’on peut appeler la « Grande Reconstruction »15. Les salles à charpente apparente qui furent subdivisées par des plafonds/planchers offraient des espaces au confort plus grand et plus faciles à chauffer tandis que le nombre de chambres s’accrut et que beaucoup furent équipées de latrines. Si le plan en L est apparu à la fin du Moyen Âge, c’est au début de la Renaissance qu’il devint courant, les salles étant placées dans l’une des ailes, la cuisine et les chambres dans l’autre aile, en retour d’équerre (fig. 8). Une seule tourelle d’escalier, dressée dans l’angle des deux ailes, desservait tous les étages. La résidence tournait le dos à la grande cour – les appartements privés donnant désormais sur les jardins ou le verger à l’arrière du logis – lieu bruyant des activités économiques. L’ajout d’un pavillon à de nombreuses maisons de cette époque témoigne encore de cette évolution, comme par exemple à Le Plessis-Josso (Theix, Morbihan). Des cloisons jouant refends disposées au « bas bout » de la salle basse isolèrent l’entrée de la salle. La salle basse devint progressivement salle à manger et la salle haute se transforma en ce qui devint à l’époque moderne le salon. La résidence noble se métamorphosa en château de campagne ou manoir tels que nous les connaissons aujourd’hui.
CONCLUSION
18Le vaste programme de reconstruction entamé au XVe siècle allait concerner aussi bien les bâtiments anciens dont les structures furent plus ou moins renouvelées que les bâtiments nouveaux conçus sur des schémas plus modernes. Ces programmes allaient conserver à la salle basse – salle basse, ou salle de niveau supérieur quand plusieurs niveaux existent – son rôle comme centre de vie du manoir, les familles seigneuriales plaçant leurs appartements privés aux étages supérieurs.
19Entre la fin du XVe siècle et la seconde moitié du XVIIe siècle, l’insertion de plafonds dans les grandes salles permit d’accroître le nombre de chambres et de latrines, et d’accentuer les caractères d’intimité des demeures. Les galeries de bois internes, reliant les escaliers aux chambres, comme les couloirs, devenaient dès lors inutiles.
20Des cloisons vinrent rescinder les extrémités des salles basses, créant ainsi des espaces complémentaires qui restaient dérobés au regard lorsqu’on pénétrait dans la salle par la porte principale ; la grande salle était alors en train de se transformer en salle à manger privée. Dans beaucoup de ces maisons, il était désormais possible de circuler d’un bout à l’autre du bâtiment, au premier, et même au second étage, sans avoir à emprunter un escalier ou une galerie interne. La tendance à la recherche de l’intimité se manifeste aussi dans l’ajout de pavillons renaissants ajoutés à un bâtiment plus ancien et contenant des chambres supplémentaires, parfois au-dessus d’une nouvelle cuisine. La vie domestique tournait désormais le dos à la poussière, au bruit et aux odeurs de la cour principale, pour s’orienter vers les espaces du jardin et du verger. On ne saurait sous-estimer, dans l’organisation de la vie quotidienne, les conséquences sociales et culturelles de cette évolution qui, entamée à la fin du Moyen Âge, s’étala sur plus de deux siècles, mais à un rythme différentiel d’une région à l’autre. Lentement, presque imperceptiblement, le seigneur d’essence féodale était en train de couper les liens qui le rattachaient à la gestion réelle de son domaine et d’en confier le soin à ses fermiers. Alors qu’au Moyen Âge, de nombreux rapports mettaient en contact les différentes classes sociales, à la Renaissance et au début de l’époque moderne, l’accent qui sera mis sur la préservation de l’intimité personnelle, constituera un élément de clivage social qui aura des conséquences exemplaires dans les modes de vie des classes supérieures.
Notes de bas de page
1 Nous remercions vivement tous les propriétaires qui nous ont permis d’avoir accès à leur demeure. Certains nous ont reçus à plusieurs reprises pendant des longues années et ont eu la gentillesse de nous permettre d’en faire l’étude détaillée. Cet article relève d’un projet de recherche multidisciplinaire, intitulé The Seigneurial Domestic Buildings of Brittany. Les encouragements et les aides, financières et autres, ont été essentiellement fournis par la British Academy, le Leverhulme Trust, la Society des Antiquaires de Londres, et nos institutions de rattachement, surtout les universités de Reading et de Nottingham et, avant 1989, la London Metropolitan University. Nous les remercions tous pour leur soutien. Le professeur Michael Jones a été responsable de la partie documentation du projet et Don Shewan, cartographe et ingénieur, nous a considérablement aidés dans notre recherche, tant sur le terrain que devant sa table à dessin et a ainsi, au fil des années, largement contribué au succès de cette dernière. Les premiers travaux de datation des poutres de bois par la dendrochronologie ont été entrepris par le Dr Frédéric Guibal alors qu’il était assistant de recherche à la City of London Polytechnic (1985-1987), et ce en collaboration avec le Professeur Jon Pilcher de The Queen’s University à Belfast. Ce travail pionnier a été particulièrement important, car cette technique n’avait jamais été utilisée en Bretagne avant cette date. Il a donc été nécessaire d’établir des échelles chronologiques ab initio, tâche rendue encore plus difficile par les caractéristiques climatiques de la région. Le succès final est largement dû à la ténacité de Frédéric Guibal, aujourd’hui au CNRS. Il était suivi dans notre équipe par le Dr Martin Bridge (aujourd’hui, University College, London) qui, lui aussi, nous a beaucoup aidé.
2 Jones Michael, Meirion-Jones Gwyn, Guibal Frédéric, Pilcher Jon Roland, « The Seigneurial Domestic Buildings of Brittany : A provisional assessment », The Antiquaries Journal, t. LXIX, 1989, p. 73-110 ; Meirion-Jones G., Jones M., Pilcher Jon R., « Seigneurial domestic buildings in Brittany c. 1000-1700 », dans Meirion-Jones Gwyn et Jones Michael (dir.), Manorial Domestic Buildings in England and Northern France. Proceedings of the colloquium held on 24 November 1990, Londres, Society of Antiquaries, Occasional Series, no 15, 1993, p. 158-191.
3 Voir Coadélan (fig. 3) et Le Bois Orcan, dans Meirion-Jones G., Jones M., Harris Roland et al., « Le Bois Orcan en Noyal-sur-Vilaine : une étude pluridisciplinaire », Bulletins et mémoires de la Société archéologique du département d’Ille-et-Vilaine, t. 103, 1999, p. 67-123.
4 Meirion-Jones Gwyn, The Vernacular Architecture of Brittany: an Essay in Historical Geography, Edimbourg, John Donald Publishers Ltd., 1982.
5 Meirion-Jones Gwyn, « Un problème d’évolution de la maison bretonne : le foyer ouvert », Archéologie en Bretagne, 20-21 (1978-1979), p. 18-26.
6 Galliou Patrick, « La part du feu… feux, fours et foyers dans l’Armorique laténienne et romaine », dans Feux et foyers en Bretagne, textes réunies par Simon Jean-François, Brest, CRBC, 2004, p. 31.
7 Jones M., Meirion-Jones G., Guibal F., Pilcher J., « The Seigneurial Domestic Buildings of Brittany… », op. cit., p. 73-110.
8 Meirion-Jones G., Jones M., Guibal Frédéric, « Coadélan en Prat, Côtes-d’Armor », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 86, 2008, p. 437-477.
9 Meirion-Jones G., Jones M., « Hac au Quiou : l’une des grandes résidences seigneuriales bretonnes », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 76, 1998, p. 531-551.
10 Pour un exemple bien attesté par les sources, voir Meirion-Jones G., Nassiet Michel, « Une salle manoriale à Pontcallec en 1520 et le problème des “galeries” intérieures », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 73, 1997, p. 187-204.
11 Meirion-Jones G., Jones M., Harris R. et al., « Le Bois Orcan en Noyal-sur-Vilaine… », op. cit., p. 67-123.
12 Meirion-Jones G., Jones M., « La Grande Mettrie en Roz-Landrieux, Ille-et-Vilaine », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 79, 2001, p. 509-545
13 Meirion-Jones G., Jones M. et al., « The Noble Residence in Brittany ; Problems and Recent Advances in Dendrochronological Dating and Interpretation », dans The Seigneurial Residence in Western Europe AD c. 800-1600, Meirion-Jones G., Impey Edward et Jones M. (dir.), Oxford, BAR International Series, 1088, 2002, p. 131-154.
14 Ce logis porche est actuellement en cours de restauration.
15 Ce phénomène est plus tardivement connu en Grande Bretagne sous le qualificatif de « The Great Rebuilding ». Une différence importante par rapport la Bretagne, c’est la survivance jusqu’au milieu du XVIe siècle – et même beaucoup plus tard en certains lieux et dans certains milieux sociaux – du foyer ouvert. Dans les Îles britanniques l’insertion des plafonds est accompagnée de la construction des cheminées, souvent pour la première fois. Voir Hoskins William George, « The Rebuilding of Rural England, 1570-1640 », Past and Present, 4, 1953, p. 44-89; Barley Maurice Willmore, The House and Home, London, Vista Books, 1963.
Auteur
Professeur émérite London Metropolitan University
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